Le livre de Florence Burgat, Animal mon Prochain (éd. Odile Jacob, février 1997, 140F), a suscité un long débat au sein des Cahiers depuis sa parution début 1997. Nous avons en fin de compte décidé d’en présenter ici trois commentaires, du clavier d’Yves Bonnardel (ci-dessous), d’Estiva Reus (p.21) et de David Olivier (p.41).
La rédaction
Aux éditions Odile Jacob est paru il y a deux ans un livre de philosophie de Florence Burgat, dédié à l'éthique des rapports humains/animaux. Bien qu'écrit en un style universitaire, ce livre présente et déconstruit avec beaucoup de finesse les présupposés du spécisme. À vrai dire, cela nous semble le premier livre d'origine française qui traite avec une réelle intelligence de ce sujet, et il mérite pour cela d'être lu. Par ailleurs, l'auteure nous fait connaître les réflexions souvent très intéressantes de nombreux/ses autres penseurs/penseuses.
Voici quelques extraits de son introduction, qui donnent déjà une idée des propos de l'auteure :
(...) plus [la différence invoquée pour faire abîme entre humains et animaux] est métaphysique, plus insignifiante est l'appropriation de l'animal sur le plan éthique. Rien de ce que nous savons de la souffrance, tant physique que psychique de l'animal, n'a modéré son utilisation, elle l'a au contraire stimulée sous couvert d'une passion de la connaissance. [16] [*]
(...) Il manque à l'animal une âme, entendue au sens large, ce qui revient à dire qu'il est sans raison, sans liberté, sans culture, sans projet, sans langage et incapable de mourir. Ce défaut permet de le ranger du côté des corps appropriables. Le corps humain, en revanche, vulgaire appendice de l'âme, est heureusement sublimé par le principe immatériel qui lui est joint. L'efficacité de ce principe est à la fois spirituel et intellectuel. L'animal, lui, n'est que son corps, et un corps qu'il ne possède même pas. [22]
(...) La prédestination inscrite dans un genre (animal nuisible, de combat, de laboratoire, gibier...) contribue à faire passer des critères culturels, et surtout économiques, pour une réalité ontologique ; il semble alors que ce soit chaque fois l'être même de l'animal qui légitime une utilisation pour laquelle il serait fait. [25]
(...) À la limite, on pourrait dire que le concept d'animal désigne plus une condition qu'une réalité zoologique, et renvoie à des orientations idéologiques plus qu'à des caractères relevant de la taxinomie. Humanité et animalité apparaissent ainsi plus comme des concepts normatifs que descriptifs, des signifiants dont les signifiés varient. On peut d'ailleurs montrer que c'est bien souvent un processus d'animalisation qui charpente la destitution d'un groupe humain de ses droits et de sa dignité pour le réduire à un moyen. [17]
Dans un premier temps, l'auteure s'attache aux arguments théologiques, éthiques et juridiques qui fondent l'appropriation des animaux. Elle fait sienne la thèse de Rousseau, qui voit dans la sensibilité (capacité à ressentir la douleur, le plaisir) - et non dans la capacité de raisonner mise en avant par ses contemporains et par toute la tradition classique -, le critère qui fonde la possession de droits [1]. Elle argumente aussi que l'impossibilité de défendre soi-même efficacement ses intérêts n'est en aucune façon une raison pour que les individus ou la société ne les reconnaissent et ne les défendent pas : il n'y a qu'à se référer au cas des nourrissons ou des autres humaines qui « sont en état de vulnérabilité comparable ». À la suite de Claude Lévi-Strauss, elle remarque ensuite que les discriminations au sein même de l'espèce humaine sont construites à partir de la discrimination spéciste, et que les combattre radicalement signifierait combattre à la base le spécisme :
En commençant par poser une borne infranchissable entre ses droits et ceux des autres espèces vivantes, l'humanocentrisme a ouvert la voie à la possibilité de reporter cette frontière à l'intérieur de l'espèce humaine elle-même, « séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d'autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces vivantes humaines et non humaines [2] ». Ne faut-il pas au contraire inverser la démarche et considérer que le respect des formes de vie non humaines est la seule véritable manière de protéger l'humanité elle-même du danger de voir dénier à certains individus leurs droits ? [50]
Elle se livre ensuite [50] à un historique de l'appropriation et de sa transcription juridique, très éclairant (par exemple, concernant les « incohérences » des lois réprimant la cruauté envers les animaux). Puis, hélas, son propos dérape : F. Burgat ne trouve rien de mieux à opposer à l'appropriation des animaux, à leur total non-droit et à l'absolue absence de considération de leurs intérêts que la... Déclaration Universelle des Droits de l'Animal ! Nous avons déjà parlé de cette DUDA à plusieurs reprises, tant elle nous semble dangereuse, et nous en reparlons encore ici (encadré page 10) : il s'agit d'une déclaration qui se fait passer pour une protection des animaux, alors que les droits qu'elle proclame sont essentiellement celui de se faire tuer pour être mangés, pêchés, chassés, expérimentés ! Humainement, bien sûr ! F. Burgat connaît la critique que nous en avons faite, il y a de cela déjà cinq ans. Elle sait que cette déclaration est une escroquerie volontaire, que les arguments pour la défendre sont manipulatoires, mais les seules critiques qu'elle cite dans son livre sont celles des... humanistes qui, tels François Dagognet, sont choqués de ce que cette déclaration parodie la Déclaration des Droits de l'Homme !
