Le texte reproduit ci-après constitue le chapitre 1 (pages 11 à 19) du livre L’INRA au secours du foie gras paru aux éditions Sentience en 2006. Certaines notes incluses dans le texte original ont été omises.
La réglementation impose une prise en compte croissante des intérêts des animaux dans les pratiques d'élevage. La production de foie gras n'échappe pas à cette tendance : la légitimité du gavage se trouve remise en cause dans les institutions européennes chargées des questions agricoles.
Pour évaluer les conséquences des pratiques d'élevage sur le bien-être des animaux, ces institutions se basent notamment sur les rapports d'un comité scientifique de la Commission européenne. Le rapport de ce comité concernant le foie gras est très critique à l'égard des méthodes employées pour le produire, et tout particulièrement à l'égard du gavage.
La filière du foie gras est consciente de la menace que font peser sur elle ces conclusions scientifiques négatives : risque d'évolution vers une réglementation restrictive, et risque d'altération de l'image du foie gras chez les consommateurs. Elle a donc décidé d'intervenir activement pour faire émerger d'autres prises de position scientifiques qui serviront à défendre ses intérêts.
Les financements des études de l'INRA par les producteurs de foie gras se situent dans ce contexte, comme le montre la chronologie ci-dessous :
• 1998 : un rapport d'experts de la Commission européenne [1] condamne le gavage.
• 1999 : des recommandations européennes [2]
o interdisent le gavage partout où il n'est pas encore pratiqué,
o interdisent les petites cages individuelles,
o demandent des études sur les méthodes alternatives au gavage.
• 1999-2004 : la filière du foie gras (CIFOG) finance des recherches de l'INRA et analyse les arguments les plus efficaces pour apaiser les consommateurs.
• 2004 : les chercheurs de l'INRA publient la synthèse de leurs travaux qui contredisent les conclusions du rapport européen.
• 2004-2006 : le CIFOG se félicite de ces résultats et en assure la diffusion ; les chercheurs de l'INRA prennent publiquement position
o en faveur du gavage,
o en faveur des cages de batterie individuelles,
o contre la faisabilité actuelle de méthodes alternatives au gavage.
En 1998, le Comité scientifique de la santé et du bien-être des animaux de la Commission européenne remet à celle-ci un rapport sur la production de foie gras. Ce rapport de 93 pages, basé sur les travaux d'un groupe de 12 experts européens dont 3 chercheurs de l'INRA – l'un d'entre eux étant d'ailleurs chargé de superviser ce groupe de travail – conclut :
Le Comité scientifique de la santé et du bien-être des animaux conclut que le gavage, tel qu'il est pratiqué aujourd'hui, est préjudiciable au bien-être des oiseaux [3].
Ce rapport d'experts a servi de référence pour l'élaboration de deux recommandations du Conseil de l'Europe qui énoncent en leur préambule [4] :
(1) Le Comité permanent de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages [...]
(7) Constatant, à la lumière de l'expérience acquise et des connaissances scientifiques sur les besoins biologiques des canards, que les systèmes d'élevage commercialisés actuellement ne répondent souvent pas aux besoins essentiels des animaux et, par conséquent, nuisent à leur bien-être ;
(8) Conscient des problèmes de bien-être liés à certaines pratiques dans la production de foie gras, qui ne répondent pas aux exigences de la Convention [5], et soucieux d'encourager les recherches sur les aspects de bien-être et les méthodes alternatives […].
Recommandation concernant les canards de Barbarie et les hybrides de canards de Barbarie et de canards domestiques et Recommandation concernant les oies domestiques et leurs croisements adoptées le 22 juin 1999 par le Comité permanent de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages
L'article 24 de la recommandation concernant les canards et l'article 25 de celle concernant les oies stipulent que « la production de foie gras ne doit être pratiquée que là où elle existe actuellement ».
Un article d'une revue du monde agricole rappelle que le projet initial de ces recommandations consistait même en l'interdiction totale du gavage :
Les négociations préalables, au sein du Comité permanent de ce Conseil de l'Europe [...] équivalaient à l'interdiction pure et simple du gavage et donc à la suppression de toute une filière de production traditionnelle. La France s'est donc opposée au projet avec force. Mais elle n'a pu empêcher l'interdiction, en 2012, des cages individuelles pour le gavage.
