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Cahiers antispécistes n°10 - septembre 1994

Pour un monde sans respect

Je me rappelle encore bien d'une discussion que j'ai eue il y a plusieurs années, et qui m'avait beaucoup frappé parce que j'y avais eu la compréhension brutale de ce que signifiait vraiment l'idée de « respect ».

J'avais longuement discuté avec un copain écolo de la justesse qu'il pouvait y avoir à manger de la viande, et progressivement, à la suite de nombreux arguments et contre-arguments, je voyais venir le moment où il lui faudrait logiquement convenir que manger des animaux était une injustice à leur égard, et que cette injustice était ni plus ni moins importante que s'il s'agissait d'humains. Mais en fin de compte, grande fut ma déconvenue, puisqu'il mit fin à notre échange en déclarant que ce que je disais n'était pas faux, mais n'entrainait pas nécessairement le refus de la consommation de viande : par contre, ajouta-t-il, il importait de reconsidérer nos relations aux animaux et de ne plus les traiter comme de la simple matière : l'important, dit-il en forme de conclusion, c'est de garder ou de restaurer un respect de l'animal. Ce respect n'était donc hélas pas pour lui exclusif de l'alimentation carnée, ni donc du carnage qui en découle, et il me disait d'ailleurs admirer et vouloir retrouver ce grand respect qu'éprouvaient les Indiens d'Amérique pour les animaux qu'ils chassaient, en lesquels ils voyaient des égaux dont ils ne se servaient qu'avec répugnance et maintes manifestations de contrition, et qu'ils ne tuaient qu'après leur avoir beaucoup demandé pardon et s'être clairement excusés de leur faire du mal.

En fait, déjà à l'époque, on m'avait plusieurs fois opposé en des circonstances similaires cette notion de respect, et j'ai eu depuis fréquemment l'occasion de l'entendre à nouveau. C'est parce que cet argument revient si souvent dans les conversations que je juge utile d'en dire deux mots. Il semble revêtir une grande valeur aux yeux de ceux qui l'utilisent, puisqu'il leur semble aisément pouvoir conclure sans appel un désaccord ou un conflit, et faire cesser le débat en réconciliant des positions adverses. Mais il est pour moi irrecevable : il s'agit en fait d'un tour de passe-passe qui vise justement à escamoter le problème, et qui en ce sens tient surtout de la prestidigitation verbale.

Ce respect-là, dont il est fait si grand usage et que l'on invoque si facilement, est purement abstrait, car il ne concerne que la disposition mentale du dominant, son attitude psychologique, et n'entraîne quasiment aucune conséquence dans la pratique, aucun changement dans des actes. Dans le contexte de cette discussion dont je parlais, ce n'était jamais qu'une façon de plus de nier les intérêts des animaux, en focalisant l'attention et l'importance, non pas sur les effets concrets d'une relation ou d'un acte (ce qui était mon propos), mais sur l'état d'esprit qui l'accompagne. C'est le refus justement de poser en importance autre chose que la vie du dominant, en renvoyant les tribulations du dominé à différents cas de signification (positifs ou négatifs) pour le dominant. Ce que marque finalement l'évocation de ce respect-là, c'est justement le refus de considérer les intérêts des dominés. Et cela, tout en se niant la domination, celle que l'on exerce, pour au contraire se valoriser soi-même par l'affirmation de son propre excellent état d'esprit, de sa propre bonne volonté ( « on ne pense pas à mal, au contraire, on est bien intentionné : on est res-pec-tu-eux »).

Respectable, le respect
qu'éprouvent les dominants ?

Enfant, le mot « respect » faisait partie de ces mots mystérieux dont je n'arrivais pas à déterminer précisément le sens, dont je ne savais pas démêler l'écheveau des significations multiples, qui m'apparaissaient à bien des égards contradictoires. Ce n'est que bien plus tard, lorsque j'ai pu établir un rapport net entre « respecter » et « tenir en respect », que les choses se sont clarifiées.

Ainsi, « respecter ses parents » signifie essentiellement : « les craindre » et, dans la pratique, agir de façon à n'avoir pas à les craindre. Mais c'est aussi ne pas démasquer l'imposture de leur « autorité », ne pas la remettre en question.

