Au sein des Églises chrétiennes (catholique, orthodoxe, protestantes, anglicane) il y a eu et il y a toujours une petite minorité de fidèles convaincus que la défense des animaux et de leurs droits est inscrite dans le message chrétien. Forts de cette conviction, ces chrétiens minoritaires tentent de changer l'indifférence (sinon la complicité) des hiérarchies ecclésiastiques envers la maltraitance des animaux en bienveillance et protection. Aujourd'hui, le représentant le plus éminent du mouvement est le professeur Andrew Linzey, membre de la Faculté de Théologie de l'Université d'Oxford, fondateur de l'Oxford Centre for Animal Ethics, prêtre anglican (Cf. Andrew Linzey, « Evangile animal [1] », Cahiers antispécistes n° 28, mai 2007, pp. 5-27).
La plus grande partie de ce mouvement œcuménique se réfère à plusieurs versets de la Bible, à saint François d'Assise, à saint Séraphin de Sarov et à quelques autres grands textes et figures du christianisme. Une autre partie, à laquelle appartenait Théodore Monod, soutient surtout que la compassion à l'égard des animaux et la défense de leurs droits découlent du message d'amour et de non-violence du Sermon sur la Montagne de Jésus Christ et particulièrement des Béatitudes. (L'Évangile selon saint Matthieu, 5.1-11).
Aux temps modernes, le rebondissement du mouvement et les luttes pour l'abolition de l'esclavage et pour l'amélioration des conditions de vie et de travail des plus démunis coïncident. En Angleterre, les pionniers du mouvement chrétien pour la protection des animaux étaient souvent aussi des antiesclavagistes de premier plan et des défenseurs du prolétariat [William Wilberforce (1759-1833), Lord Shaftesbury (1801-1885), etc.].
Le premier sermon connu des temps modernes en faveur de la protection animale a été prononcé en 1773, en Angleterre, par James Granger, curé anglican de Shiplake (Oxfordshire). Ce sermon a provoqué une controverse au niveau national. James Granger racontait que plusieurs de ses auditeurs l'avaient considéré comme fou (cité par Andrew Linzey et Dan Cohn-Sherbok, After Noah, Monbray, Londres 1997, p. 10).
Le premier théoricien moderne semble être Humphry Primatt, un érudit d'Oxford, qui, en 1776, a publié le premier ouvrage de théologie systématique sur la défense des droits des animaux. Dans ce texte, Primatt attaqua certaines idées anthropocentriques de la scolastique. (Dissertation on the Duty of Mercy and the Sin of Cruelty to Brute Animals, T. Constable, 1776, cité par Andrew Linzey dans plusieurs de ses ouvrages, notamment dans Animal Theology, SCM Press LTD, Londres 1994, pp. 57-58, 158, 163, 193)
En 1824, toujours en Angleterre, un autre prêtre anglican, Arthur Broom, a été le cofondateur et premier secrétaire de la SPCA (Society for the Prevention of Cruelty to Animals), la première organisation nationale de protection animale du monde qui, avec le temps, est devenue la célèbre RSPCA (Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals).
Arthur Broom a dépensé tout son argent pour les besoins de l'organisation et a été emprisonné pour dettes. Quelques défenseurs des animaux se sont cotisés pour le faire sortir de prison.
Chez les catholiques britanniques, l'illustre cardinal Newman (1801-1890), converti de l'anglicanisme, a été le premier prédicateur connu à comparer dans un sermon (prononcé le Vendredi Saint 1842, à Oxford) la souffrance et la mort du Christ sur la Croix avec celles que les hommes infligent aux animaux. (Cf. John Henry Newman, 12 Sermons sur le Christ, Seuil, Paris 1954, réédition 1995, pp. 148-150).
Le cardinal Manning (1802-1892) fut, quant à lui, ardent adversaire de la vivisection.