Yanne Boloh, « Bien-être animal, du fantasme à la réalité [6] », Jeunes Agriculteurs, numéro 550, mai 2000
Dans son article 10, la recommandation concernant les canards gavés formule des exigences qui imposent la suppression des petites cages individuelles dans lesquelles sont enfermés plus de 87% d'entre eux [7] :
Les systèmes d'hébergement pour les canards doivent permettre aux oiseaux de :
— se tenir debout dans une posture normale,
— se retourner sans difficultés,
— déféquer en effectuant des mouvements normaux,
— battre des ailes,
— effectuer des mouvements normaux de lissage de plumes,
— interagir normalement avec d'autres individus,
— accomplir les mouvements normaux liés à la prise d'aliments et d'eau.
Les exigences précédentes doivent s'appliquer aux nouvelles installations ou lorsque des installations existantes sont remplacées, à partir du 31 décembre 2004.
Toutes les installations doivent satisfaire ces exigences avant le 31 décembre 2010.
Extrait de l'article 10 de la Recommandation concernant les canards de Barbarie et les hybrides de canards de Barbarie et de canards domestiques, op.cit.
Dans le but d'ouvrir la voie à une généralisation de l'interdiction du gavage dans l'ensemble des pays signataires, tout en permettant la poursuite de la production de foie gras par d'autres moyens, la recommandation concernant les canards précise :
Les pays autorisant la production de foie gras doivent encourager les études portant sur les aspects de bien-être et la recherche de méthodes alternatives n'impliquant pas la prise forcée d'aliments. [...]
Cette Recommandation doit être réexaminée dans les 5 ans qui suivent son entrée en vigueur, et, le cas échéant, amendée en fonction de toute nouvelle connaissance scientifique disponible [...].
Extraits des articles 24 et 25 de la Recommandation concernant les canards de Barbarie et les hybrides de canards de Barbarie et de canards domestiques, op.cit.
On trouve exactement le même texte dans les articles 25 et 26 de la recommandation concernant les oies.
Les producteurs de foie gras sont regroupés en un organisme interprofessionnel, le CIFOG (Comité interprofessionnel des palmipèdes à foie gras), dont l'un des objectifs est d'assurer la défense des intérêts de la filière.
Inquiète face aux menaces que les recommandations européennes font peser sur le gavage, l'interprofession décide d'investir elle-même dans les études demandées par ces recommandations :
Alain Labarthe, président du Cifog, a mis l'accent sur l'attention toute particulière portée par l'interprofession à l'élaboration d'un argumentaire scientifique en faveur de la production du foie gras. Il a ainsi précisé que depuis 1999, afin de répondre aux exigences de la recommandation du Conseil de l'Europe, le Cifog a mobilisé plus d'un million d'euros. Un montant auquel s'ajoute la contribution des Pouvoirs Publics.
Gérard Le Boucher, « Palmipèdes : les scientifiques au secours du foie gras », Filières Avicoles, numéro 670, novembre 2004, page 8
Parmi les recherches bénéficiant de ces financements se trouvent celles de quelques chercheurs de l'INRA qui se sont spécialisés sur la production de foie gras. La grande majorité de leurs articles sur la question du bien-être des oiseaux gavés se concluent par un remerciement au CIFOG pour le financement apporté (cf. chapitre 4, section 4.1).
Par ailleurs, le cabinet de conseil GEM (cabinet parisien de conseil et d'études en stratégie pour l'agroalimentaire) réalise pour le CIFOG une étude destinée à évaluer l'effet de différents arguments sur le comportement des consommateurs de foie gras [8].
Voici ses conclusions :
1. L'étude confirme que « les éléments d'argumentation, traditionnellement utilisés par l'interprofession s'avèrent […] performants ». Elle cite en particulier les arguments suivants :
A) La stéatose est réversible, l'oiseau n'est pas malade.
