Le texte qui suit relate les quelques circonstances au cours desquelles j’ai été amené à rencontrer Théodore Monod. Ce n’est pas une étude, c’est une appréciation tout à fait personnelle décrivant le ressenti éprouvé à son contact. Cela ne vous surprendra certainement pas que la question de son végétarisme y soit longuement évoquée, car Théodore Monod fait partie de ces personnalités que les végétariens aiment bien citer comme une référence, bien qu’il y ait à ces sortes de « récupérations » un aspect un peu enfantin. Mais lequel d’entre nous, végétariens, n’a pas joué à cela ? Il n’y a pas de mal à garder un peu d’enfance à l’âge adulte…
Bref, au moment où fut écrit le texte, je ne disposais que de certaines sources concernant son végétarisme. Le paragraphe qui en traite s’en ressent, car j’y exprime une certaine déception du fait d’apprendre, selon mes sources, qu’il n’aurait pas été végétarien. Déception d’ailleurs surmontée grâce à l’image même qu’irradiait pour moi Théodore Monod. Je répète que ce texte n’est pas une prise de position végétarienne à l’égard de quelqu’un, mais un récit sentimental.
Toutefois, pour en avoir le cœur net, je décidai quelque temps plus tard d’écrire à son fils Cyrille, qui s’occupe de l’édition de ses œuvres. La lettre reçue de lui m’a permis d’écrire l’Annexe I (Précisions sur le végétarisme), dans laquelle la question du végétarisme de Théodore Monod me paraît clairement réglée. J’ai préféré en effet conserver le texte initial et revenir sur cette question en annexe.
Comment parler de Théodore Monod ? De ce petit bonhomme sec et voûté qui nous a discrètement quitté juste avant le XXIe siècle pour ce que certains qualifient de « monde meilleur » ? Je me souviens qu'il se disait curieux de tout et en particulier de ce que l'on pouvait trouver « de l'autre côté ». Il a maintenant la réponse et je souhaite de tout cœur qu'il n'en soit pas déçu, quel que soit ce que le « il » puisse signifier. Mais comment parler d'un être que l'on a si peu connu, alors qu'on aurait tant aimé le connaître davantage ? L'accompagner dans ses déserts, être auprès de lui lors de ses jeûnes, ou simplement cheminer avec lui sur le pont de la Tournelle, en allant à son bureau du Muséum d'Histoire Naturelle, au troisième étage du vieux bâtiment abritant le laboratoire d'ichtyologie.
C'est dans ce bureau d'un autre âge que je l'ai rencontré la première fois. Une grande pièce au vieux plancher en bois, remplie de tables et d'étagères, elles-mêmes surchargées d'une telle collection d'objets et de documentation que je n'ai plus dans mon souvenir qu'une vision à la Borges, « babélienne », à donner des palpitations de transe au plus froid des archivistes. Une quintessence de la vieilloterie du Muséum, si vous voulez. Là, derrière une grande table où des strates de papiers semblaient vouloir le protéger des intrus, le petit bonhomme sec et voûté, assis dans une chaise du même âge que lui, m'attendait. Pour un rendez-vous. Que je lui avais demandé. Pour une préface au livre que je venais d'écrire sur les végétariens, leurs raisons et leurs sentiments.
Je ne sais plus ce que j'ai bafouillé pour me présenter. Tout ce dont je me souviens, c'est que je ne voulais pas me laisser impressionner. J'avais fait œuvre d'écriture. Lui également. Nous étions à égalité. Erreur monumentale, évidemment, et tellement grossière que j'ai honte à l'avouer, qui n'a cessé de me handicaper dans les quelques relations que j'ai pu avoir avec lui par la suite, car je n'ai jamais pu m'empêcher d'une certaine réserve, alors que j'aurais dû me lâcher complètement, lui dire combien sa présence m'impressionnait, m'oppressait même, par la densité de vie qui en émanait, et lui avouer toute mon admiration.
Mais, comme dirait Montaigne, parce que c'était lui et parce que c'était moi, je n'ai jamais réussi à connaître grand-chose de vive voix de Théodore Monod. Je n'ai jamais réussi à lui demander s'il était vraiment végétarien, ni depuis quand, ni pour quelles raisons. Ni s'il voulait bien qu'on le prenne en photo avec moi. Ni s'il aurait apprécié quelque chose de moi, une collaboration, une aide, une participation à l'une ou l'autre de ses actions en faveur de la paix ou des animaux. J'ai surtout appris de lui dans les livres, et je pense qu'il a dû me trouver bien froid. Mais peut-être, dans sa grande sagesse, n'a-t-il rien pensé du tout, ce qui sans doute est encore mieux.
Alors, tout ce que je peux dire de Théodore Monod n'est que subjectif, parcellaire, voire déformé par mon manque de plus ample intimité avec lui, mais je veux bien assumer ce risque, comme un remerciement à titre posthume, le remerciement de l'avoir connu que je n'ai jamais pu lui dire de son vivant.
Je l'appellerai Théodore, simplement. Vous savez maintenant qu'il ne s'agit pas de faire croire à une amitié née dans la solitude des méharées. Mais c'est plus chaleureux ainsi. Et cela correspond bien à sa vie. Une vie grande et bien remplie, mais sans emphase, sans m'as-tu-vu, une vie de service. Au service de la science, d'abord, mais aussi de la morale, de l'humanisme au sens noble du terme, celui qui ne considère pas l'humanité comme l'acmé de l'évolution, mais comme le moyen d'une évolution meilleure et prolongée.
Ainsi, un jour, j'envoie le manuscrit de mon livre à Théodore, en lui demandant une préface. Comme l'on m'avait prévenu que les personnages tels que lui sont souvent sollicités et disposent de peu de temps, j'avais moi-même rédigé une préface, en lui tournant dans mon courrier une explication alambiquée comme quoi, s'il le voulait, il pouvait s'en inspirer ou la prendre telle quelle, car je ne voulais pas lui causer de dérangement et qu'une signature de lui, déjà, serait un grand honneur. Dans le style « Domine, non sum dignus », j'avais tout faux. C'était ne pas compter avec l'honnêteté intellectuelle de Théodore, qui me fit sentir qu'il n'était pas question pour lui de prendre pour argent comptant ce que je racontais, mais qu'il désirait juger par lui-même de ce que j'avais écrit, et rédiger en conséquence une préface à lui. J'avais méjugé du bonhomme et ma petite préface, ne voulant pas la perdre, j'en fus réduit à en faire un avant-propos… Je ne sais pas comment fit Théodore pour lire ce que je lui avais envoyé, car à ce moment-là, et peut-être depuis fort longtemps, il était très malvoyant et se servait d'une loupe pour lire. Mais qu'importe. J'ai pu me rendre compte par la suite que tout malvoyant qu'il était, il rédigeait ses courriers lui-même, et corrigeait ses rares défauts d'écriture en passant du blanc sur ses mots mal formés, et en réécrivant par-dessus.
