Réponse à la critique par David DeGrazia du livre de Peter Singer, La Libération animale, parue dans Between the Species vol. 8 (1992), n°1.
Ma première réaction à la lecture de la critique par David DeGrazia de la seconde édition de La Libération animale (LLA) a été d'applaudir. Il a repéré les points de force et de faiblesse du livre avec une rare précision. Si ses éloges ont été trop généreuses, je laisserai à d'autres la tâche de le reprendre. Elles sont pour moi particulièrement agréables, parce qu'elles ne sont pas celles d'un admirateur inconditionnel. Et mon envie d'applaudir ne s'est pas amoindrie lorsque j'en arrivai à la dernière partie, la plus critique, de son compte-rendu, car j'y ai trouvé que les remarques de DeGrazia mettent effectivement en lumière des aspects de l'argumentation du livre qui sont, au mieux, insuffisamment développés.
DeGrazia a raison quand il dit de certaines des critiques qu'il adresse à LLA qu'elles nous entraînent plus loin dans la théorie philosophique que je ne voulais aller dans ce livre. Quand je me mis à écrire la seconde édition de LLA, je savais qu'il y avait alors toute une masse de littérature philosophique sophistiquée sur la question qui n'existait pas quand j'écrivis la première édition [a]. Je pensai tout d'abord y répondre, mais je me rendis rapidement compte que dans ce cas, il s'agirait d'un tout autre livre, bien moins facile à lire. Et cela, je ne le voulais pas. J'eus donc la vague intention d'écrire, quelque jour futur, une exhaustive « réponse aux critiques » ; en attendant mon temps est pris par d'autres projets, des projets plus stimulants et, je le crois, plus féconds que la perspective fastidieuse d'avoir à exposer les erreurs qui entachent toute une volée d'objections, dont certaines n'ont d'intérêt que par le témoignage qu'elles apportent de la somme d'efforts que des gens intelligents et philosophiquement formés peuvent dépenser dans le but d'éviter d'avoir à changer leur propre alimentation.
Cette dernière phrase ne s'applique pas cependant aux difficultés sur lesquelles DeGrazia attire l'attention dans la dernière section de sa critique. Les questions qu'il soulève sont d'un réel intérêt philosophique et sont au centre de mon approche de l'éthique de nos relations avec les animaux. Je vais donc tenter d'en dire quelque chose.
Tout d'abord, DeGrazia nous présente une objection, qu'il appelle « argument fondé sur le lien social », à l'encontre du principe d'égale considération des intérêts. Ma réponse à cette objection, telle que celle-ci a été exposée par Mary Midgley et plus récemment par Jeffrey Gray [1], est bien celle que DeGrazia présente comme « singerienne ». DeGrazia suggère qu'elle ne suffit pas, parce que « de très nombreux philosophes à la réflexion lucide » ne veulent s'en satisfaire. Comme W.D. Ross, ils pensent que la nature de la relation entre parent et enfant justifie en elle-même un traitement préférentiel, et voient comme fortuite toute retombée positive globale.
Je ne pense pas que la réflexion de ces philosophes ait été assez lucide. Sinon ils auraient rejeté la forme d'intuitionnisme éthique adoptée par Ross, parce qu'ils se seraient rendus compte de ce que nos intuitions ne sont pas un guide fiable pour nous dire ce que nous, en tant qu'êtres raisonnant sur nous-mêmes, pouvons justifier. Car après tout, pendant la plus grande part de l'histoire humaine presque tous les hommes (voire sans doute la plupart des femmes) ont pensé que la nature de la relation entre mari et femme, par elle-même, exigeait l'obéissance de la part de la femme. Et pas plus loin qu'au début de ce siècle, Hastings Rashdall, un des philosophes britanniques les plus éminents de l'époque, pensait que le caractère évident en soi du mal que représentait la permissivité sexuelle constituait une objection décisive à l'encontre de toute forme d'utilitarisme hédoniste [2].