B) On exploite une faculté naturelle du canard.
C) Le canard est glouton.
D) Le gavage ne fait pas souffrir.
2. L'étude recommande à la filière un axe de développement de nouveaux arguments « pour être en position de résister plus efficacement aux inévitables attaques et pressions médiatiques, pour conforter et apaiser le consommateur de foie gras » :
E) Élaboration de chartes ; travail sur l'image d'un producteur respectueux des animaux.
Ces préconisations sont basées sur l'existence chez le consommateur d'un « processus d'occultation ou de déni » de la « maltraitance animale » que le compte rendu de cette étude recommande d'entretenir :
En résumé, le consommateur de foie gras perçoit, de façon floue, la maltraitance animale derrière la production. Pour que ce filigrane déstabilisateur ne vienne pas perturber l'image exceptionnelle du produit, l'individu met en œuvre un processus d'occultation ou de déni, qui ne fait pas disparaître pour autant la composante de la représentation mentale.
M. Jacquinot, P. Magdelaine, L. Mirabito, « Importance du bien-être animal dans la perception du foie gras par le consommateur », Actes des 5e Journées de la Recherche sur les Palmipèdes à Foie Gras, Pau, 9 et 10 octobre 2002, pages 52-56
Les expertises sur le bien-être des oiseaux gavés sont cofinancées par la filière du foie gras. Faut-il s'en émouvoir ? Après tout, pourrait-on dire, la science est la science : les dispositifs expérimentaux obéissent à des protocoles précis ; ils sont décrits dans des publications scientifiques (donc livrés au jugement des pairs) ; on ne peut pas forcer les faits observés à coïncider avec les résultats désirés par les commanditaires, etc. Et pourtant… ces arguments deviennent de moins en moins crédibles à mesure que s'accumulent les résultats de recherches sur l'impact des sources de financement. En voici quelques exemples :
Une étude(2) a montré que les scientifiques qui ont un lien avec l'industrie du tabac ont une probabilité nettement supérieure à la moyenne de conclure à l'innocuité du tabagisme passif. Voici le résumé qu'en fait le British Medical Journal :
[Cette] étude, publiée dans le JAMA [Journal of the American Medical Association], a examiné quelles caractéristiques déterminaient les conclusions des articles de synthèse sur le tabagisme passif. Les auteurs ont identifié 106 synthèses, parmi lesquelles 37% concluaient que le tabagisme passif n'était pas nocif, tandis que les autres concluaient qu'il l'était. Une analyse de type régression multiple, prenant en compte la qualité de l'article, son statut en termes de comité de lecture, son sujet et l'année de sa publication, a montré que le seul facteur lié à la conclusion de la synthèse était l'existence (ou non) d'une affiliation entre l'auteur et l'industrie du tabac. Les trois quarts des articles qui concluaient à l'innocuité du tabagisme passif étaient écrits par des personnes affiliées à l'industrie du tabac.
Richard Smith (rédacteur en chef), « Beyond conflict of interest – Transparency is the key », British Medical Journal, volume 317, 1er août 1998, pages 291-292, souligné par nous
Cet autre article aborde le problème de l'influence des financements dans la recherche biomédicale en général :
Il y a des preuves solides et cohérentes démontrant que les recherches financées par l'industrie tendent à tirer des conclusions favorables à l'industrie. En combinant les données d'articles examinant 1140 études, nous avons trouvé que les études financées par l'industrie avaient une probabilité significativement plus grande d'atteindre des conclusions favorables au sponsor que les études qui ne le sont pas.