Il avait à l'époque 96 ans. Je me souviens qu'il était très gentil. Il me fit asseoir à sa table, dans ce fameux bureau du Muséum, non pas en face de lui mais à côté. Les mauvais penseurs diront que c'était parce qu'il ne m'aurait sinon pas bien vu ; mais je ne le crois pas. Il ne me connaissait pas du tout ; j'aurais pu être animé de n'importe quelle intention inavouable. Pourtant, personne ne m'a introduit auprès de lui ; je suis simplement rentré dans son bureau et il m'attendait pour causer du livre et de choses et d'autres. A posteriori, et connaissant son handicap visuel, cette aménité m'a beaucoup surpris. Je le voyais tellement vieux et vulnérable, et pourtant tellement accessible. Moi-même, j'ai tendance à me méfier de ce (et de ceux) que je ne connais pas. Jugeant d'après moi-même, je m'attendais à voir au moins une ou un secrétaire entre lui et moi. Mais non ; je me suis approché, il m'a souri, m'a tendu la main, et m'a prié de m'asseoir. Je crois que c'est quelqu'un qui faisait spontanément confiance aux autres ; non qu'il ait été inconscient de la présence du mal (tous ses engagements prouvent tout le contraire) mais parce qu'il avait décidé sans doute, une fois pour toute, que le bien était présent partout, et que la meilleure façon de le faire fructifier, était d'avoir une attitude d'ouverture.
Je sais que nous avons causé de choses et d'autres, et comme je voulais lui montrer que moi aussi, j'avais vécu, j'ai parlé du désert. Car il m'était arrivé de traverser une partie du Sahara en stop, de camion en camion, en partant de Niamey jusqu'à Tamanrasset, au temps de ma jeunesse où j'étais coopérant au Niger. Cela n'eut pas l'air d'impressionner Théodore. En ayant appris davantage sur lui par la suite, sur sa vie dans le désert et sur ses expéditions méharesques, je compris l'inanité de mes prétentions à me présenter comme un baroudeur… Mais Théodore, très gentiment, me montra un grand livre de photos qui venait de paraître, sur ses voyages d'étude dans les déserts d'Afrique de l'Ouest.
J'avais connu, à l'époque lointaine d'une thèse, un chercheur en entomologie qui travaillait au Muséum. Je lui en parlai. Mais le Muséum est si divers que ce nom, peut-être disparu des effectifs depuis longtemps, ne lui disait plus rien. D'ailleurs, Théodore est ichtyologiste de formation, et pour ce que j'en sais, n'a jamais fait des insectes un domaine de prédilection ; bien qu'au cours du temps, entre 1929 et 1989, 29 espèces d'insectes lui aient quand même été dédiées (du style Eremogryllodes monodi, etc., classification linnéenne habituelle).
Il me parla de ses recherches, d'un livre sur les poissons qu'il devait terminer, d'un prochain voyage quelque part au Sahara, de choses dont j'ai oublié de noter la teneur, mais qui montraient chez lui un état de réflexion et d'activité permanente. Il me donnait l'image d'un être en perpétuel mouvement, d'un esprit jamais en sommeil, et j'avais constamment, lancinante dans un coin de ma tête, cette idée que je devais trouver des sujets de conversation d'un haut intérêt, sous peine de passer pour un attardé intellectuel. Heureusement, Théodore était content de parler ; je crois même qu'il était bavard ; il est vrai qu'il possédait à fond tellement de sujets.
En y réfléchissant, je pense qu'il était quelqu'un de rare ; une de ces rares personnes profondément conscientes de leurs capacités mentales et intellectuelles et qui, par une sorte de reconnaissance de posséder ces capacités, se font un devoir toute leur vie de les utiliser au maximum ; un devoir qui n'a d'ailleurs rien de contraignant, car il devient bien vite une seconde nature. J'ai su par la suite que Théodore était un esprit profondément religieux, et qui plus est, protestant, ce qui m'a semblé s'accorder avec cette « éthique du devoir » dont je viens de le gratifier à son insu.
Je le quittai avec le sentiment que je n'avais pas vraiment été à la hauteur, et me demandant s'il allait finalement consentir à prendre du temps pour rédiger cette préface. Mais c'était compter sans sa gentillesse naturelle et son sens naturel de la responsabilité. Il le fit. Et ce que je reçus de lui allait bien au-delà de mes espérances.
Nos relations auraient pu en rester là. Mais, l'année suivante, Alliance Végétarienne me demanda de prendre contact avec Théodore pour qu'il parraine les JMV (Journées Mondiales Végétariennes) 1999. Et cette fois-ci, il m'invita à passer chez lui pour en parler, Quai d'Orléans. Cette fois-ci encore, il était seul, toujours aussi ouvert, toujours aussi confiant. Il avait juste un an de plus, mais rien perdu de la fougue de ses engagements.
Je me souviens de ce que la conversation partit un moment sur la chasse, et qu'il s'enflamma en me disant « savez-vous combien il y a d'espèces chassables en France ? », en s'indignant de l'emploi de ce mot « chassable » dans le langage courant, mot qu'il qualifia d' « affreux ». Devant mon ignorance, il m'en donna le nombre (que j'ai encore oublié) ; puis me cita divers autres pays d'Europe où ce nombre était beaucoup plus faible qu'en France. Il était très remonté contre la législation française, laxiste et permissive, et contre l'influence disproportionnée du lobby des chasseurs. Je crois que la lutte contre la chasse lui tint à cœur jusqu'à la fin de ses jours, et il est resté jusqu'à son décès président d'honneur du ROC (le Rassemblement des Opposants à la Chasse). Il me cita l'exemple de l'Allemagne où, depuis les années 30, la chasse à courre est interdite, et remplacée par une course-poursuite sans cruauté, au cours de laquelle les chiens cherchent à rattraper non pas un animal, mais un sac rempli de poissons pourris, ou autres choses dans ce genre et servant à exciter leur odorat. La chasse à courre était à ses yeux d'une cruauté infamante. Comme la corrida.
