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Cahiers antispécistes n°38 - juin 2016

Présentation du n°38

En 2008, Les Cahiers antispécistes (n°29) publiaient « Abolir la viande » dans le sillage d’un mouvement naissant qui affirmait que nos concitoyens, tout carnivores qu’ils sont, peuvent dès à présent prendre au sérieux la proposition d’une abolition des « productions animales », pour peu qu’elle soit portée sur la place publique. Huit ans plus tard, on est tenté de dire que le pari est en bonne voie d’être gagné. Les voix qui s’élèvent pour condamner, ou pour le moins questionner, la légitimité de l’existence des abattoirs, terrestres ou flottants, deviennent chaque jour plus nombreuses, diverses et audibles. La consommation d’animaux est en passe d’acquérir le rang de « question de société » dans le débat citoyen. Puisque débat il y a, les défenseurs de la boucherie ont eux aussi davantage la parole dans les médias. À mesure que les images effroyables d’élevage et abattage atteignent et émeuvent le public, une ligne défensive présente depuis des lustres se fait encore plus saillante : celle qui oppose le bon élevage au mauvais élevage[1], la bonne mort donnée aux animaux aux dérives de l’abattage industriel, celle qui brandit la perte d’humanité qui nous menace si nous rompons le lien millénaire avec les animaux.
C’est précisément à des intellectuels français qui s’illustrent dans cette veine que s’intéresse Enrique Utria dans l’article qui ouvre ce numéro. Passer au crible leurs arguments est une tâche éminemment nécessaire pour que chacun puisse se saisir de la « question de société », désormais sur la table, de manière honnête, sans faux-fuyants. En effet, pour les omnivores en proie à la dissonance cognitive (la contradiction entre leurs pratiques et leur bonne volonté à l’égard des animaux), les discours sur la « viande heureuse » offrent une échappatoire réconfortante. Elle peut les porter à se laisser bercer par la musique sans faire attention aux paroles tant qu’on ne les invite pas, comme le fait Utria, à peser ce que valent ces paroles. Et cela ne concerne pas uniquement les « omnivores consciencieux[2] » mais presque tout autant les consommateurs des produits de l’élevage industriel, qui sont dans leur immense majorité des mangeurs consciencieux virtuels. Ils s’évadent de la contradiction par la bonne pensée d’être favorables à de meilleures conditions d’élevage et abattage (pensée qu’ils expriment si on les interroge), ou se réfugient simplement dans l’idée que ce qu’ils achètent « aurait pu » être produit dans le respect des animaux[3].

A la suite de l’article d’Enrique Utria, on trouvera dans ce numéro des CA une suite de trois textes sur le thème du travail animal. Le premier est un extrait de Zoopolis[4], dans lequel Sue Donaldson et Will Kymlicka explorent les conditions dans lesquelles les animaux domestiques pourraient participer à la production de biens et services dans une société humanimale devenue une communauté des égaux.
C’est à travers une problématique semblable à celle des deux auteurs précédents que Frédéric Côté-Boudreau nous convie à découvrir un bar à chats végane de Montréal. À l’échelle de ce qui est faisable dans une société spéciste, il constitue un modèle de participation équitable d’animaux au fonctionnement d’un lieu de vie partagé avec des humains.
Autre étude de cas sur le travail animal : celle que nous livre Jason Hribal à propos des chiens d’assistance. Si nous cessons de nous ébahir « d’en haut » sur le caractère admirable des services rendus par ces chiens, et que nous nous adoptons le point de vue « d’en bas », celui des travailleurs qu’ils sont, le tableau ne devient-il pas moins idyllique ? Voudrions-nous occuper leur emploi si nous devions accomplir la tâche dans les mêmes conditions qu’eux ?

Les deux derniers textes des CA n°38 sont aussi des regards portés sur des formes de cohabitation, proche ou lointaine, entre des humains et d’autres animaux, sur un même territoire. Dans « Gérer un sanctuaire », pattrice jones parle de son expérience au refuge végane VINE et des questions matérielles mais aussi morales qui se posent pour bâtir un espace respectant l’intimité et l’autonomie des résidents, tout en les mettant à l’abri de dangers qui les menacent, et en restant dans les limites permises par les ressources du refuge.
Clèm Guyard pour sa part décrit dans « Vaches libres de France » la situation des quelques troupeaux de bovins férals dans ce pays. Dès qu’ils causent le moindre dérangement aux humains, la réponse consiste à faire abattre des animaux, alors que les sources de conflit pourraient être taries par des méthodes non violentes.

Les auteurs réunis dans ce numéro ont en commun de « marcher sur leur deux jambes » : énoncer ce qui doit cesser dans les rapports qu’entretiennent les humains avec les animaux, et poser des jalons vers l’établissement de relations plus justes. Ce second volet – constructif – est longtemps resté le parent pauvre de la réflexion sur la libération animale. C’est une des raisons pour lesquelles on trouve surtout des exemples et des expériences particulières dans les pages qui suivent. Ce n’est sans doute pas la seule. Pour changer, en mieux, il ne suffit pas de quelques principes directeurs (dont la formulation n’est d’ailleurs pas si simple). Puisqu’il s’agit de trouver des manières de vivre ensemble, ou côte à côte, qui permettent la prise en compte des intérêts et aspirations de toutes les parties concernées, on ne saurait en définir les modalités d’avance, indépendamment des acteurs et des situations. Il n’en reste pas moins que les cas envisagés dans les textes qui suivent aident à se projeter dans un avenir meilleur. Ils invitent à prêter attention à d’autres réflexions ou expériences porteuses de progrès, ou à en devenir soi-même les coauteurs avec d’autres animaux. Ils invitent aussi à mieux faire connaître ces réflexions et expériences. Ainsi chacun pourra opposer un franc éclat de rire à ceux de nos brillants intellectuels qui prophétisent la fin de l’humanité de l’homme, ou le déni de son animalité, ou la ruine de la convivialité, ou la rupture du lien avec les bêtes, ou la soumission aux puissances féroces de l’argent… si jamais les humains cessent d’engraisser et pêcher des animaux pour les dévorer. On passera ainsi dans la bonne humeur aux choses sérieuses. Il y a tant à inventer, étudier et expérimenter pour parvenir à vivre mieux entre êtres sentients de cette planète !

 

[1] toute ressemblance avec un sketch des Inconnus serait purement fortuite.

[2] Expression utilisée par Peter Singer et Jim Mason dans L’Éthique à table (L’Âge d’homme, 2015) pour désigner les consommateurs attentifs aux conditions de production des aliments, notamment aux critères de bien-être animal pour la viande, les laitages ou les œufs.

[3] Cf. cette réflexion de Martin Gibert dans Voir son seak comme un animal mort (Lux, 2015) : « Il m’est arrivé de "justifier" des écarts à mon véganisme parce que le produit animal que je consommais n’impliquait pas nécessairement de la souffrance (c’est-à-dire dans tous les mondes possibles et imaginables). Évidemment, ce n’est pas parce qu’une chose pourrait être moralement meilleure ou pire que cela devrait changer quoi que ce soit à notre évaluation morale de la réalité. Mais l’esprit humain est malheureusement facilement biaisé par des "comparaisons contrefactuelles", c’est-à-dire par des comparaisons avec des situations équivalentes dans des mondes possibles. »

[4] Zoopolis – A Political Theory of Animal Rights (OUP, 2011) : ouvrage dont nous avons publié une présentation détaillée dans le numéro 37 des Cahiers antispécistes.

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