Et c'est pour argumenter en faveur de cette déclaration fondamentalement spéciste, que, pour la première - et dernière - fois, F. Burgat reprend à son compte le mot « spécisme » : « (...) la remise en cause du spécisme représente une avancée plus déconstructrice que toutes celles qui ont déjà été tentées. » Certes, mais une remise en cause du spécisme, c'est justement ce que n'est pas la DUDA. Cette méthode, consistant à se réclamer d'un concept fort, l'antispécisme, tout en le vidant de son contenu, avait été utilisée dès 1978 par des membres de la LFDA (association promotrice de la DUDA). F. Burgat laisse aussi entendre [67] que la Déclaration mettrait au premier plan la sensibilité comme critère de prise en compte éthique, ce qui est faux. De même, tout comme ses prédécesseurs de 1978, elle cite Peter Singer à l'appui de cette déclaration, comme si la DUDA rejoignait les thèses de l'égalité animale.
F. Burgat feint ensuite de croire qu'avec la DUDA, « la mise à mort de l'animal ne serait admissible que pour des motifs de survie... » [67] : elle sait bien pourtant que la LFDA est opposée au végétarisme et plus encore au végétalisme, et diffusait encore il y a peu des textes à ce sujet [3].
Tout comme le texte de la LFDA consacré à l'esprit de la déclaration, l'auteure travestit totalement le sens du mot « spécisme », en en faisant [68] la discrimination que les humaines effectuent entre les espèces animales non humaines ! En définissant le spécisme comme le fait, par exemple, de considérer certaines espèces comme utiles et d'autre comme nuisibles, l'auteure le pose implicitement comme opposé, non à l'égalité des individus sensibles - c'est-à-dire à l'antispécisme vrai -, mais au naturalisme, pour lequel chaque espèce est également utile au fonctionnement du Grand Tout.
Pourtant, F. Burgat a lu La Libération animale de P. Singer, elle a lu les Cahiers (dont elle s'abstient ici de mentionner l'existence), elle sait fort bien ce que signifie le mot spécisme ; quelle conclusion en tirer, si ce n'est qu'elle défend par tous les moyens une déclaration que bien des spécistes doivent commencer à trouver opportune ?
Le soutien qu'apporte F. Burgat à la Déclaration rend son livre extrêmement ambigu, certes, mais n'empèche qu'elle dise par ailleurs des choses fort justes :
La surprenante causticité du discours critique envers l'idée d'un droit de l'animal s'expliquerait par un sentiment phobique, suscité moins par la crainte d'une menace de perdre l'acquis de nos propres droits que par l'idée même de considérer l'animal éthiquement et politiquement comme un autre sujet. Une telle reconnaissance porterait atteinte à une certaine définition de l'humain, dans la mesure précisément où elle est élaborée contre l'animal. Cette phobie tiendrait dans l'angoisse d'un humanicide : un crime contre l'essence de l'humain. [67]
Dans ce chapitre F. Burgat critique l'utilisation qui est faite de la notion de raison pour fonder une dignité humaine spécifique et exclusive. Elle nous présente un bel historique de l'usage de cette notion, des arguments et contre-arguments qu'elle a soulevés, des tours et détours qu'ont dû emprunter les philosophes humanistes qui s'en sont fait les apôtres, et elle remarque avec d'autres qu'en fin de compte, la question n'est pas vraiment là, et qu'il ne s'agit finalement que d'une... rationalisation a posteriori :
Ainsi, malgré l'affirmation partagée par tous que la raison est le signe décisif de l'appartenance à l'espèce humaine et que l'apparence extérieure ne doit pas être prise en compte pour faire la discrimination entre les êtres, c'est bel et bien l'allure physique qui reste l'élément le plus prégnant. [79]
Passant en revue les discussions qui eurent cours au siècle des Lumières sur les critères d'humanité - l'humanité d'un individu restant, bien sûr, le critère fondamental de sa prise en compte -, F. Burgat en arrive à une certaine critique des notions soeurs d'humanité et d'animalité :
C'est pour servir la métaphysique du propre de l'homme que la notion d'animalité désigne un état d'infra-humanité. On peut aller jusqu'à dire qu'en philosophie l'animal n'est jamais pensé pour lui-même. Il n'est pas un sujet digne d'interrogation. Pur outil conceptuel, il ne sert qu'à désigner le contre-modèle de l'humain. [101]
Si l'on retire la raison aux autres animaux, ils ne peuvent plus être qu' « une machine animée, mais incapable d'à propos ». F. Burgat fait judicieusement remarquer que « la décision d'enlever toute signification à leurs actions les rend d'ailleurs parfaitement obscures » [88]. C'est là qu'intervient donc la notion d'instinct, qui ne fait pourtant que jeter une lumière illusoire sur cette obscurité.