Le parrainage supposait que Théodore soit végétarien au sens habituel du terme (pas de chair animale dans l'assiette), mais cela était tellement dit et redit entre nous et ailleurs que je n'osai pas lui poser la question. Il m'impressionnait d'ailleurs encore plus que lors de notre première rencontre, car je m'étais entre-temps renseigné plus avant sur lui, et j'avais découvert un personnage militant sur tous les fronts du respect de la vie. Une sorte d'hybride, à mes yeux, entre Gandhi et Schweitzer.
À un moment donné, pensant le mettre à l'aise, je lui dis « nous ne demandons pas aux parrains d'être forcément présents lors des JMV, si cela leur pose un problème ». Je pensais qu'il allait me remercier de mon attention pour ses éventuelles contrariétés de santé (il avait 97 ans). Au lieu de cela, il me répondit avec un sourire malicieux « mais vous ne les empêchez quand même pas de venir s'ils le veulent ? » Bien sûr que non. Mais j'étais persuadé qu'il ne viendrait pas. Une conférence était programmée pour les JMV le 2 octobre à 17h30 et, à cette heure-ci et cette date-là, il n'est pas programmé qu'il fasse clair et beau.
Nous avons ensuite passé quelque temps à chercher une photo de lui qu'il ne trouva pas. En soulevant diverses revues, il me montra des articles parlant de la combustion spontanée des personnes, et comme je m'en étonnais, il me dit en substance « oui, c'est un sujet très mystérieux auquel je m'intéresse en ce moment, et vous savez, on n'a aucune explication logique à cela. » S'intéresser à cela en plus de tout le reste ! J'en étais stupéfait. Mais où trouvait-il donc le temps ?
Puis, au moment de nous séparer, il me montra, non sans une certaine fierté, toute une rangée de livres, me disant « vous voyez, tous ces livres sont consacrés aux animaux. » J'eus l'impression que nous aurions pu parler plus longtemps, mais je n'arrivais pas à me sentir vraiment à l'aise ; j'étais écrasé par l'image que je me faisais de lui, alors qu'il faut bien le dire : il était d'une simplicité désarmante et pas hautain pour deux sous.
Et puis un jour, les JMV approchant, surprise ! Sa secrétaire m'appelle pour me dire que Théodore va venir assister à la conférence, et me demander quelques renseignements sur la façon la plus simple de s'y rendre. Je lui dis alors que je trouverai certainement quelqu'un pour venir le prendre chez lui. « C'est-à-dire qu'il sera dans l'après midi pour une cérémonie à l'oratoire des Diaconesses, et il compte partir de là. Vous connaissez ? » Parfaitement ; mon épouse avait accouché de notre petite fille à la clinique des Diaconesses, un an et quelques mois auparavant ; et en plus, ce n'était pas si loin. Je pris donc rendez-vous pour aller chercher moi-même Théodore chez les Diaconesses à 17h.
Vers 16h30, je me trouvai dans les locaux où se déroulaient les JMV, affairé à diverses choses et commençant à dire à droite et à gauche que j'allais bientôt m'absenter quelque temps, lorsque je vois de loin, stupéfait, quelqu'un pousser la porte d'entrée et je me dis : Théodore ! Non, ce n'est pas possible, je rêve ! Je voudrais me tromper, mais c'est bien lui, qui descend les quelques marches en s'appuyant sur sa canne, comme un visiteur anonyme. Un moment, je panique et ne sais plus où me mettre ; j'ai dû me tromper d'heure et, lassé de m'attendre, il s'est décidé à venir tout seul. Je m'approche en m'attendant au pire et bafouille que nous avions rendez-vous, mais lui, souriant : « oh, la cérémonie s'est terminée plus tôt que prévu et je ne voulais pas attendre. » « Mais quelqu'un vous a accompagné ? » « Non, je suis venu en métro, c'est facile. »…
Ca, c'était Théodore. Vous pensez que vu son grand âge, sa réputation scientifique internationale, son statut de personnage médiatique, il se serait offusqué d'avoir à se déplacer à pied ? Non. Malgré sa malvoyance, malgré les lieux qu'il ne connaissait pas, malgré le froid d'octobre et la pluie de ce jour-là – car en plus, ce jour-là, il pleuvait – il avait assumé son rôle de parrain jusqu'au bout, il avait tenu à être présent, et puisque les circonstances lui demandaient de marcher sous la pluie et de prendre seul le métro, eh bien, il était parti sous la pluie et il avait pris seul le métro. Le petit homme qui me parlait en secouant ses gouttes de pluie, le visiteur anonyme à la tête légèrement penchée, à la paupière gauche légèrement close, aux sourcils broussailleux, à l'audition défaillante, à la barbe quasi-blanche et aux cheveux rarissimes, ce Théodore en costume sombre que peut-être personne n'avait encore remarqué tant il aurait pu être n'importe qui, était un géant d'honnêteté intellectuelle.
Il écouta sagement la conférence, assis sur une inconfortable chaise au premier rang où je l'avais installé. Puis vint sur l'estrade avec quelques-uns d'entre nous pour se prêter au jeu des questions du public. Je me demande si les gens se rendaient compte de la situation. La situation était que Théodore, savant de renommée mondiale, avec derrière lui 83 ans de travail scientifique (si l'on compte qu'il rédigea son premier rapport naturaliste à 14 ans en 1916), sollicité pour toutes les grandes manifestations pour la paix ou les animaux, membre ou président d'honneur d'un nombre considérable d'associations, organismes ou instituts, était venu partager avec nous quelques heures d'un après-midi d'octobre froid et pluvieux, dans un local du 11e arrondissement de Paris, sans chercher à en savoir davantage, simplement parce que nous parlions de végétarisme, d'animaux, et d'éthique, et que rien de ce qui évoquait le respect de la vie ne lui était étranger. Je ne suis pas sûr que nous ayons suffisamment ressenti combien cela était un privilège.