Dans un autre domaine des relations inter-humaines, c'est ce qu'exprime fort bien, avec candeur, un magnifique proverbe russe : « Il se peut qu'une femme aime son mari qui ne la bat point, il n'est pas possible qu'elle le respecte [1]. »

Et effectivement, on n'en vient guère à parler de respect qu'au sein de relations de conflit (entre égaux), ou, plus souvent encore, au sein des relations de domination.

Exemple, dans un cas de conflit : « Je respecte tes idées, respecte les miennes ! », ou bien encore : « Je te respecte, alors respecte-moi ! ». Ce n'est rien d'autre qu'un marché donnant-donnant sur fond de menaces réciproques : « Je ne t'attaque pas, et tu ne m'attaques pas. » Belle relation, ô combien estimable, que celle d'où toute discussion est ainsi évacuée ! Ce respect-là évoque la dissuasion nucléaire et autres rapports de force, et certainement pas une réelle considération. Il ne s'agit jamais que de délimiter un territoire sur lequel l'autre ne s'avancera pas, déterminer un no-man's-land, tenir l'autre à « distance respectueuse ».

Parlant d'une relation d'amitié, ce n'est certainement pas de respectueuse que je serais tenté de la qualifier, mais plutôt, par exemple, de relation d'estime. Et il en va ainsi de toutes relations réellement égalitaires et amicales, pour lesquelles la notion de respect semble tout à fait déplacée. Car je n'ai alors aucune distance à entretenir, et n'ai rien non plus à masquer. Par contre, on ne cesse de mettre en avant (non pas même d'évoquer, mais bien d'invoquer !) le respect dans les relations parents-enfants, humains-animaux, hommes-femmes, ainsi que dans les relations entre communautés différentes, etc. Personnellement, maintenant, lorsque j'entends parler de respect, ou également bien souvent de tolérance (une autre idée qui est généralement du même acabit), je flaire des situations nauséabondes.

Tolérance, galanterie, et tutti quanti

« Moi, je suis tolérant, je respecte les homos (ou les Arabes, etc.), ils font ce qu'ils veulent, tant qu'ils ne viennent pas m'emmerder ! ». Tant qu'ils se tiennent à distance et se font tout petits : qu'ils tiennent leur rang et restent à leur place. Ce n'est pas pour rien qu'en Hollande, on parle beaucoup dans les milieux contestataires de « tolérance répressive ». Dans un cadre de domination, la tolérance ou le respect sont au mieux (?) de l'indifférence, quand ils ne sont pas franchement une stigmatisation, une mise à l'index. Dans un cadre égalitaire, ce sont des mots qui n'ont plus de raisons d'être, mieux, qui n'ont plus de sens.

Cela est très bien illustré par l'évolution de la galanterie durant ces dernières décennies ; c'est typiquement un de ces respects qui, dans un cadre général de domination, engagent au strict minimum : la galanterie exige qu'un homme laisse passer les femmes devant lui, qu'il laisse sa place dans le bus aux femmes enceintes, mais elle n'exige nullement qu'il passe la serpillère ou torche les mômes, qu'il fasse les courses ou accepte que sa moitié travaille (pour ne prendre que quelques exemples). La galanterie exige des témoignages de considération qui coûtent peu, mais qui rapportent beaucoup : ce sont des témoignages, publics, et largement publicisés, qui prennent chacun à témoin de combien Untel traite bien les femmes et les tient en haute estime. La pratique de la galanterie fait coup-double, en entretenant la confusion chez les dominées ( « mais, non, il n'y a pas mépris, puisqu'il y a respect »), et en confortant le dominant dans le beau rôle. Or, à partir du moment où un nombre suffisant de femmes se sont publiquement rebiffées, où la domination a été dite, la galanterie a perdu sa fonction de masque et a progressivement disparu : elle n'a plus guère de raisons d'être (sans même d'ailleurs que l'égalité femmes-hommes soit vraiment réalisée : c'est qu'on part aujourd'hui du postulat implicite et confortable, que les femmes auraient désormais les mêmes possibilités que les hommes de réaliser librement leur vie, et que la société actuelle leur propose un panel de choix aussi large et aisé d'accés qu'aux hommes : mais ces possibilités, bien souvent, ne sont que formelles).

