Signe des temps ? Un livre académique sur le thème de la viande est, en guise de réédition, remplacé par un livre sur le thème des animaux de boucherie : derrière la viande apparaît enfin l’animal… On trouve dans ce livre de Florence Burgat de nombreuses informations : Estiva Reus nous en fait un rapide compte-rendu.
Sous la signature de Florence Burgat vient de paraître L'animal dans les pratiques de consommation. Il remplace dans la collection Que sais-je ? (P.U.F.) l'ancien numéro 374 intitulé La viande, et rédigé par Henry Rouy (première édition 1950). La modification du titre traduit un changement d'optique, car F. Burgat ne nous parle pas de la viande, mais bien du sort des animaux élevés pour la consommation humaine. Peu de commentaires dans ce petit livre, mais l'énoncé des faits, l'histoire des pratiques, le point sur la réglementation. On devine pourtant - du moins ce me semble - qu'en écrivant cette chronique de l'horreur ordinaire l'auteur voudrait atteindre la conscience du public. N'aurait-elle pas l'espoir que le lecteur réagisse devant ce simple état des lieux, parce que la barbarie des procédés et la dimension des chiffres parlent d'eux-mêmes ?
Le tableau qu'elle propose s'organise autour de trois thèmes :
1) L'élevage, de plus en plus intensif, avec la détresse qui en résulte manifestée par la maladie ou les comportements aberrants (cannibalisme, stéréotypies, crises de panique...)
2) Le transport, en principe réglementé, mais les enquêtes de terrain montrent que « bien souvent les besoins les plus fondamentaux tels que l'abreuvement, la nourriture, le repos, ne sont pas assurés. Beaucoup d'animaux arrivent blessés, malades, certains sont morts : moins de 20% des transports s'effectueraient à peu près correctement » (p. 24). La population concernée est énorme : 224 millions d'animaux vivants sont importés chaque année par la Communauté Européenne en provenance de pays tiers ; 3,21 millions de bovins ont circulé en 1992 entre pays de la C.E ainsi que 9 millions de porcs et 4,83 millions d'ovins et caprins (p. 33-34).
3) La mise à mort enfin, à travers le recensement des techniques employées. F. Burgat retrace l'histoire de l'abattage au cours des siècles en France, avec le passage progressif des tueries particulières installées au coeur des cités, aux abattoirs modernes, relégués aux périphéries des villes, où la violence n'est plus exposée aux yeux de tous ; l'histoire aussi de la lente mise en place d'une réglementation imposant d'étourdir les animaux avant de les égorger.
Si l'agonie s'abrège (avec de notables exceptions), les chiffres fournis dans la troisième partie ne laissent place à aucun optimisme. La consommation carnée croît plus vite que la population humaine, témoin ou symbole de l'élévation du niveau de vie. La production mondiale de viande (en tonnes) augmente de 71% entre 1970 et 1990, le nombre d'animaux tués bien davantage puisque ce sont les espèces de petite taille qui connaissent la croissance la plus forte (+ 137% pour le tonnage de viande de volaille) [1].
En France, le nombre d'animaux abattus (nombre d'individus toutes espèces confondues) passe de 815 millions en 1983 à 955 millions en 1991 [2]. Exception remarquable : le nombre d'équidés tués chute de moitié sur la période (96 000 en 1983, 48 000 en 1991), sous la pression conjointe de trois facteurs : l'image d'animal-compagnon dont jouit le cheval, la faiblesse des intérêts économiques en jeu (les producteurs nationaux ne satisfont que 15% de la consommation française), et les campagnes menées par la défense animale, révélant l'atrocité du transport des chevaux importés d'Europe de l'est.