F. Burgat se penche de façon détaillée sur cette notion, mettant à nu son rôle idéologique. On découvre au passage que si la plupart des philosophes s'y réfèrent toujours, de plus en plus ont parfaitement conscience de ce qu'elle ne signifie rien d'intelligible et ne prend sens que par son opposition à une intelligence qui serait « le propre de l'homme » : « L'instinct fait agir comme la vertu dormitive de l'opium fait dormir [4] ». En ce sens, l'instinct est aux animaux ce que l'intuition féminine est censée être aux femmes [5].
Qu'est-ce que l'instinct sinon le degré zéro, ou plutôt le comme si de la connaissance ? C'est faire sans savoir pourquoi ni comment on fait. [113]
Rappelons à ce propos ce que dit la sociologue féministe C. Guillaumin de l'intuition féminine en particulier, pour illustrer l'idéologie naturaliste qui accompagne en général les rapports d'appropriation :
D'après cette notion les femmes savent ce qu'elles savent sans raisons. Les femmes n'ont pas à comprendre, puisqu'elles savent. Et ce qu'elles savent, elles y parviennent sans comprendre et sans mettre en oeuvre la raison : ce savoir est chez elles une propriété directe de la matière dont elles sont faites. (...) La position dominante conduit à voir les appropriés comme de la matière, et une matière pourvue de diverses caractéristiques spontanées. (...) L'aspect idéologique du conflit pratique, entre dominants et dominés, entre appropriateurs et appropriés, porte justement sur la conscience. Les dominants en général nient la conscience des appropriés et la leur dénient justement pour autant qu'ils les tiennent pour des choses [6].
De fait, la notion d'instinct semble bien n'avoir d'autre valeur qu'idéologique :
De manière générale, qu'est-ce qu'un instinct dont on peut voir les transformations et l'adaptation à un milieu nouveau ? Les apories soulevées par une observation attentive des dits instincts sont telles que se trouvent tout à coup explicitement confondus les deux concepts antithétiques d'intelligence et d'instinct. [119]
La notion d'instinct, tout comme celle de réflexe, permet d'annuler toute notion de sujet et de conscience, de représentation et de sentiment, d'expérience du temps en tant que continuité et écoulement. La sociobiologie, la psychologie objective mettent ainsi en scène un animal qui n' « est » qu'une suite de réponses « mécaniques » à des stimuli. Pourtant, note F. Burgat, « l'expérience temporelle relève du sentir et non de la représentation, c'est-à-dire est partagée tant par l'homme que par l'animal ». [123]
Instinctuel, l'animal est immergé dans le monde, dans la Nature, il s'y trouve immanent ( « l'animal est dans le monde comme l'eau dans l'eau » dit Georges Bataille) : il ne s'en distingue pas, ne s'y pose pas, ne s'y oppose pas (contrairement, bien sûr, aux humaines).
Contre cette vision du monde, l'auteure demande « de reconnaître enfin un sens aux comportements » : « tout comportement est un ensemble significatif ».
Ce constat est la condition préalable à la reconnaissance d'une véritable relation au monde. L'inventivité, l'hésitation, le renoncement, manifestés dans le comportement et qui font apparaître des possibilités d'apprentissage, font de son agent un sujet en avant de lui-même, tout autre chose qu'un réceptacle biologique. [135]
Elle montre ensuite à quel point les présupposés naturalistes-spécistes ont dominé jusqu'à présent pratiquement toute recherche sur l'animal, de la psychologie au behaviorisme et à l'éthologie.
