Je pense, contrairement à ce qu'expose Marco Lorenzi dans la première partie de son article, que l'expérimentation animale possède souvent une validité scientifique réelle concernant la médecine humaine. Je ne tiens cependant pas à développer cette affirmation ici. Marco est d'accord avec moi sur l'absence de lien logique entre l'opinion que l'on peut avoir sur ce sujet et celle que l'on a concernant le spécisme. On peut, en particulier, être antispéciste, et pour cette raison condamner l'expérimentation animale [1], tout en possédant n'importe quelle opinion quant à sa validité scientifique.
Malheureusement, ce fait même pose un problème en pratique. Marco affirme que l'emploi des deux arguments - l'argument éthique et l'argument « scientifique [2] » - permet l'addition de leurs forces. Mais on peut aussi craindre qu'elle multiplie leurs faiblesses. De fait, lorsque j'ai commencé à vouloir militer pour les animaux non humains, je n'ai trouvé aucune association ou autre groupe, aucun mouvement, aucun discours public, qui contestât la légitimité de l'utilisation des animaux pour l'expérimentation et pour la viande, sans y adjoindre des affirmations que je trouvais, et continue à trouver, peu convaincantes quant à la non-validité de ces expériences et à la toxicité de la viande. Je n'étais convaincu ni de l'une ni de l'autre. Il semblait donc que je ne pouvais militer pour les animaux non humains.
Plus généralement, sachant que seule une petite minorité de la population est antispéciste, et que seule une petite minorité est convaincue de la non-validité de l'expérimentation animale, et que ces deux opinions sont a priori indépendantes, logiquement seule une petite minorité de la petite minorité est susceptible d'avancer, simultanément, les deux arguments de Marco contre l'expérimentation animale. C'est cela que j'appelle la multiplication des faiblesses.
C'est précisément pour cette raison que, tout en ne tenant pas à défendre mon point de vue concernant la validité opérationnelle de l'expérimentation animale en médecine humaine, je tiens à pouvoir le dire. Je tiens à ce que puissent participer au mouvement antispéciste les personnes qui se sentent motivées par l'antispécisme, quelle que soit leur position concernant cette validité.
Ceci étant, je pense que la problématique posée par Marco dans la seconde partie de son article, où il défend l'emploi des deux arguments en vertu de l'addition de leurs forces, vaut d'être débattue, et concerne aussi les personnes qui ne partagent pas ses positions sur l'absence totale de validité de l'expérimentation animale en médecine humaine. Ces personnes ne peuvent pas employer les deux arguments que préconise Marco, puisqu'elles ne croient elles-mêmes qu'en l'un des deux. Cependant, il est rare qu'elles aient, sur la question « scientifique », la position exactement inverse de celle de Marco. Chacune de nous peut bien trouver, aussi, des choses à critiquer dans les discours qui sont faits sur la nécessité absolue pour l'humanité de vivisecter et de manger de la viande. Devons-nous nous abstenir de dire quoi que ce soit sur ce sujet ? Lorsqu'on nous dit par exemple que l'alimentation végétalienne conduit presque immanquablement à de graves carences, ou qu'il serait impossible de nourrir l'humanité sans l'élevage, devons-nous nous abstenir de répondre, et nous en tenir à des arguments purement antispécistes ?
Il me semble qu'il est nécessaire pour y voir plus clair d'approfondir le problème général du statut d'un argument en politique. La question n'est pas simplement quels arguments employer ; mais aussi de quelle manière les employer, face à qui, en quelles circonstances, en leur donnant quelle place, quel rôle dans notre motivation et dans celle que nous entendons susciter chez le public, et en appelant le public à réagir de quelle manière. Le sujet est moins simple qu'il ne paraît, et je ne prétends que l'effleurer.
Je dois admettre que je me place ici d'emblée sur ce plan que Marco appelle « psychosociologique » et qu'il écarte avec trop de légèreté, à mon sens. Il ne me semble pas en effet que la seule question intéressante soit celle de la vérité de telle ou telle position scientifique ou autre. Au contraire, même : on peut très bien croire une chose vraie, sans pour autant tenir à en convaincre l'univers entier. Que tous les êtres humains croient la lune faite de tofu ne m'empêche pas de dormir, et je ne vais pas gaspiller mon énergie à leur ouvrir les yeux sur le fait qu'elle est, en vérité, faite de spaghetti. De même, je ne milite pas contre le spécisme au nom d'une volonté farouche que j'aurais de partager avec l'humanité entière mes idées sur l'importance égale à accorder aux intérêts des êtres sensibles indépendamment de leur espèce. Que les gens soient spécistes ou racistes ou ne le soient pas, ou possèdent n'importe quelle autre opinion d'ailleurs, ne me motive pas particulièrement, en soi. Ce qui me motive, ce sont les conséquences de leurs actes, en termes de souffrances, et la propagation des idées antispécistes n'est pour moi qu'un moyen. C'est là, je le crois, un point qui mériterait d'autres développements [3]. Mais ce qui m'intéresse ici est l'articulation entre la conviction que l'on peut avoir quant à la non-validité (ou le peu de validité) de l'expérimentation animale en médecine humaine, et la militance antivivisectionniste.
