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Cahiers antispécistes n°15-16 - avril 1998

Qui va à la chasse garde sa place

La prédation joue dans notre imaginaire un rôle important. Lieu de nombreux préjugés, elle est investie de significations aussi puissantes qu’émotionnelles qu’il est difficile de secouer.

Pour contrer les arguments qu’on nous oppose et qui y font référence, mais aussi pour mieux comprendre comment fonctionne le naturalisme, il importe de détailler d’une part comment notre société se représente la prédation, ce qu’elle signifie, quels mythes y sont joués, et d’autre part ce qu’elle sert à légitimer.

Les humaines éprouvent du respect, de l'admiration et une grande fascination pour les prédateurs. On a vu ces derniers mois dans Paris-Match un dossier ( « Les animaux, nous les aimons, protégeons-les ») sur les animaux ; sur 11 espèces traitées, 9 sont prédatrices (lion, loup, ours, aigle, crocodile...). Un autre exemple est la sortie récente d'une revue intitulée Prédateurs : l'encyclopédie des grands chasseurs du monde animal, consacrée chaque fois à un prédateur différent (requin, loup, lion...) et accompagnée d'une cassette vidéo. Le thème est vendeur. Comme il s'agit de produits commerciaux, ces parutions présentent la prédation sous l'angle que le public espère trouver, ne font que lui présenter les poncifs qu'il attend. Je me servirait donc largement de citations qui en sont tirées pour illustrer mes propos.

Le théâtre de la prédation

Comment sont donc présentés les prédateurs, la prédation, les proies, quelle fonction leur est attribuée et quel intérêt cela présente-t-il pour nous, humaines ?

Prédateurs, gendarmes et nettoyeurs

Même s'ils jouissent d'une belle image de marque au sein du « règne animal », d'une place à part, les prédateurs restent des animaux et sont donc perçus à ce titre comme immergés dans la Nature, comme non (ou peu) individualisés, comme ayant une nature d'espèce qui correspond à leur place (fonction) au sein de la Totalité, au sein de la Nature tout entière [1].

La revue Prédateurs est particulièrement explicite : la véritable fonction du requin, par exemple, comme on nous l'explique page après page, est... de faire régner l'Ordre dans la Nature.

- Titre : « L'arme suprême des océans »

- Sous-titre : « Gendarme écologique »

- Texte d'introduction : « ...et cette physiologie sans faille totalement vouée à la prédation ! Le requin est une arme magnifique au service des équilibres marins fondamentaux. »

Effectivement, les prédateurs sont systématiquement présentés comme conçus pour une mission : l'entretien de la Nature. Ce sont des outils parfaitement adaptés à l'accomplissement de leur tâche : « machine de guerre parfaitement rodée », « parfaitement programmée », « tueur parfait », « prédateur impitoyable », « machine à tuer ».

Ainsi, à propos des loups :

leur regard doré analyse aussi précisément qu'un ordinateur...

À propos des guépards :

on dirait qu'un ingénieur a sérieusement creusé la question avant de mettre au point la machine...

À propos des aigles :

l'aigle est la plus implacable et la plus somptueuse machine volante conçue pour la chasse...

Ou encore, à propos des crocodiles :

cette mécanique rustique et paresseuse ne tue jamais par plaisir...

L'individu prédateur perd ainsi toute vie propre, son existence entière est finalisée :

...la nature a produit un animal blindé, amphibie, sophistiqué et redoutable prédateur ; tout en effet chez eux est prévu pour rester offensif quelle que soit la situation où ils se trouvent.

La mystique humaniste-naturaliste nous autorise à « exploiter la Nature » à condition de n'en pas déranger l'ordre : Nature sinon risquerait de se venger. Nous sommes donc garantes de cet « équilibre », et nous devons tout particulièrement veiller à ce que ses « gendarmes naturels » puissent continuer à accomplir leur tâche de maintien de l'ordre, puisqu'ils le feront nécessairement mieux que nous. Ainsi, les dernières pages de la revue Prédateurs sont-elles toujours consacrées à faire « le point sur la protection ».