Dans son entreprise visant à passer en revue et à débusquer les présupposés spécistes qui font écran à une vision moins idéologisée des autres animaux, l'auteure n'allait certainement pas passer sous silence le rôle de « propre de l'homme » donné au langage : là encore, ce sont des préjugés chargés de signification politique qui nous évitent de voir que les animaux, souvent, parlent. Pas seulement les singes [7], mais de nombreux individus d'autres espèces. Et de remarquer que les définitions du langage données par les linguistes sont bâties à la mesure d'une exclusion de tout système de communication animal [151].
Comment le concept d'humanité, concept identitaire, se construit envers et contre celui d'animalité, et comment les animaux en font les frais... Et comment, encore, selon le bon mot de F. Burgat, l'animalité apparaît aux humaines comme une tentation, et l'humanité, comme une tentative...
On verra plus loin que la façon dont l'auteure aborde ces sujets n'est guère politique. Mais cela ne l'empêche pas de laisser en passant une remarque qui nous paraît fondamentale :
C'est un « penchant au meurtre, une indéracinable "pulsion de mort" dans ce qu'elle a de plus archaïque, à savoir la dévoration [8] » qui caractérise l'alimentation carnée, note Julia Kristeva. Le concept forgé par Derrida de « carno-phallogocentrisme » pour parler d'une « virilité carnivore [9] », désigne avec force l'indissociabilité des liens entre la carnivoréité, le discours et le masculin, c'est-à-dire aussi le sujet tel qu'il est défini par la métaphysique. En tant que tel, ce concept peut constituer une grille de lecture pour ce passage de la Genèse qui voit dans le meurtre de l'animal un moment fondateur d'une humanité au sein de laquelle un double clivage homme/femme et homme/ animal se forme. [164]
En d'autres termes (précisément : en termes politiques) : l'alimentation carnée est un moment fondamental, non seulement de la domination humaine (et essentiellement masculine, en fait : les hommes s'étant appropriés l'humain) sur les autres animaux, mais aussi, de la domination masculine sur les femmes. Cela, évidemment, est un thème très important qui serait à détailler ; c'est un sujet que nous avons déjà abordé et sur lequel nous comptons bien revenir.
L'auteure revient ensuite sur ce clivage animal/humain, reprenant l'énoncé de l'anthropologue Françoise Héritier : « le langage dualiste est un des constituants élémentaires de tout système de représentations, de toute idéologie envisagée comme la traduction de rapports de force [10]. » Et F. Burgat de remarquer avec justesse que le programme de philosophie des classes terminales présente tous les sujets possibles et imaginables à travers le prisme qui oppose humanité et animalité : la domination sur les autres animaux est vraiment l'acte fondateur de notre civilisation, sur le socle duquel s'établissent nos identités premières.
Ainsi, par exemple, où donc se niche le spécisme dans notre représentation de la mort ?
Lorsqu'il ne s'agit pas d'animaux tués pour la consommation alimentaire humaine, les cadavres sont soumis à l'équarissage pour être recyclés et utilisés dans diverses industries (peau, os, corne, graisse, nourriture pour animaux). Le contraste entre une surdétermination d'un côté et une sous-détermination de l'autre est frappant. Le cérémonial qui accompagne l'inhumation d'un cadavre humain accentue la négation de la mort animale comme événement : elle est comme n'étant pas, et la dimension tragique que revêt toute mort s'éclipse alors. La mort de l'animal est nécessaire, celle de l'homme contingente. Cette dernière seule a le statut d'une catastrophe, d'une interruption. La première est naturelle - même lorsqu'il s'agit d'un abattage industriel de masse -, la seconde toujours accidentelle. [168]
Discourant sur l'animalité et l'humanité, l'auteure nous parle maintenant de notre corps (ou de nos « pulsions », sexuelles notamment) : assimilées à une « part animale » en nous, il faut les humaniser, et cette idéologie participe de façon importante de l'éducation (du dressage, de la socialisation) des petites humaines. Ici encore, elle présente une analyse assez fondamentale, mais d'une façon toujours peu politique :
Cet état de fait donne à penser qu'on cherche à faire payer aux animaux les comptes que nous avons à régler avec notre propre corps (...). La haine de l'animalité s'exprime comme haine de l'animal qui, en réalité, n'en serait que le pseudo-représentant. Tout se passe comme si le droit absolu de disposer de l'animal était essentiel à la définition de l'humain comme l'autre de l'animal. Comment expliquer autrement la virulence de ceux qui n'ont cependant aucun intérêt direct à la mort de l'animal et qui pourtant montrent tant d'acharnement à pérenniser des pratiques cruelles, qui n'ont pas d'autre justification que le fait d'exister ? [184]
