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Cahiers antispécistes n°05 - décembre 1992

Quelques réflexions au sujet de la sensibilité que certains attribuent aux plantes

Lorsque j'aborde le thème de la domination qu'exercent les humains sur les autres animaux, et tout particulièrement celui de la viande, beaucoup de gens se mettent aussitôt à parler des plantes sur un mode agressif : selon eux, les plantes pensent, sont conscientes, crient, souffrent ou ont du plaisir. Généralement, ces gens sont de la plus parfaite mauvaise foi, et ne font semblant de s'intéresser au sort des plantes que pour mieux continuer à mépriser celui des animaux ; je peux alors mettre en évidence le fait qu'ils refusent la discussion, que c'est là leur but, qu'ils ne veulent pas entendre parler de prise en compte des intérêts des animaux, et cesser moi-même de discuter dans ces conditions. Mais je peux aussi m'amuser à les prendre à leur propre jeu : si les plantes étaient sensibles, l'argument à l'encontre de l'alimentation carnée en serait renforcé - au niveau logique du moins. Car, étant donné qu'il faut 5 à 10 g de protéines d'origine végétale pour produire 1 g de protéines d'origine animale, cesser de manger des animaux, même en continuant à manger des plantes, réduirait la somme de souffrances imposées à celles-ci d'un facteur 5 à 10 ; voilà un bel argument... mais qui laisse évidemment de marbre mes interlocuteurs : ils raisonnent sur ce point précis en termes de tout ou rien, parce qu'ils se fichent en fait totalement de cette souffrance qu'ils ont la délicatesse d'attribuer aux plantes. Pourtant, s'ils ne se lançaient dans des actions visant à soulager la souffrance des hommes que lorsqu'ils escomptent un résultat idéal, ou même simplement comparable à celui évoqué plus haut, ils ne feraient jamais rien : ils n'aideraient ni le Tiers-Monde, ni la médecine, ni leur voisin... ni eux-mêmes. Cela encore donne par contraste toute la mesure du mépris qu'ils ont pour les êtres vivants sensibles, du moment que ceux-ci n'appartiennent pas à l'Humanité.

Mais il y a aussi des gens qui pensent sincèrement que les plantes souffrent ou ont une conscience, même si rares parmi eux sont ceux qui alors en tirent des conséquences pratiques. C'est à eux que je m'adresse, puisque le problème leur tient véritablement à coeur.

Pour ma part, je pense que les plantes n'ont pas de conscience, et qu'elles ne souffrent pas, n'éprouvant ni joies ni peines. Ce n'est pas vraiment de ma part une croyance, c'est-à-dire une vérité révélée à laquelle je m'attache parce qu'elle me plaît, bien qu'il me soit clairement plus agréable de penser que les plantes ne participent pas au vaste concert de la souffrance. Je le pense, parce que c'est l'hypothèse la plus vraisemblable qui soit en accord (en harmonie) avec les faits dont je dispose et avec la compréhension du monde que j'ai, au moins partiellement, bâtie sur ces faits.

La première raison, qui est tout de même de taille, c'est qu'on ne connaît aucune espèce végétale qui dispose d'un système nerveux, ce qui n'est guère étonnant puisque la fonction d'un tel système est d'actionner les muscles et également, justement parce qu'il y a motricité, de transporter l'information recueillie par divers récepteurs. Alors qu'au cours des âges les organismes animaux ont tendu vers une centralisation fonctionnelle importante, ce n'a pas été le cas des plantes. Cette absence de centralisation, cette autonomie de chaque partie vis-à-vis des autres, qui autorise par exemple les boutures, rend la notion d'individualité très difficile à utiliser pour les végétaux ; si les plantes souffraient, on peut se demander qu'est-ce qui souffrirait : chaque feuille...? Doit-on considérer un fraisier et ses rejets comme une seule unité sensible, ou comme de multiples unités ? Et auquel cas, à partir de quel moment de leur développement ? Souffriraient-ils ensemble, ou un seul d'entre eux, ou seulement les racines ? Et la conscience ? Voilà des questions qui se posent très réellement lorsqu'on évoque l'hypothèse d'une sensibilité ou d'une conscience, mais que personne ne pose jamais. Mais de toute façon, si l'on peut dire qu'il y a transfert d'information, dans la mesure où des molécules se déplacent, interagissent en divers endroits avec des récepteurs de la plante, et créent ainsi des effets en chaîne, cela n'autorise nullement à poser qu'une conscience les recueille, les centralise et les « traite ». Je crois que beaucoup de gens ont grand mal à imaginer une vie « végétative » des plantes parce que notre propre expérience d'animaux nous fait associer conscience et sensibilité à la notion de vie. Pourtant, chez les animaux eux-mêmes, les activités vitales conscientes sont liées à la motricité, ce qui n'est par exemple pas le cas de la respiration ou de la digestion ; les animaux dans le coma, à l'encéphalogramme plat ou décérébrés vivent, et cela prouve qu'une vie non consciente est possible pour un être qui n'a pas à se mouvoir pour survivre. Car le fait que les racines s'enfoncent dans la terre ou que les feuilles se tournent vers le soleil ne nécessite a priori pas plus de conscience que le fait même de se développer ou de vieillir.

