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Cahiers antispécistes n°19 - octobre 2000

Sur la prédation : réponse à Philippe Laporte

Nous avons reçu plusieurs réactions à l’article de Philippe Laporte « L’écologisme, un défi pour l’antispécisme ? » paru dans le numéro 18 des Cahiers antispécistes, parmi lesquelles le texte d’André Méry que nous publions ci-après. Il nous est impossible de reproduire l’ensemble des courriers reçus sur ce thème, mais Philippe Laporte a répondu personnellement à chacun. Nous remercions toutes les personnes qui ont pris la peine de nous écrire leurs impressions suite à la parution de son article.

La rédaction

Mon propos est de répondre à l'article de Philippe Laporte au sujet de l'écologisme, paru dans les Cahiers antispécistes n°18. Bien des points me paraissent contestables, mais je vais me centrer sur la question de la prédation, qu'il traite d'une façon que je trouve par trop désinvolte. En effet la prédation ne pose pas que des questions d'ordre froidement scientifique, du style : combien de renards faut-il pour maintenir à niveau constant telle population de lapins, et que se passe-t-il si le nombre de renards diminue de N unités ? C'est aussi une question morale, quoique peu de personnes aient l'air de s'en rendre compte. Et à ce titre, nous devons y réfléchir parce que la morale, c'est nous, humains, qui la formulons.

Paralysies psychiques

Mais si aussi peu de personnes se rendent compte de cela, c'est qu'à mon avis, nous vivons face à la prédation dans un état de « paralysie psychique ». Ce terme a été employé par Robert Epstein, dans un article de la revue Ahimsa de l'American Vegan Society, pour désigner la psychologie des mangeurs de viande. En pratique, la paralysie psychique, cela consiste pour M. et Mme Tout-le-monde à vivre dans une sorte de consensus béat, où l'on partage en masse des croyances jamais remises en cause, car on évacue les questions dès qu'elles approchent en niant simplement l'existence des problèmes. En effet, reconnaître un problème demande qu'on se penche sur sa solution - du moins si l'on a un peu d'honnêteté intellectuelle - mais dire qu'il n'y a pas de problème évite de faire l'effort de chercher une solution... La paralysie psychique est donc très répandue, car elle permet de vivre plus tranquillement.

Par exemple, je me souviens d'avoir été frappé par une phrase de Jeffrey Moussaieff Masson, dans son livre remarquable Quand les éléphants pleurent, dans lequel il dit (p. 314) : « Nous savons parfaitement ce que veut la vache : la vache veut vivre. La vache n'a aucune envie de se sacrifier. L'idée qu'une vache puisse de son propre chef se proposer comme nourriture ne tient pas debout. » Effectivement, c'est d'une telle évidence que tout le monde doit savoir cela. Pour que l'on puisse continuer à manger de la vache tout en sachant cela, il faut nécessairement en arriver à se désensibiliser face à la mort et à la souffrance de la vache ; il faut se persuader que tuer des vaches pour s'en nourrir n'est pas un problème ; il faut se paralyser psychiquement. Et pour cela, divers arguments vont être invoqués de façon hallucinatoire ; dans le domaine moral, on affirmera que les animaux ont été créés pour être au service de l'homme ; dans le domaine scientifique, on démontrera que l'on ne peut se passer de viande pour vivre. Toute tentative de remettre le carnivorisme en question est donc coupée à sa source ; le carnivorisme n'est plus alors un problème, il devient une simple « contrainte » inhérente à la vie humaine ; c'est peut-être malheureux par certains côtés, mais c'est ainsi. Ce terme de « contrainte » est celui qu'emploie Philippe Laporte pour disqualifier d'un trait de plume toute recherche de solutions à la question de la prédation : la prédation serait une simple « contrainte » inhérente à la vie ; donc, c'est peut-être malheureux par certains côtés, mais c'est ainsi. Je considère qu'une telle attitude relève de la paralysie psychique.

