Le texte qui suit ne se veut pas une réponse complète ou inattaquable à l’article d’Éva Salabert. J’essaie seulement d’y attirer l’attention sur une proposition qui me paraît essentielle : que l’antispécisme et ce qui en découle impliquent probablement une remise en cause de la façon dont nous percevons les choses, y compris nous-mêmes. Notre attitude envers elles dépend particulièrement de l’image que nous nous en faisons, du tableau que nous composons avec et que nous nommons le monde, notre monde.
Cela ne clôt pas la discussion, ne serait-ce que parce que nous ne savons pas exactement où peut mener une réflexion tout juste commencée. Mais il paraît nécessaire qu’elle conduise hors des régions où nous nous cantonnons depuis très longtemps ; car tous les êtres sensibles pâtissent visiblement de cet immobilisme frileux où nous nous contemplons en chiens de faïence.
La critique sur Drewermann [1] parue dans le n°9 a suscité quelques réactions. Elle était expéditive, et il en a surtout résulté une méprise. On a pu la prendre pour le fait d'un simple mangeur de curés. Je maintiens bien sûr ce que je disais, mais je visais un domaine bien plus vaste que celui des institutions religieuses, des églises, avec qui même Drewermann est en rupture. Éva Salabert, elle, a très bien saisi ce dont je voulais parler, c'est-à-dire de ce que l'on nomme la recherche intérieure, ou métaphysique, au sens large. Elle défend celle-ci au titre qu'elle peut être parfaitement indépendante des recherches « physiques » de l'antispécisme. Elle prévient même qu'il faut éviter de les confondre, ce qui est remarquable dans le fouillis général qui est le lot, bien souvent, de ce qui touche à la « condition animale », où traditionalisme, hygiénisme, écologie ou misanthropie s'entremêlent au point de rendre invisible la simple exigence éthique.
Cependant, elle se déclare plus proche d'un essentialisme que, par exemple, d'un utilitarisme. Ce qui est décisif pour la détermination des objets [2] pris en compte ; de ce qui, à leur sujet, nécessite considération. J'estime que la vision qui préside à une recherche façonne l'objet à nos yeux, au moins autant que celui-ci s'impose à notre perception. La façon dont nous le percevons n'est ni passive, ni neutre, ni « innocente » ; et, si nous avons déjà un désir quant à notre vision du monde, nous ne prendrons pas le risque de le laisser « se révéler » comme autre que ce que nous le désirons. Le problème n'est pas ici le désir, mais ce à quoi il se rattache en premier lieu.
Bien entendu, de même qu'Éva Salabert, je n'estime pas que la recherche de soi ou la vision religieuse soient l'apanage des églises. Je ne m'arrêterai donc pas aux différentes justifications de la domination humaine que l'on peut trouver dans les écrits canoniques des diverses religions. Ce n'est pas l'objet de la controverse, qui se situe à un niveau considéré comme beaucoup plus « personnel ». Je relèverai seulement, comme d'autres, que c'est souvent le rapport particulier des humains au sacré et au divin qui justifie qu'ils ne soient jamais « tout à fait comme les autres ». Du reste, une des principales étymologies proposées au mot « religion » est celle du verbe relier. En gros, les non-humains sont dans le « grand-être » (la Nature, le Cosmos...) ; les humains, mi-dedans, mi-vis à vis, causent avec. C'est au fond la séparation qui fait la liaison, et par là l'être humain, être religieux. Cette même séparation qu'il invoque pour maltraiter tout ce qu'il lui importe de maltraiter.