Après avoir rappelé que « l'animalité d'un homme est sa non-conformité à l'idéal qui veut qu'un homme ne soit pas un animal » (Colette Guillaumin), et que de nombreux groupes d'humaines sont et ont été ainsi, selon les besoins de la cause, « dégradés » en animaux, sous-hommes et inférieurs, elle entreprend d'analyser à cette aune différentes pratiques de domination des animaux, comme le cirque, le zoo ou la viande. On distingue alors hélas parfois mal si l'auteure exprime des présupposés spécistes d'une façon critique, ou si elle les reprend au contraire à son compte dans ses analyses :
Le cirque induit, outre la capture et la captivité, un dressage dont le but est de mettre en scène une gestuelle contre nature que l'animal doit cependant paraître effectuer naturellement. (...) L'effet comique est suscité par une dérive du comportement, par le fait que l'on ne reconnaît plus vraiment un animal dans ce qu'il a de propre, et qu'il semble cependant se prêter au jeu de cette réduction, souvent mutilante. [187]
Il s'agit là d'une explication convaincante de l'intérêt que suscite le cirque. Simplement, le lecteur ne saura jamais ce que pense l'auteure de ces histoires de « contre-nature » et de « naturellement », de « propre de l'animal », de « réduction », de « mutilation » : y ajoute-t-elle foi elle-même, comme son manque de critique explicite le laisserait supposer ? Raisonne-t-elle elle-même en ces termes, ou ne les utilise-t-elle que parce que ce sont ceux qui explicitent les représentations de nos contemporains spécistes-naturalistes ? La moindre des choses, a priori, serait de clarifier ce point : car le naturalisme est une mystique aujourd'hui omniprésente, et c'est le socle religieux sur lequel sont bâties les autres religions, chrétienne, musulmane, etc., et qui subsiste quand bien même celles-ci sont en perte de vitesse [11]. Dans un tel contexte, avoir un point de vue critique exige de l'expliciter. F. Burgat ne le fait malheureusement pas, non plus qu'à propos de l'essentialisme : y a-t-il, comme elle le laisse entendre, un « être animal » ? Existe-t-il vraiment quelque chose de « propre » à « l'animal » ? « L'animal » existe-t-il ?
Alors qu'elle parle longuement du cirque ou de la corrida, F. Burgat ne dit malheureusement pas grand chose de la viande et de sa symbolique dans le cadre de l'opposition identitaire humain/animal. Simplement :
Le fait que la chair de l'animal soit collectivement consommée implique que la question éthique est déjà réglée, c'est-à-dire, au fond, hors de propos : ne pas pouvoir assigner à tel ou tel la responsabilité décisive de l'acte dissout, tacitement, non seulement tout sentiment de culpabilité, mais empêche même l'interrogation sur les motifs d'une si forte soumission à la norme de se former dans l'esprit du consommateur. [196]
Mais elle ne fait par la suite qu'insister sur l'oubli de l'animal en la viande, oubliant alors elle-même opportunément ce qu'elle avait affirmé auparavant en passant : que la viande résulte d'un véritable « penchant au meurtre », que le meurtre de l'animal et sa consommation sont le moment fondamental de création et de confirmation de notre humanité, en tant qu'identité distinctive (au double sens de distincte et de valorisante). Que le « consommateur » n'est pas seulement cette créature passive, mais aussi celui/celle qui aime se voir rappeler dans chaque boucherie par des dessins ou des photos que cette chair, certes désanimalisée et quasi-désincarnée, provient pourtant justement bel et bien d'animaux de « chair et d'os » : concrets, réels. Elle conclut ce passage par un « ne pas voir, ne pas entendre, afin de ne rien troubler du calme de la viande » qui participe lui-même, par l'oubli qu'opère son analyse, de ce qu'elle dénonce. Pourquoi tout soudain cette « angélisation » de la consommation de viande ? Pourquoi n'est-elle pas analysée avec la même grille de lecture que les institutions du cirque ou du zoo ? Pourquoi, alors qu'il s'agit de très loin de la plus importante des formes de domination des humaines sur les autres animaux (tant du point de vue symbolique que de celui du nombre des victimes et de ce qu'elles ont eu à subir durant leur vie), gommer toute participation active des dominantes ?