Tout au long du livre, F. Burgat rend compte des actions entreprises dans différents domaines par les associations de protection animale. Certes, elles n'ont pas réussi à endiguer la montée de l'élevage industriel, ni celle de la consommation carnée (qu'elles ne remettent nullement en cause), mais elles ont le mérite d'être la seule opposition visible aux yeux du grand public. Il est probable que, sans leur intervention, les quelques règles en vigueur concernant le transport et l'abattage n'existeraient pas. Reste que le discours de la défense animale présente une extraordinaire ambiguïté. Par réelle conviction, ou par souci tactique de « ratisser large », il constitue paradoxalement le relais privilégié du spécisme. Pour être lavée du soupçon infamant qui pèse sur elle - oublier la primauté de l'humain - la protection animale multiplie les gages d'allégeance à l'idéologie ambiante. Il m'a semblé, à travers les différents exemples cités, que l'action en faveur de l'animal avait systématiquement pour support ce message : Soyez rassurés braves gens, contrairement aux apparences, nous ne défendons pas les bêtes. Comprenez que ce n'est qu'un moyen pour atteindre un but plus noble : assurer le bonheur de l'humanité. Point de cause animale qui tienne si on ne parvient pas à faire croire qu'elle sert l'intérêt des humains, ou du moins ne le dessert pas. Petit bijou du genre, le manifeste signé par diverses associations en 1993 pour l'amélioration du transport des animaux de ferme, dont voici quelques extraits :
Considérant que les animaux de ferme sont transportés au sein et en dehors de la Communauté Européenne sur de longues distances dans des conditions de souffrances inutiles, voire de sauvagerie et de cruauté insoutenables,
Considérant que ces pratiques sont incompatibles avec le désir de réconciliation de l'homme et de la nature qui forme l'idéal européen de cette fin de siècle, /.../
Considérant qu'il est notoire que les conditions de transport des animaux entraînent chez ces derniers l'apparition de stress qui peut avoir des implications sur la qualité de la viande, /.../
Considérant qu'il est possible de satisfaire aux exigences des consommateurs en transportant, dans de bonnes conditions, les animaux une fois abattus,
Considérant que la suppression définitive des souffrances inutiles et la mise sur le marché d'une viande de qualité supérieure marqueront un progrès considérable pour lequel le consommateur acceptera de payer un juste prix,
Les signataires du présent manifeste demandent etc. (Cité par F. Burgat p. 40-41)
Parallèlement à l'augmentation globale du nombre des victimes, les conditions d'existence des animaux se dégradent avec l'essor de l'élevage intensif. Ainsi, en France, 85% des poules pondeuses sont concernées en 1992, contre 49% en 1970 [3]. La vie des « bêtes à viande » est à la fois courte et triste. Les chevreaux sont tués à huit jours, les poulets à six semaines, les veaux à trois mois, les porcs entre six et huit mois, les taurillons à dix ou quinze mois, les poules pondeuses à dix-huit mois (pages 10 et 18). Les pratiques ancestrales de torture à vocation gastronomique se perpétuent, tout en intégrant les techniques modernes :
En élevage intensif, le gavage est fait mécaniquement (60 à 80 oies et 100 à 120 canards à l'heure). Une modification artificielle de l'appétit, qui aurait pour finalité l'autogavage en sélectionnant un animal à cette fin, fait l'objet de recherches à l'INRA. Le gavage commence vers cinq à six mois par une ingestion forcée, deux ou trois fois par jour, de 1,5 kg de maïs /.../ durant une période de dix-sept à vingt et un jours au terme de laquelle l'animal est tué. /.../ Les maladies les plus fréquentes dues au gavage sont la « maladie du gros cou » (microbes et champignons se fixent sur les lésions de la muqueuse de l'oesophage provoquées par l'embuc ; la prévention consiste à dilater l'oesophage et à administrer de la lutricyline) ; l'entéro-toxémie, quant à elle, survient dès la fin de la première semaine. Cette maladie, causant 20% de mortalité, se manifeste par des difficultés de locomotion, une soif intense et de la diarrhée verdâtre et nauséabonde. Le même traitement que pour la « maladie du gros cou » est préconisé pour continuer le gavage jusqu'au bout. Cependant, l'éleveur doit veiller à abattre les bêtes avant qu'elles ne meurent, car au cours de la période de gavage, outre les lésions de l'oesophage, elles ne parviennent plus à se déplacer, étouffent et perdent leurs plumes. (p. 16-17)
En France, premier producteur mondial de foie gras, la consommation progresse de 10% par an, atteignant 8675 tonnes en 1992 (p. 99).