Les proies sont des déchets

Si les prédateurs sont nobles et remplissent une mission de la plus haute importance, les proies par contre sont systématiquement présentées comme des déchets malsains dont il faut se débarrasser sous peine de les voir encombrer et dégrader la surface de notre planète :

Avalant les cadavres de poissons, achevant les malades et les blessés, le requin contribue largement à maintenir l'équilibre de l'écosystème.

Les lions et les carnivores ont une fonction régulatrice naturelle. Ils limitent les effectifs d'herbivores, qui, en surnombre, provoquent une désertification rapide. Cette limitation intervient sur le surplus et ne s'exerce que sur les animaux les moins rapides, les moins agiles, les moins attentifs ou les moins jeunes. Cet équilibre qui lie la couverture végétale, les herbivores et les carnivores est très fragile.

Mais le loup s'attaquant plus volontiers aux animaux faibles, malades, jeunes ou vieux, il revitalise, régule et soigne ainsi les populations d'ongulés, tel un véritable « vétérinaire naturel ».

Mais les humaines ne sont pas des proies

L'idéologie de l'apartheid des espèces [2] nous dit que, alors que les autres animaux sont censés relever de la Nature, d'un système totalitaire, clos, fermé, répétitif ( « cyclique »), immobile à notre échelle de temps, régi par la « sélection naturelle [3] » (dont tout particulièrement la prédation), les humaines sont par contre censées relever du social, d'un système ouvert, dynamique, linéaire (le progrès, la civilisation), régi par le Droit et la Justice. Les deux systèmes, le social et le naturel, doivent rester bien séparés. Il ne faut pas intervenir dans la Nature, qui est hors social.Il ne faut pas la juger avec nos humaines catégories parce qu' « Elle » est absolument différente. « Elle » doit rester sa propre référence, infiniment autre, secrète, incompréhensible, et fondamentalement sage. Comme l'est Dieu.

Dans cette mythologie, les humaines ont émergé de la Nature, en sont sorties, mais ont gardé quelques attaches avec Elle : notamment, c'est la Nature qui leur a donné les moyens (intellectuels, proprement humains) de s'affranchir d'Elle - comme Dieu aussi, dans les mythologies monothéistes, leur avait donné la liberté de goûter au fruit de la connaissance. C'est surtout par leur sexualité et par leurs autres besoins physiologiques, dont leur mode d'alimentation, que les humaines sont supposées être reliées à la Nature : c'est ainsi que la sexualité ou la consommation (carnée, notamment), qui sont des pratiques sociales liées entre autres à des symboliques de domination, sont profondément ressenties comme des pratiques naturelles, qu'on ne saurait remettre en question. Les humaines se considèrent sorties de la Nature, mais une de leurs attaches reste... la prédation : ils/elles sont (c'est-à-dire : se veulent) des prédateurs, et même, du fait de leur supériorité, des super-prédateurs.

Lorsque ce sont des humaines qui sont prédatées par d'autres animaux, il ne peut donc s'agir que d'une erreur de la Nature : ce n'est pas la « fonction normale » de l'Humanité que de servir de proie !

Ainsi le numéro de la revue Prédateurs consacré aux requins nous (r)assure :

De temps en temps, son zèle le conduit à attaquer l'homme. Il n'est pourtant pas programmé pour cela. Ce prédateur suprême n'a nullement le coup de gueule sélectif.

En somme, ce serait par distraction ou sous l'influence de tout autre facteur lui faisant oublier notre caractère non-comestible ( « s'il est dérangé », « s'il se sent menacé »...) que le requin agresserait parfois des humaines.

Les mangeurs d'hommes, grand requin blanc inclus, ne sont pas, a priori, programmés pour attaquer les nageurs et les plongeurs. Les accidents sont largement provoqués par l'attitude des hommes. Soit ils chassen, tuant des poissons qui saignent abondamment, attisant les ardeurs des squales, soit ils ont un comportement que les requins jugent agressif.

Ces « accidents » ne sont donc pas imputables à la Nature (puisque la digestion d'humaine ne figure pas parmi les programmes prévus) : ce sont les humaines elles/eux-mêmes qui s'exposent par leur négligence des « lois naturelles ».

Pour les naturalistes et humanistes, c'est logique et normal. Normal, puisque la véritable nature (fonction) du requin est... de faire régner l'Ordre dans cette Nature, de la débarrasser de ses membres malsains, et que par ailleurs les humaines ne se situent pas, eux et elles, dans cet Ordre-là.