Il y a un autre argument qui me semble très fort : c'est qu'on ne voit guère de quelle utilité évolutive seraient la sensibilité et la conscience pour les plantes. Dans le règne animal, elles jouent un rôle considérable dans la vie et la survie des individus, et dans leur reproduction également. L'anxiété, la peur, la douleur, malgré d'éventuels effets pervers (par exemple, une peur panique peut nous jeter dans la gueule du loup), poussent l'animal à réagir : par la prudence, par la fuite, par la défense, l'attaque... Elles sont un atout dans la mesure où l'être concerné est mobile, où il peut se déplacer, se soustraire à un danger, se soigner, et cessent globalement d'être profitables lorsque ce n'est pas le cas : un animal blessé qui se met en sécurité continue néanmoins à éprouver la douleur due à sa blessure, parfois totalement en vain. Et, comme le montre l'existence d'individus qui ont un système nerveux déficient et ne perçoivent pas la douleur ou qui sont dans le coma ou décérébrés, les os se ressoudent, les plaies cicatrisent, le sang coagule, le système immunitaire agit en toute indépendance de la perception de la douleur : celle-ci n'offre aucune utilité à ce niveau, au contraire même, puisque chez les animaux, la sensation de douleur crée un stress qui, s'il ne peut se résoudre par une réaction consciente, se retourne contre l'organisme. Or, les plantes n'ont pas cette mobilité qu'ont la plupart des animaux [1] ou, lorsque cette mobilité existe, elle reste insuffisante pour contrer une agression. Pourquoi alors auraient-elles acquis une conscience au cours des âges ? Et si malgré tout elles en avaient acquis une, pourquoi l'auraient-elles gardée ?

Ainsi, parce que les plantes ne possèdent rien qui ressemble un tant soit peu à un système nerveux, parce qu'on ne leur connaît rien d'assimilable non plus à un influx nerveux (qui transporte l'information à grande vitesse), parce qu'une conscience ou une sensibilité à la douleur et au plaisir vraisemblablement ne leur serviraient de rien, et, peut-on même imaginer, nuiraient peut-être à leur survie, je pense qu'elles sont « insensibles » et « muettes », vivantes mais néanmoins « inanimées ». C'est non seulement là l'hypothèse la plus simple et la plus vraisemblable, mais de plus, l'hypothèse inverse suscite des problèmes et des questions d'importance, qui ne trouvent à l'heure actuelle pas l'ombre d'une réponse.