On parle en effet souvent comme s'il suffisait de convaincre une personne de la non-validité de l'expérimentation animale pour qu'elle se mette à militer contre cette pratique. Cette idée est déjà implicite dans le qualificatif de « scientifique » donné à cette argumentation, en opposition au discours antispéciste, dit « éthique ». L'argumentation scientifique, elle, serait éthiquement neutre, et donc ni antispéciste, ni spéciste. Mais comment un raisonnement éthiquement neutre peut-il nous pousser à militer ? En s'adressant à nos intérêts égoïstes ?
Je ne crois pas. Une personne ne va pas militer contre l'expérimentation animale simplement parce qu'elle est convaincue de sa non-validité scientifique et qu'elle craint pour sa propre santé. Militer, ou du moins militer « à la base », présente pratiquement toujours un « retour sur investissement » trop faible pour qui n'a que des motivations égoïstes. Si une personne ne se préoccupe que d'elle-même, plutôt que de militer, elle se tournera vers la « débrouille » individuelle. De fait, il existe une vraie clientèle, nombreuse, pour tout ce qui est médecine « alternative », « douce », « naturelle », pour tous les livres de guérison par les plantes, pour toute la nourriture bio et ainsi de suite. Toutes ces personnes sont bien convaincues de la non-validité des expériences sur animaux et de la médecine officielle en général ; mais leur militance ne dépasse pas la signature de la pétition contre les OGM présentée à côté de la caisse avec le stylo.
Une argumentation qui fait appel aux sentiments égoïstes du public peut (éventuellement) être plus convaincante qu'une autre à base altruiste, éthique. Mais il ne me semble pas qu'elle soit plus mobilisatrice. Si on espère au contraire voir l'argumentation « scientifique » se montrer plus efficace pour mobiliser le public que l'argumentation éthique antispéciste, ce n'est pas en tant qu'argumentation « éthiquement neutre », « égoïste » ; c'est en tant qu'argumentation éthique, mais spéciste. On espère mobiliser les gens dans une lutte pour l'humanité, en les supposant non mobilisables dans une lutte pour les non-humains.
Je dis que l'argument est spéciste, mais cela n'implique pas qu'il soit spéciste de l'employer. On peut bien dire au public, en substance : « je sais que cet argument vous motivera ; ce n'est pas ma motivation dominante, mais puisque vous, vous êtes spécistes, vous aussi devez militer pour l'abolition de l'expérimentation animale. » Une telle attitude pose cependant quelques problèmes, en pratique. Car que leur demande-t-on concrètement, à ces gens, qui vont se mobiliser en fonction de leurs motivations spécistes ? De venir militer avec nous ? À nos côtés, dans les mêmes organisations que nous ? Alors que ce qui les motive, c'est une éthique spéciste ? Autant dire que nous abandonnons l'espoir de continuer à tenir un discours antispéciste sauf en tant que vestige, dans les marges. C'est bien ce que l'on constate, historiquement, dans bien des mouvements antivivisectionnistes.
Mais peut-être ne leur demanderons-nous pas de venir militer à côté de nous, mais en-dessous de nous. Il s'agit là d'une conception de la militance omniprésente dans les milieux animalistes. « Oui, c'est vrai, le discours de l'association X n'est pas très antispéciste, 98% de leurs membres mangent de la viande, mais, je t'assure, les dirigeantes sont bel et bien antispécistes et ont choisi cette tactique par souci d'efficacité. » Discours maintes fois entendu. Il est paradoxal qu'on nous présente souvent les argumentations sanitaires (antivivisectionnisme « scientifique », végétarisme pour la santé) comme « plus proches des préoccupations des gens », plus démocratiques en somme, alors qu'il en résulte des structures hiérarchiques fortes, avec un petit cercle d'élite antispéciste et une grande masse adhérente et surtout cotisante à laquelle on tient un discours humaniste.
Le problème me semble être, en fait, dans la volonté de mobiliser sur un thème humaniste des gens qui au départ ne sont pas mobilisés. Nous avons des gens qui ne luttent ni contre l'exploitation animale, ni pour l'amélioration de la médecine humaine ; l'antivivisectionnisme « scientifique » veut les mobiliser sur le second thème, en supposant impossible de les mobiliser sur le premier. Par contre, il me semble juste d'utiliser de tels arguments, non antispécistes, auprès de gens qui sont déjà mobilisés pour une cause humaine. Si une personne est sincèrement préoccupée de la question de la santé humaine, il ne me semble pas problématique de lui expliquer, par exemple, que la santé humaine serait globalement bien mieux servie si, au lieu de poursuivre de nouvelles et coûteuses recherches, on consacrait les mêmes ressources à apporter un minimum sanitaire aux êtres humains qui, dans le monde, n'y ont pas accès.