Violence, claustration et mort côté production ; calme, luxe et volupté côté consommation. Une cloison étanche divise les deux mondes. Les lieux d'abattage sont séparés des lieux de vente. La découpe déguise le cadavre ( « Mon boucher est un artiste »).
La découpe opère un double déplacement : dans les représentations par la sérialité des morceaux, et dans la langue en créant deux chaînes de signifiants pour une même catégorie de signifiés : les parties anatomiques reçoivent dans le contexte de la boucherie de nouvelles appellations qui contribuent, à leur manière, à déréaliser l'animal de la viande. (p. 113-114)
La publicité enfin évite soigneusement toute allusion à la mise à mort. Lorsque l'animal est évoqué, il gambade librement dans la nature (poulets élevés en plein air) ou - perversité suprême - il exprime la joie du sacrifice consenti (figures de cochons réjouis à l'entrée des charcuteries). Le plus souvent, la bête est absente. C'est l'humain qui est mis en scène selon la technique éprouvée du « flatte-couillon ». L'acheteur est invité à s'identifier à une image valorisante du consommateur de viande (gastronomie, diététique, terroir, luxe, tradition, érotisme...).
L'auteur consacre trop peu de pages à ces médiations qui « en soustrayant à la perception la présence effective de la mort vont rendre peu à peu impensable ce qui est la possibilité même de l'alimentation carnée » (p. 109). Mais les quelques observations avancées sont pertinentes, pourvu qu'on ne veuille pas leur faire dire que le consommateur ignore réellement ce qui se trouve en amont du bifteck sous cellophane. Une fois écartée cette interprétation peu crédible, surgissent des interrogations méritant réflexion. Si chacun sait, au fond, que la viande est de l'animal tué, pourquoi ce jeu collectif où tous feignent d'en ignorer l'origine ? Devant qui cherche-t-on à sauver la face par un mensonge auquel personne ne croit ? Puisque la morale commune légitime la boucherie, pourquoi la publicité montre-t-elle si volontiers un solide jardinier arrachant des carottes et jamais un tueur [4] débonnaire égorgeant des agneaux ?
Pour lutter efficacement contre l'exploitation des animaux, nous avons besoin de comprendre les processus mentaux et sociaux qui la rendent possible. Peut-être Florence Burgat nous y aidera-t-elle dans son ouvrage annoncé, L'oubli de l'animal. En attendant, on peut recommander la lecture de son Que sais-je ?, qui est à la fois clair et bien documenté.
[1] Chiffres établis à partir du tableau p. 98, dont on peut regretter le manque de rigueur, puisqu'il intitule « pourcentage » ce qui est en réalité un indice. (Le passage de la production mondiale de l'indice 100 à l'indice 171 traduit une croissance de 71% et non de 171% comme annoncé).
[2] Chiffres calculés à l'aide du tableau p. 96, dont certaines données suspectes induisent une sous estimation du total pour 1991 : le nombre de lapins tués passerait brutalement de 39,5 millions en 1990 à 4 millions en 1991, et celui des cailles de 43 millions en 1990 à 4,1 millions en 1991. Il s'agit certainement d'une erreur d'impression. En 1992, le nombre d'animaux abattus atteignait 1 076 270 900. (Source : C.A. n.9 p. 31, d'après les statistiques du Ministère de l'Agriculture).
[3] F. Burgat p. 100, d'après des données de l'INRA. On peut lire à ce sujet l'article de Valérie Girin sur l'élevage industriel des poules paru dans le n.10 des Cahiers antispécistes.
[4] Tueur : nom donné dans les milieux de la viande à l'ouvrier abatteur (F. Burgat p.63).