Le plus connu mondialement des défenseurs chrétiens des animaux est un Français, le docteur Albert Schweitzer (1875-1965), lauréat du prix Nobel de la Paix 1952, qui était aussi pasteur luthérien et théologien influent (Cf. « Albert Schweitzer et l'éthique envers les animaux [2] », Cahiers antispécistes n° 29, février 2008, pp. 63-70).
Parmi les défenseurs des animaux chrétiens français, Théodore Monod, ami et disciple d'Albert Schweitzer, se classe deuxième en notoriété (mais une notoriété limitée à la France et aux pays francophones).
Le professeur Monod est né le 9 avril 1902, à Rouen. Il est mort le 22 novembre 2000, à Versailles. Descendant de cinq générations de pasteurs illustres, il a flirté avec l'idée de suivre la voie de ses aïeux. Finalement, à cause de son insatiable curiosité, il opta pour la recherche scientifique mais sans abandonner son engagement religieux. Membre de la paroisse protestante de l'Oratoire du Louvre, il fut l'inspirateur et cofondateur (avec son père) du « Tiers Ordre » protestant des Veilleurs, président de l'association des unitariens français et prédicateur laïc occasionnel.
Théodore Monod appartenait au courant du protestantisme dit libéral, lequel s'oppose aux dogmes et à la bigoterie.
Zoologiste, ichtyologiste, botaniste, océanographe, explorateur du désert, écrivain, il dirigea, de 1938 à 1965, l'Institut d'Afrique noire (IFAN) à Dakar et fut professeur au Museum d'histoire naturelle. En 1963, il a été élu à l'Académie des Sciences.
Théodore Monod était et reste célèbre pour ses travaux scientifiques, ses découvertes, ses 70 ans de longs voyages d'exploration au Sahara, à dos de chameau ou à pied, et pour ses livres. En 1948, au large de Dakar, il réalisa avec Auguste Piccard la première plongée en bathyscaphe.
Pacifiste militant, il s'est opposé à l'arme nucléaire et au nucléaire en général. Chaque année, le 6 août, pour commémorer les bombardements d'Hiroshima et de Nagasaki, Théodore Monod entamait un jeûne de quatre jours à Taverny (Val-d'Oise), devant le commandement des forces nucléaires stratégiques françaises.
Il a lutté sans violence contre la guerre d'Algérie, contre la pauvreté, contre le racisme, contre la torture, contre toutes les injustices ainsi que contre la destruction de l'environnement.
En même temps, Théodore Monod était l'un des plus ardents défenseurs des animaux et de leurs droits. Président vraiment actif du R.O.C. (Rassemblement des opposants à la chasse), membre du comité d'honneur de la Ligue française des droits de l'animal, proche de l'O.A.B.A. (Œuvre d'assistance aux bêtes d'abattoir), il ne manquait pas de s'élever contre la corrida et contre toute autre forme de maltraitance animale. En 1999, à l'âge de 97 ans, et malgré sa quasi-cécité, il a tenu à aller à Nîmes pour participer à une manifestation contre la tauromachie ! Il est intéressant de noter que le professeur Monod était abonné aux Cahiers antispécistes. (Cf. interview [3] d'Estiva Reus au webzine Les chrétiens et les animaux, juin 2007)
À cette question il répondait de la façon suivante :
L'extrême frugalité caractérise mon régime alimentaire. Je me nourris de pain, de pâtes, de fromage et de fruits. Et effectivement j'ai renoncé à la viande. D'une part pour faire une expérience physiologique : prouver que l'homme est capable d'efforts considérables au Sahara avec un peu de riz, une poigné de dattes, quelques gorgées d'eau ou de thé. Mais également pour protester contre l'égorgement à vif des animaux. (Théodore Monod, Terre et Ciel, Entretiens avec Sylvain Estibal, Actes Sud, Babel, 1997, p. 151)
Il disait aussi :
Quand j'étais garçonnet, je me rappelle avoir renoncé à manger du thon lorsque j'ai découvert les affreuses boucheries des chambres de mort des madragues de la Méditerranée. Ce qui prouve que ma sensibilité était éveillée dans cette direction. (Ecologie Info n° 401, décembre 1992, repris dans le Dictionnaire Théodore Monod, humaniste et pacifiste, Le Cherche midi, 2004, p. 181)
On admettra que c'est extraordinaire ! En effet, Théodore Monod, né en 1902, a découvert très jeune la grande souffrance du thon, à une époque (vers 1912) où personne ou presque ne se préoccupait de ce malheureux poisson. Un siècle plus tard, nous commençons à peine à nous apercevoir de ce que nos pêcheurs infligent au thon, espèce en voie d'extinction à cause de la surpêche. Qu'elle soit industrielle ou artisanale, la pêche au thon est parmi les techniques les plus cruelles que l'homme ait inventées pour attraper et manger un autre être vivant sensible.