« Mais, me répondra-t-on, il est naïvement anthropomorphique de rechercher chez les plantes un système nerveux similaire au nôtre, ou une conscience organisée comme la nôtre, et il n'est pas étonnant de ne rien trouver de tel ; mais cela n'implique pas l'inexistence d'une conscience "organisée autrement". » Ce que pourrait alors être une telle « conscience » devient ainsi totalement indéfini, et on ne sait pas en quoi cela resterait une conscience, mais ça n'a pas l'air de gêner grand monde. De fait, je pense que c'est notre volonté d'accorder une conscience et une sensibilité au règne végétal qui témoigne de notre anthropomorphisme, plutôt que l'inverse. De nombreux livres existent, qui titrent L'Intelligence des plantes, ou La Vie secrète des plantes [2]... et qui regorgent d'anecdotes sur des plantes sensibles aux propos qu'on leur tient - et qu'elles comprennent -, sensibles à l'affection qu'on leur témoigne, sensibles à la grande musique classique, sensibles aux malheurs qui affectent les humains qui les entourent, capables de crier, de bouder, de compter... Dans aucun des livres que j'ai lus ou feuilletés je n'ai trouvé de références correctes aux expériences mentionnées, qui m'auraient permis de me reporter aux travaux originaux et a fortiori de les reproduire. Cela déjà est suspect ; en fait, l'assurance avec laquelle est relatée telle ou telle expérience tient lieu de preuve [3]. Le ton se veut invariablement rigoureux (bien qu'humoristique et bon enfant), et le style et les termes scientifiques, mais les conclusions qui sont tirées tombent comme des cheveux dans la soupe, sans argumentations convaincantes, ni même souvent logiques ni plausibles. Ces textes tentent de se donner un « look » argumenté, mais font purement et simplement appel, non à la seule crédulité, mais aussi à la complicité active, à la volonté de croire du lecteur. Les résultats des expériences décrites deviennent ainsi très rapidement incroyables dès lors que l'on s'attarde un peu sur les détails et que l'on cherche à déterminer ce qu'ils impliquent dans la réalité ; ainsi, nous dit-on, les plantes s'épanouiraient à l'écoute de musique classique (pas du rock - ce n'est pas leur genre...). Or, chez les seuls humains, la façon dont est ressentie une musique varie considérablement selon les civilisations, et même selon les classes sociales au sein d'une même culture. En imaginant que l'on puisse voyager dans le temps, qu'on se représente le concert d'indignation et d'incompréhension si l'on faisait écouter du blues, du jazz ou du rock à des gens du XIXe siècle ! Apprécier une musique, la trouver harmonieuse, n'est nullement spontané mais fait au contraire appel à une culture musicale. Et des plantes apprécieraient d'emblée Bach ou Brahms, et non Berlioz ou Haydn ! Allons donc ! Bien plus, un instrument de musique bien accordé ne l'est jamais qu'en ce qui concerne les ondes sonores qui nous sont perceptibles. Il paraît que les chiens détestent parfois certains instruments que nous apprécions : gageons alors qu'en ce qui concerne les ultrasons, ces instruments leur livrent une belle cacophonie ! Et là encore, les plantes non seulement auraient comme nous un sens de l'esthétique musicale - et le même que nous ! - mais ne seraient également sensibles qu'aux mêmes longueurs d'onde que nous - toutes espèces végétales confondues, de plus ! Voilà un bel exemple d'anthropomorphisme.

Il serait fastidieux de détailler ainsi en les contrant les diverses prétendues expériences relatées dans ce genre de livre, et dont tout le monde a peu ou prou entendu parler. Il est pour moi peu douteux, au vu de tels exemples, que les auteurs de ces livres ou articles sont malhonnêtes, et que ceux des lecteurs qui les croient sont complaisants. C'est pourquoi je suis intéressé à ce qu'on me communique des relations d'expériences que je puisse vérifier et contrôler. Car pour qui veut comprendre un peu le monde où il vit, le fait de ne pouvoir accorder qu'une médiocre confiance aux conceptions scientifiques en vogue [4] n'implique hélas pas que les optiques qui se veulent critiques à l'égard de ces conceptions ne soient pas pire encore. À l'heure actuelle, malgré le fait que la réalité implique si peu (et même, contredit tant) l'hypothèse que les plantes auraient une sensibilité et une conscience, cette thèse trouve un nombre toujours plus important d'adhérents : d'adhérents de principe, pourrait-on dire, qui y croient parce qu'ils ont le désir d'y croire. Car ces livres de bien piètre qualité (pour ne pas parler d'escroqueries) dont j'ai parlé plus haut, ne peuvent satisfaire le lecteur que si celui-ci est convaincu d'avance, ou tout du moins a priori très favorable, c'est-à-dire, que s'il n'y cherche que la confirmation de ses souhaits. De toute évidence, l'idée nous plaît que les plantes sont conscientes, sensibles, même si nous ne nous attachons guère à chercher dans le détail ce que pourrait réellement être cette conscience ou cette sensibilité. Bien plus, cette idée exerce sur nous une véritable fascination, au point de nous inciter à mettre en veilleuse une partie de nos connaissances et de notre sens critique. On se pose bien moins, par exemple, la question de savoir si les invertébrés (insectes, mollusques...) sont sensibles, ou s'ils ont une « conscience », question à laquelle la réponse est loin d'être évidente, et qui a donc tout à fait lieu de se poser. Mais ce problème-là suscite bien moins d'enthousiasme et d'intérêt, il ne semble répondre à aucune aspiration des humains, et ne déplace pas les foules ; pour mieux dire, tout le monde s'en fiche. Ce n'est pas le cas pour les plantes, justement sans doute parce qu'elles nous sont infiniment plus étrangères encore que ne le sont les petits animaux, et que c'est cette étrangéité qui nous préoccupe.