De même, sachant que les gens sont en général déjà préoccupés au départ par la question de leur propre santé, il me semble juste de leur expliquer que eux peuvent manger sans viande sans mourir dans la minute qui suit. Ce qui me semble problématique, conflictuel avec l'antispécisme, c'est de nous précipiter vers des gens qui se fichent du tiers-monde, en leur expliquant qu'ils doivent être végétariens pour le tiers-monde, ou qui se fichent de la santé publique, en leur expliquant qu'ils doivent s'opposer à la vivisection au nom de la santé publique (humaine), et ainsi de suite. En somme, d'ajouter au bombardement spéciste déjà incessant une autre thématique humaniste que les gens eux-mêmes ne nous demandent pas, sur un sujet où les intérêts des animaux non humains sont beaucoup plus directement et massivement en jeu ; et ceci parce qu'on déclare, dès le départ, que l'antispécisme ne peut être mobilisateur !
Mais pourquoi donc les gens seraient-ils profondément, intrinsèquement, spécistes ? Il y a un an, mon chat Bibop a disparu ; avant de le retrouver, deux mois et demi plus tard, j'ai parcouru bien des rues et rencontré bien des gens. J'ai été étonné du nombre de personnes qui m'ont dit des choses comme « je vous comprends bien, moi, quand j'ai perdu mon Kador, c'est comme si j'avais perdu un fils ». Déclarer une telle chose publiquement, aujourd'hui, c'est presque risquer la prison ! Cette vieille dame qui avait, me disait-elle, sept chats chez elle et qui en nourrissait deux fois autant dans la rue, et qui me tenait elle aussi ce genre de discours, mangeait probablement de la viande. Certainement que les médecins lui avaient expliqué qu'il le fallait ! Tout un discours cherche à verrouiller le spécisme. Les positions antispécistes, dit Marco, paraissent facilement ridicules ; c'est-à-dire qu'elles font rire, mais jaune [4]. Le ridicule qui nous fait si peur n'est qu'une arme défensive comme une autre ; n'est qu'un tigre de papier. Un des plus gros obstacles, me semble-t-il, au progrès de l'antispécisme, c'est le manque de confiance en soi des antispécistes.
[1] Je ne condamne pas, à proprement parler, toute expérimentation sur des animaux non humains. Je pense que les règles la concernant devraient être fondamentalement les mêmes que pour l'expérimentation humaine. Il n'est pas si absurde qu'on le dit, par exemple, d'exiger leur consentement éclairé ; voir S.F. Sapontzis, Morals, Reason and Animals, Cambridge Univ. Press, 1996, ch. 12. L'expérimentation animale dont il est question ici est celle qui est nocive pour le sujet et dont le but est de développer des thérapies pour les êtres humains.
[2] Si je mets des guillemets sur le mot « scientifique » pour qualifier cet argument, ce n'est pas parce que je lui dénie cette qualité - je l'estime erroné, mais pas non scientifique - mais parce que, comme je le note plus loin, il n'est pas « éthiquement neutre », « purement » scientifique.
[3] N'est-ce pas un schéma de pensée spécifiquement chrétien que d'accorder une importance absolue aux croyances et opinions, et donc de faire de la propagation de la vérité à l'ensemble des êtres humains une fin en soi ? Dans ces conditions l'exclusion des non-humains est inévitable : car on ne peut les convaincre ni du caractère divin du Christ, ni des vertus de la démocratie parlementaire. N'est-ce pas ce même automatisme de pensée qui fait que, par exemple, lorsque nous posons le problème de « sauver le lièvre du renard », on nous répond si souvent comme si nous parlions en fait de rendre les renards antispécistes ? C'est qu'on a du mal à imaginer que le sort du lièvre puisse importer en lui-même. La seule chose bonne, disait Kant, est la bonne volonté.
[4] Il est bon de noter pour les personnes non averties que contrairement à ce que pourrait leur suggérer la lecture de l'article de Marco, l'antispécisme n'implique pas nécessairement que « vivisectionner un rat est une action criminelle même si elle pouvait servir à sauver la vie d'un milliard d'enfants cancéreux ». Ce n'est pas là la position ni de Peter Singer, ni de la plupart des antispécistes que je connais, ni la mienne. D'ailleurs, si à la place du rat on met un enfant humain, ou un adulte humain, cela resterait légitime à mon sens. Et aussi, s'il s'agit de sauver un milliard de rats cancéreux. Je ne me souviens cependant pas d'avoir eu à prendre une telle décision. La position selon laquelle il serait illégitime de tuer un individu pour en sauver un milliard est de tradition kantienne. Tom Regan est un exemple de philosophe antispéciste d'inspiration kantienne. Une telle position me semble, non ridicule, mais assez bizarre et absurde. Il faut noter que c'est aussi celle de la plupart des philosophes officiels, anti-antispécistes, et de l'Église, sauf que ces derniers ne l'appliquent qu'aux êtres humains.