Les humaines et la prédation animale

Les humanistes s'indignent donc en revanche très logiquement dès qu'on empêche un chat de manger une souris ou un lion une gazelle, dès qu'on cherche une alternative à ce qu'un animal « 100% naturel » en terrorise, tue puis mange un autre : ce serait dans sa nature de chasser, et contre-nature de vouloir intervenir. C'est donc dans la nature de la souris, de l'animal prédaté, que d'être mangé, que d'être proie. Si le fort l'est par nature, le faible aussi l'est par nature :

... aux âges où la nature nous dictait encore ses lois et où tout n'était qu' « ordre et beauté », même tuer pour vivre, même être malade, même mourir [4].

Les proies ne sont que très rarement présentées comme des individues. Lorsqu'on le fait, c'est alors pour mieux mettre en évidence le caractère à la fois effroyablement cruel et intouchable de la prédation : ce sont les affaires intérieures d'un autre Règne, particulièrement barbare, certes, mais d'autant plus sacré et dans lequel il est hors de question de s'immiscer.

S'il exclut que nous intervenions, l'humanisme ordinaire nous exhorte par contre à jouir du spectacle que nous offre « la Nature » :

Lorsqu'il est poursuivi par un léopard de mer, le manchot remonte à la surface à une vitesse éclair avant de se projeter à deux mètres au-dessus de l'eau. C'est un spectacle merveilleux.

Dans quelques instants, l'éléphanteau fou de terreur va s'écrouler, mortellement blessé par la lionne qui s'agrippe à son échine. Cette fois, le fauve a cruellement mordu le jeune géant à la gorge et à la gueule, mais sa victime peut encore respirer par la trompe. Son agonie sera très longue, et difficilement soutenable pour les photographes.

C'est le ballet de la mort, dans sa magnifique cruauté.

On ne peut trouver magnifique le spectacle de la mort et de la souffrance (d'autrui) que lorsque l'on se place d'emblée hors situation : soit que nous nous trouvions dans l'incapacité d'intervenir, soit comme ici, qu'une sorte d'impératif religieux de « respect » de la Nature, nous ordonne de rester passif/ive. L'Ordre, c'est un ordre. La prédation est le symbole de ce que l'Ordre règne bel et bien, avec une dureté de fer : « l'équilibre naturel » tire son existence de ce qu'il ne laisse aucune pitié l'influencer en faveur de cette gazelle qui court à perdre haleine devant le fauve. L'Ordre est par ailleurs d'autant plus Ordre qu'il est inégalitaire : les « choses » sont ordonnées, rangées, lorsqu'elles ont un rang auxquelles elles doivent se tenir. La souffrance qu'il faut semer pour maintenir l'ordre, pour maintenir chacun dans le rang (ou le faire rentrer dans le rang), donne la mesure de l'absolue nécessité que revêt cet ordre [5] : il faut bien que les choses prennent sens, non ? En voyant un non-humain se faire prédater, on a l'impression de saisir la Nature en action, on a la rare chance de contempler l'Ordre naturel à l'oeuvre. La Nature est aux humanistes contemporaines ce qu'était le Destin aux yeux des Grecs anciens, et le spectacle de la prédation non humaine fait facilement naître en nous des sentiments similaires à ceux qu'inspirait la tragédie antique. La prédation est le symbole par excellence de l'ordre naturel. Qu'il est exaltant de trouver Nature si organisée et ordonnée, si... équilibrée !

Ce respect de la Nature/prédation conduit à ne prendre en compte que les intérêts du plus fort, ceux de la victime passant totalement à l'as. On l'a vu, les humaines s'identifient presque toujours au prédateur, non à la proie. En soi, refuser d'intervenir signifie qu'on prend le parti du prédateur. Toujours, la fonctionnalité (ou l'utilité pour la totalité - qu'il s'agisse d'une Société ou de la Nature) est mise en avant pour interdire toute révolte contre la souffrance : l'ordre du Tout prime sur l'individu sensible et ses intérêts. Le respect de la Nature n'est là qu'une manifestation particulière du respect - omniprésent - du plus fort (parce que le plus fort), et de ce qui existe (parce qu'existant).

