Voici donc un extrait de la conférence qu'Élisabeth Costello donne au sein de cette université américaine [1].
« Je suis venue vous parler des animaux, continua-t-elle, mais je vous épargnerai le détail de toutes les horreurs qu'ils subissent durant leur vie et à l'heure de leur mort. Et ce, bien que je n'aie aucune raison de croire que vous ayez à l'esprit tout ce qui est infligé aux animaux, de part le monde, en ce moment même, au sein des unités de production (j'hésite à leur donner le nom de fermes), dans les abattoirs, les chalutiers, les laboratoires. Je supposerai donc que le simple fait de mentionner ces horreurs vous aura permis de vous les représenter de manière assez forte et si j'omets de les décrire, elle n'en sont pas moins au coeur de cette conférence.
Entre 1942 et 1945, plusieurs millions de personnes furent mises à mort dans les camps de concentration du IIIe Reich : pour ne citer que Treblinka, il y eut plus d'un million et demi, peut-être même trois millions de morts. Voilà des chiffres qui nous laissent hébétés. Nous ne mourons qu'une seule fois, nous avons du mal à nous représenter plus d'une mort à la fois. Dans l'abstrait, nous pourrions compter jusqu'à un million mais nous pouvons difficilement imaginer un million de morts.
Les gens qui vivaient à la campagne autour de Treblinka, des Polonais pour la plupart, dirent par la suite qu'ils ne savaient pas ce qui se passait dans les camps. S'ils s'en étaient doutés, ils n'avaient étés sûrs de rien. Dans un sens, ils auraient pu savoir mais, en même temps, ils ne savaient pas, ils ne pouvaient pas se permettre de savoir, dans leur propre intérêt.
Les gens qui habitaient autour de Treblinka n'étaient pas exceptionnels. Il y avait des camps dans tous les coins du Reich, pas loin de six mille pour la seule Pologne, sans parler de milliers d'autres sur le territoire allemand. La plupart des Allemands vivaient à quelques kilomètres d'un camp ou d'un autre. Tous n'étaient pas des camps de la mort, des camps dédiés à la production de mort, mais des horreurs se produisaient dans tous, sans exception. Personne n'avait intérêt à savoir que ces horreurs existaient, personne.
Si les Allemands d'une certaine génération sont toujours considérés comme étant un peu en dehors de l'humanité et devant accomplir quelque chose de particulier avant d'être à nouveau admis au sein du genre humain, ce n'est pas parce qu'ils ont mené une guerre expansionniste, et qu'ils l'ont perdue. À nos yeux, c'est surtout leur humanité qu'ils ont perdue parce qu'ils ont voulu ignorer certains faits. Lors de la guerre menée par Hitler, l'ignorance a pu être un moyen de survie très utile mais c'est une excuse que notre admirable rigueur morale nous empêche d'accepter. En Allemagne, donc, une certaine limite a été franchie, qui a entraîné les gens à commettre bien plus que les crimes et cruautés habituels en temps de guerre : ils ont péché, nous ne pouvons appeler cela autrement. Leur capitulation et le paiement de leurs dettes n'a pas mis fin à cet état de péché. Il a été dit, au contraire, qu'une certaine insanité a marqué l'âme de cette génération. Elle a marqué ces citoyens du Reich qui avaient fait le mal mais aussi ceux qui, pour quelque raison que ce soit, ignoraient ces exactions. L'insanité a ainsi marqué, pour des raisons pratiques, chaque citoyen du Reich. Seuls les prisonniers des camps étaient innocents.
« Ils sont allés à l'abattoir comme des moutons. » « Ils sont morts comme des animaux. » « Ces bouchers de Nazis les ont tués. » La dénonciation de ce qui s'est déroulé dans les camps renvoie si clairement au langage de l'élevage et des abattoirs que je n'ai pas vraiment besoin d'introduire la comparaison que je ferai dans quelques minutes. Le crime du IIIe Reich, disent les voix accusatrices, a été de traiter les gens comme des animaux.
Nous appartenons, même en Australie, à une civilisation profondément ancrée dans la pensée religieuse grecque et judéo-chrétienne. Tous autant que nous sommes, il se peut que nous ne croyions pas à la souillure de l'âme ou au péché mais nous croyons à leurs corollaires psychiques. Nous acceptons sans retenue que la psyché (ou l'âme) qui a des faits à se reprocher ne peut être saine. Nous ne pouvons admettre que des personnes qui ont des crimes sur la conscience puissent être heureuses et en bonne santé. Nous considérons, ou considérions, avec méfiance les Allemands d'une certaine génération parce que, dans un sens, ils sont souillés. Par les signes mêmes de leur normalité (leur bon appétit, leur rire franc), la preuve est faite qu'ils sont profondément souillés.