On est donc forcé de constater que Théodore Monod a été, dès sa jeunesse, une espèce de prophète en avance d'un siècle sur son époque.
Il disait encore :
Je partage l'opinion d'un personnage d'un roman de Marguerite Yourcenar, L'Œuvre au noir. Cet homme, Zénon, dit : « Je répugne à digérer des agonies »... On dira que je ne suis pas totalement honnête puisqu'il m'arrive de loin en loin de manger une sardine dans une boîte, sardine qui a eu aussi son agonie. (id.)
Au végétalien intransigeant qui aurait tendance à reprocher au vénérable vieillard cette entorse à ses principes, on pourrait dire : Que celui qui est sans péché jette la première pierre ! Personne n'est parfait ! Seuls les morts ne font pas d'actes préjudiciables aux êtres vivants. Et puis qui, en France, pourrait prétendre avoir fait plus et pendant plus longtemps que Théodore Monod pour la défense des animaux ? Qui d'autre a effectué un parcours efficace de défenseur des animaux d'une durée de 87 ans ?
Et si quelqu'un de mauvaise foi dit que l'hostilité de Théodore Monod à l'égard de l'égorgement à vif des animaux pratiqué pour des raisons religieuses était une attitude discriminatoire, on répondra que ce grand ami des juifs et des musulmans ne se contentait pas d'être un antiraciste de salon. Antiraciste combattant et payant de sa personne, marié à une juive tchèque, la mère de ses enfants (Olga, avec qui il a vécu 50 ans et qui l'assistait dans son travail et dans certaines expéditions sahariennes), militant contre la guerre d'Algérie, signataire du manifeste des 121 (6 septembre 1960), il admirait les grands prophètes hébreux et a fait connaître en France le mystique musulman Tierno Bokar (autre ami des animaux).
Théodore Monod n'a pas laissé un corps d'écrits de philosophie et de théologie systématiques. À la question de savoir si l'on pouvait le qualifier de philosophe, il répondait :
Tout dépend de ce qu'on entend par philosophie... Si l'on appelle philosophie la tendance à généraliser par exemple, à prendre prétexte de l'actualité ou de la situation du monde à une date déterminée pour réfléchir à un échelon différent, à un échelon supérieur, plus général, pour juger de la situation de l'homme et des autres êtres vivants, alors là on peut affirmer que certains de mes exposés ont un caractère philosophique, si on veut, mais pas technique, ce sont plutôt des opinions que l'énoncé de connaissances précises et scientifiques. (Terre et Ciel, op. cit., p. 14)
Il disait aussi qu'il était davantage un homme d'écriture que de parole (id., p. 15). En fait, il était un homme d'écriture mais également un homme de parole et un homme d'action. Il a écrit et coécrit de nombreux livres et d'innombrables articles et autres textes, mais il a été aussi orateur, conférencier, intervenant, prédicateur à d'innombrables colloques, conférences, rencontres de nature scientifique, philosophique, théologique, religieuse, militante etc. Dans ces conditions, on pourrait dire que sa modestie bien connue était l'arbre qui cachait la forêt.