Le dernier chapitre du livre, prologue à la conclusion, est tout entier consacré à la pitié comme fondement d'une morale nouvelle, qui soit aussi sentiment et exigence de justice ; déjà en fin de premier chapitre l'auteure revenait sur cette idée qu'elle a reprise de Rousseau et qu'elle rapproche de celle de responsabilité de Hans Jonas : c'est la pitié qui devrait fonder l'éthique, et non pas la raison seule : car la raison sert justement comme... raison pour dominer les autres animaux :
Instrument tranchant de la classification, la raison ne doit-elle pas faire l'objet d'une critique si c'est d'abord comme force qu'elle fonctionne, fondant un droit exclusivement tourné vers l'intérêt d'une communauté réduite aux seuls êtres qualifiés de rationnels ? [71]
Mais dire cela, n'est-ce pas oublier que c'est justement par raison que les antispécistes (ou du moins une partie d'entre les antispécistes) remettent en cause l'humanisme, et refusent ses conclusions discriminatrices ? C'est qu'elles ne sont pas rationnellement soutenables. Oublier cela, n'est-ce pas quelque part laisser (donner) raison à l'humanisme ?
C'est que l'auteure oppose (un peu) la pitié et la rationalité :
Si l'expérience de la pitié est bien l'épreuve en acte de la dissolution des genres et des espèces, elle abolit la distinction la plus essentielle à la constitution du soi comme individu séparé, c'est-à-dire le sentiment de l'individuation. La pitié, infinie dans ses exigences, bouleverse les catégories et les priorités propres à une morale bornée aux seuls êtres de raison et fait effectivement entrer l'animal dans la sphère du souci, contredisant ainsi sa relégation du côté de l'objet ou du moyen. (...)
Le projet de ce chapitre est donc double : exposer la particularité du mystérieux transport que constitue le mouvement désappropriant de la pitié, en ce qu'il porte atteinte au sentiment d'individuation, et prendre la mesure de ses implications sur le plan éthique.
C'est à rien de moins qu'à une refondation de la morale que cette épreuve conduit... [200 et 201]
Son éloge de la pitié m'a amené à reconsidérer ce que j'en pensais, et à en revaloriser l'expérience, mise à mal notamment par les vieilles critiques de Nietzsche tout autant que par le spectacle de nombreux/ses de nos contemporaines aux pitiés établies et identitairement rentables. Mais la question reste : pourquoi faire appel, comme fondement d'une nouvelle morale censée être enfin profitable aux plus faibles et notamment aux animaux, à la pitié ? Pourquoi faire appel à un sentiment qui, comme on le sait et comme on ne peut pas ne pas le savoir, s'accommode fort bien du monde tel qu'il est ? En d'autres termes, comment peut-on attendre d'un sentiment qui existe depuis que le monde est monde, qu'aujourd'huiil acquière une force telle qu'il change le monde ? D'autant que F. Burgat remarque bien que l'expérience de la compassion, de la souffrancepartagéeest vite intenable, et qu'elle
ne suffit pas, précisément parce qu'elle suscite une défense au spectacle de la souffrance et qu'une fois passée la confrontation, bien des motifs peuvent recouvrir l'exhortation à porter secours (...) Il faut donc vouloir faire quelque chose de ce regard frontal, s'approprier la douleur que cause cette pitié « chauffée à blanc » pour la traduire en injonctions,passer de l'effroipétrifié à la réflexion critique. [201]
Pourquoi alors appeler cela de la pitié, et non une morale rationnelle, une éthique pensée ? Par ailleurs, F. Burgat parle de la pitié comme si son objet, ce sur quoi (ou ce à propos de quoi) elle s'exerce, était fixé de toute éternité, comme s'il allait de soi que tels ou tels évènements appellent notre compassion et non d'autres. Mais rien n'est moins vrai. Comme le montre l'article de P. Laporte dans le précédant numéro des Cahiers, ce sont les situations le plus souvent qui sont en la matière déterminantes : un soldat ressentira rarement de la pitié pour le soldat adverse, un gardien de prison l'éprouvera rarement pour le prisonnier qu'il tient en son pouvoir, un expérimentateur, rarement pour celui qu'il écorche vif. Inversement, on peut éprouver de la pitié pour n'importe quoi, pour peu que quelque mystique nous transfigure la réalité : moi qui fus autrefois profondément naturaliste et vitaliste, j'ai connu des sentiments très proches de la pitié pour des plantes, pour des montagnes « blessées » par des bulldozers, ou « défigurées » par des carrières, sans parler des rivières « polluées » par des sacs plastiques. Comment baser quoi que ce soit de sérieux sur un sentiment aussi malléable, qui ne s'exprime pas (et pour cause) lorsqu'il pourrait servir à quelqu'une, et que l'on ressent si facilement endépit du bon sens ? Si, selon ce qu'avance F. Burgat, « la pitié sécrète la preuve du caractère illégitime d'une délimitation des obligations morales exclusivement aux êtres humains », alors, parce que je me suis senti ému un jour à l'égard des plantes que j'arrachais, celles-ci devraient m'obliger moralement. Alors, si, comme tout tortionnaire (et la plupart d'entre nous avons été, d'une façon ou d'une autre, un jour, tortionnaires), tout ce que je ressens pour celui/celle que je fais souffrir est une haine ou une supériorité triomphante, je ne dois en revanche pas me poser de questions ? C'est déjà la façon empirique qu'ont les gens de raisonner dansle domaine de l'éthique : « si je ne ressens pas ce que je fais comme mal, ce ne peut pas être mal ». Ce mode de dénégation fait partie du fonctionnement social normal, quotidien. Il est évidemment très dangereux de laisser le rôle d'arbitres moraux aux sentiments (spontanés ou non) qu'éprouvent les dominantes à l'égard de leurs dominées ou à l'égard de ce qu'ils/elles leur font.