Justin E. Bekelman, AB ; Yan Li, MPhil ; Cary P. Gross, MD, « Scope and Impact of Financial Conflicts of Interest in Biomedical Research – A systematic review », Journal of the American Medical Association, numéro 289, 22 janvier 2003, pages 454-465, souligné par nous
Une étude publiée dans la revue Nature(3), basée sur une enquête réalisée auprès de milliers de scientifiques, rapporte la fréquence avec laquelle ces derniers reconnaissent utiliser des pratiques contestables dans la conduite ou la présentation de leurs travaux. En particulier, parmi les scientifiques en milieu de carrière interrogés :
— 20,6 % reconnaissent avoir « changé la conception, la méthodologie ou le résultat d'une étude en réponse à la pression d'une source de financement » ;
— 14,6 % avoir « utilisé des modèles de recherche inadéquats ou inappropriés » ;
— 14,3 % avoir « laissé tomber, dans des analyses, des observations ou des données en se basant sur un sentiment instinctif qu'elles étaient inexactes » ;
— 12,4 % avoir « caché des détails de méthodologie ou des résultats dans des articles ou des projets » ;
— 6,5 % avoir « omis de présenter des données qui contredisent leurs propres recherches antérieures ».
Ceci dans les 3 ans qui précèdent le sondage.
Cette enquête permet de comprendre comment l'influence d'une source de financement peut s'exercer sans pour autant qu'une fraude scientifique (comme la falsification de résultats expérimentaux) soit commise.
1. Les thèmes et citations inclus dans cet encadré sont empruntés au chapitre 31 de L'INRA au secours du foie gras (éditions Sentience, 2006).
2. D.E. Barnes, L.A. Bero, « Why review articles on the health effects of passive smoking reach different conclusions », Journal of the American Medical Association, numéro 279, 20 mai 1998, pages 1566-1570 ; article complet (payant) sur http://jama.ama-assn.org/cgi/conten...
A l'approche de la date théorique de réexamen des recommandations (prévue dans les 5 ans qui suivent son entrée en vigueur [1999]), les trois principaux chercheurs de l'INRA qui travaillent sur les études commandées par le CIFOG présentent leurs conclusions dans une synthèse intitulée « Foie-Gras, Gavage et Bien-être animal : vers un peu d'objectivité [9] ! ».
Deux d'entre eux, Daniel Guémené et Gérard Guy, exposent oralement ces conclusions dans leur communication aux 6e Journées de la Recherche sur les Palmipèdes à Foie Gras le 7 octobre 2004 à Arcachon. La revue professionnelle Filières Avicoles rapporte cette communication dans son numéro de novembre 2004.
Gérard Le Boucher, « Palmipèdes : les scientifiques au secours du foie gras », Filières Avicoles, numéro 670, novembre 2004, page 8
Les conclusions de la synthèse des chercheurs de l'INRA sont très positives pour la production de foie gras et remettent en cause la condamnation du gavage dans le rapport européen. Comparons ces deux documents sur quelques points [10] :
Rapport du comité scientifique européen | Synthèse INRA de MM. Guémené, Guy, Faure |
« La quantité de nourriture donnée pendant chaque gavage est considérablement supérieure à la ration normale » « la quantité de nourriture riche en énergie (maïs) que les oiseaux sont forcés d'ingérer durant les deux à trois semaines de gavage est bien plus importante que celle que les oiseaux mangeraient volontairement [11]. » | « Le canard mulard mâle et l'oie sont donc capables d'ingérer spontanément des quantités d'aliment comparables voir supérieures à celles qui leur sont imposées lors du gavage. » |
« le niveau de stéatose [obtenu normalement à la fin du gavage] doit être considéré comme pathologique [12]. » | « La stéatose hépatique de gavage est [...] un processus non pathologique » |
« [Les canards ou les oies] se tenaient à distance de la personne qui allait les gaver alors même que cette personne leur fournissait habituellement la nourriture [13]. » | « Les palmipèdes gavés ne développent donc pas de réactions d'évitement vis-à-vis du gaveur » |
« le gavage, tel qu'il est pratiqué aujourd'hui, est préjudiciable au bien-être des oiseaux. » | « le gavage n'apparaît pas comme étant un générateur important d'informations nociceptives. » ; « l'acte de gavage [en cage individuelle] n'est pas une source majeure de stress aigu ou chronique » |
En résumé, les trois chercheurs de l'INRA soutiennent que « les résultats de différentes études comportementales et physiologiques rapportés dans cette synthèse ne valident donc pas les critiques virulentes adressées à cette production ».
