Ce texte est une recension du livre de Louise Gray The Ethical Carnivore: My Year Killing to Eat (La carnivore éthique : mon année passée à tuer pour manger) paru aux éditions Bloomsbury Natural History en novembre 2016 (320 pages). Toutes les citations incluses dans l’article renvoient à cet ouvrage.
La Rédaction
À l’origine de ce livre, une idée pour le moins originale : une journaliste spécialisée dans l’environnement décide de passer une année à ne manger pour seule viande que celle provenant d’animaux qu’elle a tués elle-même. Elle explique avoir essayé de devenir végétarienne, en raison de l’impact de l’élevage sur l’environnement, mais sans succès : on lui offrait sans arrêt du gibier ou de la viande de la ferme locale. Elle ne voulait en outre pas devenir une hôte ingrate. Moralité : « la seule chose logique à faire semblait être de ne manger que des animaux que j’aurais tués moi-même. » (p. 12)
À chacun sa logique ?
Louise Gray a une seconde motivation : se rendre compte de ce que ça fait de tuer un animal. Elle se dit que si les gens devaient tuer pour vivre, ils apprécieraient davantage la viande et en mangeraient moins.
Sa première tentative est un échec : accompagnée d’un garde-chasse, Steve, elle arrive à blesser un lapin, mais celui-ci prend la fuite, pour aller agoniser en cachette. Louise Gray est troublée, mais Steve lui assure que cela arrive, que ça fait partie de la vie. Après tout, se dit Louise, son projet est noble : elle veut montrer que derrière la viande, il y a un animal mort. On laisse des animaux mourir tous les jours dans les abattoirs ; « toutes les tentatives de tuer humainement peuvent échouer. » (p. 17)
Louise déchante : elle ne va pas y arriver. Elle va devoir abandonner cette idée, et devenir végétarienne, voire végane. Ces mots sonnent comme un châtiment. Dépitée, Louise se prépare à rentrer chez elle. Mais ô miracle, elle sent soudain avec son bâton un objet doux. Elle regarde lentement, tétanisée : c’est le cadavre du lapin. Elle chuchote « merci… pardon, je veux dire » (p. 20), regrettant de ne pas connaître de prière amérindienne.
Elle n’a rien à dire. Elle ne sait pas quoi dire.
Louise va retrouver Steve au pub du coin et lui annonce la nouvelle : le lapin est mort. Les deux retournent sur les lieux, et Steve se met à pleurer de joie, devant la détermination de Louise. Pourquoi pleure-t-il ? « J’ai un grand cœur, Louise. C’est tout, juste un grand cœur. Je suis quelqu’un de gentil, d’attentionné, voilà tout. » (p. 21) Une accolade, et les voilà de retour au pub : Steve offre un brandy à Louise, pour la remettre de ses émotions.
Louise veut sortir le lapin de la besace, afin que les gens le voient : après tout, c’est toute la logique derrière son projet, reconnecter la viande et l’animal. Les clients du pub sont sans doute en train de se régaler de ce civet de lapin sans vouloir voir ce qu’il y a derrière. Mais Steve lui apprend qu’elle devra le taxidermiser avant. Avant que Louise et Steve se séparent, ce dernier l’invite à revenir pour se débarrasser de la vermine, écrevisses et écureuils.
Louise rentre chez elle, et va se coucher : c’est le moment de faire le point sur cette journée si spéciale. Elle se sent différente. Elle ne veut pas oublier le lapin à la fourrure blanche marquée d’un motif semblable à la cicatrice de Harry Potter. Et cette pensée consolide sa détermination à poursuivre sa quête : elle doit le faire, pour le lapin. Elle ne veut pas que ce lapin soit mort pour rien. Louise regarde la lune et prend cet engagement : « Buster, Prince aux mille ennemis1, quoi que tu sois, quoi que tu deviennes, voici ta prière : je vais donner du sens à ta mort. Je ne vais pas abandonner ma “quête idiote”. Je vais sortir et découvrir ce que signifie tuer et manger. Et j’écrirai un livre à ce sujet. » (p. 23)
Si tout comme moi, ce prologue vous laisse sans voix, sachez que je n’ai rien inventé. L’ouvrage est teinté d’un mysticisme assez dérangeant, et les différents protagonistes tentent constamment de justifier des actes abjects par du baratin. La démarche de Louise Gray est, quant à elle, assez difficilement compréhensible, du début à la fin. Il n’est pas question de douter de ses intentions (ouvrir les yeux des gens sur la réalité qui se cache derrière la viande), mais d’une part l’enfer est pavé de bonnes intentions, et d’autre part il y a peut-être des moyens moins tordus pour arriver à cette fin.