La principale caractéristique de la pensée religieuse est qu'elle se déclare transcendantale. Elle vise à découvrir le monde par ce qu'il a d'invisible, d'intouchable par les cinq sens. Elle présuppose donc un domaine invisible, hors des trois dimensions, un plus sans lequel rien ne serait ce qu'il est. Ça peut être l'esprit, la nature, l'individu ou le je ne sais quoi... Plus c'est consensuel pour un grand nombre et mieux ça vaut, surtout si ça n'apparaît pas comme précisément religieux, mais que chacun sent bien que ça le définit. On ne joue pas à de tels jeux sans enjeu. Il faut le sentiment d'une nécessité pour introduire de tels poids sur les plateaux auxquels on se pèse. Ce sont des données invérifiables, impossibles à isoler, et pourtant nous en faisons tous l'expérience à un moment ou à un autre. Elles nous font « ce que nous sommes », et par là elles inspirent nos actions, nos sentiments, dans ce but d'être ou d'exister - comme un humain par exemple. L'enjeu n'est même pas voilé, tellement nous ne pouvons l'ignorer : il s'agit de nous compléter, de dénicher ce qui manque. Le manque est la première expérience que font tous les êtres sensibles, avec son éventuelle satisfaction : faim, froid, peur. On s'aperçoit vite qu'on ne peut le combler que dans une certaine mesure, et qu'il est une menace permanente, qu'on ne peut se mettre en situation de ne jamais risquer de le ressentir. Ce qui est fort désagréable. Sans parler du manque total : la mort. Que faire ? Nier le manque. Arriver à nier une situation si « présente » - fortiche ! Chiche, rien n'arrête les humains. Ce n'est plus un secret, que l'on peut admirablement ressentir ce que l'on veut ressentir. Tout de même, vaste entreprise, jamais finie, toujours demandeuse d'énergie. Le refus du manque est on ne peut plus logique. Mais il se heurte à une impuissance plus ou moins générale. La vision religieuse, conséquence logique, malheureusement, d'une situation qui a due être pire que ce qu'elle est, consiste en la négation obstinée de la réalité du manque. Il nous faut un univers plein, une notion de plénitude, voilà. Il faut le sentir, et sentir, pour un être sensible, c'est prouver, justifier. On le prouve par le mouvement que l'on fait vers, comme on prouve le manque par la fuite qu'il génère. Donc, en plus, il faut éviter la fuite. Ou se la travestir suffisamment.
Comme je l'ai dit, le début du mouvement qui nous porte dans cette direction est logique. Ce qui a été illogique dans les suppositions, mais utilisé au plus pressé pour éviter le désespoir, c'est de croire que, quand même, « quelque part », tout était pour le mieux. Mais c'est un tonneau percé : il faut toujours en remettre. On ne croit pas un jour pour toute sa vie ; il faut croire tous les jours. Nous croyons donc que, quand même, « quelque part », notre souffrance, soit a un sens, soit est erronée au regard de ce qui est... Ah, l' « être », nous y voilà. C'est une notion qui tourne en rond, qui s'autodéfinit jusque dans les dictionnaires. Le moyeu de la roue, comme il est représenté dans certaines philosophies ; ce qui tourne sur soi à grande vitesse, et est donc, dans un plan au moins, plein, immobile. Ça se calque sur le sentiment d'évidence inquiète que nous avons de nous-mêmes. Il nous faut le défendre et nous le défendons mordicus [3]. Elle est inquiète, cette évidence [4], car nous savons pouvoir en être privés : perte de la vie, d'un membre, d'un statut protecteur comme celui d'humain. Et de toute façon, l'évidence est de l'ordre de l'être. Nous avons du en abandonner, des évidences « publiques » ; maintenant, arrivés à la porte du privé, c'est la défense de la dernière patrie ! Parce que ces notions d'être et d'évidence sont le résumé de notre capacité « positive » à nous vouloir « complets ». C'est sans doute pour cela que le verbe « être » est incontournable dans le langage. On tient à ce qu'il accompagne le plus de notions possibles, pour les certifier ; et on ne lui trouve pas de contraire à sa taille, sinon l'impotent « rien »
C'est la base de la définition que nous avons choisie pour l'objet. On en profite pour décréter une échelle de l'être, sur laquelle ses inventeurs (nous) ont bien entendu la première place et un petit plus qui leur assure une réconfortante domination, premier pas pour sortir du sentiment d'impuissance : l'objet est, le vivant est de manière renforcée, l'humain est de manière consciente, presque totalement, et il y tient : se contempler soi-même avec compréhension, conscience complète, est le degré supérieur d'être de beaucoup de théologies. Ce n'est pas sans signification si seuls les humains ont droit au qualificatif d'êtres pour se désigner en tant qu'individus : êtres humains.
Le mot être représente assez exactement le sentiment religieux et son angle de vision des objets ; il désigne par excellence ce qui est ressenti comme en deçà de toute réflexion possible, ce fondement de notre image qui ne peut être remis en cause sans bouleverser notre... sentiment d'être.