Il est vrai que la relation particulière à laquelle font référence Midgley et DeGrazia - celle entre parent et enfant - est liée à des sentiments naturels très puissants. Évidemment c'est là la raison pour laquelle il vaut tellement mieux que les parents soient habituellement responsables du bien-être de leurs propres enfants : car leurs sentiments naturels les amèneront à remplir la tâche bien mieux que ne le ferait n'importe quel système impersonnel d'assistance sociale. Mais si nous permettons à la puissance des sentiments naturels de représenter une base suffisante pour la déduction des droits et obligations moraux, alors nous aurons de graves problèmes, comme le montre un examen même rapide des relations interraciales dans de nombreux pays.
La seconde objection, fondée sur la possibilité de considérer le fait d'être un humain comme tout simplement moralement pertinent en soi, est logiquement troublante. DeGrazia pose cependant le problème de façon parfaitement exacte quand il dit que, même s'il n'est pas logiquement nécessaire, pour défendre l'affirmation selon laquelle les humains méritent pour leurs intérêts une plus grande considération, d'invoquer quelque autre caractéristique au delà du simple fait qu'ils sont humains, néanmoins aucune défense satisfaisante de cette affirmation ne pourrait se limiter à ce fait. DeGrazia a des hésitations à ce sujet. Celles-ci pourraient être surmontées s'il réfléchissait au fait que la notion de ce que c'est que d'être « humain » ni n'est transparente ni ne fait l'objet d'un consensus, comme nous pouvons le voir quand nous envisageons les discussions concernant le statut de l'embryon humain, des humains anencéphaliques et de ceux dont le cerveau a cessé de fonctionner de façon irréversible soit dans sa totalité soit dans les parties responsables de la conscience. Quand les partisans de ce que DeGrazia appelle « point de vue sui generis » se trouvent acculés à clarifier ce qu'ils veulent dire par « humain », leur position commence à s'effriter. Si, en dernière analyse, ils en arrivent à évoquer la simple appartenance à l'espèce Homo sapiens, on doit leur demander si la découverte du fait que les personnes aux yeux verts constituent en fait une espèce différente (tout en étant identiques sous tous rapports dans leur vie mentale et émotionnelle aux humains) signifierait que les intérêts des personnes aux yeux verts ne méritent pas autant de considération que ceux des autres d'entre nous. Il n'y a bien entendu pas d'objection logique définitive contre le fait de dire que, dans une telle situation hypothétique, nous devrions effectivement traiter les personnes aux yeux verts avec moins de considération que les autres. Mais cet exemple rend le caractère arbitraire de la frontière d'espèce si éclatant que personne ne trouvera convaincante une telle réponse.
En développant son objection à l'encontre de mon omission à expliquer par quoi se traduit l'égalité de considération des intérêts, DeGrazia commet une petite erreur qui se doit d'être corrigée. Après avoir cité mon point de vue selon lequel il n'est pas arbitraire de tenir que des vies différentes peuvent avoir une valeur différente, il ajoute : « Je suppose que cela veut dire que la vie d'un humain adulte normal et celle d'une souris ne doivent pas recevoir une considération égale, car, si nous devons choisir de sauver l'une ou l'autre, c'est celle de l'humain que, selon ce point de vue, nous devons choisir. » La conclusion est juste, mais la première partie de la proposition est formulée de façon imprécise ; car on doit bien, au contraire, donner une égale considération à la souris et à l'humain (c'est-à-dire que la balance sur laquelle on pèse ce que l'humain retire de la vie et ce que la souris en retire doit être impartiale), mais je suggère que la conclusion de cette considération égale sera que nous devons attribuer à la vie d'un humain normal plus de valeur qu'à celle d'une souris, parce que d'un point de vue impartial, l'humain normal se trouve avoir plus à perdre. Il n'y a donc pas lieu de se demander ce « qui doit déterminer si deux intérêts ou ensembles d'intérêts sont identiques, ou suffisamment semblables, pour que l'égalité de considération s'applique à leur cas ». Comme je l'indique dans Practical Ethics (p. 92, quoique en des termes un peu différents), je suis prêt à donner une égale considération à la vie des mauvaises herbes que j'arrache dans mon jardin. Simplement, quand je le fais, et que je me mets à leur place, en jugeant au mieux des connaissances disponibles ce que c'est que d'être dans la peau d'une mauvaise herbe arrachée dans un jardin, j'en conclus que la vie d'une mauvaise herbe est un vide complet ; la mauvaise herbe n'a aucune expérience, et n'a donc rien à perdre. L'égalité de considération pour mon intérêt à cultiver des tomates et pour l' « intérêt » de la mauvaise herbe à vivre est tout à fait appropriée, mais comme elle révèle que la mauvaise herbe n'a aucun intérêt à vivre, la conclusion sera toujours en faveur de mon intérêt à cultiver des tomates.