Car je crois que derrière cette volonté si répandue de croire que les plantes ont une conscience ou une sensibilité se cache la volonté de concevoir un monde où tout est inter-relié par la sensibilité, où tout a une existence sensible, une conscience, où tout a potentiellement un discours, une signification, une volonté : un monde d'où le silence est banni, dont le silence est banni. Ainsi, nombreux sont ceux qui pensent que les pierres ou les objets aussi sont sensibles à leur environnement, à ce qui se passe, à la souffrance des autres éventuellement, ou à leurs émotions : selon des schémas très humains, évidemment ! Volonté d'un monde où nos actes, nos états d'âmes, nos émotions ont une répercussion sur l'ensemble de la réalité, où l'on n'est jamais seul, où ce que l'on fait ou ressent prend une importance d'avoir des répercussions sur la totalité de la réalité extérieure, d'être enregistré par la réalité. Comme si un autre (Dieu, ou Nature à travers les éléments naturels) restait toujours en contact avec nous, même lorsque nous sommes seul : il fait attention à nous, en tout cas il sait notre présence, on n'est pas seul au monde, et on n'est pas rien puisqu'on existe en toute circonstance pour un autre !

C'est que cette intelligence ou existence sensible des plantes ou des pierres (ou des montagnes ou de la Terre...) n'est en fait conçue que dans un rapport utilitaire humain : elles sont nos mémoires éternelles, nos témoins, celles qui en nous regardant vivre nous renvoient à notre vie et à son sens. Et leur attribuer une conscience ou sensibilité permet d'éloigner de nous l'idée d'une Nature qui nous serait totalement étrangère, l'idée de vies par exemple qui n'auraient ni intérêts, ni buts. On leur accorde une sensibilité pour briser le silence, pour y substituer un murmure imaginable, l'éternel bruissement de la vie et des choses ; mais pour l'immense majorité des gens, cela ne change strictement rien à la relation pratique qu'on peut avoir à la plante ou à la pierre : elles seront arrachées ou concassées sans plus de pensée à leur égard, et on continuera même à parler de plus belle d'une nature harmonieuse et bonne. C'est qu'elles ne sont vues que comme récepteurs, conçues à notre seul usage, comme pôle relatif entièrement subordonné au seul pôle que les humains veulent voir finalement comme réellement existant ou important : l'Humanité.

[1] Car il y a aussi des animaux très peu mobiles, comme les coquillages, dont on ne sait pas du tout s'ils éprouvent douleur et plaisir.

[2] Peter Tompkins et Christopher Bird, La Vie secrète des plantes, éd. Robert Laffont, 1975 ; Martin Monestier, De la musique et des secrets pour enchanter vos plantes, éd. Tchou ; Robert Frédérick, L'Intelligence des plantes, éd. Arista, 1990 ; Jean-Paul Gibiat, « Avez-vous la main verte ? », dans Ça m'intéresse n°17, juillet 1982

[3] Cf. Henri Broch, Le Paranormal : ses documents, ses hommes, ses méthodes, éd. du Seuil, 1989. Dans ce livre très critique, l'auteur mentionne une prétendue expérience relative à la sensibilité des plantes qui s'avéra avoir été un canular, et donne la référence de travaux scientifiques dans ce domaine qui n'ont donné que des résultats négatifs. En expliquant également ce que sont réellement les « photographies Kirlian », il sape aussi les fondements de la plupart des autres soi-disant preuves habituellement mises en avant.

[4] Ainsi, je n'ai encore jamais rencontré une seule étude française sur une éventuelle sensibilité à la souffrance des insectes, des arachnides, des arthropodes, des mollusques... Dans l'Encyclopaedia Universalis, par exemple, le gros article qui traite des Hyménoptères (abeilles, fourmis...) ne mentionne à aucun moment l'existence d'un système nerveux. C'est phénoménal ! Peut-on prétendre étudier ou connaître la vie ou le comportement d'un être sans même se poser la question de savoir s'il souffre ou non, et ce qui est susceptible de le faire souffrir ? Eh bien, les scientifiques, français tout particulièrement, semblent considérer que oui ! Pas plus que l'homme de la rue ils ne se préoccupent de ce sujet, ce qui est tout à fait symptomatique du conformisme et de l'étroitesse de leurs recherches. La souffrance animale est tabou, pour les scientifiques aussi.

 

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Une version légèrement modifiée de cet article a été publiée dans Yves Bonnardel, Thomas Lepeltier, Pierre Sigler, La Révolution antispéciste, PUF, 2017. [Note de la Rédaction]

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