On ferait bien de s'en méfier, de l'être et de son évidence, de ces notions qu'on tient prudemment en dehors de la bataille de la contestation. Lorsqu'on s'attaque de plus en plus à des évidences, comme celle de la domination humaine, on ne peut plus justifier une chose du simple fait de sa présence, de son existence (car ces notions autojustificatrices ont une telle importance pour nous qu'un de nos moyens courants de supporter l'insupportable sera de justifier une chose, mi par lassitude et mi par zèle, par le seul fait de son existence, mot magique qui abolit toute velléité de critique et motive une grande pusillanimité dans les remises en cause). L'être, le principe d'existence, au « centre » de chaque objet, collecte les attributs comme un rocher les coquillages. Il en devient intouchable et intemporel. C'est ce qui en l'objet ne peut bouger d'un iota sans que l'objet ne soit plus « lui-même » ni « à sa place ». C'est la clef d'une vision du monde statique : l'essentalisme, mère de toutes les spiritualités. Té laborieux de la « bioéthique », qui se cantonne à savoir ce que l'on peut faire à l'être sacré des humains, et qui en vient à préférer que les gens naissent malformés plutôt que leur être d'humains soit malmené.
L'être, comme le monde, est plein ; et si nous ne le sentons pas, eh bien c'est de notre faute. Il faut chercher. C'est l'objet de toute métaphysique. Mais ce n'est pas une affaire privée ; c'est un consensus général sur la perception du monde, sur l'attitude envers les objets qui en découle, ainsi que sur l'organisation de la pensée, ce qui sera permis et ce qui ne le sera pas. Cela génère un point de focalisation particulier, et une inquiétude systématique quant à ce qui pourrait se mettre en travers. Or, considérer que les intérêts temporels et convergents sont déterminants, c'est se mettre en travers. C'est négliger ce que l'on devrait être au profit de ce que l'on peut faire.
L'antispécisme a voulu partir d'un constat simple : l'importance du manque, en l'état des choses, et, part importante, la somme faramineuse de souffrances causées aux moins forts sur des données précisément souvent essentialistes. Ce faisant, on ne peut se dispenser de réfléchir sur notre rapport ambigu à la privation, à la souffrance. Les autres réflexions ayant pour but l'égalité n'ont pu, de même l'éviter. En effet, il s'agit alors de savoir ce qui sera pris en compte, ce qui sera l'objet de l'égalité ! Or, si elles se sont tournées vers un désir de moindre souffrance, et vers une vision des objets par laquelle on puisse agir, elles ont généralement trouvé en travers de leur chemin un désir forcené d'identité, d'exclusion de tout ce qui n'est pas du groupe, de l'individu, une exacerbation des différences entre les objets au détriment de ce qui leur est commun, et qui est en fait de loin le plus important, arithmétiquement. Toujours cette sacrée terreur de ne pouvoir se rattacher à un être immobile, personnel et à la fois relié à la totalité-gigogne par au-dessus. Il faut que les relations passent toujours par le sentiment d'une totalité qui distribue des statuts. Et qui soit le but à atteindre. Une relation « verticale », et indirecte entre les objets « contingents », via ce qu'ils auraient d'immanent. Dans ce jeu, l'autre est un prétexte, et d'autant plus qu'il est fermement maintenu « autre ». J'ai comparé cela, à une époque lointaine où j'étais croyant et assez mystique, à des prismes transparents dans lesquels on montait, isolé des « autres », vers la divinité. J'estimais, comme par hasard, l'absence de relations directes nécessaire à une plus grande transcendance...
La reconnaissance du commun, par contre, favorise une relation « horizontale » entre les objets. Elle casse, du même coup, la définition essentialiste dans laquelle chaque objet est résumé par son être - ou son âme - au profit de la prise en compte de ses caractères et de ses intérêts. Mais on n'aime pas à se savoir fait exactement de la même chair, des mêmes os et des mêmes désirs que les « autres » ; on donnerait tout pour un petit peu de différence qui soit plus importante que tout le reste. On peut soupçonner à bon droit les humains de vouloir maintenir envers et contre tout une vision issue de la terreur et de l'impuissance, qui a pourtant admirablement accompagné leur montée en puissance. Y compris en infligeant une bonne dose de souffrances aux autres, selon la force dont on dispose (cf. « Le goût et le meurtre » de D. Olivier dans le CAL n°9). On est du coup pris en tenaille entre le désir, malgré tout, de satisfaire des intérêts immédiats, et celui de maintenir une vision essentialiste qui se méfie des atteintes que les satisfactions, à cause de la vision des objets qu'elles supposent, pourraient porter à la tour d'ivoire de l'être en chacun. D'où une danse tragi-comique de pas en avant, en arrière et surtout de côté, une répulsion à admettre le pourquoi des actions, une crainte de l'animalité brute derrière ce « front magnifiquement tourné vers les cieux » qui est « le propre de l'humain ». Les visions métaphysiques, au sens large, n'interdisent pas la recherche médicale ou agronomique. Mais est-ce un hasard si la science anesthésique reste une parente pauvre de la médecine ? Si, il y a moins de quinze ans, on prétendait ignorer la capacité des nourrissons à souffrir et si, de ce fait, on les opérait sans anesthésie ? Est-ce une malencontreuse coïncidence si, alors que la médecine a fait de grands progrès depuis soixante ans, un sourd courant écologiste se met à défendre... le fait de mourir, qui n'est pourtant pas encore « mis en danger », loin s'en faut ? Si on hait des produits alimentaires moins chers et en plus grande quantité, parce que l'abondance est « mauvaise » ? Ou bien est-ce que la pensée essentialiste, qui n'admet pas que les choses puissent changer radicalement dans leur rapports, se défend bec et ongles en nous tous pour éviter l'évaporation progressive de cet « être » des objets qui est son fondement ? Combien on préfère, comme dit Léonard Cohen, le « vieux tueur familier » à toute aventure hors de nos limites...