La raison profonde des paralysies psychiques n'est pas à rechercher bien loin ; elles manifestent une tendance assez commune de l'esprit humain : la peur de perdre tout repère. Énoncé tel quel, cela peut paraître banal. En fait, ce dont il est ici question, c'est de la lutte entre la nature et la culture. On a beaucoup glosé sur l'opposition entre ces deux concepts. Je dirais simplement qu'accepter de perdre ses repères, c'est s'obliger à recréer du sens, c'est à dire de la culture ; refuser par exemple le carnivorisme, c'est donner un sens nouveau à la vie des animaux ; c'est créer de nouveaux concepts culturels comme celui de l'égalité animale. Garder ses repères, c'est au contraire se positionner dans un état où les choses ont un sens en soi, un état senti comme naturel et rassurant. L'histoire humaine apparaît comme une irrépressible création de culture, constamment freinée par un désir de nature, le second terme rassurant l'esprit quant aux emballements du premier. Mais ce qui caractérise l'humain, c'est la création de sens, de culture, c'est à dire un déséquilibre constant entre la perte d'un repère et la mise en place d'un suivant destiné à être abandonné lui aussi ; ce n'est pas le désir de nature. Lorsqu'on ne veut pas voir la réalité déstabilisante de ce processus (déstabilisante au sens propre car l'humain est en perpétuel déséquilibre), on se sécurise en entrant dans divers états de paralysie psychique.

Ce que nous ne voulons pas voir : notre responsabilité.

Mais que veut donc le lapin ?

Pour en revenir à l'exemple des lapins et des renards, l'évidence la plus manifeste que l'on peut constater, c'est que les renards sont toujours obligés de courir après les lapins pour les attraper ; c'est à dire qu'on peut affirmer, et sans pour cela faire de l'anthropomorphisme, que le lapin se passerait fort bien d'être attrapé par le renard. Si l'on reste un éthologiste à la science pure et dure, on peut qualifier le comportement du lapin par des expressions telles que « instinct de fuite face à un prédateur », ou « réaction d'évitement sélectionnée par l'évolution », ou d'autres choses de ce genre. Mais on peut tout aussi bien dire « envie de vivre » ; c'est d'ailleurs ce que l'on dirait spontanément si l'on voyait un humain fuir pour échapper à un animal dangereux. En réalité, le fait que l'on persiste à penser la prédation uniquement en termes d'équilibres écologiques de populations animales revient à nier chez l'animal lui-même l'existence de sentiments et d'intérêts que l'on tient au contraire pour acquis dans l'espèce humaine. Or, cette négation est absurde.

Nous ne pouvons évidemment pas demander au lapin ce qu'il pense de sa vie d'animal et ce qu'il souhaiterait qu'elle devienne (il y a d'ailleurs fort à parier qu'il n'en pense rien et ne souhaite pas davantage, car il n'a aucune raison de se poser les mêmes questions que nous). Pourtant, cela n'est pas incompatible avec le fait de préférer vivre plutôt que de finir sous la dent d'un prédateur ; pourquoi serait-il nécessaire d'avoir a priori une réflexion métaphysique sur le sens de son existence pour trouver de l'intérêt à la vie ? Très peu d'humains, après tout, se posent des questions profondes sur le sens de la vie, mais cela ne les empêche pas d'éprouver une farouche envie de vivre. Quoi qu'il en soit, aucun animal ne nous dira explicitement qu'il veut vivre, même si tous les signes qu'il nous envoie par son comportement concourent à ce sens. C'est une conclusion que nous devons tirer nous-mêmes. Mais ce n'est pas une conclusion arbitraire ; c'est la conclusion la plus simple qui soit. Car arriver à simuler l'envie de vivre d'une façon aussi complexe et précise supposerait - s'il y avait effectivement simulation - une pharamineuse complication du processus évolutif pour créer chez un animal tous les aspects d'un état ne reposant en fait sur rien de réel. Or, s'il est un principe de raisonnement communément admis parmi les humains, c'est bien celui de la simplicité : si moi je sais ce que je veux, et si je fais pour cela telle et telle chose, alors si je vois quelqu'un d'autre faire la même chose, le plus simple est d'admettre que nos désirs sont semblables, et ce d'autant plus que cet autre est plus proche de moi. C'est pourquoi nous devons admettre que les animaux éprouvent un intérêt à vivre - par la similitude de nos comportements avec les leurs et par la similitude de nos origines - même s'ils ne nous feront jamais de déclaration écrite et signée à ce sujet.