Vint le moment de partir. Théodore consulta sa montre et commença de se lever, sans autre forme de cérémonie. Il était prévu que la conférence se termine à telle heure, il était telle heure légèrement passée et l'heure, c'est l'heure ; sa vie devait être bien réglée, comme cela arrive souvent chez les personnes qui parviennent à un âge avancé. Le problème était simplement que la discussion avec le public n'était pas terminée, que j'étais en train de parler, et que Théodore, lui, était en train de quitter l'estrade. Re-panique à bord.
Quelques mots d'excuse bafouillés à la hâte, je laisse les collègues s'occuper du public qui applaudit chaleureusement Théodore, et je raccompagne celui-ci vers la salle de documentation. Chacun veut lui dire un petit mot avant qu'il ne nous quitte et il se prête de bonne grâce au jeu des « grands mercis ». Et maintenant ? Je m'aperçois avec horreur que je n'ai pas songé au retour de Théodore, et celui-ci m'annonce tout de go qu'il ne faut pas nous déranger et qu'il va rentrer comme il est venu, en métro ! A 19 h passées, dans la nuit, le froid, et le crachin glacial qui tombe ! Et je ne trouve personne de disponible avec une voiture… Heureusement, Agnès est là, qui est venue avec notre petite fille, Agathe, assister à la conférence. Ce sont elles deux qui, finalement, le raccompagneront chez lui, en voiture, Quai d'Orléans.
Les derniers souvenirs que j'ai de Théodore me viennent du récit d'Agnès. Celui-ci fut très bavard durant ce retour chez lui, tout en s'inquiétant à maintes reprises du parcours. Il raconta qu'il s'apprêtait à repartir en Mauritanie (encore !), puis la conversation dévia sur la famille et sa généalogie. Son père, dit-il, aurait voulu qu'il soit pasteur, et il avait hésité, pour finalement s'orienter vers une carrière scientifique. Il avoua qu'il commençait à confondre les noms de ses nombreux petits - (et arrière-petits) enfants, et l'on sentait, à la chaleur de sa voix, qu'il était très attaché à sa famille. « Et votre petit, on ne l'entend pas ; il dort ? » dit-il un moment en parlant d'Agathe, toute silencieuse à l'arrière du véhicule, et qu'il avait prise pour un petit garçon. « Elle boit vos paroles, professeur », répondit Agnès, rétablissant le genre. « Oooh… », fit-il, avec un petit rire à peine dissimulé. Arrivés sur l'Île de la Cité, Théodore insista pour terminer à pied. « Vous ne voulez vraiment pas que je vous ramène plus près ? » « Non, non, c'est juste au bout de la rue. » Il remercia chaleureusement, descendit, fit de la main un petit geste de tendresse à travers la vitre pour Agathe, puis s'éloigna sous la fine pluie, dans la lueur blafarde des réverbères, le long du Quai de Béthune.
Ainsi, me semble-t-il, me représenterai-je toujours Théodore. Non pas dans la clarté d'un jour de manifestation, non pas lors d'une prise de parole en public, non pas sous les feux des médias, mais vu de dos, s'éloignant au loin à petits pas, se fondant peu à peu dans la pénombre d'un soir d'octobre, quittant peu à peu la lumière jaunâtre des lampadaires, et peu à peu s'absorbant dans le brouillard humide, comme s'il retournait à la matrice universelle dont, un certain 9 avril 1902, il était sorti pour, bien des années plus tard, nous rendre chère sa présence.
Il est mort le 22 novembre 2000. Il est enterré au cimetière de Châtillon-sous-Bagneux (92320) car, comme il le disait « le Père-Lachaise est complet. Les Monod y occupent la sixième division, chemin des Acacias. »
Théodore n'a pas pu parrainer les JMV 2000. L'eût-il fait, que la question de son végétarisme se serait reposée, et que je l'aurais peut-être directement interrogé à ce sujet, histoire d'en avoir le cœur net. Mais, pour tout un chacun, il était végétarien, incontestablement. Dans un livre de conversations avec Jean-Philippe de Tonnac (Révérence à la vie, Grasset, 1999), il précise : « j'ai pris cette décision à la fin de l'année 1954 au cours d'une traversée de la Majâbat, entre Ouadan et Araouan : 900 kilomètres en ligne droite sans point d'eau. Je voulais prouver qu'on pouvait très bien se passer de consommer des aliments carnés au cours d'un effort physique considérable […] Cette traversée au long cours a donc été pour moi l'occasion de me passer définitivement d'aliments carnés [1]. » Et il précise encore un peu plus loin : « mon régime est frugal. Je me nourris essentiellement de pain, de pâtes, de fromages et de fruits. »
Les journaux qui ont chroniqué sa vie au lendemain de son décès auraient pu parler de son végétarisme. Le Monde n'en a rien dit. Le Figaro mentionne simplement : « il n'a jamais mangé de viande. » Le Parisien n'en parle pas. De même que Libération. France Soir indique laconiquement sa frugalité : « pas de viande ». Le communiqué de l'agence France-Presse du mercredi 22 novembre n'en souffle mot. Apparemment, le sujet n'intéressait pas grand monde ; on peut bien pardonner à un homme tel que lui ce genre de lubie… à quoi sert-il d'être végétarien ?
Pourtant, quelque temps après sa mort, je me trouvais dans une librairie et, encore tout empreint de nostalgie, je me mis à feuilleter deux ou trois biographies de Théodore. L'une d'elle était la biographie que lui a consacrée Isabelle Jarry (Théodore Monod, Plon, 1990), dont il est dit en quatrième de couverture « qu'elle a passé deux ans à recueillir les souvenirs et les confidences de Théodore Monod, et l'a même accompagné dans le Ténéré lors d'une de ses récentes expéditions ». Une sorte de référence, par conséquent. Ouvrage où il est effectivement question de « ses traversées du désert où il décide de ne plus manger de viande » et où l'on trouve (p. 202) : « Depuis [ces traversées], il est resté végétarien, et parmi les représentants du monde animal, il n'accepte de manger que les Crustacés et les Poissons, “quelques sauterelles éventuellement” » ; les guillemets qui entourent la mention des sauterelles signifiant qu'il s'agit une citation de Théodore lui-même.