En ce qui concerne l'éthique, Théodore Monod se référait tout d'abord au Christ et à Son Sermon sur la montagne, spécialement aux Béatitudes qu'il voyait comme la charte de vie chrétienne en société (il récitait quotidiennement les Béatitudes vers le milieu de la journée).
Monod incluait les animaux dans la morale évangélique. Le Sermon sur la montagne enseigne la compassion et notre homme n'admettait pas qu'on puisse discriminer ni mettre des limites et exclure les êtres souffrants non humains. On est compatissant ou on ne l'est pas. Partant de là, il reprochait aux Eglises chrétiennes l'exclusion qu'elles pratiquent à l'égard des animaux. Par contre, il honorait – lui, protestant libéral et unitarien – saint François d'Assise, le mystique, le frère des pauvres et des animaux, car il voyait en lui quelqu'un qui avait suivi le véritable esprit du christianisme.
La pensée de Théodore Monod a été influencée en premier lieu par deux grandes personnalités protestantes, les pasteurs Wilfred Monod (son père) et Albert Schweitzer. Il est frappant de constater que l'on compte ceux-ci parmi les quelques prédicateurs français connus qui ont osé prononcer des sermons en faveur de la protection animale.
Wilfred Monod (1867-1943), alors qu'il était jeune pasteur, a découvert la misère de la condition ouvrière et le fléau de l'alcoolisme qui frappait le prolétariat. Cette découverte a conditionné sa vie et l'a conduit à mener de grands combats contre l'injustice sociale et contre l'alcoolisme. Un autre combat entrepris par le pasteur W. Monod fut celui pour la défense des animaux et de leurs droits.
Ce disciple d'Alexandre Vinet a été un des pionniers du mouvement œcuménique. Il dirigea longtemps la paroisse protestante de l'Oratoire du Louvre.
Fasciné par le mystère du mal, dans son volumineux ouvrage de théodicée Le problème du Bien (Alcan, Paris 1934), il essaie de trouver une explication à la souffrance, particulièrement aux souffrances infligées par l'homme à ses semblables et aux animaux.
Dans un autre de ses livres, Wilfred Monod écrit :
D'ailleurs, nous exprimions notre horreur pour les combats de coqs, les concours de pinsons aux yeux crevés, le tir aux pigeons, les courses de taureaux. Mais nous ne savions pas deviner les lâches souffrances infligées à des bêtes par la volupté gastronomique des gourmets ; ni les tortures infernales de l'abattoir ordinaire ou d'un certain genre de vivisection inutilement cruelle et presque sadique. Le langage courant comportait, chaque année, de fréquentes et placides allusions à l' « Ouverture de la chasse », distraction souvent barbare ; on vise les bêtes, pour agrémenter une promenade, sans posséder toujours l'assurance d'avoir tué l'animal, ni même de l'avoir blessé à mort. Quant aux chasses à courre, avec bénédiction sacerdotale de la meute, et messe de Saint-Hubert avec fanfare de cors, avec hallali féroce et larmes de la bête aux abois, jetons un voile sur ces recréations dites « mondaines ». Pour couronner la fête, on tranche la patte d'un cerf forcé, qui gémit, cerné par des « humains » et menacé de chiens... Quand une femme de la compagnie aura tendu la main pour agréer l'hommage d'une extrémité de patte sanguinolente, est-ce avec les mêmes doigts qu'elle saisira le pain de la Sainte Cène à la table de la Communion ? (Wilfred Monod, Après la journée, 1867-1937, Souvenirs et Visions, Bernard Grasset, Paris 1938, p. 36)
Quelles sont les racines intellectuelles de la colère de Wilfred Monod ? C'est le message évangélique étendu à toutes les créatures. C'est aussi sa foi en un Dieu qu'il appelle effet :
Effet partout manifesté pour transformer la réalité. C'est un effort intellectuel, moral, douloureux, sans cesse contrecarré mais dont les progrès s'affirment de plus en plus (...) Si j'osais m'exprimer ainsi je dirais qu'on se trompe en plaçant la toute puissance de Dieu au début des choses au lieu de la placer à la fin. Il y a un Dieu qui sera et qui n'est pas encore manifesté ; il y a un Dieu qui « vient » selon la formule de l'Apocalypse. (Wilfred Monod, cité dans Terre et Ciel, op. cit., p. 215)
La conception de Dieu de Wilfred Monod est proche de celle de l'influent théologien allemand Dietrich Bonhoeffer (1905-1945) assassiné par les Nazis au camp de Flossenburg. La conception de W. Monod n'est pas éloignée non plus de la théologie dite de « Process », que nous retrouverons plus loin, et qui accorde une importance particulière aux notions du mouvement et du devenir.