On pourrait faire les mêmes remarques en ce qui concerne la fonction de « l'esprit chevaleresque » pour les mercenaires des temps passés (la « défense de la veuve et de l'orphelin » par ceux-là même qui les rendaient veuves ou orphelins !), ou celle du paternalisme dans les entreprises ou les Colonies ; le déclin du paternalisme n'est d'ailleurs pas dû non plus à la disparition des rapports inégalitaires - ça se saurait ! - mais bien plutôt à leur transformation : le néo-colonialisme a remplacé le colonialisme de papa, et dans les entreprises, la Modernité a instauré ces nouveaux masques, d'une bonne efficacité, que sont la participation et la concertation sociales.

D'ailleurs, dans le contexte du néo-colonialisme aussi et de la misère chronique qu'entretiennent les « nécessités » économiques et géo-politiques des pays dominants dans le reste du monde, les aides humanitaires (ou militaro-humanitaires) qui fleurissent aujourd'hui à grand renfort médiatique, devraient apparaître pour ce qu'elles sont : de la galanterie, de la pure galanterie. Pour que cela cesse d'être le cas, ce n'est plus une aide charitable qui s'impose, mais un véritable partage des richesses.

Et le respect qu'éprouvent les dominés ?

Le respect se met différemment en scène, et remplit des fonctions évidemment différentes selon qu'il s'agit de celui que doit éprouver le dominé pour son dominant, ou de celui que dit éprouver ce dernier pour son dominé. Le premier, contraint mais généralement censé être libre et naturel, vise à tenir le dominant au loin, dans son altérité et sa supériorité, à ne pas le démasquer, à ne pas lui ôter son prestige : respecter le roi, c'est éviter de voir que le roi est nu. Respecter la loi, respecter la démocratie, c'est les légitimer. Ne pas désacraliser l'idole, le fétiche, ne pas s'approcher de son piédestal pour ne pas s'en faire une idée trop précise qui romprait l'enchantement. Le respect du dominé pour ce qui le domine, et qu'il tient pour supérieur, n'est pas fondamentalement différent d'un respect religieux. Il peut bien, après quelques contorsions mentales, se donner pour de l'amour, de la liberté ou de la rationalité, il est à la base fondé sur la crainte [2]. Mais en tout cas, c'est toujours un respect qui se traduit en actes, par la déférence et la soumission. Pour un dominé, respecter c'est se soumettre.

Le respect que dit éprouver le dominant, lui, a pour principale caractéristique au contraire de ne pas se traduire en actes (ou si peu !) : il est dit, et n'est que cela. Il ne vise pas à intervenir dans la réalité, à se concrétiser, il vise à transfigurer la réalité dans l'imaginaire pour, justement, ne pas avoir à la remettre en cause. Lui aussi a pour fonction, consciente parfois, et inconsciente souvent (mais là n'est pas vraiment le problème) de masquer les rapports de domination. L'invocation du respect est alors une invocation magique qui fait rentrer dans le droit chemin une réalité en passe d'apparaître comme inquiétante et malsaine.

Le respect : masque, légitimation, maintien à distance.

Cela explique fort bien pourquoi, lorsque l'on parle du fait de manger des animaux, tant de gens trouvent spontanément moyen de placer dans la conversation que, eux, ils se sentent proches de cette sensibilité, de ce respect qu'avaient les Indiens d'Amérique, qui, lorsqu'ils assomaient, étripaient, piégeaient, pêchaient... un animal, s'en excusaient aussitôt auprès de lui. Je ne sais pas en toute certitude pourquoi ces Indiens se livraient à ce genre de gymnastique mentale [3], mais je vois très bien l'intérêt que les gens en Occident ont si souvent à s'en revendiquer : un tel respect n'engage strictement à rien, puisqu'il n'est qu'une simple attitude mentale, et particulièrement, ne change rien pour l'animal concerné ; par contre, il permet à l'oppresseur de garder bonne conscience, c'est-à-dire, en niant la domination (puisqu'il n'y a pas de mauvaises intentions !), de garder une image de lui-même valorisée. Ce respect reste platonique, et permet de maintenir l'essentiel : le fait de tuer l'animal.

