Dans l’après-midi du 23 mai 2011 se tint à l’Institut d’études politiques de Paris un colloque intitulé « Jusqu’où défendre les animaux ? » à l’initiative d’Enrique Utria et David Chauvet, sous l’égide des associations Droits des Animaux et PAVéS (association étudiante de Sciences Po Paris). Le public put y entendre les interventions de trois orateurs (dont Steven Best et Bernard Baertschi) qui furent suivies d’une table ronde1 à laquelle étaient conviés, outre les intervenants précédents, David Chauvet et Estiva Reus.
Suite à cette rencontre, chacun des participants rédigea une contribution afin de prolonger le colloque par un ouvrage collectif. Celui-ci aurait dû paraître en 2012, mais il ne vit pas le jour. Bien plus tard, la rédaction des Cahiers antispécistes proposa aux porteurs du projet de faire paraître les textes qu’ils avaient réunis. Il nous semblait regrettable que des écrits utiles à la culture générale de tous demeurent inédits. En effet, les thèmes abordés dans ces textes, tant sur les buts à poursuivre que sur les moyens à mettre en œuvre, ne sont pas de ceux amplement discutés sur les canaux fréquentés par les francophones.
Au départ, notre idée était de faire du numéro 39 des Cahiers le support d’édition de l’ouvrage collectif achevé courant 2012. Chemin faisant cependant, deux différences sont apparues, si bien que le contenu de ce numéro n’est pas tout à fait celui du livre resté inédit. D’une part, l’un des contributeurs d’alors nous a fait savoir qu’il ne souhaitait pas, pour raisons personnelles, que nous publiions l’article qu’il avait rédigé dans le prolongement de sa conférence. D’autre part, ce numéro s’ouvre sur un texte de Tom Regan, disparu le 17 février 2017. Il ne comptait pas parmi les participants au colloque de Sciences Po. L’article de lui que nous avons retenu correspond néanmoins parfaitement à la thématique de cette rencontre. Nous sommes heureux de rendre ainsi hommage au très grand théoricien des droits des animaux qu’il fut.
L’idée du colloque du 23 mai 2011 fut inspirée par le passage en France de Steven Best, un intellectuel connu notamment pour ses prises de position en faveur des méthodes « d’action directe » de l’ALF2 (Animal Liberation Front). Les organisateurs de la rencontre y virent une occasion de permettre au public d’écouter des exposés argumentés sur un sujet trop souvent abordé sur un mode lapidaire. Ils eurent à cœur de le faire de façon équilibrée, en donnant la parole à des tenants de points de vue différents. Le texte manquant dans ce numéro (par rapport au contenu de l’ouvrage collectif issu du colloque) est celui d’un intervenant qui développait les raisons pour lesquelles il prenait position contre les actions jugées violentes de type ALF. Il importe de le préciser afin d’éviter que l’absence de son article – indépendante de notre volonté – ne conduise à une interprétation erronée de la démarche des organisateurs du colloque3.
Quel sens les auteurs réunis dans ce numéro ont-ils donné au thème « Jusqu’où défendre les animaux ? ». Selon les cas, l’accent a été mis sur la question des moyens ou sur celle des fins.
Pour les uns, il s’est agi d’explorer le sujet des méthodes auxquelles il est éthiquement acceptable de recourir, et/ou qu’il est efficace d’utiliser, pour parvenir à la libération animale. La présence de Steven Best a naturellement conduit à se focaliser à cet égard sur le thème de « l’action directe ». On pourra lire dans ce numéro un texte dans lequel il en défend les mérites, et s’emploie à démolir les arguments usuellement avancés par ses détracteurs. C’est aussi de l’action directe qu’il est question dans l’article de Tom Regan, mais avec une tonalité nettement différente. Sans se définir comme pacifiste, Regan fixe une limite beaucoup plus étroite que Best aux cas où il est légitime de recourir à la violence, et refuse la définition restrictive de ce terme adoptée par ce dernier4.
David Chauvet traite lui aussi des actions de type ALF, mais pas pour se prononcer sur leur pertinence. Ce n’est guère étonnant de la part d’un Français car, si ces actions ont par moments été intenses en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, incitant les défenseurs des animaux à s’interroger sur leur légitimité et leur portée, ailleurs elles n’ont pas revêtu une importance similaire. En France notamment, elles sont demeurées très rares. De surcroît, même en Angleterre et aux États-Unis, après une montée en puissance à partir des années 1980, elles ont fortement régressé depuis le milieu des années 2000. Aussi David Chauvet porte-t-il plutôt son attention sur le qualificatif « terroriste » accolé aux actions de l’ALF et sur les effets dommageables qui peuvent en résulter pour le mouvement animaliste dans son ensemble.
Les deux autres contributeurs à ce numéro ont plutôt lu la question « Jusqu’où défendre les animaux ? » dans le sens des fins : celui du but à viser plutôt que celui des moyens pour l’atteindre5.
Bernard Baertschi commence par traiter, en philosophe, du fondement à donner au statut moral des animaux. Il s’attarde plus particulièrement sur les approches gradualistes, dont lui-même se sent proche : celles qui reconnaissent une valeur intrinsèque aux animaux, mais une valeur moindre à celle des humains. S’appuyant notamment sur l’exemple de la Suisse, il explore ce que devrait impliquer, dans ce type d’approches, le respect de la dignité de l’animal, et les interrogations qui restent ouvertes.
Estiva Reus quant à elle s’intéresse à ceux des défenseurs de la cause animale qui adhèrent à un principe d’égale considération des intérêts ou des droits des êtres sentients. Comment ceux-là imaginent-t-ils le but à atteindre ? Si la fin de l’exploitation animale (par les humains) mobilise l’essentiel des forces du mouvement militant, d’autres projets animent des fractions de celui-ci.
Les textes composant ce numéro sont publiés dans leur forme d’origine. On n’y trouvera donc pas de références à des écrits, développements théoriques, ou événements intervenus postérieurement à leur rédaction. Tels quels, ils restent néanmoins suffisamment riches pour mériter d’être lus. Leur intérêt ne réside pas uniquement dans ce qu’ils nous apprennent sur des conceptions du juste et de l’injuste. Il est aussi dans ce que ces pensées nous disent, tantôt explicitement, tantôt en creux, des hypothèses qui habitent leurs auteurs sur la nature humaine, sur la marche du reste de l’existant, ou sur les forces qui modèlent les rapports politiques ou socio-économiques.
Sommes-nous conscients des postulats que nous faisons nous-mêmes en la matière ? De leurs poids sur ce qu’il nous semble raisonnable de prescrire ? Et sommes-nous assurés de la solidité de leur fondement ? Voilà une des grilles de lecture que pourrait appliquer qui voudrait user de ces textes pour alimenter sa propre réflexion.
Avril 2017