Le quotidien Sud Ouest observe ainsi :
Le rapport scientifique sur lequel s'est appuyé le Conseil de l'Europe n'est certes guère favorable au gavage. Il est contesté par la profession préférant s'appuyer sur les recherches de l'Inra.
Jean-François Moulian, « Les éleveurs au banc des accusés », Sud Ouest, 18 octobre 2004, page 3
Alors que le rapport européen considère qu' « il est très important pour la poursuite du développement de la production de foie gras d'introduire des techniques alternatives qui ne requièrent pas le gavage [14] », la communication des chercheurs de l'INRA se conclut par : « Dans leur ensemble ces résultats [de recherche] devraient encore contribuer à améliorer les conditions générales de production du foie gras et à le placer dans un contexte de durabilité. »
Ainsi, pour ces scientifiques, si « l'avenir de cette production demeure incertain », c'est à cause de la « demande sociale » (autrement dit : le mouvement d'opinion hostile au gavage) et non pas en raison de faits sérieusement établis. La revue Filières Avicoles s'interroge donc :
Mais cette montée en puissance de la recherche publique française pour mieux comprendre l'engraissement du foie gras, démontrer qu'il ne résulte pas d'une stéatose pathologique, améliorer ses conditions de production... suffira-t-elle à marginaliser les lobbies des protecteurs [des animaux] et affirmer la légitimité du foie gras ? « Rien n'est moins certain, si le contexte sociétal n'évolue pas », estime Daniel Guémené (Inra).
Gérard Le Boucher, « Palmipèdes : les scientifiques au secours du foie gras », op. cit.
La revue Filières Avicoles observe en avril 2004 que la filière du foie gras « commence à engranger les résultats » des études « menées pour étayer les arguments des professionnels » :
Des travaux de recherche encourageants
Heureusement, dans ce combat pour la préservation d'un produit à la fois gastronomique et culturel, la filière du foie gras commence à engranger les résultats de plusieurs années de recherches conduites à l'Inra, l'Itavi, l'Ensat... Marie-Pierre Pé, animatrice du Cifog, a précisé que depuis 1998, une trentaine d'études ont été menées pour étayer les arguments des professionnels.
Gérard Le Boucher, « Face aux activistes de la protection animale opposés au gavage », Filières Avicoles, numéro 664, avril 2004, page 6
Cette revue rapporte en décembre 2004 que Daniel Guémené « a fort opportunément repris les différents arguments, souvent outranciers, des protecteurs des animaux, en leur apportant à chaque fois une réponse scientifique, étayée à partir des résultats de la recherche et d'essais conduits ces dernières années » et qu'il « a ainsi mis à mal certains arguments utilisés à tort par les “protecteurs” pour s'opposer au gavage [15] ».
Dans cette même revue, le président du CIFOG exprime aux chercheurs sa satisfaction du dossier ainsi constitué pour défendre le foie gras.
Les conclusions de ces études de l'INRA sont si favorables à la défense des intérêts de la filière que le CIFOG décide de publier, début 2005, la version intégrale de la synthèse de l'INRA sur son site Internet de promotion du foie gras (www.lefoiegras.fr, géré par l'agence de communication ADOCOM). Cette synthèse scientifique y trouve sa place, à côté de pages « recette du mois » et « charte de qualité », à la suite d'une description de la production de foie gras où le terme gavage a disparu.
Le CIFOG reproduit également cette synthèse dans son dossier de presse [16] et en présente de larges extraits dans sa lettre d'information « Foie Gras Info [17] ».
Les chercheurs de l'INRA expriment publiquement leur position très favorable au gavage dans les cercles les plus variés, depuis la télévision et la presse (quotidiens nationaux et régionaux, presse professionnelle, revues de vulgarisation scientifique...) jusqu'aux colloques du CIFOG. Voici un exemple typique de ces interventions, ici dans un magazine de consommateurs (de nombreux autres exemples seront présentés tout au long de cet ouvrage) :
Daniel Guémené, chercheur à la station avicole de l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) de Tours, est un spécialiste du sujet. « Plusieurs études ont montré que les canards ou les oies n'exprimaient pas plus de stress en situation de gavage qu'en période de repos. Aucun élément scientifique ne permet de dire que cette opération est une source de mal-être animal. D'ailleurs les palmipèdes sont plus sensibles à la contention qu'au gavage. »
Julien Dézécot, « Vers la fin du gavage ? », 60 millions de consommateurs, numéro 395, juin 2005, page 24, souligné par nous
Les chercheurs de l'INRA s'investissent même dans la défense du gavage à l'étranger :
Gérard Guy [...] envoie l'un de ses chercheurs aux États-Unis pour tenter de parer la croisade des « anti-gavage ».