Dignité des uns et respect des autres :
la défense animale

Un autre exemple encore en est fourni par la Déclaration Universelle des Droits de l'Animal [4], qui émane d'une association de la défense animale, la Ligue Française pour les Droits de l'Animal (LFDA). Cette déclaration, qui connaît une certaine vogue dans les médias, ne vise à rien moins, sous l'apparence de promouvoir des droits de l'animal, qu'à légitimer dans la pratique la consommation de viande, la pêche (industrielle et de loisir), la chasse écologique, et la vivisection « quand elle est nécessaire ». C'est-à-dire finalement, à fonder en droit l'essentiel de la domination actuelle des humains sur les animaux, en en condamnant uniquement les « abus » (corridas, zoos, cirques, chasse pour le plaisir, mauvais traitements à animaux domestiques, etc.). Or, il est remarquable que je n'ai jamais lu de texte où reviennent avec tant d'insistance les exhortations au respect :

- toute vie animale a droit au respect

- l'animal mort doit être traité avec décence

- les spectacles (...) doivent aussi respecter leur dignité

- etc.

On voit bien que l'animal mort ne peut qu'être totalement indifférent à toute cette courtoisie, tout comme l'animal encore vivant, s'il peut évidemment trouver son compte à ne plus être maltraité, se fichera néanmoins vraisemblablement tout à fait de ce qu'on respecte ou non sa dignité. Ces notions de respect, de dignité, de décence, ont évidemment surtout un sens par rapport aux humains. C'est donc que ce respect, les auteurs de la Déclaration se l'adressent à eux-mêmes et aux autres humains, et que c'est bien leur propre dignité d'Humains-maîtres-des-animaux qu'ils se doivent de rendre ainsi honorable à leurs propres yeux, en faisant des déclarations, des déclamations et des proclamations de bonnes intentions devant l'Animal, qui lui, n'en demande pas tant, ou bien plutôt, préfèrerait certainement des améliorations plus concrètes de son sort.

Et combien par ailleurs cette association (la LFDA) est devenue virtuose dans l'art de respecter toutes choses qu'elle entend bien tenir à distance et ne pas cautionner, c'est ce que montre encore, parmi d'autres, l'extrait suivant :

En ce qui concerne l'utilisation à des fins alimentaires des animaux destinés à la boucherie ou à la charcuterie, il faudrait être un végétarien particulièrement intolérant pour y opposer, pour soi et les autres, une condamnation et un refus total et définitif. Le choix d'un régime strictement végétarien répond à des motivations personnelles relevant de la liberté individuelle, qu'il s'agisse de raisons diététiques estimées valables par les intéressés, ou de raisons basées sur des convictions idéologiques profondes et respectables. Cependant, deux remarques s'imposent : tout d'abord, l'Histoire nous fournit plusieurs exemples de farouches végétariens qui se comportèrent par ailleurs en tyrans sanguinaires, et ne respectèrent guère la vie humaine ou animale. D'autre part, et ceci est plus important, la privation d'alimentation carnée comporterait à l'évidence, pour certains malades en particulier et pour tous les Hommes en général, des risques de carence... [5]

Le mot « respectable » prend ici tout son sens d'être précédé du couplet obligatoire sur l'intolérance, et d'être suivi de la non moins obligatoire (et ô combien délicate et pertinente !) allusion à Hitler, sans compter la transformation verbeuse en une « privation » de viande de ce que la LFDA ne veut pas percevoir comme un refus de manger des animaux [6].