C'est exactement ce que disait Jeffrey Masson : nous savons ce que veut la vache... Mais si nous le savons pour un animal domestique, nous le savons aussi bien pour un animal sauvage : l'idée qu'un lapin puisse éprouver du plaisir à servir de nourriture à un renard ne tient pas non plus debout. Le lapin veut simplement vivre.

Le problème, voyez-vous...

Le problème est que nous ne voulons pas tirer les conséquences de cette évidence. Car le fait est que les lapins servent de nourriture, et nous savons donc que ce n'est pas de leur propre volonté. Une autre chose que nous savons aussi est que les seuls individus qui pourraient intervenir dans ce processus ne sont autres que nous-mêmes ; car les lapins ne vont pas réfléchir aux moyens de rendre les renards végétariens ; ils vont simplement les subir, tant qu'il y aura des renards carnivores...

Mais alors, accepter le fait que le lapin poursuivi soit doté d'une envie de vivre comme vous et moi, et ne soit pas simplement le facteur anonyme d'un équilibre écologique sélectionné par l'évolution, cela nous place face à des responsabilités - que nous pouvons accepter ou nier - mais qui n'en existent pas moins ; car nous sommes les seuls à pouvoir faire quelque chose, et la responsabilité d'agir ou non n'appartient qu'à nous-mêmes. Nous pouvons décider de ne rien faire, mais si nous jugeons bon d'intervenir en faveur de la vache, pourquoi jugerions-nous mauvais d'intervenir en faveur du lapin ? Les deux ont envie de vivre, après tout. On peut, bien sûr, mettre des priorités dans l'action en faveur de celle-là plutôt que de celui-ci, mais pourquoi agir exclusivement pour celle-là ?

Seulement, le fait de ne plus être indifférent au sort du lapin a des conséquences profondément dérangeantes pour l'esprit. Car ce que l'on accorde à l'un, on ne peut le nier à l'autre : le renard aussi doit être crédité d'une envie de vivre, et l'on peut très bien admettre que c'est du fait de cette envie qu'il course le lapin pour se nourrir au lieu de se laisser mourir de faim. Si donc je sauve l'un, je condamne l'autre, et si je veux sauver les deux, ce qui est moralement logique dans la mesure où j'agis pour éviter de la souffrance, alors c'est moi que je condamne à trouver une solution apparemment introuvable car absurde : comment rendre les renards végétariens tout en évitant la prolifération des lapins ?

Surtout pas une question !

Vouloir tenter malgré tout de répondre à cette question est une attitude culturelle. Elle crée un sens nouveau à la notion de notre responsabilité face au vivant. Jusqu'à présent, et globalement, nous avons donné un sens négatif à cette responsabilité : nous nous tenons pour responsables de tous les malheurs que nous causons à l'environnement et aux espèces vivantes, et que nous essayons de réparer tant bien que mal. C'est une attitude que je trouve « naturaliste », c'est à dire considérant que les choses ont un sens en soi et que notre intervention devrait se borner à les préserver. Et quand donc nous n'arrivons pas à les préserver, nous devrions essayer de les remettre en état.

En effet, nous vivons à mon avis avec la pensée inconsciente que si l'évolution des espèces a conduit jusqu'à nous, c'est qu'elle ne s'est pas si mal débrouillée que ça ; or, cette évolution s'étant déroulée dans des conditions purement naturelles (c'est-à-dire non artificielles, non imprégnées de la culture humaine), cela veut dire que ces conditions naturelles étaient intrinsèquement bonnes ; d'un autre côté, les produits culturels de l'espèce humaine tels que l'agriculture, la médecine, l'urbanisation, l'industrialisation et les armements nous ont conduit à remplacer petit à petit les modifications naturelles du milieu qui nous a vu naître par sa destruction systématique artificielle ; cela nous amène alors à l'idée que si le type de milieu qui a permis l'émergence de l'espèce humaine et sa vie jusqu'à maintenant venait à disparaître trop complètement, c'est l'espèce même qui disparaîtrait ; de ce fait, nous sommes amenés à penser en termes de préservation de l'existant avant que les transformations de cet existant n'atteignent un supposé point de non-retour ; d'où le discours sur l'importance de la biodiversité, de la préservation des espèces, éventuellement de leur réintroduction, et même, parfois, de leur re-création ; et ce faisant, nous prétendons faire preuve de responsabilité.

