Le lien, ouvrage collectif sous la direction d’Andrew Linzey
En septembre 2007, l'Oxford Centre for Animal Ethics organisait un colloque international sur les liens entre maltraitance des animaux et violence envers des êtres humains. Les actes de ce colloque, enrichis de plusieurs contributions complémentaires, sont parus en 2009 [1]. One Voice en a publié une traduction française, effectuée par Marc Rozenbaum, en mai 2012, sous le titre Le Lien – Violence sur les animaux et sur les humains.
L'ouvrage réunit 28 textes rédigés par 37 auteurs. Les contributeurs sont pour certains des enseignants ou chercheurs dans diverses disciplines (philosophie, psychologie, sociologie, sciences politiques, droit…) et pour d'autres des professionnels (police, justice, services sociaux, services de santé, vétérinaires). Il en résulte une diversité d'approches et de thèmes dont cette recension ne saurait pleinement rendre compte.
L'intérêt pour les liens entre violence envers les animaux et envers les humains n'est pas nouveau. Comme le rappelle Andrew Linzey dans l'introduction du recueil, la liste des philosophes qui ont soutenu que la cruauté envers les uns favorisait celle envers les autres est fort longue : de Pythagore à Schweitzer, en passant par Thomas d'Aquin, Locke, Kant, Schopenhauer et bien d'autres.
De même, l'affirmation de ce lien fut au cœur du discours et de l'action de bien des associations de protection animale au XIXe siècle. Comme le rappelle Sabrina Tonutti (Le lien, chapitre 6), les cas ne furent pas rares d'organisations investies à la fois dans la protection des animaux et des enfants, à l'image des Humane Societies américaines, ou des associations mêlant protection animale et éducation et aide aux pauvres.
La thématique du « lien » a été en revanche largement absente du mouvement moderne des droits des animaux – encore qu'on puisse considérer que les féministes antispécistes lui ont redonné vie sous une autre forme. Mais dans l'ensemble (autant que je puisse en juger), le climat a été plutôt à la méfiance envers des approches qui risquaient de subordonner l'attention portée aux animaux aux bénéfices qui pourraient en résulter pour les humains. Peut-être le désintérêt est-il venu aussi de la fragilité des bases permettant de tenir pour acquis qu'il y ait un rapport entre les violences exercées sur des groupes d'individus différents. Après tout, on peut concevoir des arguments plausibles à l'appui de théories opposées :
L'ouvrage dirigé par Linzey renoue avec une thématique quelque peu tombée dans l'oubli et invite à ne pas en négliger l'intérêt. Une bonne partie des contributeurs quittent le terrain de l'affirmation ou de la conjecture, pour se demander quelles sont les données empiriques disponibles. En quelques domaines elles sont suffisantes pour suggérer des conclusions assez solides, même si des incertitudes méthodologiques demeurent. Dans beaucoup d'autres, il s'agit de territoires vierges qui restent entièrement à explorer.
Des recherches ont été menées sur des échantillons de personnes condamnées pour des crimes commis sur des êtres humains.
Ainsi, une étude réalisée en 1986 par Tringle et al. sur des détenus a montré que 48% des sujets condamnés pour viol avaient des antécédents en matière de cruauté envers les animaux.
Alys et al. (Le lien, chapitre 11) rapportent les résultats d'une enquête menée par voie de questionnaires auprès de 20 auteurs d'homicides sexuels et 20 délinquants sexuels non meurtriers : la quasi-totalité des membres du premier groupe déclarent avoir commis des actes de cruauté envers les animaux dans leur jeunesse (mais aucun du second groupe).
Une recherche menée sur Internet par Levin et Arluke (Le lien, chapitre 11) sur les cas de 44 tueurs sadiques récidivistes conclut que 73% d'entre eux avaient aussi fait souffrir ou tué des animaux et que 55% s'étaient livrés sur eux à des actes de torture : animaux pendus, violés, noyés, brûlés, écorchés vifs… les victimes étant dans 88% des cas des chats et chiens.
Une recherche menée par Ressler et al. en 1988 sur un échantillon de 28 auteurs d'homicides sexuels a montré que 36% d'entre eux avaient commis des actes de cruauté envers les animaux dans leur enfance et 46% dans leur adolescence.
Une étude comparative réalisée en 2001 par Merz-Perez et al. sur 45 délinquants violents et 45 délinquants non violents a révélé que les délinquants violents étaient nettement plus nombreux à avoir été cruels envers des animaux (56% contre 20%). Des résultats du même ordre (fréquence plus élevée de la cruauté envers les animaux chez les délinquants violents que non violents) avaient été antérieurement mis en évidence par Kellert et Felthous (1985) ainsi que par Schiff et al. (1999).