J'espère ne pas être en train ici d'esquiver une objection de fond au moyen d'une diversion linguistique. Si, comme je le soupçonne, DeGrazia soulève ici, en des termes peu précis, le problème de la grande difficulté qu'il y a à comparer des intérêts différents chez des espèces différentes, et donc à déterminer quand un intérêt est ou n'est pas égal à un autre, je ne peux qu'être d'accord avec lui. Mais pour cela nous devons simplement faire de notre mieux, en grande partie comme nous devons le faire quand la question se pose au sein de notre famille de déterminer si l'intérêt d'un des enfants à aller à la plage est égal ou non à l'intérêt d'un autre à inaugurer la nouvelle piste de skateboard.
Si ce n'est pas ici pour DeGrazia le lieu de passer en revue les nombreuses objections qui ont été faites à l'encontre de l'utilitarisme de l'acte, ce n'est certainement pas non plus le lieu pour moi de défendre ce point de vue. Je pense, tout compte fait, que, étant donné mon objectif d'écrire LLA de façon à rendre le livre acceptable pour des personnes tenant une large gamme de points de vue éthiques différents, j'aurais dû faire preuve de plus de prudence dans la formulation du passage page 139 dont DeGrazia dit qu'il me pose « assez clairement » comme utilitariste de l'acte. À l'encontre de l'objection selon laquelle une expérience effectuée sur un seul animal pourrait sauver de nombreuses vies, il aurait dû suffire de mettre mes opposants face au choix : soit d'accepter que dans ces circonstances il serait également juste d'effectuer l'expérience en question sur un humain au cerveau endommagé, soit de refuser qu'il soit justifiable de l'accomplir sur un tiers quel qu'il soit, humain ou non.
Reste toutefois le problème éthique sous-jacent : que devons-nous penser au sujet de l'utilitarisme en général, et de l'utilitarisme de l'acte en particulier ? Puisque j'accepte une grande part de ce que dit R.M. Hare au sujet de la distinction entre le niveau de la pensée morale quotidienne et celui de la réflexion critique sur la morale (voir son Moral Thinking [3]), je ne suis pas sûr de devoir être considéré comme un utilitariste de l'acte. C'est une étiquette que j'acceptais à l'origine parce que je savais ne pas être un utilitariste de la règle ; mais aujourd'hui les utilitaristes ont la chance d'avoir devant eux un grand nombre d'options intéressantes parmi lesquelles ils peuvent choisir. Je demeure, toutefois, un utilitariste, et sur ce point mes divergences avec DeGrazia sont bien le reflet, comme il l'indique, de nos divergences au sujet du statut à attribuer aux intuitions morales, et, en fin de compte, sur le fondement de l'éthique. Puisque le sujet continue à me provoquer, j'espère par la suite avoir quelque chose à ajouter. Mais pour cela, il faudra attendre.
[a] Animal Liberation: A New Ethics for our Treatment of Animals, 1975 [NdT].
[1] Voir Jeffrey A. Gray, « On the morality of speciesism », et Peter Singer, « Speciesism, morality and biology: a response to Gray », dans The Psychologist, mai 1991.
[2] Hastings Rashdall, The Theory of Good and Evil, vol. 1, éd. Clarendon Press, Oxford, 1907, p. 197.
[3] R.M. Hare, Moral Thinking, éd. Oxford University Press, Oxford, 1981, partie 1