Bien qu'on puisse argumenter que tout cela est parfaitement justifié (car il faut bien réparer certains pots cassés), je pense pour ma part que ce genre d'attitude provient essentiellement du refus de donner un nouveau sens à notre responsabilité face à la vie, c'est à dire du refus de franchir une nouvelle étape culturelle (dont je parlerai plus loin), en donnant à notre responsabilité un sens positif. Ce refus se traduit, pour ce qui concerne la prédation qui reste inconsciemment pensée comme « purement naturelle » et donc « intrinsèquement bonne », par le rejet fébrile d'en faire une question.

Alors, se laisser paralyser...

Alors le plus simple est d'intervenir pour sauver les vaches et autres animaux domestiques mais de laisser la paralysie psychique s'installer pour les lapins en particulier et la prédation en général. Car intervenir pour les deux supposerait de créer du sens là où les choses étaient acquises et stables dans leur repère : la vache est domestique et, le monde de la domesticité étant le produit de l'homme, il fait donc partie de notre domaine d'action et peut être transformé sans danger ; mais le lapin est sauvage et, le monde de la vie sauvage ayant de bonnes lois (puisqu'elles ont permis que nous en émergions), nous n'avons pas le droit d'interférer. Deux types d'arguments interviennent ici pour renforcer ce discours. Un argument d'ordre scientifique disant que vouloir intervenir dans les relations du lapin et du renard bouleverserait des états d'équilibre que nous ne comprenons même pas et serait catastrophique ; et un argument d'ordre moral disant que cela reviendrait à pratiquer ce que l'on veut justement combattre : la mainmise de l'homme sur la vie des animaux. Exit donc l'interrogation sur la prédation, interrogation qui serait non seulement nocive mais pernicieuse, puisque nécessitant d'agir sur les animaux non seulement de façon inconsidérée, mais en plus en fonction de présupposés humains et non pas pour leur bien propre...

Éléments de réponse...

J'aimerais que ceux qui tiennent le genre de discours précédent fassent quand même une expérience de pensée ; j'aimerais qu'ils imaginent notre monde légèrement modifié : toutes les espèces sauvages y seraient herbivores, chacune adaptée à sa niche écologique particulière, avec une biodiversité équivalente à celle que nous connaissons - ou du moins suffisante pour que ce monde tourne bien - et des écosystèmes ni plus ni moins stables qu'actuellement. Pratiquement notre monde actuel, en somme, sauf que certains des animaux n'auraient plus à y éprouver la crainte de se voir finir sous la dent de certains autres et où le désir de vivre n'aurait plus à se manifester par la fuite devant un prédateur. J'aimerais qu'ils poursuivent l'expérience de pensée en imaginant qu'ils ont le choix entre vivre dans ce monde-là ou vivre dans celui que nous connaissons actuellement. Je n'arrive pas à me représenter comment on pourrait préférer notre monde actuel qui est une chaîne continue de dévoration des uns par les autres, à un monde dans lequel les seuls dévorés seraient des végétaux. Personnellement, si j'avais le choix, je choisirais un monde d'herbivores où la souffrance alimentaire « naturelle » (celle-là au moins) serait supprimée (en attendant de supprimer également la « culturelle » et de rendre tout le monde végétarien). Et je veux croire que toute personne soucieuse d'éviter de la souffrance aux animaux aurait la même réaction si le choix lui était donné. Car, pourquoi conserver de la souffrance si on peut la supprimer ?

Un tel monde est-il simplement un délire utopique, ou bien est-ce une possibilité ? La réponse ne peut venir que d'une autre façon d'envisager notre responsabilité face à la vie, en dépassant notre présente réflexion sur le sens de notre place et de notre rôle dans le monde, et en franchissant une nouvelle étape culturelle. Pour cela nous devons tirer la conséquence éthique de notre domination sur le monde.