Les études de ce type portent à conclure à l'existence d'une corrélation significative entre certains crimes envers des humains, et des actes similaires perpétrés sur des animaux. Ce constat suggère qu'il y a des facteurs communs favorisant les deux comportements. Il a de même été observé sur un échantillon de 429 patients psychiatriques (Felthous, 1979) que parmi les sujets agressifs (envers les humains) 23% avaient délibérément tué des chiens et des chats contre 10% chez les sujets non agressifs.
Une corrélation significative est davantage qu'un rapport fortuit, sans pour autant désigner un lien systématique. Tous les condamnés pour violence envers des humains n'ont pas torturé ou tué eux-mêmes des animaux. Inversement, tous les auteurs d'actes de cruauté envers des animaux ne sont pas des violeurs ou des tueurs d'humains. Levin et Arluke (Le lien, chapitre 11) insistent au contraire sur le fait qu'une foule de gens ordinaires ont déjà maltraité des animaux. Ils citent un ensemble d'enquêtes dont il ressort qu'une proportion élevée d'entre eux déclare l'avoir fait. Un exemple parmi d'autres : dans l'étude précitée de Kellert et Felthous (1985), les résultats obtenus sur des délinquants étaient comparés à ceux d'un groupe témoin de non délinquants. Dans ce dernier groupe, la proportion de personnes avouant s'être livrées à de mauvais traitements sur les animaux était tout de même de 16%. Levin et Arluke mettent en garde contre une utilisation sans précaution de la maltraitance envers les animaux comme indice de dangerosité envers les humains : précisément parce qu'avec des questions générales de type « Avez-vous déjà maltraité un animal ? » on parvient à des scores très élevés (eux-mêmes ont obtenu 28% de réponses positives dans un questionnaire distribué à 260 étudiants). Ces deux auteurs conseillent l'utilisation de critères plus précis qui réduisent fortement le pourcentage de réponses positives : s'intéresser spécifiquement aux cas où les victimes sont des chats ou des chiens et où l'auteur se livre à la torture en étant en contact direct avec l'animal qu'il cherche à faire souffrir. La répétition de tels comportements chez le même individu est également à prendre en compte.
Plusieurs études ont été menées auprès de pensionnaires de foyers pour femmes battues. Une majorité de celles possédant un animal de compagnie déclare que leur conjoint a menacé de s'en prendre à l'animal, ou fait état d'actes de cruauté commis par celui-ci sur l'animal en leur présence [2].
DeViney et al. ont étudié en 1983 les familles de 53 enfants reconnus comme victimes de maltraitance. Dans 60% de ces familles il y avait également maltraitance ou négligence des animaux du foyer.
D'autres études – concernant principalement les enfants – montrent l'existence d'une contagion de la violence : les sujets qui en sont témoins ou victimes présentent davantage de risques que la moyenne d'en être aussi les auteurs. Ainsi, selon une enquête conduite par Baldry (2005) sur de jeunes Italiens âgés de 9 à 12 ans, les enfants qui avaient été témoins de scènes de violence entre les membres de leur famille, ou de maltraitance envers les animaux, étaient eux-mêmes les auteurs de mauvais traitements sur les animaux trois fois plus souvent que les autres. D'après une étude comparative menée par Ascione et al. (2003), les enfants victimes d'abus sexuels sont plus souvent cruels envers les animaux que les enfants sans antécédents connus de maltraitance. Les enfants du premier groupe sont par ailleurs plus souvent exposés à d'autres expériences négatives telles que des rixes entre leurs parents.
Elenora Gullone (Le lien, chapitre 3) mentionne plusieurs études montrant que les enfants présentant des troubles du comportement [3] dans leurs relations avec les humains sont nettement plus nombreux que les autres à avoir occasionnellement ou constamment des comportements cruels envers les animaux. Duffield et al. (1998) ont par exemple étudié 300 enfants ayant commis des abus sexuels sur d'autres enfants : 20% d'entre eux avaient également commis des abus sexuels sur des animaux.