Florence Burgat a raison lorsqu'elle affirme que « c'est en acte que la pitié déconstruit la classification discriminante entre humanité et animalité », mais ce n'est vrai que dans les cas hélas très rares où la pitié se penche sur des animaux : nous voyons tous les jours des animaux écorchés aux étals des bouchers, et combien d'entre les humaines ressentent alors de la compassion ? Et elle exagère lorsqu'elle ajoute que la pitié donne alors « une place entière à l'animal au sein des impératifs catégoriques. » Cela se saurait, et le monde ne serait pas ce qu'il est.
Elle se lance ensuite dans une discussion très intéressante qui mobilise Schopenhauer, Wagner et Darwin et a pour but d'argumenter que la pitié doit être le fondement de l'éthique. Pour les raisons que j'ai exposées plus haut, je n'ai néanmoins pas été convaincu.
Puis vient la référence à Albert Schweitzer, qui plus encore vient tout embrouiller, et montre bien les limites d'une mobilisation du sentiment de pitié à propos d'éthique : c'est que Schweitzer prône, lui, le « respect de toute vie ». On ne comprend dès lors plus précisément comment l'auteure est passée de la pitié pour des individus sensibles à ce respect général qui n'est guère fondé que par un sentiment mystique de participation au monde et de projection personnelle sur « tout ce qui vit ». De plus, elle présente alors divers auteurs et leurs pensées, et l'on ne sait à partir de ce moment plus vraiment ce qu'elle-même pense ; de même se lance-t-elle dans une longue présentation des sentiments de bienveillance qu'éprouvent des animaux envers d'autres individus (de leur propre espèce ou d'espèces différentes), sans qu'on saisisse bien l'intérêt : ce n'est pas parce que des animaux font comme ceci ou comme cela que cela doit fonder quoi que ce soit, ni parce que la pitié et la bienveillance sont présentes « dans la Nature » que « nous » (humaines) devrions être miséricordieuses et bienveillantes.
Concernant le fondement de la morale, on n'a plus d'argumentation très serrée, mais plutôt une suite d'arguments hétéroclites tirés d'auteures diverses. Il s'agit en fait plus d'une attaque contre la morale humaniste dans ce qu'elle a d'excluant, que d'une proposition soutenable d'une nouvelle morale. F. Burgat prend indiscutablement le parti des animaux, mais le malaise vient de ce qu'on n'arrive pas du tout à savoir jusqu'à quel point elle le prend. Par exemple, on ne saura jamais (du moins, dans ce livre) ce qu'elle pense véritablement de l'alimentation carnée. De même, doit-on considérer les intérêts des autres animaux au même titre que les nôtres, avec une égale considération ? Voilà ce qu'on aurait aimé savoir et voir argumenté.
Le livre se termine ainsi bizarrement par une sorte de queue de poisson logique : on ne sait pas ce sur quoi on a débouché, d'autant que la conclusion, fort courte, abandonne le sujet de l'éthique pour nous rappeler, en gros, que d'importants intérêts économiques sont en jeu dans l'exploitation animale !
Surtout, on ne comprend pas pourquoi F. Burgat tient tant à axer la prise en compte des intérêts des autres animaux sur l'expérience de la pitié à leur égard : heureusement que nous n'attendons pas d'éprouver quelque chose pour les autres humaines pour tenir compte de leurs intérêts ! Pourquoi alors prôner ce mode de fonctionnement concernant les animaux ? Ne serait-il pas plus simple et plus sûr de leur reconnaître l'égalité éthique ? L'égalité humaine exclusive n'est pas sérieusement défendable, cela a souvent déjà été argumenté, et l'auteure le sait. Alors, pourquoi invoquer la pitié, et non la justice ou l'égalité ?