Comme je l'ai déjà dit, ce respect que l'on est censé devoir aux animaux, et dont ils n'ont pourtant que faire s'il ne leur procure pas de meilleures conditions de vie et n'abolit pas leur oppression, il faut bien tout de même qu'il s'adresse à quelqu'un... et à qui d'autre qu'à celui qui le professe si dignement, avec une si grande ouverture d'esprit et une si grande bonté d'âme ? Et effectivement, on s'aperçoit vite que la plupart des gens, dont les militants des associations de défense animale (SPA, Ligue Française Contre la Vivisection, etc.) jugent que tuer ou faire souffrir des animaux plus qu'il n'est « nécessaire » aux humains (la définition de cette nécessité est élastique, on s'en doute !) est non seulement « inutile », mais également, de ce fait, dégradant, irrespectueux, indécent... pour les humains, et non pas seulement pour les individus qui sont directement impliqués dans ces pratiques, mais pour l'Humanité même, qui s'en trouve tout entière dévalorisée.

La défense animale est typiquement paternaliste dans ses revendications, et ne vise qu'à reconduire l'exploitation dans des formes adoucies, mais non moins meurtrières. Les grandes manifestations des dernières années avaient pour thème « Contre le martyre animal et pour la dignité humaine » : c'est qu'il s'agit avant tout de redorer le blason de l'Humanité, qui serait terni par « des pratiques d'un autre âge », « barbares », « archaïques »... Tout ceci n'a finalement que peu à voir avec le souci du bien-être des animaux et celui-ci n'est bien souvent qu'un prétexte à exhaler une rancoeur et à se poser en bon exemplaire de l'Humanité. Mais en même temps, il s'agit bien d'une tentative de répondre au malaise grandissant concernant ce que nous faisons aux animaux : mais une telle réponse n'est que poudre aux yeux, déclarations de bonnes intentions qui visent à bloquer toute remise en question de nos privilèges. Plutôt que vouloir changer une réalité qui les met mal à l'aise, et qui est vraisemblablement le fait même que nous dominons les animaux, ces gens préfèrent démoniser des « abus » (qu'est-ce qui distingue un abus d'une pratique considérée comme normale ?) et des boucs-émissaires (vivisecteurs, lobbies divers, tauromaniaques, porteuses de fourrures, etc.), pour mieux fermer les yeux sur le reste et garder valorisées leurs propres pratiques.

Eh oui : dans un contexte de domination, tenir en respect et prendre en considération sont deux choses bien différentes, et l'on respecte généralement d'autant plus quelqu'un, que l'on veut d'autant moins le prendre en compte.

Bien sûr, a contrario de ce que j'ai affirmé jusqu'ici, il y a bien aussi des personnes qui parleront de respect des dominés en ayant vraiment en vue l'abolition de leur oppression [7]. Mais je soutiens que ce mot n'est alors pas le meilleur. Il vaut mieux, à mon avis, en laisser l'usage exclusif à tous ceux qui veulent continuer à asseoir leurs privilèges, ou encore, à tous ceux, dominants ou dominés, qui, pour toutes les bonnes raisons qu'on peut imaginer aspirent au maintien du statu-quo : ainsi sait-on sans ambiguïté de quoi l'on parle. Vouloir en finir avec les dominations, n'est-ce pas vouloir un monde sans respect ?

 

[1] Proverbe cité par Elise Boulding, « Les Femmes et la Violence sociale », in collectif La Violence et ses Causes, UNESCO, 1980, p. 255. Cité également par Daniel Welzer-Lang, Les Hommes violents, Lierre et Coudrier éd., Paris, 1991, p. 152.

[2] Comment, en situation de contrainte, on peut être amené à se croire libre, et quelles sont les conséquences idéologiques et pratiques ultérieures de telles situations pour l'individu qui s'y trouve immergé, c'est ce dont traitent deux livres de psychologie sociale de J. L. Beauvois et R. Joule (Soumission et Idéologies, éd. P.U.F., 1981, et Petit Traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Presses Universitaires de Grenoble, 1987). Ces auteurs donnent des clés importantes pour comprendre certains aspects du fonctionnement de la vie en société, comment les individus rationalisent leurs actes a posteriori et intègrent certaines valeurs et pas d'autres, et pourquoi et comment la notion de liberté est si importante dans certains systèmes socio-politiques (les démocraties).