Donner un sens
à notre domination sur le monde

J'entends par domination que l'espèce humaine est celle qui a le plus de pouvoir pour agir sur la planète, ses habitants (humains ou non-humains) et leurs conditions de vie. Individuellement, nous sommes peut-être les plus faibles des êtres vivants mais, collectivement, nous formons une espèce dominante, par notre capacité à accumuler du savoir et à le transformer en techniques. Dès lors que les « homo » sont devenus « habilis », il y a quelques millions d'années, ils se sont trouvés sur la voie de la dominance ; et comme les avantages acquis facilitent l'acquisition d'autres encore, les « habilis » sont devenus « sapiens » et encore plus dominants. Ainsi, s'il est une question qui ne se pose plus à l'heure actuelle, c'est bien celle de notre pouvoir sur le monde en général et le vivant en particulier. De plus, il n'y a aucune raison pour que ce processus s'interrompe, car chaque nouvelle connaissance engendre de nouvelles questions qui, une fois résolues, accentuent notre faculté d'agir et donc notre pouvoir d'agir. Ce pouvoir ne peut que croître, sauf à décider de moratoires sur telles ou telles parties de nos connaissance ; mais, globalement, il est illusoire d'imaginer un moratoire permanent sur le questionnement intellectuel en ne conservant pour l'esprit humain que la faculté du raisonnement philosophique. Tôt ou tard, nous voudrons non seulement savoir, mais également savoir comment faire. Nous sommes des animaux, certes, mais des animaux très particuliers.

Dire que cela dépeint uniquement le fonctionnement de l'esprit occidental, c'est comme ne rien dire. D'abord l'espèce humaine est une, ensuite ce n'est pas parce que les conditions d'éclosion des savoir-faire n'existent pas que la capacité n'existe pas. On peut penser que le développement « à l'occidentale » est un hasard de l'évolution humaine, que rien n'était donné d'avance et que nous pourrions aussi bien n'avoir jamais dépassé un « âge de pierre » ou un « âge de sagesse ». C'est possible. On peut aussi penser que c'était inéluctable, parce que la capacité était présente, et qu'il suffisait de trouver les conditions particulières pour qu'elle se concrétise. De toutes façons, ce genre de spéculation n'amène à rien, car que ce soit « à l'occidentale » ou « à l'orientale », le fait est que l'espèce humaine dans son ensemble a accumulé un pouvoir inégalé sur sa propre vie et celle des autres vivants. Que cela soit le fait d'une frange de cette humanité ne change rien au fait que cela soit arrivé. Nous devrions plutôt nous en réjouir que de chercher à l'occulter. Le tout est de s'en servir dans le bon sens. Mais quel sens ?

Intervenir sur la vie
pour mieux la respecter

Ce que je vais dire choquera peut-être mais nous devons dépasser l'éthique du respect de la vie au sens « passif » - qui se traduit par la préservation de ce qui existe - pour une éthique du respect de la vie au sens « actif », se traduisant par une intervention sur la vie. Intervenir sur la vie est la meilleure façon de la respecter.

Ce qui existe majoritairement aujourd'hui dans le domaine des sciences de la vie est une éthique de la crainte. Le pouvoir scientifique accumulé par les humains est considéré comme dangereux : on considère que l'on ne modifie pas impunément des mécanismes qui ont mis des millions d'années à se mettre en place : on ne touche pas à ce que l'on ne comprend pas. Je ne veux pas dénigrer les « principes de précaution » que l'on oppose à l'accélération des recherches. Tant qu'on ne sait pas où l'on va, tant qu'on cherche sans but, mais pour le seul plaisir d'accumuler des expériences et des publications, non seulement les « principes » s'imposent, mais également les obligations. Toutefois, il est illusoire de penser comprendre sans toucher ; et d'autre part, il est à mon avis urgent de se rendre compte que la vraie question posée concernant les recherches sur la vie n'est pas « avons-nous le droit d'y toucher ? » mais « avons-nous le droit de la comprendre ? ».

Ce qui renvoie à la lancinante question de savoir si la capacité de l'esprit humain à comprendre techniquement les phénomènes du vivant est un bien ou un mal... Si c'est un mal, il faut le dire clairement. Et surtout expliquer pourquoi. Mais dans ce cas, tout un pan des recherches visant à améliorer la santé humaine devient injustifiable. Ou bien faudrait-il admettre que ces recherches soient justifiables jusqu'à un certain point (les antibiotiques, par exemple) et injustifiables au-delà (les thérapies géniques, par exemple) ? Pourtant, personne ne va contester le bien-fondé des recherches en génétique, lorsqu'elles ont pour but de réduire ou supprimer les conséquences de maladies humaines liées au génome. Partout, dans le monde, des êtres humains sont nés avec des déficiences provenant d'un génome différent ; certaines les font mourir rapidement (tels sont les déficits immunitaires graves), d'autres les handicapent toute leur vie (tels sont la cécité ou la mal-voyance). Quoi de plus parfaitement naturel, néanmoins ? Cela n'a-t-il pas toujours été le cas ? Naître handicapé n'est pas un « privilège » des temps modernes et des pollutions artificielles...