Le respect des équilibres, des traditions et des hiérarchies - indépendamment de ce qu'elles impliquent pour les êtres sensibles qui y sont impliqués -évoque bien les mystiques d'extrême-droite, les mystiques de l'Ordre. Les clivages politiques sont souvent plus factices qu'on ne le pense, et des affinités profondes unissent sur ce plan les pensées humanistes/naturalistes, qu'elles soient de droite, de gauche ou écologistes.

On ne mange pas d'autres prédateurs

Au théâtre imaginaire de la prédation, jouent proies et prédateurs ; nous nous identifions volontiers aux seconds, eux-mêmes identifiés à leur tour aux dominants humains de l'époque féodale : « roi de la savane », « empereur des glaces », « seigneur des cieux », « majesté des mers »... Les prédateurs sont nobles, d'une noblesse d'espèce, et possèdent une dignité que n'ont pas leurs proies, disqualifiées par leur faiblesse même, par le simple fait qu'elle sont des victimes. Hormis les poissons, on ne mange guère les autres prédateurs. En outre, on les distingue soigneusement des charognards comme les hyènes, qui, eux, ne méritent que mépris. Dans aucune civilisation humaine on ne mange d'animaux trouvés morts. Sans doute cela rappellerait-t-il trop les vils charognards, ceux qui profitent sans mérite de la mort des autres. Combien il est gratifiant par contre de s'identifier à la force et à la grandeur de ceux qui donnent la mort, qui président à la mort [6] ! L'humain se veut prédateur et, à ce titre, sait respecter ses semblables, ses rivaux [7] : il les tue (si possible en combat singulier, « à la loyale », comme on le fait de quelqu'un qu'on estime, qu'on considère comme un pair), mais il ne les mange pas. Manger quelqu'un, au moins dans notre civilisation, c'est le traiter comme du bétail, comme de la viande sur pied, c'est le dévaloriser à l'extrême. L'avaler, c'est le ravaler. À quel rang ? au rang de non-humain le plus méprisable, celui qui sert de viande, qui n'offre d'intérêt qu'en tant que pure matière. Donc, pas de cannibalisme, ni non plus de consommation de prédateurs. Dans la plupart des civilisations, la chair des individus d'espèces prédatrices est réputée impure, ou trop dure, ou trop forte, ou non comestible... Si parfois il arrive qu'on mange un prédateur, il s'agit d'un acte rituel destiné à s'approprier sa force.

La domination légitimée par la prédation

Si la prédation est tant mise en scène, c'est qu'elle tient dans notre imaginaire social une place capitale. Désignée comme représentante privilégiée de « l'Ordre naturel », elle contribue à légitimer différents types de dominations ou de systèmes sociaux inégalitaires, dont, en premier lieu, bien sûr, le spécisme.

En voici quelques exemples :

Prédation et viande

... ni le plus ardent défenseur des animaux, ni le végétalien le plus acharné (si l'on peut dire, compte tenu de l'étymologie du mot), ni le zoophile le plus convaincu, n'ont jamais songé à exiger du lion ou du tigre qu'ils deviennent végétariens. Pourquoi alors vouloir avec obstination que l'homme le devienne ? Pourquoi le végétalien refuse-t-il pour lui-même et ses pairs la chair de l'animal tué, alors qu'il en nourrit son chien et son chat ?

...

Nombreux sont ceux qui reconnaissent, simplement et sans détour, la nécessité pour l'homme de manger l'animal. Car il existe des espèces herbivores, carnivores ou omnivores, parmi lesquelles l'espèce humaine ; tel est son patrimoine génétique, son histoire et sa destinée. Pour les espèces carnivores et omnivores, il est normal, naturel et inévitable de s'entre-tuer pour subsister, comme il est légitime d'ailleurs de se défendre les uns des autres. Une telle affirmation s'appuie essentiellement sur la fatalité biologique qui fait de l'homme un mangeur de chair [8]...

La prédation sert donc en premier lieu à légitimer la prédation humaine. Certes, mais pas la consommation d'humaines, puisque le cannibalisme est certainement l'acte qui épouvante et frappe le plus profondément l'humanisme : il n'y a rien de plus dégradant pour notre commune humanité que de manger une autre humaine !