Franklin estimait, vers 1776, qu'il suffirait d'appliquer les fondements du christianisme à la politique pour changer la face du monde. Mais dans quel sens ? N'était-ce pas le vœu d'un élitisme plus solide encore ? Un Mirabeau rêvait d'un ordre où les hommes seraient considérés « selon ce qu'ils ont là, entre les deux yeux ». Intelligence déterminée, âme libre ? Et les défavorisés à cette aune ? Les galères ?
Sur le même terreau avait germé l'utilitarisme ; on ne se basait plus sur les origines mais sur les résultats, non sur ce qu'on devrait être mais sur ce qu'on pouvait faire et surtout avoir. Le monde spirituel n'aime pas ce terme. Il décrit tellement bien notre séculière réalité que même notre époque si large d'esprit le collette plus que jamais aux « bas appétits ». C'est le vrai opposé de l'être, au-delà de la linguistique. Du reste, il est vrai que dans un monde où l'on ne veut qu'être soi-même, différent, etc., l'avoir ne peut être qu'un champ de bataille et une voie sans issue ; et nous nous appliquons en général à ce qu'il le reste, pour mieux éviter son déferlement. Si on détermine par contre les objets sensibles en fonction de leurs situations d'intérêts, qui pour les principales sont communes, passer de la lutte ou du partage à la communauté, en laissant tomber les frontières « essentielles » qui nous rendent irréductiblement isolés, pourrait être profitable.
L'antispécisme entend se baisser sur ces critères tant décriés comme au ras les pâquerettes, vus quelquefois comme honteux. Pour cela, il lui faut briser la vision unitaire et isolante de l'être, et donc les conceptions spirituelles et religieuses qui en découlent. La logique même en est à repenser, sous peine de finir par autonomiser les intérêts... comme des êtres ! Par cela déjà, antispécisme et recherche métaphysique s'excluent ; en effet cette dernière, en absolutisant l'être, entraîne une dévalorisation des intérêts « temporels », considérés comme des attributs du « principal », et donc une subordination de la recherche de leur satisfaction à celle du maintien de la détermination centrale. La pensée essentialiste livre constamment un combat défensif en usant des notions d'espèce, de race, de nation, de culture, de sexe - et on en verra d'autres - pour susciter la méfiance envers ce qui pourrait favoriser la réalisation de désirs et les relations « horizontales », agitant l'épouvantail de la « dissolution de l'identité », donc de l'être, dans le commun ; et transpose ainsi la peur réelle de la mort physique sur celle de la disparition du miroir personnel.