On peut aussi critiquer le fait que la question de la signification du rapport humain/animal, et la question de notre perception de l' « animal », sont-elles essentiellement abordées d'un point de vue psycho-existentiel, et non socio-politique. Ce point de vue, qui insiste par exemple sur la symbolique de la violence envers l'animal, est nécessaire, essentiel même, mais ne peut en aucun cas être suffisant. Manque le lien politique, la signification politique, l'affirmation politique, l'engagement politique. De rester seules, les analyses en termes de psychologie, ou même socio-psychologiques, abolissent le politique, individualisent le social, donnent des réponses qui laissent les individus face à eux/elles-mêmes, et non pas face à un système social. L'invocation de la pitié, en lieu et place de l'égalité éthique, remplit la même fonction. La psychologie est ce qui reste de l'individu lorsqu'on l'a dépouillé de tout le reste : du social, du politique, de l'éthique, de l'histoire, des rapports de force...
Cette manière de traiter la question des rapports humains/animaux rappelle la façon dont la société aborde les rapports hommes/femmes : en insistant sur des explications psycho-ontologiques, sur des psychogenèses, sur la structuration individuelle au sein des familles, en oblitérant ce faisant toute analyse en terme de système social d'exploitation et d'oppression (le patriarcat), toute analyse en terme de rapports dominantes/dominées.
Animal, mon prochain est très intéressant pour toutes les réflexions et les informations qu'il contient concernant le spécisme (l'humanisme). Mais il rate la critique de la notion de Nature et de celle d'Être, évite la politisation de la « question animale », et ne propose au final rien qui combatte réellement le spécisme.
On reste sur sa faim. L'image même du livre de philosophie officiel, qui peut être très pertinent mais qui refuse un réel engagement. Dommage. Un réel engagement constitue une réelle urgence.
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[*] Je note les numéros de page entre crochets
[1] La sensibilité, selon Rousseau, « étant commune à la bête et à l'homme, doit au moins donner à l'une le droit de ne pas être maltraitée inutilement par l'autre. » (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, 1964, p. 126) F. Burgat argumente que cet « inutilement » signifierait ici toute nécessité autre que la légitime défense. On voit mal pourquoi ; Rousseau alors n'aurait eu aucune raison d'utiliser ce mot, ni non plus de se sentir obligé, pour faire passer la sauce, de rajouter « au moins ». Je crois que l'auteure défend ainsi la thèse de Rousseau parce qu'elle aussi en appelle à la pitié (voir ci-dessous).
[2] Claude Lévi-Strauss, Le Monde, 21-22 janvier 1979, p. 14
[3] Malgré sa prudence, F. Burgat laisse échapper une citation du texte d'explication « Les bases biologiques de la Déclaration » qui avalise clairement le carnage pour la viande en ne condamnant que le fait que « l'homme s'arroge le droit de disposer de la vie et de la souffrance animale pour satisfaire ses désirs au-delà de ses besoins nutritionnels. » [69
[4] Paul Guillaume, La Psychologie animale, Paris, Armand Colin, 1940, p. 115. Cité par F. Burgat.
[5] Cf. mon De l'appropriation... à l'idée de Nature, Cahiers antispécistes n. 11, décembre 1994.
[6] C. Guillaumin, Sexe, Race, Pratique du pouvoir et idée de Nature, Paris, éd. côté-femmes, 1993, p. 54.
[7] L'auteure juge [148] qu'avoir appris à une jeune chimpanzé, Washoe, le langage des sourdes-muettes, constitue « une véritable difformité, au sens propre du terme, qui est façonnée ». Serait-ce qu'il ne serait pas dans l'essence, dans la « vocation naturelle » des chimpanzés d'être éduqués comme peuvent l'être de petites humaines ?
[8] Julia Kristeva, Pouvoirs de l'horreur, Paris, Le Seuil, 1980, p. 115.
[9] Jacques Derrida, « "Il faut bien manger" ou le calcul du sujet », in Confrontation, Cahiers 20, Paris, Aubier, hiver 1989, p.108.
[10] Françoise Héritier, Masculin/Féminin, Paris, éd. Odile Jacob, 1996, p. 70.
[11] Cf. Clément Rosset, L'Anti-Nature, coll. Quadrige, PUF, 1973