Ainsi, il n'aurait pas été végétarien, au sens où nous l'entendons habituellement ; puisqu'un végétarien n'accepte pas de manger poissons, crustacés, ou insectes. Ce fait est revenu vers moi, assez étrangement, par l'intermédiaire de Gérard Charollois, le Président de l'ASPAS (l'Association pour la Protection des Animaux Sauvages). Au cours d'une conférence au Salon Marjolaine 2001, à Paris, il mentionna Théodore qu'il avait, dit-il, bien connu, disant qu'il était végétarien, sauf pour les poissons et crustacés « parce que sa conscience lui permettait d'en manger ». Depuis presque un an que je connaissais cela, c'était la première confirmation du livre d'Isabelle Jarry comme quoi Théodore n'était pas – vraiment – végétarien.
J'avoue que j'avais été bouleversé d'apprendre cela. C'était comme une tromperie. On m'avait toujours dit que Théodore était végétarien, et je n'avais jamais osé le mettre en doute, mais j'aurais dû me douter que les produits et autres « fruits » de la mer pouvaient prêter à confusion, car ils ne sont pas généralement considérés comme de la viande, et la moyenne des gens qualifie également de végétarienne une personne qui mange du poisson. Quant aux sauterelles, qui s'en préoccupe ? Mais tout de même, ç'avait été un choc. A qui peut-on se fier ? Puis, la réflexion aidant, je me suis demandé quel droit avais-je de critiquer sur ce seul fait un homme tel que Théodore, aussi engagé dans tous les combats pour la dignité humaine et animale ?
Je me suis souvenu que Théodore est essentiellement un ichtyologiste, et qu'il a étudié toute sa vie les animaux marins (et sa thèse a porté sur les crustacés…). Dès les années 1920 il a travaillé et publié sur les poissons d'Afrique de l'Ouest, et plus particulièrement à partir de 1938, au sein de l'Institut Français d'Afrique Noire (IFAN), à Dakar, une sorte de Muséum « in partibus », dont il resta le directeur jusqu'en 1960. Et son dernier article sur les poissons (écrit en collaboration) date de 1997. Est-ce parce qu'il a tellement vu de poissons pêchés, vidés, disséqués, que sa conscience s'en est accommodée ? Est-ce parce qu'il a tellement étudié ce groupe qu'il n'y a vu qu'un objet de science ?
J'ai sous les yeux une photo de Théodore (sans doute des années 40), en visite dans une pêcherie de la côte ouest-africaine, et penché, pour les examiner, sur un tas de poissons que l'on imagine sans peine bruissant de mouches. Il a beaucoup publié de recherches en anatomie, en morphologie fonctionnelle, sans hésiter à décrire lui-même, à l'aide de dessins très précis, les particularités de ce qu'il observait. Et l'on ne fait pas d'anatomie sans dissection. On le connaît comme l'homme des déserts, mais il est d'abord l'homme des poissons. Et bien qu'il ait publié en 1973 un ouvrage intitulé Les Déserts (éd. Horizon de France, Paris), il a également publié en 1968 une contribution majeure en ichtyologie, Le Complexe urophore des poissons téléostéens (éd. IFAN, Dakar).
Je n'ai pas d'explication au fait que Théodore n'ait pas été – selon ces témoignages dont j'ai parlé – un strict végétarien et que poissons, sauterelles et crustacés aient fait les frais de sa « conscience », comme dirait Gérard Charollois. Une vie de recherches, des convictions religieuses, des considérations sur la sensibilité du système nerveux ?
A vrai dire, cela m'importe peu ; ou plutôt, cela ne m'importe plus. Le 14 mars 1999, Théodore était assis quelque part dans Paris, aux côtés d'une petite fille d'origine étrangère ; on voit que la petite fille tient la hampe d'un drapeau ; il s'agit d'une manifestation de DAL (Droit au Logement). Théodore a la tête penchée ; ses avant-bras reposent sur ses jambes et il tient entre les mains sa canne blanche de malvoyant ; on distingue sur ses épaules les bretelles d'un sac à dos, d'où dépasse un vêtement plutôt chiffonné ; sans doute un manteau ; il doit faire beau ce jour là, mais on ne sait jamais. Il ne sourit pas. Il a l'air très fatigué ; le regard est oblique, dirigé vers le bas et semble perdu dans le vide ; la petite fille le regarde en coin d'un air interrogateur, mais lui n'a peut-être même pas remarqué sa présence. Pourtant, il est là, parce que sa conscience lui a dit qu'il fallait y être ; parce que des êtres sont traités indignement. Il disait à Jean-Philippe de Tonnac : « l'homme doit seulement découvrir qu'il est solidaire de tout le reste. » Et il mettait sa solidarité en pratique. Dès 1960, durant la guerre d'Algérie, il avait signé avec d'autres intellectuels le Manifeste des 121, pour le droit à l'insoumission, ce qui lui avait valu d'être viré de l'IFAN [2]. Dès 1966, il avait fondé avec Jean Rostand le Mouvement contre l'arme atomique. Et il participait chaque année au jeûne d'interpellation de quatre jours à Taverny (Val d'Oise), devant le poste de commandement de l'armement nucléaire français, en mémoire des victimes d'Hiroshima et Nagasaki : « si on a l'occasion d'exprimer ses convictions, il ne faut pas s'en priver. » Il était président d'honneur du ROC (Rassemblement des opposants à la chasse) et du Comité scientifique de Pro Anima (contre le modèle animal dans les sciences médicales). Il apportait son soutien à plus d'une trentaine d'organisations, d'Amnesty International à l'Union Pacifiste, en passant par l'Alliance pour la suppression des corridas, Droit au logement, et la Ligue française des droits de l'animal. Et il était capable de citer la définition du spécisme : « cette idéologie qui justifie et impose l'exploitation et l'utilisation des animaux par les humains, dans des manières qui seraient inacceptables si les victimes de ces pratiques étaient des humains » (préface au livre Les Végétariens, raisons et sentiments).
Alors j'avoue que le fait qu'il n'ait pas été végétarien stricto sensu ne m'importe plus guère. Celui qui pouvait dire « je ne vois pas de contradiction entre le fait de s'opposer à la chasse et celui de protester contre l'arme nucléaire » (entretiens avec Jean-Philippe de Tonnac), n'était peut-être pas strictement végétarien, mais j'imagine qu'il ne devait pas faire une grande consommation de ces produits marins dont il connaissait si bien l'anatomie.