Qui ne voit que dans ces cas-là, en intervenant sur ces handicaps, on intervient sur les processus « naturels » de la vie, c'est à dire sur le fait que la vie produit « naturellement » des malformations, des déficiences, des inadaptations ? Qui ne voit également qu'en intervenant sur ces processus, nous faisons appel à notre capacité éthique à juger en termes de bien et de mal ? Et cela pour dire que nous mettons nos interventions, nos recherches et nos techniques dans la catégorie du bien : nous jugeons qu'il est bien d'améliorer ce qui ne fonctionne pas comme prévu. L'oeil est fait pour voir ; par conséquent, si une thérapie génique est un jour capable de régénérer les fonctions déficientes d'un oeil malvoyant, personne n'ira protester contre cela. Pourtant, un oeil malvoyant est aussi naturel qu'un oeil bien-voyant ; dans les deux cas est en oeuvre le même processus biologique de formation d'un système de vision, naturellement fait de réussites et d'échecs, de réplications du matériel génétique et de mutations plus ou moins bien contrôlées, et qui a toujours existé depuis que la vie est apparue.

Or, si nous protestons contre cet état de fait et décidons qu'un oeil malvoyant doit être réparé, c'est que nous protestons contre les « lois » dites naturelles de la vie. En d'autres termes, nous protestons contre le fait que les processus biologiques sont éthiquement neutres et ne respectent pas forcément les êtres vivants, c'est à dire ne leur accordent pas forcément les meilleures possibilités de jouir de leur vie. Autrement dit, nous affirmons implicitement notre rôle de suppléants de la nature. Mais ce qu'il importe de voir, c'est que nos actions ne se résument pas simplement à suppléer à diverses déficiences des fonctions physiologiques des êtres vivants, mais bien plus fondamentalement à suppléer à une déficience de cette « nature » même qui produit la vie, sa déficience éthique. Pour en revenir à ce que je disais auparavant, protester contre les résultats de la vie est un acte de culture.

C'est pourquoi, en bonne logique, la réponse à la question « avons-nous le droit de la comprendre ? » est oui. Non seulement avons-nous le droit de comprendre ce que recouvrent les mécanismes du vivant, mais encore est-ce un impératif éthique, dans la mesure où nous pouvons ainsi améliorer le sort d'au moins certains êtres vivants, faire en sorte que leur vie effective, réelle, soit mieux respectée, c'est-à-dire qu'en soient éliminées les nuisances inutiles qui la handicapent.

Pour une éthique de la protestation

C'est en ce sens que l'intervention sur la vie, comme je le disais, est une bien meilleure façon de respecter les potentialités du vivant, que de constater simplement que les choses sont comme ça. Constater est un acte de nature, intervenir est un acte de culture ; et dans la mesure où l'humanité est fondamentalement culturelle, elle est fondamentalement humaine lorsqu'elle revendique le droit à l'intervention dans les processus de la nature. Voltaire n'a peut-être jamais été plus humain que lorsqu'il a protesté, au nom de l'Esprit et de la Raison, contre le tremblement de terre que subit Lisbonne en 1755, lorsqu'il s'est élevé, au nom de la liberté, contre la servile acceptation des « lois » de la nature.