Ces conceptions font la part belle à l'éthique puisqu'elles incitent l'homme à ne pas regarder Dieu comme un deus ex machina. Le Christ a souffert et a été crucifié. Dans le monde, devant le mal, Dieu n'est pas omnipotent. Wilfred Monod explique que le monde présent est un organisme embryonnaire qui aspire à l'état complet. Pour le réaliser, il faut que chacun de nous s'enrôle personnellement « au service de la justice, de la beauté, de l'amour ; c'est une libre subordination du présent à l'avenir ». (Wilfred Monod, cité dans Terre et Ciel, op. cit., p. 216)
Pour Wilfred Monod, il est évident que le service de la vérité, de la justice, de la beauté, de l'amour ne saurait exclure les animaux du bénéfice de sa protection.
Il est frappant de constater à quel point Théodore Monod suit les idées de son père et tout d'abord l'idée que la Bible n'offre pas de ressources suffisantes en faveur de la protection animale.
Si nous comparons les textes écrits par Wilfred à ceux écrits par Théodore, nous découvrons, par exemple, que tous les deux étaient des pionniers en ce qui concerne la défense des poissons et l'abolition de l'égorgement à vif des animaux. (Cf. Wilfred Monod, Après la journée, op. cit., p. 181, et Dictionnaire Théodore Monod, op. cit., p. 151). Il en est ainsi pour plusieurs sujets concernant les droits de l'homme et les droits de l'animal.
Théodore Monod est devenu un chrétien de « gauche », comme son père, mais s'il suit les idées et continue les combats de celui-ci, il le dépasse en militantisme. À l'époque où Théodore découvre la détresse du thon, il découvre aussi la politique et participe au cortège qui a défilé lors des obsèques de Jaurès (1914). Il avait alors 12 ans ! Pourtant, excepté un bref passage par la SFIO (qui deviendra en 1971 le Parti socialiste), il est resté sans parti. En 1974, lorsque les défenseurs de l'environnement lui ont proposé de présenter sa candidature à l'élection présidentielle, Théodore Monod a décliné leur proposition et ce fut René Dumont qui s'y présenta.
Néanmoins, le fait d'être sans parti ne l'empêcha pas de militer sans cesse pour ses idées, jusqu'à la fin de sa longue vie. Théodore Monod fut président de plusieurs associations et membre d'une cinquantaine d'autres. En plus, il soutint de nombreuses initiatives importantes, moins importantes, voire modestes.
Le professeur Monod fut l'archétype de l'homme militant.
La vie et la pensée d'Albert Schweitzer ont exercé sur Théodore Monod une influence peut-être aussi profonde que celles de Wilfred Monod.
Théodore Monod ne pouvait qu'admirer Albert Schweitzer, son aîné de 27 ans. Les deux hommes avaient beaucoup de points communs.