Porté sur l'ascétisme comme il l'était ( « le jeûne est légitime dans un pays où l'habitude est de trop manger (..) c'est une déclaration, un drapeau qu'on sort et qu'on montre »), ce devait être plutôt une concession à quelque chose que j'ignore et qui, à vrai dire, me paraît d'autant moins importante que toute la vie de Théodore le montre pétri d'engagements éthiques en faveur du respect de la vie animale et même de droits pour les animaux ( « si je lutte d'un côté pour la défense et même le bonheur des animaux, vais-je continuer de l'autre à manger leur chair ? »). Laissons-le en paix. Et n'allons pas lui reprocher d'avoir disséqué des poissons parce qu'il était aussi pétri de science, et que la science était ce qu'elle était au moment où il la pratiquait, ou croqué des cuisses de sauterelles parce qu'il était aussi pétri de randonnées dans le désert, et que le désert était ce qu'il était au moment où il le parcourait.
Bien sûr, il aurait mieux valu qu'il soit un symbole parfait d'une cause parfaite. Mais il était, également, un homme de son temps, avec ses contradictions, ses faiblesses certainement, ses justifications sans doute, et l'essentiel est qu'il ait réussi à les maintenir à un aussi faible niveau et qu'il ait réussi, au contraire, à toujours si modestement, si humainement, « exprimer ses convictions » et séparer le moins possible dans son éthique de vie, l'humain du non humain. En cela, il constitue un exemple, et si cet exemple pèche par quelques côtés, disons que c'est pour mieux nous ramener à l'humilité, et mieux nous faire sentir quels efforts d'action et de réflexion il nous reste encore à faire, pour nous dégager de cette culture dominante où l'humain reste, malgré tout, le seigneur et maître.
C'est plutôt de cet exemple-là dont je voudrais me souvenir.
Décembre 2001
La matière des informations et citations des passages qui suivent m'a été fournie par une lettre de Cyrille Monod, fils de Théodore Monod, en réponse à un certain nombre de questions sur la réalité du végétarisme de son père. Je tiens à profiter de cette occasion pour renouveler mes remerciements à M. Cyrille Monod.
Il apparaît que si le passage au végétarisme de Théodore Monod est « officiellement » daté de 1954 (lors de la fameuse traversée de la Majâbat al-Koubrâ), la transition n'est en réalité pas si facilement datable. Cyrille Monod fait remarquer que le végétarisme (ou du moins la sensibilité végétarienne) de Théodore Monod est bien antérieure à 1954. Il est en effet question de végétarisme dans ses Carnets de voyage [3], dès 1929, et cela sera confirmé dans ces mêmes carnets en 1934. Le facteur déclenchant de cette réflexion fut son combat contre les méthodes d'abattage en vigueur à cette époque.
Dès le début, il s'agit d'une attitude que l'on peut qualifier de déontologique, c'est à dire fondée sur un principe moral : « Par principe, je suis végétarien », écrit-il dans ses carnets le 13 février 1929. Je sais que l'expression « par principe » peut donner lieu à des interprétations divergentes. Elle peut signifier qu'en réalité on n'est pas cela, ou que c'est bien un principe qui fonde le fait que l'on soit cela. Mais le paragraphe écrit en 1929 et intitulé « Alimentation carnée » m'apparaît suffisamment clair pour que je retienne la deuxième interprétation. En effet, ce qu'écrit Théodore Monod à ce moment-là signe manifestement une préoccupation d'ordre moral, et le végétarisme y est présenté comme une conséquence d'une certaine conception du respect de la vie. Cette conception se traduit d'emblée par le refus de tuer… sauf dans certains cas :
J'ai toujours admis que trois cas pouvaient se présenter où le meurtre de l'animal était, sinon louable, du moins défendable : 1) défense de sa vie ; 2) but scientifique ; 3) alimentation en cas de réelle nécessité.
Donc, le respect de la vie animale est posé en tant que principe de vie, sauf lorsqu'on ne peut pas faire autrement. Le « ne peut pas » est évidemment lié à Théodore Monod lui-même, comme l'indique la mention du « but scientifique », position discutable, dans la mesure où elle nécessiterait que l'on définisse ce qu'est un but scientifique suffisamment important (pour qui ?) pour que cela contraigne un chercheur à tuer des animaux (combien, et dans quelles circonstances ?). Quoi qu'il en soit, il faut remarquer le mot « toujours », lequel indique une réflexion qui ne naît pas le 13 février 1929 dans quelque solitude du désert, mais qui est au contraire bien antérieure. Si Théodore Monod est végétarien en 1929, cela signifie qu'il l'est depuis longtemps déjà.
On voit que le végétarisme découle naturellement de ce principe de respect de la vie, puisqu'il ne peut y avoir dérogation que lorsque la vie de l'animal humain lui-même est en passe de ne pas être respectée, parce qu'il mourrait ou souffrirait injustement s'il n'acceptait pas de tuer un animal non humain pour se nourrir. Théodore Monod précise sa pensée à ce sujet :
Naturellement, on peut vivre (= ne pas mourir) avec de la farine et même avec de l'écorce d'acacia ou de la fiente de lézard. Mais il ne faut pas non plus se laisser grever (le « g » est euphonique), et un vieux pot-au-feu des familles, même emprunté à un mouflon, peut devenir une quasi ou totale nécessité. Par principe, je suis végétarien. Le massacre inutile, non ; mais nourrir les méharistes pour l'effort qu'ils ont à fournir, ce n'est pas du luxe. D'ailleurs, il peut y avoir des cas où, retard de convoi par exemple, il n'y a plus le plus léger embarras du choix.
Personnellement, j'ai toujours pensé qu'il serait incongru d'aller prêcher le végétarisme aux esquimaux de la banquise qui, effectivement, n'ont pas d'autre choix que de tuer des animaux pour vivre. Théodore Monod, plus attiré par le sable que la neige, dit en quelque sorte qu'il lui apparaît incongru de prêcher le végétarisme aux méharistes. Cela se soutient. Bien que cela n'élude en rien une question beaucoup plus fondamentale, qui est de savoir pourquoi l'individu humain tient à se mettre et à rester dans des conditions géographiques lui imposant le meurtre des animaux, dans la mesure où ces conditions le contraignent à la viande pour sa survie (qu'il s'agisse de la banquise, des déserts sahariens, des hauts plateaux tibétains, ou d'ailleurs). Mais ceci est un autre débat…
Ce qu'il importe ici de souligner, c'est qu'au moins dès 1929, et très certainement depuis bien avant, Théodore Monod est végétarien, sauf lorsque la nécessité des conditions dans lesquelles il se trouve lui impose de déroger à la règle qu'il s'est choisie. Il est à croire que ce sont des conditions très dures dans lesquelles il se trouvait à ce moment-là (il est alors en expédition saharienne et écrit son carnet dans le Tadjmout), qui lui ont fait mettre ce genre de réflexion sur le papier. Le paragraphe commence en effet par ces mots révélateurs :
Je commence à n'être pas loin de croire que l'homme qui se nourrit de farine depuis six mois doit être bien près d'accepter, sans trop hésiter, un gigot de gazelle, et, par conséquent, de ratifier le meurtre de cette aimable bestiole.