Prédation, dignité humaine et bifteck

Vu la noblesse conférée à la prédation, il n'est pas étonnant que l'éminente dignité que l'Homme est censé avoir acquise au cours de l'évolution (au cours du processus d'hominisation, comme on aime à le qualifier), lui vienne en dernière instance... de son comportement de prédateur.

Thème présent tant chez F. Engels :

...De même que l'accoutumance à la nourriture végétale à côté de la viande a fait des chats et des chiens sauvages les serviteurs de l'homme, de même l'accoutumance à la nourriture carnée à côté de l'alimentation végétale a essentiellement contribué à donner à l'homme en formation la force physique et l'indépendance (...) L'homme n'est pas devenu l'homme sans régime carné [9]...

... que chez J. M. Bourre, notre scientifique pro-viande déjà cité :

Dans le règne animal, l'activité de chasse et de prédation étant liée à des performances intellectuelles supérieures, ne peut-on en déduire que l'homme, après le chimpanzé, au cours de l'évolution n'est devenu une espèce supérieurement intelligente que parce qu'il s'était transformé en chasseur, et qu'il convergeait avec les carnivores sur plusieurs points de son comportement ? (...) Il est tout à fait évident, dans le monde vivant actuel, que les espèces carnivores sont plus « intelligentes » que les espèces herbivores. Cet appel à la finalité carnivore de l'espèce humaine n'est-il pas une conséquence, un passage obligé, une nécessité, une ardente obligation, pour pérenniser le corps, le cerveau et l'esprit [10] !

À supposer que l'on admette une telle « ardente obligation » (!) à être intelligentes, on voit mal en quoi mastiquer du saucisson représente une si grande gymnastique mentale ! Mais si un scientifique le dit...

Viande et domination

De cette logique courante qui veut que l'humanité/virilité soit devenue dominante et digne de régner en devenant prédatrice, on passe logiquement à la glorification de la viande comme facteur de domination au sein de l'humanité elle-même ; car les vrais hommes mangent de la viande, quand les végétariennes sont des légumes efféminés :

...les mangeurs de viande ont toujours dominé ceux qui n'en mangeaient pas et à qui il manquait « la dynamique agressivité mentale ». (...) Pour Rodale, les carnivores sont les dominateurs, comme les loups et les renards, et les végétariens leur sont assujettis, comme les lapins domestiques [11].

Jusqu'à une époque récente, la consommation carnée servait très souvent de symbole aux rapports de pouvoir :

Les chefs se sont toujours attribué une nourriture différente des esclaves. Ceux qui conquièrent, qui commandent et qui combattent se nourrissent surtout de viandes et de boissons fermentées, tandis que les pacifiques, les faibles, les passifs se contentent de lait, de légumes, de fruits et de céréales [12].

Ces propos semblent aujourd'hui un peu forcés : c'est que les rapports sociaux ont changé et que l'expression de ces restes d'idéologie féodale semble maintenant datée, sauf dans certains milieux d'extrême-droite. Néanmoins, il s'agit bien là de la formulation d'un implicite social qui revient en force, non seulement dans l'extrême-droite, mais aussi chez les antifascistes bien pensantes dès que l'on remet en question la viande : « Paix, amour, liberté, légumes » titraient-ils/elles pour ridiculiser les antispécistes [13]. « Guerre, haine, coercition, viande », par contre, définit assez bien la réalité du patriarcat et n'est hélas pas ridicule. Serait-ce ce à quoi aspirent nos viriles antifascistes ?

De fait, aujourd'hui toujours ce sont plutôt les hommes qui mangent de la viande, aujourd'hui encore les plus pauvres aspirent à en manger plus pour s'assurer de leur statut social... Dans les deux cas, il s'agit de préférence de viande rouge, à forte symbolique de violence et de domination [14].

À la domination est aussi généralement associée la volupté du bon vivant ; son refus, en tout cas, évoque la pénitence, la mortification, l'abstinence : les végétariennes sont presque toujours décrites comme tristounettes, ascétiques, mystiques (l'abstinence), sèches, nerveux/ses, maigres, voire amorphes (légumes), féminines ou efféminées, passifs/ves... Eux/elles ne dominent pas la mort en la donnant, et ressemblent plutôt à ces « déchets malsains » que sont les proies.