La Dépêche du Midi : Il se trouve que vous connaissez bien les créateurs de Sonoma Saveurs [producteurs de foie gras en Californie]...
Gérard Guy : Oui, parce qu'ils sont pour la plupart originaires du Sud-Ouest, et qu'ils se sont tournés vers nous, scientifiques, pour améliorer la qualité de leur élevage. Didier Jaubert m'a alerté sur l'agression dont Sonoma a été victime. Il se trouve que l'un de nos chercheurs [Jacques Servière] part aux États-Unis. Il se rendra en Californie, avec toutes nos études scientifiques traduites en anglais, pour répondre aux questions que le public peut se poser sur le gavage.
Sabine Bernède, « Gaver n'est pas torturer », La Dépêche du Midi, 5 octobre 2003
Les positions prises par les chercheurs de l'INRA dans les médias sont conformes aux arguments recommandés pour la défense des intérêts de la filière du foie gras [18] :
Arguments recommandés pour apaiser le consommateur [19] | Arguments développés par les chercheurs de l'INRA [20] |
A) « l'accumulation de graisse au niveau du foie est réversible, donc l'animal n'est pas malade ». | « Le foie gras n'est pas un foie malade et ne peut être comparé à une cirrhose », affirme Daniel Guémené. « Car, à la différence des maladies du même ordre, la stéatose hépatique des palmipèdes est réversible. Si l'on arrête le gavage, le foie retrouve son aspect normal au bout de quinze jours. »Florence Humbert, « Faut-il interdire le gavage ? », Que Choisir, numéro 399, décembre 2002 |
B) « on exploite une capacité naturelle des espèces migratrices ».
l' « exploitation d'une faculté naturelle d'accumulation des graisses ». |
[Daniel Guémené rappelle] que « nos lointains ancêtres ont mis à profit une capacité naturelle des palmipèdes à se suralimenter et à accumuler des réserves ».Catherine Vincent, « Le gavage des palmipèdes, torture ou récompense ? », Le Monde, 17 mai 2002, page 30 |
C)la « gloutonnerie naturelle du canard ». | Quant à la quantité d'aliments administrée à chaque gavage (450g de maïs deux fois par jour), elle reste « comparable à celle que l'animal est capable d'ingérer spontanément », soutient [Daniel Guémené] [...].Catherine Vincent, « Le gavage des palmipèdes, torture ou récompense ? », Le Monde, 17 mai 2002, page 30 |
D)
L'étude consommateur du CIFOG note qu'il manque dans l'argumentaire des « éléments objectifs de mesure du bien-être animal pour répondre à l'accusation fondamentale de provoquer une souffrance ». |
-Question de La Dépêche du Midi : « Le gavage fait-il souffrir les animaux ? »-Réponse de Gérard Guy : « Les protecteurs des animaux ont tendance à faire de l'anthropomorphisme. […] Pour savoir si le gavage porte atteinte au bien être des canards, nous avons conduit plusieurs études. D'abord sur le stress. […] Conclusion : après le gavage, les oies et les canards ne sont pas stressés. »-Question de La Dépêche du Midi : « Ont-ils des douleurs ? »-Réponse de Gérard Guy : « Nous nous sommes préoccupés de cet aspect en 2000. Jacques Servière, qui travaille dans le domaine des neurosciences, s'est penché sur la notion de nociception. Les travaux ont été extrêmement compliqués à mener. Ils n'ont pas montré que les canards ou les oies gavés percevaient des douleurs particulières. Le gavage n'est pas une torture. »Sabine Bernède, « Gaver n'est pas torturer », La Dépêche du Midi, 5 octobre 2003 |
E)
« La mise en oeuvre de guides ([...] chartes) portant [...] sur le bien-être animal, paraît de nature à apaiser le consommateur et à accroître sa solidarité avec le produit et ses producteurs. » « Il serait […] souhaitable de travailler l'image de l'éleveur et de ses pratiques. » « [L'éleveur] est respectueux de ses animaux ». |