Les travaux cités dans les deux sections précédentes donnent des résultats globalement concordants : il existe un lien entre certains comportements violents envers les animaux et envers les humains. Ces résultats relativement sûrs s'appliquent à un domaine limité :
Comme le note Linzey, la violence envers les animaux s'étend bien au-delà de ces cas de figure : « il reste bien sûr l'importante question des formes de maltraitance et de cruauté qui sont parfaitement légales. La maltraitance légale des animaux dans les élevages industriels, les élevages de chiots, les spectacles, la recherche, l'enseignement et l'industrie de la fourrure. Ce sont-là autant d'exemples de maltraitance institutionnalisée qui ne sont pas considérés comme de la maltraitance. » (Le lien, p. 31)
Il existe une foule d'hommes et de femmes dont le travail consiste à faire du mal aux animaux. Ils ne le font généralement pas en raison de la satisfaction tirée de l'acte en lui-même, mais eux aussi brutalisent, de leurs propres mains, des êtres placés à leur merci : ils les mutilent, leurs inoculent des maladies, les entassent à vie dans des hangars, les séparent de leurs petits, les emprisonnent dans des cages minuscules, les poussent dans des camions, les égorgent ou les laissent s'asphyxier… Ils les voient souffrir et mourir en conséquence de ce qu'ils leur font. Ces travailleurs se recrutent-t-il plus souvent que les autres parmi des personnes qui, par ailleurs, se livrent à des actes de maltraitance illégale, ou qui, sans aller jusqu'au délit, adoptent plus souvent que d'autres des attitudes d'intimidation, d'insulte, de négligence, de dureté, envers les humains et les (autres) animaux qu'ils côtoient ? Le fait que leur travail les conduise à contraindre, meurtrir ou tuer des animaux, en ignorant les signaux de détresse et de douleur qu'ils émettent, finit-il par affecter leur personnalité et par influer sur leur comportement envers d'autres êtres sentients ? Ou bien la frontière sociale entre la maltraitance permise (qui ne dit pas son nom) et la maltraitance réprouvée suffit-elle pour empêcher tout lien entre les deux ? Aucune des contributions réunies dans Le lien n'aborde ces questions. Sans doute parce que les études qui en traitent sont inexistantes ou trop rares.
Certains des contributeurs au recueil édité par One Voice se sont penchés sur le cas de la chasse. Il s'agit pourtant là encore d'un domaine où les travaux de recherche sur « le lien » font défaut.
On peut deviner les raisons pour lesquelles les auteurs s'interrogent spécifiquement sur un voisinage possible entre la chasse et les formes de maltraitance mieux étudiées évoquées plus haut : la chasse est un loisir ; les chasseurs tirent une satisfaction de l'acte même consistant à traquer et tuer des animaux et/ou d'une convivialité organisée autour de cet acte. Si rien ne permet d'affirmer qu'ils prennent plaisir à faire souffrir les animaux, du moins connaissent-ils la souffrance qu'ils causent et cette connaissance ne les dissuade-t-elle pas de persévérer. Cohn et Linzey (Le lien, chapitre 26) citent des conseils dispensés dans un guide destiné aux chasseurs de cervidés : « un coup de fusil dans les pattes arrière paralyse l'animal et permet de tirer plus facilement un autre coup » ; « si la balle a traversé les deux poumons, le cerf ne pourra généralement pas parcourir plus de 70 mètres. Si elle n'a atteint qu'un poumon, le cerf peut parcourir au moins 500 mètres » ; « Touché aux intestins, le cerf meurt le plus souvent pas moins de quinze à seize heures après avoir été atteint. » Des tirs occasionnant une mort instantanée sont déconseillés : « Éviter de viser la tête […]. Entre les yeux, c'est bien sûr le moyen de toucher le cerveau et de terrasser le cerf rapidement, mais aussi, par la mauvaise balle, de ruiner le trophée tout aussi rapidement. »
John Cooper (Le lien, chapitre 25) s'arrête sur le cas de la chasse à courre au Royaume-Uni, et relate une série d'incidents et accidents qui voient les équipages semer la panique chez les habitants, parfois sous les moqueries des chasseurs : une meute de chiens pénètre dans une propriété affolant les enfants ; une femme enceinte tente de mettre à l'abri ses chats effrayés par les chiens de chasse qui ont envahi le jardin ; un renard est mis en pièce à deux pas d'une maison sous les yeux de ses occupants ; le chien d'un promeneur est déchiqueté par une meute… L'indifférence aux dommages collatéraux des parties de chasse n'a rien de nouveau si l'on en croit le texte de cet ancien chant (cité par Cooper) clôturant une course réussie : « oh qu'importaient les pâtures et le blé piétinés […] ; oh qu'importaient les clôtures brisées et le bétail éparpillé ; il y avait effervescence et animation, la campagne était gaie ; avec toute la pompe, l'éclat et la fierté d'un jour de chasse ! »
Les débordements des chasses à courre ne sont pas propres à la Grande-Bretagne mais ont ceci de particulier dans ce pays qu'ils perdurent alors que cette forme de chasse est interdite depuis 2004. S'y ajoutent désormais d'autres incidents qui voient des chasseurs agresser ou menacer les militants anti-chasse venus sur les lieux constater la tenue de chasses prohibées. N'y a-t-il pas ressemblance avec la conjonction d'une pluralité de comportements à la fois agressifs et délictueux qu'on observe dans d'autres domaines (l'homme qui bat à la fois la femme et le chien, etc.) ?