Effectivement, les dominantes s'approprient les symboles de domination, dont la consommation de viande, le port de fourrure, le cuir... Dans nos sociétés, c'est généralement l'homme, le « chef de famille », qui découpe la viande lors des repas...

On imagine cependant toujours les grands repas selon un mode victorien, avec le mâle dominant officiant au découpage du rôti, la femme dominante se chargeant des légumes et la famille élargie réunie autour d'une table sur laquelle tout est à sa place [15].

On aura peut-être noté qu'au cours de cet article j'ai progressivement parlé de l'Homme plus que de l'Humain : car en fait ce caractère prédateur de l'humanité est surtout incarné par la gent masculine. Dans toutes les civilisations les femmes sont écartées des activités de chasse, du moins de celles où l'on est amené à faire couler le sang [16]. Et bien souvent, elles sont écartées aussi de la consommation de la viande elle-même [17].

Prédation et sexisme

Depuis la fin de l'Ancien Régime et l'avènement de l'humanisme, la prédation ne sert plus guère aux puissantes à légitimer leurs guerres ni aux bandes de pillards leurs rapines.Les violences physiques entre humaines sont censées désormais ressortir plutôt du social, alors que notre alimentation carnée reste bien classée dans le « naturel ». Aujourd'hui, la prédation sert donc essentiellement de référence idéologique à notre violence envers les non-humains.

Mais il est remarquable que les rapports de prédation humains/animaux servent encore et toujours de cadre de référence ordinaire aux rapports hommes/femmes ; nous avons déjà noté que lorsque l'on imagine l'humain prédateur, c'est bien un homme auquel, toujours, l'on pense. À vrai dire, dans notre mythologie spéciste/sexiste, les femmes ne sont pas des prédatrices [18], ce sont au contraire des proies au sein des rapports sociaux de genre. Il est très courant par exemple que les affiches des soirées étudiantes mettent en scène un loup humanisé à la Tex Avery qui se pourlèche les babines de voir une fille à croquer ; Georges Moustaki ne chante-t-il pas que « les amis de Georges braconnent les filles dans les jardins publics » ? Un homme qui drague est un homme qui chasse, etc. Il s'agit vraiment là d'un des lieux communs de notre imaginaire. Et les agressions et la peur restent effectivement la réalité ordinaire des femmes...

Prédation et libéralisme

Un autre usage idéologique central qui est fait de la prédation et de la référence à l' « ordre des choses », consiste à légitimer le capitalisme comme transcription dans l'ordre du social de « la lutte de toutes contre toutes » qui existerait au sein de la Nature. Bien plus, tout comme Notre Mère Nature fonctionne par la prédation et la mort, mais nous permet ainsi d'exister, le capitalisme et même plus généralement la vie en société impliquent malheureusement des perdantes. Sans doute faut-il comprendre que nous qui sommes des survivantes au sein de ces systèmes sans pitié, nous devons pour continuer à survivre rester complices et faire taire notre désir de solidarité. Il n'y a pas d'alternative possible, puisque c'est le système dans son ensemble qui est concerné, qu'il a été créé ainsi ; croire le contraire relèverait de l'idéalisme (irréalisme) et mènerait au chaos.

Heureusement, dans cet effroyable tableau, une lumière : ceux qui peinent et succombent en chemin ne souffrent pas pour rien, il se sacrifient pour la bonne marche du Tout, c'est-à-dire, en fin de compte et en dernière analyse, pour nous. Et tant de misère oeuvre finalement en cachette (mais de façon perceptible pour qui veut voir, bien sûr) à la réalisation d'un Bien supérieur :

Quoiqu'il y ait une variété innombrable de créatures et que chaque individu semble agir comme pour lui-même, et avoir en vue ses buts personnels ; pourtant... tous ensemble... conspirent, en l'occurrence, à la force ou à la commodité, et à la beauté, à l'harmonie ou à la perfection du tout ; et, qui plus est, contribuent, d'une certaine manière et à un certain degré, à l'avantage et au bonheur les uns des autres [19].