Sa motivation, donc, est tout à fait louable :
C’est à Torridon que j’ai réfléchi pour la première fois à la question éthique derrière le fait de manger des animaux. En tant que correspondante « environnement » du Daily Telegraph durant cinq ans, je parlais de l’augmentation des niveaux de gaz à effet de serre présents dans l’atmosphère qui réchauffent la Terre. Je savais pertinemment que l’élevage était l’un des premiers responsables. […] Quand on regarde les chiffres en détail, c’est assez effrayant. On mange déjà 60 milliards d’animaux par an2, et on estime qu’en 2050 ce nombre s’élèvera à 100 milliards. Dans les pays riches, nous mangeons trois à quatre fois trop de protéines animales par rapport à nos besoins. (p. 25)
Le fait d’être « immergée dans un environnement naturel où tout est lié » (p. 26) semble empêcher Louise Gray d’arrêter complètement de manger de la viande : les saumons mangent les mouches, les aigles mangent les campagnols, les loups mangent les cerfs. Manger les animaux fait pour elle partie du cycle de la vie. Mais comme elle souhaite comprendre les conséquences de ses actions, elle décide de se lancer dans ce défi de « carnivorisme éthique » durant un an.
Elle apprend à chasser, à pêcher. Elle se sent ainsi plus proche des daims, dit-elle, développe ses sens. Elle rencontre des gens intéressants et découvre pas mal de choses sur la vie à la campagne. À noter : généralement, on peut aussi faire ça sans tuer personne.
Louise Gray ne s’arrête pas là : elle veut aussi comprendre comment la viande est élevée et tuée pour nous ; elle se rend ainsi dans une ferme près d’Edinburgh. Elle y rencontre de petites créatures roses qui s’agitent « comme des Minions » (p. 57) : des cochons. Ceux-ci n’ont pas de nom, pour que l’on ne s’y attache pas.
Prochaine étape : l’abattoir. Cette visite est extrêmement dérangeante pour Louise Gray, qui a du mal à se contenir.
La nature même de ces actes, même accomplis en toute légalité, avec les meilleures pratiques, est dérangeante. « Amenez donc les caméras de surveillance », dit [le responsable]. « Nous n’avons rien à cacher. » Non, effectivement, me dis-je, à part tout. Les gens ne pourraient pas supporter ces images une seule seconde. Si l’on ne voit ça que par l’intermédiaire de vidéos internet qui dénoncent ces pratiques, c’est pour une bonne raison ; il n’y a pas de manière élégante de filmer, de photographier, ou d’écrire cette réalité. (p. 67)
Elle fait part de ses doutes au responsable, qui lui dit de ne pas se comporter comme une hippie, et lui demande ce que ces animaux pourraient bien faire si on ne les tuait pas. Louise Gray n’est pas convaincue. Avant sa visite à l’abattoir, elle se disait que l’on devrait tous visiter un abattoir pour se rendre compte de ce qu’il y a derrière la viande que l’on mange. Mais elle se dit maintenant le contraire : peut-être faut-il se protéger de ça et conserver son innocence, tels des enfants. Elle en a trop vu : elle fond en larmes.
Le lendemain, elle va rendre visite à Fred, cuisinier d’un restaurant qui se fournit dans la ferme qu’elle a visitée. Il lui assure qu’il vaut mieux ne pas trop créer de lien avec les animaux, parce que c’est trop bouleversant. Sa responsabilité, en tant que chef cuisinier, est de nourrir ses clients. Il accepte que la mort fasse partie du processus, et il tient au lien entre lui et la personne qui tue les animaux, parce que ça permet de ne pas être déconnecté de la nourriture. Il respecte l’animal, et utilise toutes les parties de son corps.
Quand je vous parlais de mysticisme.
La quête de Louise Gray se poursuit à la Société royale pour la prévention de la cruauté à l’égard des animaux (RSPCA). Elle y apprend qu’au XIXe siècle, on tuait le bétail à l’aide d’une hache d’arme. Les méthodes de l’époque n’étaient pas très fiables, et il arrivait que l’animal agonise durant plusieurs minutes. La souffrance animale, sujet déjà en débat3, était présente à tous les coins de rue : les animaux étaient abattus au milieu des quartiers commerçants, et cela posait des problèmes d’hygiène et démoralisait les gens. La RSPCA fut l’une des premières organisations à promouvoir un « abattage humain ».
John, un cadre de la RSPCA, explique à Louise Gray « qu’il y a 200 ans, William Wilberforce et les autres fondateurs de la RSPCA se sont retrouvés face à face avec un public qui pensait que les gens qui avaient une couleur de peau différente ou qui ne parlaient pas anglais ne pensaient pas ou ne souffraient pas comme nous. Aujourd’hui, nous devons démontrer que des créatures à fourrure ou à écailles qui ne parlent pas et ne pensent pas souffrent et ressentent les choses comme nous. Je pense que la meilleure position à adopter par défaut est de considérer que c’est bien le cas, quitte à revenir en arrière après. » (p.97)
La meilleure position à adopter par défaut est la position scientifique, effectivement. Et il ne fait plus aucun doute que de nombreux animaux, notamment parmi ceux que l’on consomme, sont des êtres sensibles qui souffrent.
L’hiver vient, et Louise Gray finit les préparatifs d’un projet qui lui tient à cœur : elle va abattre elle-même des cochons d’une petite exploitation locale. Louise Gray et ses amis conduisent les cochons à leur mort, les tuent froidement. Elle décrit cette expérience comme « immersive ». L’un de ses amis parle de « rituel ». Comme dans chaque chapitre, elle met l’accent sur le « respect » qu’il faut accorder à l’animal que l’on tue.