Si les mots disent bien ce qu'ils veulent dire, on peut parfaitement imaginer Théodore Monod, ayant suivi du mieux possible son principe de vie végétarien, s'étant astreint pour cela à consommer jusqu'à l'écœurement des produits peu amènes, et commençant à fantasmer sur un éventuel changement de régime, en voyant arriver le moment où il n'aurait plus l'embarras du choix…
Le végétarisme de Théodore Monod est confirmé dans ses Carnets en 1934 : « Mon végétarisme tient », dit-il alors. Preuve, d'une part, que le « principe » mentionné en 1929 se rapporte bien à une réalité de comportement et non pas à une simple position théorique, et, d'autre part, que l'application du principe n'est pas toujours facile. Ce qu'il écrit d'ailleurs lui-même, à Aleg, le 3 avril 1934 :
Mon végétarisme tient. Ce n'est pas toujours facile : refuser le gigot, c'est l'enfance de l'art, mais arriver à avaler une omelette au jambon en ne mangeant que de l'œuf, c'est déjà plus calé.
On voit bien que le végétarisme de Théodore Monod est fondé sur une déontologie du respect de la vie. En effet, d'un point de vue strictement pragmatique, une fois que le jambon est dans l'omelette, ce n'est pas de le refuser qui fera ressusciter le cochon… Mais, d'un autre côté, l'accepter reviendrait à s'incliner devant le fait accompli, ce qui est grave d'un point de vue moral, car cela cautionnerait la répétition des mêmes faits puisque, une fois accomplis, ils seraient assurés d'être acceptés. A quoi donc cela servirait-il d'avoir une morale ?
Un peu plus tard, le 23 août 1934, il se trouve à Gueïla et prend quelques notes sur son alimentation : « du blé à midi, de l'orge le soir, un peu de riz les jours de fête ou quand j'ai été sage, cela permet de ne pas mourir, mais ce n'est pas très réconfortant. » On notera que Théodore Monod n'a pas l'ascétisme triste…. Son végétarisme semble tenir, et lui tenir ; peu de personnes auraient certainement, dans ces circonstances, considéré comme lui qu'il n'y avait toujours pas lieu de se réfugier derrière le prétexte de l' « alimentation en cas de réelle nécessité » pour envisager un changement momentané de régime.
Enfin, un peu plus tard encore, à Tichit, le 14 septembre 1934, il rétorque à un interlocuteur (imaginaire ou rencontré dans les jours précédents) :
Végétarisme ? Pas une solution ? Mais êtes-vous bien sûrs qu'en Europe, on ne tue pas une quantité d'animaux de boucherie supérieure aux exigences des industries du cuir ? Est-ce qu'une suppression du carnivorisme ne diminuerait en rien le chiffre des sacrifices ?
On imagine sans peine l'argument de l'interlocuteur supposé : être végétarien ne servirait à rien puisque de toutes façons il faudrait tuer des animaux pour leur cuir… donc autant les manger. Argument totalement fallacieux, car on ne dépenserait pas tout l'argent, l'énergie, la surface agricole, les céréales, etc. que nécessitent les animaux d'élevage simplement pour récupérer leur cuir. Une société végétarienne serait donc obligée de « faire fonctionner sa cervelle » et de trouver des substituts au cuir (ce que nous avons actuellement en grande quantité).
Il est bon de donner la fin de cette note de septembre 1934, tant elle me paraît caractéristique de la façon dont Théodore Monod envisage la réforme de ce monde ; une façon que l'on pourrait résumer ainsi : vis en conformité avec ce que tu crois, que cela te paraisse servir ou non à quelque chose. Il écrit ainsi :
En tout cas, dans un monde aussi foncièrement sanguivore que le nôtre, le végétarisme est une petite ascèse personnelle qui ne fait de mal à personne, qui ne complique pas la tâche de l'intendance si l'on renonce à vouloir « remplacer » ce que, précisément, il ne s'agit que de supprimer, et qui constitue une très minuscule, inutile, protestation contre l'hématophilie régnante.
Je ne puis résister à la tentation de qualifier la position philosophique de Théodore Monod d' « éthique de la protestation », un terme qui m'est cher car il correspond à un fondement de mon propre végétarisme. Le respect de la vie doit se traduire par une protestation contre la mort banalisée que l'humain impose autour de lui.
Nous savons maintenant que Théodore Monod était végétarien par conviction morale. Mais quel végétarien était-il ? Qu'en est-il des interrogations que je formulais plus haut ? Était-il un végétarien au sens où trop de personnes l'entendent encore, qui rangent toujours les poissons parmi les fruits et légumes (ce qu'on pourrait appeler la « légende des légumes à écailles ») ?
Il nous a dit, il y a plus de soixante-dix ans, que seule l'impérieuse nécessité de ne pas mourir d'une alimentation trop déficiente pouvait lui faire admettre le meurtre d'un animal pour s'en sustenter. Il nous a même avoué, en 1934, qu'il lui était arrivé de faire une entorse à ce principe, sans doute pour ne pas faire trop de peine à ceux qui l'accueillaient : « Depuis mon débarquement à Dakar, j'ai déjà deux petites entorses à me reprocher : des beignets de cervelle (je ne pouvais pas refuser) et des tomates farcies où peut-être ( ?) il y avait un peu de viande. » (Aleg, 3 avril 1934) Alors, qu'en fut-il dans la réalité ? Je laisse Cyrille Monod, son fils, nous donner la réponse [4] :
Mon père consommait, occasionnellement, des produits de la mer. C'est une nourriture qu'il ne recherchait pas spécialement, et dans les dernières années de sa vie, il s'en abstenait. Concernant la viande, il en a mangé pour la dernière fois à Paris, pendant la guerre, pour ne pas froisser des hôtes qui, en période de pénurie, s'étaient décarcassés pour lui offrir un repas « correct ». Quant à l'épisode des sauterelles, il est totalement anecdotique… il en a mangé une fois – pour voir – au même titre qu'il a bu du liquide extrait de la panse d'un addax.