Cet éloge de la prédation date de 1745 et est contemporain des premiers discours politico-éthiques de justification du libéralisme : si on laisse chacune vaquer à sa guise, il en résultera le meilleur pour la communauté/totalité, c'est-à-dire plus ou moins directement pour chacune. C'est la « main invisible » (Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations) qui régule spontanément les choses dans le meilleur intérêt de toutes. Qu'il s'agisse de l'éloge libéral du capitalisme et de l'économie de marché, ou du discours à la gloire de l' « harmonie naturelle », on insiste lourdement dans les deux cas sur les bienfaits du jeu des intérêts privés (individuels), concurrence économique dans un cas, prédation dans l'autre, et on oublie avec légèreté leurs quelques inconvénients.

Vraisemblablement, le discours du libéralisme s'est bâti sur le même modèle que celui de la prédation. On parle notamment dans les deux cas de l'intérêt du Tout, Nature ou Société, sans définir ce que pourrait être cet intérêt.

Mais à y regarder de plus près, je crois qu'il y a une différence de taille entre les deux propos : le discours libéral est une justification et ne fait référence au Bien Commun que pour légitimer la liberté individuelle, qui est l'essentiel. Les humaines mises en scène par l'humanisme sont censées être individues et être libres, ne l'oublions pas. Le discours sur la prédation par contre n'est pas une justification (parce que Nature n'a pas à se justifier) et vise plutôt à démontrer que l'individualité des animaux est un leurre, que lorsque l'on croit qu'ils recherchent leur profit personnel c'est en fait pour le plus grand bénéfice du fonctionnement d'ensemble. Les non-humains mis en scène dans l'idéologie naturaliste restent donc au contraire des rouages désindividualisés et naturellement déterminés à contribuer à l'harmonie du Tout.

Le spécisme, un colosse d'argile ?

Je suis revenu dans cet article sur des thèmes déjà abordés, sans pour autant épuiser le sujet. Cela me semble nécessaire, en raison de l'importance du tabou qu'il s'agit de briser. Il nous faut montrer à quel point la vision que nous avons « spontanément » de la prédation est en fait une perception idéologique, et dans quelle vision du monde elle s'intègre et prend sens.

Parce qu'il porte sur des êtres infiniment méprisés, le « discours sur la Nature » exprime sans gêne ce que (presque) plus personne n'oserait exprimer crûment et à voix haute concernant des humaines - mais ce que chacune pourtant pense (très fort) tout bas : la toute puissance de la hiérarchie, le respect du plus puissant, le mépris des faibles et des perdantes, la relation de soumission mystique à l' « ordre des choses » inégalitaire... La façon dont l'humanisme se représente « la Nature » met ainsi à nu l'idéologie officieuse mais bien réelle d'une société fondée sur des dominations mais qui se refuse avec rouerie à en admettre l'existence.

Le spécisme, ou naturalisme humaniste, est une « idéologie totale », en ce sens qu'elle colonise pratiquement tous les aspects de notre vision du monde : notre civilisation tout entière s'est construite sur le socle de notre domination sur les autres animaux.

Aujourd'hui le socle se fissure, et le colosse se révèle peut-être d'argile ; nous sommes de plus en plus nombreux/ses à oser penser et affirmer, comme Théodore Monod le 9 avril 1997 à l'émission de télévision « La Marche du Siècle » :

Je rêve de la fin des guerres, et pas seulement des humains entre eux ; je rêve de la fin des guerres que livrent les humains aux autres animaux, et je rêve aussi de la fin des guerres que se livrent des animaux entre eux.

[1] Cf. mon article « L'Animal, l'Homme, la Nature, la Société... et moi dans tout ça ? » dans la brochure Nous ne mangeons pas de viande pour ne pas tuer d'animaux, 1992. Cf. également mon « De l'appropriation... à l'idée de Nature », Cahiers antispécistes n°11, décembre 1994.

[2] Cf. Y. Bonnardel, « L'Apartheid des espèces », Cahiers antispécistes n°14, décembre 1996.

[3] Cf. D. Olivier, « La Nature ne choisit pas », Cahiers antispécistes n°14, décembre 1996.

[4] A. Lindbergh, Lorsque les singes hurleurs se tairont, Presses de la Cité, 1976, p. 152.

[5] Je crois que les partisanes des régimes autoritaires ne chérissent pas la répression uniquement pour faire régner réellement l'ordre (social), mais aussi pour satisfaire leur quête mystique d'Ordre : pour mieux le faire régner symboliquement.