La révolution culturelle qui nous attend immanquablement - et contre laquelle nous nous protégeons par la paralysie psychique - est celle qui consistera à étendre notre responsabilité au-delà du seul humain et à comprendre que nous avons le devoir moral d'utiliser notre capacité à connaître pour améliorer le sort de tout être vivant, qu'il soit humain ou non humain. Ce qui nous attend est un dépassement de cette éthique de la crainte face à la manipulation d'une vie mystérieuse et vengeresse, pour accéder à une éthique de la protestation face à des processus biologiques déroulant leurs conséquences à l'aveuglette, et où la notion de souffrance n'est jamais prise en compte. Cela passe par la compréhension complète des mécanismes faisant qu'un être vivant est ce qu'il est, et par la rectification de ces mécanismes à chaque fois que cela conduit à un meilleur respect de la vie de ces êtres vivants, c'est à dire à de plus grandes potentialités à vivre pleinement et librement leur existence. C'est cela qui donnera un sens à notre domination sur le monde : utiliser ce pouvoir d'action pour prendre nos responsabilités face à toute nuisance causée à des êtres sensibles, et donc y remédier. Évidemment, cela passe par la non-violence, l'antiracisme, l'antispécisme, le végétalisme, etc., ce qui explique que M. et Mme Tout-le-monde se bloquent mentalement sur le refus de voir là des « questions ».

Toujours est-il que cette responsabilité qu'il nous incombe de prendre fait de la prédation une véritable question, à laquelle nous devons tenter de répondre, car la prédation est incontestablement une des causes de souffrances et de nuisances contre la « naturalité » desquelles nous devons protester.

Alors, que faire ?

Personne n'a de baguette magique pour rendre les renards végétariens tout en évitant la prolifération des lapins... Pourtant, si nous savions comment se construit génétiquement un renard et quels gènes font quoi et en relation avec quels autres, si nous savions décrypter et interpréter son code génétique, alors nous saurions quelles informations conduisent à des dents de carnassiers et quelles modifications conduiraient à des dents de mangeur de feuilles, quelles informations conduisent à un système digestif de carnivore et quelles autres conduiraient à un système digestif d'herbivore. À ce moment-là, ce qui résulterait de notre intervention visant à rendre le renard végétarien serait-il toujours un renard ? En aurait-il même l'aspect ? Je ne vois pas en quoi ces questions sont importantes. Si un « néo-renard » végétarien avait sa place dans l'écosystème, en quoi importerait-il qu'il ressemble à l'ancienne espèce ? Pourquoi la forme « renard » telle que nous la connaissons actuellement serait-elle à préserver pour l'éternité ? Cette forme « renard » existe-t-elle inchangée depuis les débuts de la vie sur Terre ? La forme serait-elle primordiale par rapport à la fonction ?

Quant au lapin..., comprendre quels mécanismes ont conduit cette espèce à avoir une fertilité élevée serait sans doute bien plus facile ; la sélection naturelle a évidemment favorisé ceux qui avaient le plus de descendants, puisque c'est parmi eux que l'on comptait le plus de survivants. Il faudrait donc intervenir sur les mécanismes génétiques de la fertilité du lapin, pour en faire une espèce à fertilité plus réduite.

Si nous prenions réellement nos responsabilités, nous consacrerions de la recherche à ce genre de questions, comme nous en consacrons à soulager les souffrances humaines ; nous aurions pour but de remplacer peu à peu toute « souffrance de vivre » par une « jouissance de vivre », parce que nous sommes la seule espèce à pouvoir faire cela, et que nous en avons donc le devoir moral, dans la mesure où rejetant pour nous-mêmes ces « souffrances de vivre », nous signifions par là qu'elles sont autant d'erreurs de la nature.À mon avis, prendre l'attitude contraire revient à penser que même les erreurs de la nature sont une bonne chose... ce qui nous éloigne grandement de l'idée de culture.

Même si un monde sans prédation n'est pas pour demain, même si ce n'est pas une priorité d'action, cette idée n'est pas utopique ; et nous gagnerions en humanité si nous l'incluions dans nos buts. Cela suppose évidemment une maîtrise accrue des mécanismes biologiques et génétiques permettant la formation des êtres vivants. Est-ce que cela nécessite de passer par des expérimentations sur les animaux ? Je n'en sais rien. Mais je pense que des expérimentations parfaitement contrôlées et limitées sur les animaux peuvent être justifiables dans la mesure où c'est le bien de l'animal lui-même qui est en jeu. Lorsqu'il s'agit de maladies humaines, nous finissons de toute façon par expérimenter sur les humains (après nous être soi-disant prémunis contre les conséquences graves en testant d'abord les produits sur des animaux...). S'il s'agit de maladies animales, il paraît logique d'utiliser l'animal pour sujet d'expérience. Encore une fois, nous devons prendre nos responsabilités ; aucun animal ne mettra au point un protocole expérimental pour étudier les moyens d'éradiquer telle ou telle maladie à laquelle il est soumis ; c'est à nous, humains, de le faire, dans le but de suppléer à ce que l'animal non humain ne peut accomplir de lui-même. Je ne vois là rien d'indécent.