Ils étaient tous les deux des descendants d'une grande lignée de pasteurs. Ils appartenaient tous les deux au courant dit de protestantisme libéral qui privilégie la morale évangélique au détriment des dogmes. Théodore Monod suivait la tendance unitarienne. Albert Schweitzer voyait avec sympathie cette tendance mais il était beaucoup plus nuancé que Monod dont la position concernant la divinité de Jésus était proche de l'arianisme.
Théodore Monod était membre de l'Eglise réformée. Albert Schweitzer était membre de l'Eglise luthérienne. Mais pour ces deux grands protestants œcuméniques la différence de chapelle ne signifiait absolument rien.
Théodore Monod était polyvalent mais il admirait Albert Schweitzer car ce dernier était encore plus polyvalent que lui. Il est vrai qu'Albert Schweitzer détenait une espèce de record du monde de polyvalence bienfaisante réussie. Record qui n'est pas encore égalé. De plus, Albert Schweitzer était pasteur tandis que Théodore Monod regrettait parfois de ne l'être pas devenu.
« L'Africain » Théodore Monod avait connu « l'Africain » Albert Schweitzer d'abord à travers de ses livres, notamment À l'orée de la forêt vierge. Puis les deux hommes se sont rencontrés à Dakar, où le bateau de Schweitzer faisait escale avant d'aller au Gabon. Ils avaient établi aussi un contact épistolaire.
Pour Théodore Monod : « En nous proposant pour règle d'une nouvelle morale le respect de la vie et de toute vie, Albert Schweitzer nous a offert sans doute la seule formule capable de sauver à la fois l'homme et la nature tout entière. » (Dictionnaire Théodore Monod, op. cit., p. 157)
Théodore Monod est devenu propagandiste passionné de l'éthique du respect de la vie. Et si cette éthique a influencé la Déclaration universelle des droits de l'animal [4] (proclamée le 15 octobre 1978, à Paris, et dont le texte révisé a été remis solennellement au Directeur général de l'UNESCO en 1990) cela est dû, en grande partie, à l'action de Théodore Monod et de ses partenaires au sein de la Ligue française des droits de l'animal.
Dans L'hippopotame et le philosophe, Théodore Monod fait une analyse de l'éthique du respect de la vie. Il compare l'intuition qu'Albert Schweitzer a eue à la vue d'un troupeau d'hippopotames à celles de Newton voyant la pomme tomber de l'arbre. Ensuite, Monod explique comment la pensée asiatique, indienne et chinoise, conjointement avec la morale évangélique, a conduit le philosophe Schweitzer à élaborer cette éthique qui n'oublie pas les animaux. (Cf. Théodore Monod, L'hippopotame et le philosophe, Actes Sud, Babel, 1993, pp. 333-340)
Armé de cette doctrine du respect de la vie, l'infatigable chercheur que fut Théodore Monod n'a pas cessé de chercher partout des analogies et des correspondances. Parfois les analogies et les correspondances venaient le trouver elles-mêmes. Ce fut le cas avec Amadou Hampâté Bä, grâce à qui Monod a découvert la vie et l'œuvre du mystique musulman Tierno Bokar, ami des animaux.
Théodore Monod et Amadou Hampâté Bâ ont fait connaître Tierno Bokar en France car le premier n'a pas cessé de parler et d'écrire sur celui-ci (Cf. Théodore Monod, Un homme de Dieu : Tierno Bokar, Le Monde noir, Présence africaine, 1950) et le second a publié son livre Vie et enseignement de Tierno Bokar, le sage de Bandiagara. (Seuil, 1980)
Théodore Monod considérait Tierno Bokar comme le dernier grand mystique musulman. Il résumait l'enseignement de celui-ci en quelques mots : amour, charité et tolérance envers tous les êtres vivants.
À cet égard, Théodore Monod citait souvent un épisode de la vie du mystique dont le protagoniste était un hirondeau.