[6] David Olivier, « Le goût et le meurtre », CA n°9, janvier 1994.

[7] L'ARAP (Amis des Renards et Autres Puants) est une association spécialisée dans la sauvegarde des petits prédateurs, qui joue sur la solidarité unissant les humains aux « autres » prédateurs. Les chasseurs utilisent le même registre, mais, eux, pour défendre le droit de chasse. Les uns et les autres ont ainsi fait des campagnes d'autocollants très proches : un renard dit « Ne tirez pas, je suis un chasseur » (ARAP), un autre renard affirme « La chasse, c'est naturel ! » (Chasse-Nature-Environnement). Chasseurs et écologistes communient dans la croyance en l'existence d'un ordre naturel, dont la prédation serait une pièce maîtresse.

[8] Jean-Marie Bourre (Directeur de recherche à l'INSERM et spécialiste en neurobiologie et en propagande pour la viande), De l'animal à l'assiette, éd. Odile Jacob, avril 1993, p. 233. Comme dans cette citation, ses phrases ne signifient parfois pas grand chose par elles-mêmes, et ses propos valent fréquemment leur pesant de bêtise spéciste.

[9] Friedrich Engels, « Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme » (1876), in Dialectique de la nature, cité dans « Carnivorisme, hygiénisme et être humain » (petit texte mystique naturaliste traduit en français par F. Bochet) de Flaviano Pizzi, in Emergenza n°1, avril-août 1980.

[10] J.M. Bourre, op. cit., pp. 240-241 ; sa première phrase est la reprise à l'identique d'une phrase de Georges Chapouthier (membre de la Ligue Française pour les Droits de l'Animal, promoteur de la Déclaration Universelle des Droits de l'Animal) dans Au bon vouloir de l'homme, l'animal, Denoël, 1990, p. 153. Bourre ne fait ensuite qu'expliciter de façon pataude ce que Chapouthier avait préféré laisser implicite...

[11] J.I. Rodale, System for mental power and natural health, USA, 1967 cité dans « Carnivorisme... », op. cit. Rodale lui aussi soutenait que les carnivores sont plus intelligents... Or pour l'humanisme, l'intelligence est signe de supériorité ontologique.

[12] Alexis Carrel, L'Homme, cet inconnu, éd. Plon, 1935 ; cité par Coeurde Richard, « Voyage en Lepénie », revue Silence, n. 158, octobre 1992.

[13] « Nous ne mangeons pas d'antispécistes pour ne pas tuer d'animaux », Réflex n°40, oct. 1993.

[14] Cf. mon « La consommation de viande en France : contradictions actuelles », Cahiers antispécistes n.13, décembre 1995.

[15] Peter Farb et Georges Armelagos, Anthropologie des pratiques alimentaires, Denoël, 1985, p. 235. Le commentateur retrouve ici spontanément des références implicites à la prédation à travers un vocabulaire généralement utilisé pour les non-humains : « mâle dominant » est la biologisation/éthologisation de « chef de famille ».

[16] Alain Testart, « Essai sur les fondements de la division sexuelle du travail chez les chasseurs cueilleurs », Cahiers de l'Homme, éd. de l'EHESS, Paris, 1986, p. 89.

[17] La thèse de l'origine du pouvoir masculin à partir du contrôle de la nourriture d'origine animale a été exposée par Friedl Ernestine, « Society and Sex Roles », dans Human Nature, vol. 1, n°4, 1978 ; cité par Farb et Armelagos, op. cit.

[18] Souvenons-nous par exemple du sentiment de bizarrerie que nous avons toutes éprouvé lorsqu'on nous a appris que ce sont les lionnes qui chassent et non les mâles ; tout n'est-il pas rentré dans l'ordre (naturel) de nos présuspposés sexistes lorsque nous avons su que les lions tout de même se servent les premiers lors du festin, et que leurs femelles puis leurs petits doivent attendre qu'ils soient rassasiés ? Bien que ce ne soit pas eux qui chassent, ils restent dominants - ouf !

[19] Cité par Keith Thomas, Dans le jardin de la nature, La Mutation des sensibilités en Angleterre à l'époque moderne (1500-1800), éd. Gallimard, 1985.

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