Les professionnels de la filière regroupés au sein d'une interprofession, le CIFOG, ont adopté une charte de bonnes pratiques […]. Il faut admettre que l'évolution des pratiques du terrain est bénéfique en termes de respect du bien-être.D. Guémené, G. Guy, J-M. Faure, « Foie-Gras, Gavage et Bien-être animal : vers un peu d'objectivité ! », Actes des 6e Journées de la Recherche sur les Palmipèdes à Foie Gras, Arcachon, 7 et 8 octobre 2004, pages 81-87 |
Alors que la recommandation européenne interdit l'usage des cages individuelles sur la base du rapport européen qui conclut que « l'utilisation de petites cages individuelles pour loger ces oiseaux ne doit pas être autorisée [21] », les chercheurs de l'INRA prennent position en faveur de ces cages :
Les systèmes d'hébergement doivent [selon les recommandations européennes] permettre au canard de se retourner, de battre des ailes, d'intéragir avec d'autres individus, de déféquer normalement, de boire et de s'alimenter normalement. L'épinette individuelle qui intervient au cours des derniers jours de la vie du canard (12 à 15 jours, soit 10% de sa vie) ne répond pas à toutes ces exigences. [...] l'épinette individuelle de gavage […] devra avoir totalement disparu à échéance du 31 décembre 2010, bien qu'il n'existe pas d'évidence scientifique démontrant l'existence de conséquences négatives pour les canards maintenus dans ce type de logement.
Gérard Guy et Daniel Guémené, « Gavage et production de foie gras : rétrospective et perspectives », Actes des 6e Journées de la Recherche sur les Palmipèdes à Foie Gras, Arcachon, 7 et 8 octobre 2004, pages 1-8, souligné par nous
[…] l'élevage en cage individuelle est la meilleure solution ; ne nécessitant aucune capture, elle n'active pas le système de stress.
Daniel Guémené, Gérard Guy et Jacques Servière, « Le gavage est-il indolore ? », Cerveau & Psycho [22], numéro 10, juin 2005, pages 70-73, souligné par nous
Concernant « la recherche de méthodes alternatives n'impliquant pas la prise forcée d'aliments » que, selon les recommandations européennes, « les pays autorisant la production de foie gras doivent encourager », le rapport européen constate que « les possibilités de développement les plus rapides résident dans des essais de préparation d'un produit à partir de foies d'oiseaux nourris à volonté et d'autres ingrédients [23] ». Les chercheurs de l'INRA quant à eux n'évoquent les possibilités d'alternatives au gavage que lorsqu'ils sont explicitement interrogés à ce sujet, et ce pour constater que :
Pour produire du foie gras sans gavage, pour l'instant, je crois qu'on n'est pas au point !
Gérard Guy, dans l'émission « Foie gras : le gavage en question », série « Gaïa », France 5, 24 janvier 2004
Ainsi, les chercheurs de l'INRA ont bâti en quelques années un argumentaire scientifique conforme à la démarche recommandée pour « conforter et apaiser le consommateur de foie gras », qui contredit point par point les conclusions du Comité scientifique de la santé et du bien-être des animaux de la Commission européenne. Comment en sont-ils arrivés là et quel crédit scientifique peut-on accorder aux positions qu'ils défendent publiquement ? C'est ce que nous allons examiner dans les chapitres ultérieurs. Mais regardons tout d'abord comment les institutions politiques nationales se servent de cet argumentaire pour défendre les méthodes de production du foie gras.