C'était en 1933, à Bandiagara, au Mali. Tierno Bokar, tailleur de son métier, assis dans la cour de sa maison, était en train d'expliquer un point de théologie mystique musulmane lorsqu'un petit d'hirondelle tomba de son nid. Le petit oiseau criait désespéré mais personne ne lui prêtait attention. Alors le sage interrompit sa leçon, gronda ses disciples pour leur indifférence à la détresse d'un petit être misérable qui criait au secours et dit : « Donnez-moi ce fils d'autrui. » Il prit l'oisillon et le replaça dans son nid qu'il avait d'abord réparé. Ensuite il dit :
Il est nécessaire que je vous parle de la charité. En vérité celui qui apprendrait par cœur toutes les théologies de toutes les confessions, s'il n'a pas de charité de cœur, ses connaissances ne seront qu'un bagage sans valeur. Sans la charité, les cinq prières sont des exercices physiques sans valeur. Sans la charité, le pèlerinage à la Mecque, au lieu d'être un voyage sacré, devient une villégiature sans profit. (Théodore Monod, Terre et ciel, op.cit., p. 207)
Au sujet de la compassion envers les animaux, Théodore Monod racontait souvent une parabole soufie :
« Un mystique irakien musulman meurt et arrive à la porte du Paradis, très surpris de se trouver là. Il interroge le gardien de la porte et lui dit : « Tu vas m'ouvrir la porte à moi, mais pourquoi ? Est-ce que c'est parce que j'ai beaucoup jeûné ? Le gardien lui dit : Mais non ce n'est pas cela.
- Est-ce que c'est parce que j'ai beaucoup prié ?
- Mais non, ce n'est pas pour cela.
- Alors, moi, pourquoi suis-je là ?
- Je vais te le dire, répond le gardien, c'est parce que une nuit d'hiver, une nuit froide à Bagdad, tu as ramassé une petite chatte perdue et tu l'as réchauffée dans ton manteau. » Voilà. C'est beau cela ! (Bulletin de l'OABA, n° 45, mai 1994, repris dans le Dictionnaire Théodore Monod, op.cit., p. 140)
Pour en revenir à Tierno Bokar, Monod comparait son discours à propos de la petite hirondelle à l'hymne de l'Amour de saint Paul (Cf. Première épître aux Corinthiens, 13.1-13) et écrivait : « Voilà deux exemples de rapprochement de l'esprit qui confondent l'imagination et démontrent que le progrès moral et spirituel n'est pas l'apanage d'un siècle ou d'une race. « La vérité divine, elle n'a pas de maison paternelle, elle n'a pas de quartier dans le village, Dieu la place à son gré » disait Tierno Bokar. » (Terre et Ciel, op.cit., p. 208)
En ce qui concerne les mystiques chrétiens amis des animaux, Théodore Monod se référait à un moine nestorien du VIe siècle, saint Isaac le Syrien, évêque démissionnaire de Ninive, qui disait que « la pureté, c'est la miséricorde du cœur à l'égard de la nature entière et qu'est-ce que la miséricorde du cœur ? C'est la flamme qui embrase à l'égard de toute la Création, des hommes, des oiseaux, des quadrupèdes, des démons, de tout être créé. Quand il songe à eux ou quand il les regarde, l'homme sent ses yeux s'emplir de larmes d'une profonde, d'une intense pitié qui étreint le cœur et le rend incapable de tolérer, d'entendre, de voir le moindre tort ou la moindre affliction endurés par une créature. » (Saint Isaac le Syrien, Sentences, Traduction Hotman de Velliers, Présence Orthodoxe, Paris 1949, sentence 55)
Le 16 octobre 1986, la Ligue française des droits de l'animal avait organisé à l'Institut de France un colloque de haut niveau sur les droits des animaux et la pensée chrétienne (conférenciers : Eric Baratay, Jean Bastaire, Père Jean-Dominique Bourinet, Olivier Clément, Père Paul-Henri Coutagne, Jean Gaillard, Charles L'Eplattenier, Théodore Monod, allocution de Jean Guitton). L'exposé de Théodore Monod s'intitulait : « L'Animal face à la pensée et la morale chrétienne ». Monod proposa le recours à la pensée religieuse de A.N. Whitehead et à la théologie dite de « Process » comme indicateurs de direction. Elles pourraient, dit-il, orienter la réflexion de la théologie classique concernant l'attitude du christianisme en face de l'animal. (Cf. Actes du Colloque Droits de l'animal et pensée chrétienne, Fondation « Ligue française des droits de l'animal [5] »)
Alfred North Whitehead (1861-1947) était un mathématicien et philosophe britannique. Comme nous avons vu plus haut, la théologie de « Process », dont Whitehead fut un des pionniers, est un courant théologique qui affirme la participation du divin et donne une importance particulière aux notions du mouvement et du devenir.
