Le texte reproduit ci-dessous a été publié sur le blog de David Olivier le 30 avril 2016 en anglais, et le 4 mai 2016 en français.
La Rédaction
Faut-il moralement tuer les lions afin de sauver les gazelles ? L'idée selon laquelle remettre en cause la prédation implique de vouloir tuer les lions nous est souvent lancée en tant que réfutation par l'absurde dès que nous abordons la question de la souffrance des animaux sauvages. Nous-mêmes tendons alors à récuser une telle idée, expliquant que nous préférons des moyens plus « doux », comme le développement de préparations alimentaires végétaliennes adaptées pour les lions, ou la modification progressive de leur génome (par des technologies type gene drive par exemple) pour qu'ils cessent de devoir et vouloir tuer, ou encore par l'extinction progressive de leur espèce par la stérilisation. En tout cas, nous ne voulons pas tuer les lions. Quels militants animalistes serions-nous, si nous appelions à tuer des animaux !
Ceci pourtant est en dissonance avec le fait qu'un seul lion tue un grand nombre d'autres animaux au cours de sa vie. En nous abstenant de tuer un lion, nous tuons de nombreuses gazelles. D'un point de vue conséquentialiste, il semblerait préférable de tuer un lion plutôt que de tuer (indirectement) tous ces autres animaux ; et préférable de le faire immédiatement, plutôt que de compter sur des solutions impliquant un long délai – solutions plus douces, mais pour le lion seulement ! Certes, d'autres conséquences – éventuelles – sont à prendre en compte, comme la surpopulation des gazelles qui peut (ou non) résulter de l'absence de prédateurs. De telles questions méritent d'être discutées pour elles-mêmes. Il reste que nous avons bien de fortes inhibitions face à l'idée de tuer les lions, indépendamment de toute conséquence indirecte. Je pense que ces inhibitions sont infondées, et sont l'effet de la manière dont nous tendons à décrire la situation dans le cas de la prédation, différente de la façon dont nous décrivons les interactions humaines.
On admet généralement que les humains ont un droit à la vie. Mais ce droit est principalement un droit-liberté, et non un droit-créance. La distinction entre ces deux sortes de droits est importante. Un exemple de droit-liberté est le droit de se marier. Il implique que vous êtes libre de vous marier, si vous le voulez et si vous le pouvez, mais non que la société a l'obligation de vous fournir les moyens de vous marier, et en particulier un époux si vous ne pouvez pas en trouver un vous-même. Vous ne pouvez exiger que votre droit soit satisfait. Les libertariens tendent à reconnaître surtout des droits-liberté. Selon eux, votre droit à la vie signifie juste que personne ne peut vous tuer. Il ne signifie pas que la société doit vous nourrir si vous mourrez de faim, ou vous fournir des antibiotiques si vous souffrez d'une infection potentiellement mortelle mais guérissable mais n'avez pas les moyens de les acheter. Les libertariens comme Ron Paul estiment qu'il serait juste que la société laisse simplement une telle personne mourir1. Pour eux, laisser mourir n'est pas la même chose que tuer. Cependant, et c'est à ceci que je veux arriver : même pour les non-libertariens, le droit à la vie n'est un droit-créance que jusqu'à un certain point. Si vous avez besoin d'une transplantation cardiaque pour survivre, personne n'est dans l'obligation de vous faire don de son cœur, et donc de sa vie ; ni même de vous donner un rein, ce qui n'est pas mortel, si c'est d'un rein que vous avez besoin. Si vous refusez de faire don d'un rein, personne ne dira que vous avez tué le malade, lequel pourtant mourra. On envisage votre refus comme un acte de laisser mourir, non comme un acte de tuer.
Revenons maintenant aux lions et aux gazelles. Les uns comme les autres ont un droit à la vie. Si nous envisageons ce droit comme nous le faisons habituellement pour les humains, il s'agit d'un droit-liberté, et d'un droit-créance seulement de façon limitée. Le lion doit recevoir des antibiotiques si c'est ce dont il a besoin pour survivre. Mais le droit à la vie d'un lion lui permet-il d'exiger d'une gazelle qu'elle lui cède ses organes – de fait, son corps entier ? Je ne vois pas comment cela pourrait se justifier. Si nous appliquons les normes que nous appliquons aux humains, nous ne devons pas tuer les lions ; mais nous ne devons pas non plus leur permettre de manger les gazelles. Et si les lions ne peuvent survivre sans manger les gazelles, ils mourront. Cela ne signifie pas que nous les aurons tués, mais seulement que nous les aurons laissés mourir.
Quand on nous accuse de vouloir tuer les lions, peut-être devrions-nous répondre qu'en l'absence d'un autre choix – d'aliment végétalien pour lion, par exemple – nous ne devons pas tuer les lions, mais les laisser mourir. Permettre aux lions de manger les gazelles n'est pas un choix envisageable ; les gazelles ne leur appartiennent pas.
La raison pour laquelle nous n'envisageons généralement pas les choses ainsi tient, je pense, à notre biais cognitif du statu quo. Il nous semble normal que le lion mange la gazelle. Au contraire, il ne fait pas partie du statu quo, et n'est pas vu comme normal, qu'un humain s'attribue les organes d'un autre pour survivre. Mais imaginons que les lions aient initialement été des herbivores, et soient brusquement devenus – sous l'effet d'un virus, par exemple – des carnivores obligés, ne pouvant survivre sans la chair des gazelles ? Les gazelles seraient-elles tout à coup à leur disposition ? Pourquoi le seraient-elles ?
On peut objecter qu'il serait moins cruel de tuer le lion que de le laisser lentement mourir de faim. Cela peut bien être vrai, et dans ce cas l'euthanasie serait justifiée. On peut comparer avec le cas d'un chat mourant d'insuffisance cardiaque, qui pourrait être sauvé par une greffe provenant du sacrifice d'un autre chat. Si à un moment nous choisissons d'abréger les souffrances de notre chat, nous parlerons d'euthanasie. Nous ne dirons pas que nous l'avons tué en lui refusant le cœur d'un autre.
Cette discussion peut sembler purement abstraite ; ni l'alimentation végétalienne des lions ni la lutte contre leur prédation ne sont encore à l'ordre du jour. Il est sans doute préférable, stratégiquement, de concentrer nos efforts sur la prédation commise par les humains, c'est-à-dire sur leur consommation de viande. Cependant, la manière dont nous voyons la prédation et les solutions que nous nous permettons d'imaginer ne sont pas sans conséquences. Il y a une forte valeur symbolique, il me semble, à affirmer qu'il serait juste de prévenir la prédation, même au prix de la vie du prédateur. Cela peut aussi nous aider à nous sentir plus à l'aise concernant les interventions limitées que nous pouvons dès à présent pratiquer dans la nature, par exemple pour protéger une souris d'un hibou. Nous pouvons nous sentir mal à l'aise en nous demandant à la manière de Kant si nous pouvons vouloir que la maxime de notre acte soit une loi universelle, ce qui impliquerait que le hibou meure de faim. Accepter qu'en effet nous pouvons vouloir l'universalisation de cette maxime peut nous permettre d'agir plus sereinement.