Les personnes qui, soi-disant, ne savaient pas ce qui se passait dans les camps ne pouvaient pas être tout à fait humaines. Selon nos propres métaphores, c'étaient ces personnes-là, et non les victimes, qui étaient les bêtes. Parce qu'elles ont traité ces êtres humains -des êtres créés à l'image de Dieu- comme des bêtes, ces personnes sont elles-mêmes devenues des bêtes.
On m'a fait faire le tour de Waltham ce matin. Cette ville semble plutôt agréable. Je n'y ai pas vu d'horreurs, pas de laboratoires d'expérimentations médicales, pas de ferme d'élevage industriel, ni d'abattoir. Et pourtant, je sais qu'il y en a. C'est obligé. Simplement, ils ne se montrent pas au grand jour. Ils sont tout autour de nous, en ce moment même où je vous parle, seulement, en un sens, nous ne savons pas qu'ils sont là.
Laissez-moi vous le dire clairement : nous sommes entourés par une vaste entreprise de mutilation, de cruauté et de tuerie qui est largement à la hauteur de tout ce qui a pu être commis sous le IIIe Reich et qui va encore plus loin, dans le sens où notre entreprise est perpétuelle, elle s'auto-régénère en mettant sans cesse au monde des lapins, des rats, des poules, des vaches, des cochons dans le but de les tuer. »
Voici un deuxième passage, situé à la fin du roman. Elizabeth Costello est avec son fils, John, qui l'emmène prendre l'avion. Norma est la femme de John.
Sept heures du matin, le soleil se lève à peine, John et sa mère se dirigent vers l'aéroport.
« Je suis désolé pour Norma, dit-il. Cela a été difficile pour elle ces derniers temps. Je ne pense pas qu'elle soit en mesure de compatir. Peut-être que moi non plus. Tu es restée si peu de temps avec nous... je n'ai pas encore compris pourquoi ces histoires d'animaux sont devenues si importantes pour toi. »
Elle regarde les essuie-glace effectuer leur va-et-vient et répond :
« C'est sans doute parce que je ne t'ai pas encore dit pourquoi, parce que je n'ose pas te le dire. Quand les mots me viennent, ils m'ont l'air si insensés que je préfère les étouffer dans ma tête ou les enterrer bien profondément, comme le barbier du Roi Midas [2].
- Je ne te suis pas pas. Qu'est-ce que tu n'arrives pas à me dire ?
- Eh bien, je ne sais plus où j'en suis. J'ai l'impression d'être à l'aise avec les gens, d'avoir des relations tout à fait normales avec eux. Alors je me demande : est-il possible que toutes ces personnes autour de moi participent à un crime d'une telle envergure ? Est-ce que je m'imagine tout cela ? Je me dis que je dois être complètement folle ! Et pourtant, chaque jour, je me retrouve face à des preuves de cette cruauté. Les personnes que je suspecte m'apportent les preuves, les exhibent, me les offrent. Des corps. Des fragments de corps qu'ils ont acheté avec de l'argent.
C'est comme si je rendais visite à des amis, je leur dis que la lampe du salon est très jolie et ils me répondent : « Ah oui, elle est belle n'est-ce pas ? C'est de la peau de Juif Polonais, c'est ce que nous préférons, la peau de vierges juives polonaises ». Et puis, je vais dans la salle de bains et, sur l'étiquette du savon, je lis : « Treblinka - 100% graisse humaine. » Suis-je en train de rêver ? Mais dans quelle maison suis-je donc entrée ?
Pourtant, je ne rêve pas. Je regarde tes yeux, ceux de Norma, ceux des enfants et je n'y vois que de la gentillesse, de la gentillesse d'humains. « Calme-toi, je me dis, tu ne vas pas en faire une montagne. C'est la vie. Tout le monde vit très bien avec, pourquoi pas toi ? Pourquoi pas toi ? ».
[1] Merci à ma cousine Camilla, végétarienne depuis peu, qui nous a fait découvrir ce roman. Anne.
[2] NdTrice : La légende dit qu'Apollon jeta un sort au Roi Midas qui se retrouva avec des oreilles d'âne sur la tête. Il les cacha comme il put mais son barbier s'en rendit compte et dut promettre de ne le répéter à personne. Il voulut se débarrasser de ce lourd secret en le criant au fond d'un trou qu'il avait creusé. Les roseaux se mirent à répéter la phrase compromettante « Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne ! » (Le Petit Robert 2).