[3] Mais j'ai mon idée là-dessus. Les Indiens auxquels on fait alors référence étaient animistes, croyaient en l'existence d'une âme en chaque pierre, chaque cours d'eau ou chaque animal. Ils croyaient à la survie de l'âme des animaux comme de celle des humains, et à leur puissance sur les vivants, et craignaient donc que les esprits d'un animal maltraité ne reviennent se venger : d'où l'intérêt alors de s'excuser et de donner une grande publicité à ses excuses, afin que l'esprit comprenne bien que « l'on n'est pas responsable, mais qu'il le fallait » (on retrouve des croyances et des pratiques un peu similaires dans la Grèce archaïque, où un meurtrier cessait d'être « souillé » par son crime dès lors que sa victime (humaine) lui avait pardonné dans l'au-delà). Si mon hypothèse est juste, leur respect (comme le respect filial, le respect des lois...) est alors inspiré par la crainte, ce que je ne trouve nullement honorable. Pour deux raisons : 1) je préfère appeler un chat un chat, et crainte un respect inspiré par la crainte. 2) ce que je crains, je ne trouve guère honorable, ni raisonnable, de me mettre à le respecter, à l'admirer, le vénérer et lui faire des ronds de jambe : c'est là l'attitude habituelle des humains envers toute puissance qui leur est supérieure, et devant la force en général. Je pense vraiment que l'on a tout à gagner, en compréhension et en action, à substituer, à la psycho-logique du respect, l'analyse logique des rapports de force.

Ceci dit, dans un autre registre, il y aurait également beaucoup à dire sur l'actuel engouement indianiste, qui correspond bien souvent à la ré-importation d'un mode de pensée religieux, l'animisme, par le biais de l'intérêt que suscite l'image du bel indien à la mâle figure, qui résiste à l'envahisseur, etc. (par exemple, on parle très peu, par contre, des cultures relativement proches quant à leurs conceptions du monde qui ont pu exister, et existent encore, en Afrique noire : c'est que les Africains n'ont, hélas, pas une aussi belle image de marque auprès des Occidentaux que les Amérindiens).

[4] Je me permets ici de reprendre quelques passages d'un précédent article, puisque je me suis déjà livré à une critique détaillée de cette Déclaration dans le numéro 2 (janvier 1992) des Cahiers antispécistes lyonnais. C'est qu'elle est en fait une véritable escroquerie. Ce n'est pas un hasard si l'un de ses plus éminents propagateurs actuels, Georges Chapouthier, auteur de plusieurs livres sur les droits de l'animal, outre que cela ne le gène pas de manger de la viande, est lui-même vivisecteur !

[5] Texte Santé et Violence sur l'homme et l'animal, de J. Proteau (un médecin !), dans la brochure de la LFDA, Violence et Droits de l'Animal, 1985. C'est moi qui ai mis en italiques le mot « respectable ».

[6] La domination s'affiche toujours comme jouissance, ce qu'elle est assurément tant qu'aucun inconfort moral ou sensible ne vient s'y nicher, et cherche à se persuader que le refus d'y participer est une marque de non-savoir-vivre, une renonciation incompréhensible ou maladive, un ascétisme, une incompréhension globale de ce qu'est la vie, la vraie vie. Les bons vivants font bonne chair, les autres n'ont rien « capté » (le secret du bonheur n'est-il pas d'être en phase, en harmonie, avec l'Ordre du Monde ?), et renoncent, tristes, malades, dégénérés de n'avoir pas compris que l'essence de la Vie, de la Nature, c'est le règne de la force et de l'insensibilité vis-à-vis de ceux que l'on tient en son pouvoir.

[7] C'est le cas, par exemple, de Tom Regan, qui considère que « traiter des individus avec respect consiste à ne pas les traiter comme moyens d'une fin », et que le droit au respect est absolu pour tous les « sujets d'une vie », qui ne doivent dès lors pas être instrumentalisés d'aucune façon (voir en particulier l'interview de Tom Regan dans les CAL n°2, janvier 1992, pp. 15 à 26). Mais peut-être cette référence à la notion de respect s'explique-t-elle, dans ce cas précis, par les croyances religieuses de Tom Regan, qui peuvent l'amener à croire que « tout va en fin de compte dans le même sens », et qu'une attitude psychologique « positive » de la part du dominant entraine nécessairement des conséquences positives pour le dominé.

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