Cohn et Linzey pour leur part s'interrogent sur l'éventualité d'un lien entre crimes légaux et illégaux en observant qu'il semble y avoir une proportion anormalement élevée de chasseurs passionnés parmi les auteurs de meurtres (d'êtres humains) en zone rurale aux États-Unis. Cependant, l'observation en question porte sur une brève période de temps et ne saurait être concluante en elle-même. Pas plus que Cooper, Cohn et Linzey ne prétendent avoir établi des résultats probants. Leur propos est plutôt d'expliquer en quoi la chasse est une activité « moralement douteuse » et de montrer l'intérêt qu'il y aurait à mener des recherches sur la population des chasseurs : des enquêtes et recoupements statistiques permettraient de déterminer si oui ou non ils expriment plus souvent que d'autres des comportements agressifs ou humiliants envers autrui.
Les travaux rassemblés dans Le lien se concentrent sur le cas de sujets qui privent de soins, agressent, terrorisent, tuent… eux-mêmes des humains ou des animaux.
Cela laisse à l'écart la masse des chercheurs, experts en marketing, politiques, lobbyistes, techniciens, ingénieurs, ouvriers… qui travaillent à donner les moyens d'exercer des sévices sur les animaux ou à faire que la maltraitance institutionnalisée demeure invisible et non questionnée [4]. Cela laisse à l'écart aussi l'ensemble des usagers des biens et services obtenus au moyen des mauvais traitements infligés aux animaux. Cette maltraitance exercée en gardant les mains propres, qui est le fait de tous, aurait-elle en retour des effets nocifs sur le caractère de ses auteurs ?
En élargissant le propos de Thomas White [5] dans le dernier chapitre de l'ouvrage, on peut se demander si le vice ne nuit pas à l'intellect de celui qui s'y adonne. On tire profit sans entraves ni remords d'activités préjudiciables aux animaux en se rendant aveugle à la réalité. On fabrique ou propage des discours mensongers qui n'ont d'autre mérite que de laisser libre cours à la poursuite de nos désirs et intérêts égoïstes ; et on finit par se persuader qu'ils sont vrais. On s'habitue à entendre des arguments spécieux, à user soi-même d'arguties sans queue ni tête pour justifier l'indéfendable. On s'accoutume à remplacer ces arguments par d'autres, au besoin contradictoires avec les premiers, du moment qu'ils servent mieux le même but en de nouvelles circonstances.
Se pourrait-il que la ruine de la raison logique et de la raison morale – joyaux tant vantés des chercheurs de lignes infranchissables distinguant les hommes des bêtes – soit le prix à payer pour la violence faite aux animaux ?
Article mis en ligne le 14 mai 2012.
On peut se procurer Le Lien sur la boutique en ligne de One Voice
[1] The Link Between Animal Abuse and Human Violence, Sussex Academic Press, 2009.
[2] Les foyers d'accueil refusent en général les animaux et les services sociaux ne proposent pas de solution d'hébergement alternative pour eux. Les femmes ont conscience qu'en quittant leur conjoint, elles exposent leur animal au risque d'être frappé ou tué en représailles. De nombreuses résidentes des foyers déclarent avoir hésité à partir ou avoir retardé leur départ pour cette raison. Voilà un exemple de résultat établi par un travail d'enquête dont on voit bien quelles réformes des structures d'accueil il devrait inspirer. Plusieurs des contributions réunies dans Le lien sont des réflexions sur les moyens d'utiliser la connaissance de la corrélation observée entre diverses formes de violence pour mieux détecter, prévenir, ou sanctionner certains types de maltraitances. Quelques auteurs font également état d'expériences déjà en cours dans ce sens.
[3] On entend par troubles du comportement « un ensemble de conduites répétitives et persistantes dans lesquelles sont bafoués les droits fondamentaux d'autrui ou les règles et normes sociales correspondant à l'âge du sujet » (tendance à agresser ou persécuter autrui, bagarres, etc.).
[4] Créateurs de souches de poulets à croissance rapide, concepteurs de souris génétiquement modifiées cancéreuses ou atteintes d'anxiété, promoteurs de lois pro-chasse, auteurs des campagnes de communication destinées à redorer l'image de l'élevage, publicitaires vantant la fourrure, fabricants de cages de batterie ou machines à débecquer…
[5] White traite du cas spécifique des défenseurs de la chasse au rabattage des dauphins au Japon.