Une autre incompatibilité se présente de fait. L'antispécisme ne doit pas devenir une tentative d'étendre notre vision de nous-mêmes aux non-humains. Plus particulièrement, cela exclut que les autres animaux sensibles doivent devenir des « sujets moraux », au sens que nous prêtons à la chose. Car ils seront alors annexés à un domaine qui ne les admettrait que comme exactes copies de ce que souhaitent les humains pour eux-mêmes dans l'essentialisme, avec les mêmes limitations. Pire : les humains peuvent jouer avec la notion et le traitement qui en découle si leur viande risque d'en pâtir, dans la mesure de leurs moyens. Les animaux n'en auront pas les moyens. Ils devront figurer l'exact eden de la fraternité, même si leurs intérêts en sont lésés. En effet, la notion décisive d'être sensible sera introduite comme bloc de prescription morale, non comme indicateur. On ne fera que découper en « portions individuelles » la place jusqu'ici réservée à la nature ou aux espèces, sans remettre en cause la vision unitaire sous-jacente. Chacun devra « rester soi-même » (c'est-à-dire, en fait, devra coller à une image, une idée de ce qu'il « est »), et on peut prévoir de graves problèmes s'il faut, par exemple, limiter drastiquement les naissances, nourrir par d'autres voies que la prédation, voire planifier une refonte générale si on en a les moyens. On se verra objecter la « dénaturation » ou l'atteinte à la « personnalité », à l'être des concernés. Au lieu de remettre en cause une perception figée de nous-mêmes pour admettre ce que nous avons de commun, nous décalquerons ce qui nous valorise indûment sur ceux qui en sont habituellement les victimes en nous rengorgeant de notre générosité.
L'antispécisme consiste nécessairement dans une modification des modes de prises en compte, et non en une simple extension sur les bases actuelles du nombre des objets à prendre en compte.
L'antispécisme et son but, l'égalité animale, dont on ne doit pas oublier qu'elle inclut aussi les humains, se placent dans un mouvement de pensée qui n'a plus l'inutile prétention de mettre ou remettre chaque chose à sa place, car il n'y a pas de place en soi où un objet doive arriver ou revenir - étant entendu qu'il n'y est pas présentement puisque tout ne va pas pour le mieux dans le meilleur des mondes... possibles ! Les questions n'y contiennent pas en elles-mêmes des réponses éternelles. Sans renversement ni effondrement, l'antispécisme n'est pas concevable sérieusement, qui est en lui-même conséquence de la recherche du plaisir et de la fuite du manque. On devra s'attacher donc à résoudre bien d'autres problèmes que les rapports entre humains et autres animaux domestiques seulement. Nous avons dans les pattes la recherche frileuse du lieu de l'immanence, de la nature, de l'ordre des choses. Ce ne sera pas chose facile que de les envoyer promener, parce que c'est une part de nous ; mais nous savons aussi qu'à moins de cela, nous ne pouvons rien espérer d'autre que notre morne et exigeant narcissisme. Essayer de colleter indéfiniment cela au désir que « ça se finisse » revient à faux-monnayer, de manière comparable aux principes de la défense animale ou de l'écologie.
Il est d'ors et déjà préférable de nourrir une défiance vis à vis de ce qui nous pousse vers les notions « absolues », au profit d'une remise à plat de la perception raisonnée. Que faire dans l'absolu ? Est-il besoin qu'un dommage soit absolu pour tenter d'y répondre adéquatement ? Et qu'est-ce que l'absolu, sinon peut-être l'excuse de la passivité devant l'écrasant ?
Il se pourrait hélas que, demain, l'antispécisme ouvre un domaine supplémentaire aux angoisses métaphysiques. Ce serait le signe d'un fourvoiement et d'un échec. Se demander chaque jour si l'on a assez respecté les êtres dans leur essence immuable, si l'on s'est assez démarqué d'un monde incomplet et pourri, n'a pas d'autre but que de protéger une vision du monde impliquée dans les horreurs quotidiennes que l'on prétend contempter. L'antispécisme n'est pas là pour embaumer ni noircir les « consciences », ces fameuses parts de nous-même que nous déléguons, en avisés gestionnaires, au ripolinage de nos actes et pensées. Ni sacrifice, ni index, ni élévation. Il faut quitter l'idéal du plein pour traiter franchement le manque, selon l'arithmétique des besoins, au profit des désirs.
[1] Je souhaite signaler, par ailleurs, l'existence aux éditions Stock d'un livre du même auteur intitulé Le progrès meurtrier. Dans les textes qui le forment, Drewermann montre une véritable phobie du changement, se déclarant explicitement opposé à l'usage de la capacité d'améliorer les choses matérielles, sacrifiant finalement à la croyance toujours en vogue que toute augmentation matérielle ne peut qu'amoindrir les grandes « constantes » : humanité, nature, réalité...
[2] Par « objet », je désignerai toute chose identifiable, sensible ou non, humains compris.
[3] Heidegger, par exemple, vieux barbon qui radotait que « nous avons la garde de l'être ».
[4] Évident : « ce qui s'impose à l'esprit avec une telle force que l'on n'a pas besoin d'autres preuve ». Ça se passe de commentaire...