Quelles sont donc les leçons que Louise Gray tire de son année – elle a en fait « tenu » deux ans – de « carnivorisme éthique » ?
Quand je rentre dans un supermarché, je vois des animaux, pas simplement de la viande. Je les sens aussi. Cela fait de la viande une expérience bien plus viscérale et me donne envie d’en manger moins. Et si je dois manger un animal, cela doit valoir le coup. […] Dans un sens, la boucle est bouclée : j’ai commencé par être une « omnivore aveugle » qui ne savait pas d’où venait sa viande, j’ai été une « végétarienne prétentieuse » horrifiée par le traitement réservé aux animaux et je suis maintenant une « carnivore éthique » qui accepte la viande élevée et abattue humainement. La « révolution végane » n’a pas besoin d’être extrême – ou de faire intervenir du faux-mage. Il y a, je crois, un argument fort – et qui prend de l’ampleur – en faveur de la planète, de votre santé et de votre portefeuille, et si l’on n’arrive pas à être végane, on peut au moins manger moins de viande et être « végécurieux ». (p. 278)
Certes. Pour notre planète, notre santé et notre portefeuille, manger moins de viande suffit. Je pense que pour les animaux, principales victimes de la consommation de viande, en revanche, la question est plus complexe. Il y aurait beaucoup à dire – et il a beaucoup été dit – sur le concept même d’élevage et d’abattage « humain ». Le fait qu’il soit indiscutablement « mieux » de manger moins de viande plutôt que plus ne doit pas faire oublier que la viande – et plus largement les produits provenant de l’exploitation des animaux sentients – est déjà, en soi, un problème sur lequel il faut se pencher.
Louise Gray reconnaît que si trouver du gibier n’est pas un problème, vouloir tuer elle-même des vaches ou des cochons n’est pas une option réaliste. Dorénavant, elle choisira « mieux » sa viande chez le boucher, en faisant très attention à la provenance de celle-ci. Elle conseille à tout un chacun de se renseigner auprès des gardes-chasse pour obtenir de la viande de nuisibles (écureuils ou lapins, dans son pays).
En tout, Louise Gray aura tué en deux ans une quarantaine d’animaux sentients. Elle reconnaît quand même – ô merveille – « qu’apprendre à cuisiner végane a été l’une des joies inattendues causées par l’écriture de ce livre » (p. 308).
Il est probable que les dommages causés par Louise Gray lors de cette expérience soient bien moindres que ceux qu’elle aurait causés avec un régime « classique ». Si cela peut convaincre des lecteurs de réduire leur consommation de viande ou de se détourner de l’élevage industriel, pourquoi pas. Ce témoignage aura alors été utile. Mais le vrai problème de ce récit, c’est – je l’ai déjà évoqué – le mysticisme qui entoure l’acte de tuer. La notion de « respect » représente le fil rouge de l’histoire.
Elle est effectivement utilisée par à peu près tous les protagonistes du récit de Louise Gray, comme un joker qui suffirait à justifier l’acte de mise à mort. Tuer, c’est critiquable. Tuer avec respect, que ce soit en « ayant conscience » de son acte, en « mangeant toutes les parties du corps de l’animal » ou en « créant un lien » avec lui, c’est normal, ça fait partie de la vie, voire du « cycle de la vie et de la mort ». Louise Gray évoque la matanza, festival espagnol où toute une famille ou tout un village participe à la mise à mort de cochons qu’ils mangent après, ce qui permet de créer du lien (p. 144).
Ce mysticisme omniprésent, qui ne repose sur rien, pourrait permettre de justifier n’importe quoi. On évite de se poser davantage de questions : ce détachement décomplexé est même encouragé par tous les professionnels du secteur dans l’ouvrage. Il ne faut pas s’attacher, il ne faut pas trop réfléchir, parce que sinon c’est dérangeant. Là où on pourrait justement chercher les raisons de ce malaise – et il ne faut pas aller bien loin pour ça – on préfère penser à autre chose, invoquer la tradition, la nécessité ; on ritualise, on se félicite de tuer avec respect – comme si les animaux en avaient quoi que ce soit à faire au moment où on leur tranche la gorge – plutôt que de remettre en question un système qui tue des milliards d’individus tous les ans.
La mystique, la rhétorique, le spirituel, les références au cycle de la vie, la ritualisation, c’est bon pour les romans, les poèmes ; la vraie vie n’est pas un poème. La vraie vie, ce sont des actes, qui ont tous des conséquences, peu importe les mots que l’on utilise pour les décrire, peu importe les motivations des protagonistes, peu importe que l’on adhère ou pas à telle ou telle croyance. Le compte-rendu que fait Louise Gray et les leçons qu’elle en tire me scandalisent, en tant qu’animaliste comme en tant que matérialiste. Il n’y a aucune relation d’équilibre entre d’un côté la mise à mort d’un individu sentient et de l’autre côté un prétendu « lien » avec la nature, une « célébration du cycle de la vie et de la mort ». L’une est un acte grave, l’autre l’expression d’une croyance.