Selon ce point de vue, l'amour de Dieu, contrairement au nôtre, est pur et sans limites. Dieu participe pleinement à l'être de toutes les créatures. Dieu a affecté et en même temps Il est affecté par tout ce qui existe. Toute chose est dans chaque présent littéralement ressuscitée ou restaurée dans la vie éternelle de Dieu de laquelle elle ne pourra pas être rejetée.
En effet, c'est un point de vue favorable aux animaux et qui peut être développé théologiquement encore plus en leur faveur. On comprend donc la position de Monod à l'égard de la théologie de « Process ». Par contre, on peut s'interroger à propos de son silence concernant d'autres théologies également susceptibles de développements positifs. Par exemple, la théologie de Logos de l'Eglise d'Orient, la doctrine de la création de Jürgen Moltmann et surtout la théologie systématique propre à la question animale d'Andrew Linzey.
Naturellement, Théodore Monod se référait aussi à un autre grand protestant français, Jacques Ellul (1912-1994), sociologue et théologien, qui étudia l'impact de la technique dans la société contemporaine.
Jacques Ellul professait que « Dieu est du côté des non puissants ». Donc Dieu est aussi du côté des animaux maltraités par l'homme. Ellul était-il un défenseur des animaux ? On peut le penser en lisant son article Le rapport de l'homme à la création selon la Bible (dans Ecologie et Théologie, Foi et Vie, n° 5-6, 1974, p. 137 et p. 155)
Jacques Ellul pose la question de la limite à l'exploitation de la Création. Après une réflexion spirituelle et théologique, il s'exprime avec vigueur contre l'élevage intensif et les conditions contre-nature que celui-ci impose aux animaux.
L'élevage intensif et les autres méthodes d'exploitation et de tuerie industrielle des animaux sont « de la technique » et comme Jacques Ellul le souligne en d'autres écrits, la « technique » devient autonome car elle a sa propre logique. L'État et l'économie deviennent ses victimes. Alors la question qui se pose est la suivante : Sommes-nous en mesure de maîtriser l'autonomie de la technique ? Après tant de catastrophes agroalimentaires dont la cause est justement la méthode d'exploitation industrielle intensive des animaux, la réponse est évidemment négative !
C'est ce que pensait aussi Théodore Monod.
En guise d'épilogue, voici une anecdote qu'il aimait raconter :
Il m'est arrivé une fois de présider un culte dans un temple de Paris. Au moment de cette prière pour les pauvres et les malheureux qu'on appelle la prière d'intercession, j'ai ajouté de mon propre cru la phrase suivante sur les animaux : « Nous te prions aussi pour les animaux si souvent victimes de la stupidité et de la cruauté des hommes. » C'est alors que j'ai remarqué en bas de la chaire la présence d'un gros chien blanc... Dommage que je ne l'aie point vu avant ; je me serais adressé directement à lui. (Terre et Ciel, op. cit., p. 102)
[5] 39, rue Claude Bernard, 75005 Paris, www.fondation-droits-animal.org