Certains s'exclameront que vouloir un monde sans prédation, c'est vouloir créer un monde sur mesure, une sorte de zoo bien gentil dans lequel les humains seraient en paix avec leur conscience, parce qu'il n'y aurait plus de méchants animaux faisant du mal aux autres. Je comprends que l'on puisse avoir ce genre de réaction : dans ce cas, intervenir dans le monde vivant serait la marque du spécisme absolu... s'il s'agissait simplement de se faire plaisir et de satisfaire à la sensiblerie, je serais le premier d'accord et je dirais aussi : laissez les animaux tranquilles et occupez-vous de vous-mêmes. Mais ce n'est pas là ce dont il est question. Il n'est pas question de sensiblerie ou d'humanisme ; il est question de reconnaître que « la nature » n'est pas une panacée, n'est pas un bien en soi, n'est pas une entité intouchable. Il est question de donner un véritable sens au fait que l'espèce humaine existe avec telles et telles potentialités, de donner une raison d'être à ces potentialités, de leur donner une orientation éthique. Il est question d'aller jusqu'au bout des responsabilités que nous confèrent ces potentialités. Et de reconnaître que parmi ces responsabilités, il y a celle que nous avons envers les autres êtres sensibles : la responsabilité de remédier aux diverses nuisances qui peuvent les accabler, dans la mesure où ils n'ont pas la capacité de le faire eux-mêmes. Je ne vois là qu'un but moral tout à fait digne de l'espèce humaine ; un élément de sa sensibilité, oui, mais pas du tout un élément de sa sensiblerie.

Peut-être objectera-t-on que ce n'est pas respecter les renards que de vouloir les manipuler pour qu'ils deviennent végétariens ? Mais pourquoi faudrait-il placer sur le même plan le prédateur et la proie ? Lorsqu'un renard dévore un lapin, qui est-ce qui souffre, le renard ou le lapin ? Bien sûr, j'applaudirais si l'on pouvait rendre les renards végétariens en modifiant seulement un de leurs gènes, sans qu'ils se rendent compte de rien et sans que rien ne soit changé dans leur aspect ou leur comportement (mis à part qu'ils chasseraient des plantes au lieu de lapins...) ; l'idéal est toujours dans l'intervention la plus simple. Mais s'il faut modifier génétiquement l'espèce « renard » pour en faire une autre espèce n'ayant plus rien à voir avec la précédente, alors je suis prêt à l'accepter puisque cela évitera à des millions de lapins d'être mangés. Lorsque les humains modifient les races de chiens à leur convenance, cela n'est que futilité, car ce n'est évidemment pas pour le bien des chiens, mais pour le simple plaisir des humains. Mais il n'est pas question de cela dans l'intervention sur les renards ; il est question de modifier leur mode d'alimentation, pas le fait qu'ils restent une espèce sauvage, libre et participant aux écosystèmes, même s'ils deviennent une espèce différente. Or des espèces animales différentes, l'évolution en a produit sans cesse et celles qui se sont modifiées ne l'on pas fait à cause d'un manque de respect de l'évolution envers elles ; elles l'ont fait parce que le monde changeait. Aujourd'hui, le monde animal pourrait être radicalement modifié du fait d'une intervention humaine. Ce serait un manque de respect envers les animaux si cela ne visait qu'à satisfaire des intérêts humains ; mais si, au contraire, cela vise à éradiquer la souffrance dans le monde animal, alors je ne vois pas où est le manque de respect...

Finalement, la prédation fait bien partie du domaine de l'interrogation humaine. La route est certainement longue avant que le pas culturel soit franchi, qui la verra devenir un sujet de recherche des sciences de la vie. Néanmoins, j'ai confiance dans les capacités de réflexion de l'esprit humain et je pense que cette évolution est inéluctable. Qu'on le veuille ou non, nous produisons de la culture, et une des meilleures conséquences de cette irrépressible activité, c'est de nous débarrasser petit à petit de nos paralysies psychiques et de nous rendre de plus en plus libres d'agir dans le sens du bien.

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