[1] Comité scientifique de la santé et du bien-être des animaux de la Commission européenne, Les aspects de bien-être des canards et des oies dans la production de foie gras, 1998. Le texte complet de ce rapport (en anglais) est disponible sur le site de l'Union européenne : http://europa.eu.int/comm/food/fs/s....
[2] Recommandation concernant les canards de Barbarie et les hybrides de canards de Barbarie et de canards domestiques et Recommandation concernant les oies domestiques et leurs croisements adoptées le 22 juin 1999 par le Comité permanent de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages. Le texte de ces recommandations est disponible sur le site du Conseil de l'Europe : http://www.coe.int/T/F/affaires_jur....
[3] Section 8.2 “Conclusion”, page 65.
[4] Le texte est identique (à l'espèce concernée près) dans la recommandation concernant les canards et dans celle concernant les oies.
[5] Il s'agit de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages de 1976 (ratifiée par la France en 1978). Cette convention émanant du Conseil de l'Europe a instauré un comité permanent chargé d'élaborer des recommandations contenant des dispositions concrètes qui régissent l'application à des domaines particuliers des principes énoncés dans la convention. La recommandation de 1999 concernant les canards est l'une d'elles.
[7] « Ce type de logement [cage individuelle] s'est largement répandu, et représentait en 2000 plus de 87% des places de gavage, contre 12% pour les parcs collectifs, et 1% pour les cages collectives selon une étude réalisée par le CIFOG. » ; Contexte, structure et perspectives d'évolution du secteur français du foie gras, étude réalisée par l'ITAVI et le CIFOG pour le compte de l'OFIVAL, juin 2003, page 20 ; document disponible à l'achat et résumé sur : http://www.ofival.fr/publications/c.... Les résultats de cette étude apparaissent également dans la communication de M. Jacquinot, P. Magdelaine et L. Mirabito, « Importance du bien-être animal dans la perception du foie gras par le consommateur », Actes des 5e Journées de la Recherche sur les Palmipèdes à Foie Gras, Pau, 9 et 10 octobre 2002, pages 52-56.
[8] Contexte, structure et perspectives d'évolution du secteur français du foie gras, op. cit., pages 42-53.
[9] D. Guémené, G. Guy, J-M. Faure, « Foie-Gras, Gavage et Bien-être animal : vers un peu d'objectivité ! », Actes des 6e Journées de la Recherche sur les Palmipèdes à Foie Gras, Arcachon 7 et 8 octobre 2004, pages 81-87, http://www.lefoiegras.fr/Pdf/INRA_FR.pdf.
[10] Dans le tableau comparatif qui suit, c'est nous qui avons souligné certains passages cités.
[11] Section 8 « Summary, conclusion and recommendations », page 61.
[12] Section 5.4.3 « Liver function », page 41.
[13] Section 5.1 « Force feeding and behavioural indicators », page 33.
[14] Section 8.3 « Recommendations », page 67, souligné par nous.
[15] Émeline Viénot et Gérard Le Boucher, « Gavage/bien-être animal, vers un peu plus d'objectivité ! », Filières Avicoles, numéro 671, décembre 2004, pages 50-52.
[16] Comité Interprofessionnel des Palmipèdes à Foie Gras (CIFOG), Tout ce qu'il faut savoir à propos du foie gras [dossier de presse], 2005, http://www.ofival.fr/doctech-6/fgra.... La synthèse des chercheurs de l'INRA est presque intégralement reproduite pages 25-31.
[17] Foie Gras Info (lettre d'information du CIFOG), numéro 78, octobre 2004, pages 6-8.
[18] Dans le tableau comparatif qui suit, c'est nous qui avons souligné certains passages cités.
[19] Citations issues de la page 48 du rapport de 2003 et de la page 56 de la communication incluse dans les actes du colloque de 2002. Les références complètes de ces deux documents ont été données dans la note 8.
[20] Afin de ne pas alourdir le tableau, nous n'avons pas multiplié ici les citations de ces chercheurs. D'autres exemples de citations présentant les mêmes arguments figurent dans les deuxième et troisième parties.
[21] Section 8.3 « Recommendations », page 68.
[23] Section 6.4 « Socio-economic consequences if force feeding was banned », page 53.