On comprend mieux la réponse que fait Théodore Monod à Jean-Philippe de Tonnac l'interrogeant en 1999 sur son alimentation : « mon régime est frugal. Je me nourris essentiellement de pain, de pâtes, de fromages et de fruits. » Évidemment, il était à cette époque-là complètement végétarien.
Quant à l'épisode de 1954, il faut certainement l'interpréter comme voulant prouver définitivement que le cas où le meurtre de l'animal est défendable, pour s'alimenter « en cas de réelle nécessité » (comme disait Théodore Monod en 1929), ce cas est en fait une vue de l'esprit, et qu'il est toujours possible de faire autrement si on le veut vraiment. En ce sens, l'expression utilisée avec Jean-Philippe de Tonnac – « Cette traversée au long cours a donc été pour moi l'occasion de me passer définitivement d'aliments carnés » – se comprend comme voulant dire : « j'ai compris qu'il me serait possible de ne jamais déroger au végétarisme. »
On pourrait alors résumer ce qui précède sous cette forme :
1) Théodore Monod a (presque) toujours été végétarien, à cette exception près qu'il a accepté le poisson une grande partie de sa vie (sans le rechercher ni en faire pour autant un produit de remplacement de la viande), et qu'il lui est arrivé de consommer de la viande quand certaines circonstances lui paraissaient l'exiger.
2) Il a cessé effectivement de manger de la viande pendant la dernière guerre, tout en acceptant la possibilité de continuer à le faire, s'il se trouvait dans des circonstances lui paraissant l'exiger.
3) Il a voulu prouver en 1954 au cours d'une dure expédition qu'en réalité ces circonstances ne se présenteraient jamais pour lui, ni ne pouvaient d'ailleurs se présenter pour quelqu'un d'autre de suffisamment motivé.
4) Il est devenu complètement végétarien dans les dernières années de sa vie.
Ma conclusion sera brève. Lorsque Théodore Monod accepte de parrainer les Journées Mondiales Végétariennes en 1999, il est tout à fait végétarien au sens « officiel » de ce terme (pas de chair animale de quelque nature qu'elle soit), et certainement depuis plusieurs années déjà. Voilà qui lève les quelques ambiguïtés qui pouvaient encore subsister. Les informations « tout-venant » sur les crustacés, les poissons, les sauterelles, relèvent du passé ou de l'anecdote. On qualifie quelqu'un de végétarien selon ce qu'il est présentement, pas en fonction de ce qu'il a pu être. Mes dernières remarques empreintes d'une certaine déception, sur le fait que son « exemple pèche par quelque côtés » tombent donc à l'eau en ce qui concerne son végétarisme. Et j'avoue que je suis très content qu'il soit venu dire quelques mots lors de ces Journées.
22 mai 2002
Voici, retranscrites en ne modifiant que de façon mineure la formulation propre au discours parlé, les paroles prononcées par Théodore Monod, après qu'il ait été présenté au public présent comme étant le parrain des ces Journées, à la fin de la conférence sur les enjeux politiques du végétarisme. La référence à la « libération animale » témoigne du fait que Théodore Monod n'ancrait pas son combat pour le respect de la vie dans la seule « protection » ou « défense » animale, mais qu'il envisageait comme nécessaire un véritable changement de civilisation :
« Et bien, puisqu'on m'autorise à dire quelques mots après la conférence de mon ami Méry, et avant la discussion qui doit avoir lieu, certainement très vivante, et intéressante et utile, je veux dire quelques mots rapides … (brève rupture dans l'enregistrement) … ces Journées Mondiales que vous nourrissez de votre présence – et tout à l'heure de votre parole – et puis aussi, je veux vous dire combien j'ai approuvé ce que vous a dit tout à l'heure le conférencier ; en vous disant que ce dont il s'agit, c'est quelque chose de très considérable, en réalité. Ce n'est pas simplement une question de végétarisme au point de vue de notre régime alimentaire ; c'est beaucoup plus que ça. C'est en réalité une conception différente de la civilisation de l'avenir, qui fera sa place aux autres animaux – puisqu'il y a différents animaux ! Il y a l'animal humain, et puis il y a les animaux non humains… auxquels on ne pense généralement pas beaucoup, puisqu'on les traite fort mal dans différents domaines – et ce que nous avons à propager, et à servir, c'est une notion nouvelle d'une civilisation différente de la nôtre, en réalité. C'est très ambitieux, bien entendu ; c'est très ambitieux, mais c'est la seule façon que l'homme trouvera d'associer enfin les autres animaux à sa vie propre, en les respectant et en respectant l'exigence de leur biologie et de leur vie. Voilà, alors nous avons devant nous un idéal considérable, à comprendre d'abord, à adopter, à approuver et à servir dans toute la mesure de nos moyens, pour que l'avenir enfin voie approcher et se réaliser un jour cette libération animale qui est déjà l'objet, vous le savez, d'un mouvement d'idées important, en particulier sous l'influence d'un penseur australien, Peter Singer. Cette idée de la libération animale qui doit tôt ou tard se réaliser, et prouver que ce respect de la vie, prôné par notre ami le Dr Schweitzer, dans des circonstances qui sont bien connues de beaucoup d'entre nous, que ce respect de la vie finira par devenir une réalité, enfin, dans notre civilisation. J'ai terminé, voilà. »
[1] Le « végétarisme » de Théodore Monod est en réalité antérieur à 1954. Voir Annexe I pour une interprétation de cette phrase.
[2] En réalité, son limogeage avait été prévu par le ministre Messmer mais n'a pas eu lieu, par crainte de l'audience internationale que Théodore Monod n'aurait pas manqué de donner à cette sanction. La punition a donc simplement consisté à amputer considérablement son traitement de fonctionnaire. Théodore Monod a démissionné volontairement de l'IFAN en décembre 1964 (lettre de Cyrille Monod).
[3] Les carnets de Théodore Monod, éditions Le Pré aux Clercs (1997), et collection Presse-Pocket n° 10441 (1999).
[4] Lettre à l'auteur, 29 mars 2002.