Ce texte est la traduction d’un article publié le 14 décembre 2015 sur le site Vox sous le titre « Wild animals endure illness, injury and starvation. We should help ». Une traduction libre de ce texte est parue sur le site The Plea Bargain le 24 janvier 2016. La présente traduction s’inspire de la précédente sans lui être identique.
Jacy Reese est directeur de recherche au Sentience Institute dont il est cofondateur. Il a précédemment travaillé pour Animal Charity Evaluators. Il s’intéresse à l’altruisme efficace appliqué aux animaux.
La Rédaction
En juillet 2015, l’abattage du lion Cecil par un chasseur américain a capté l’attention du monde entier. Les gens ont été choqués par cette tragédie, à juste titre d’ailleurs, et leur indignation n’a épargné aucune forme de chasse au trophée. Plusieurs compagnies aériennes ont même réagi en interdisant toute une gamme de trophées de chasse sur leurs vols. En octobre 2015, nouveau scandale : cette fois, c’est l’abattage d’un éléphant par un chasseur allemand au Zimbabwe qui a provoqué un tollé. À l’évidence, la mise à mort sans nécessité d’un animal sauvage, qu’elle soit légale ou non, suscite la réprobation.
Cependant, nos sentiments de compassion et d’indignation ne devraient pas s’arrêter là. Certes, l’exploitation humaine des animaux est un mal profond que nous devons combattre, mais il existe une autre source de souffrance pour les animaux sauvages qui mérite tout autant notre mobilisation : la nature elle-même.
De nos jours, la plupart des gens ne côtoient guère la nature sauvage, ce qui favorise les perceptions romantiques de celle-ci. Les images que nous en voyons montrent le plus souvent des paysages vierges habités par des animaux à la fois photogéniques et en bonne santé. Mais cette incroyable beauté masque un océan de souffrance. En effet, bon nombre d’animaux sauvages endurent sans cesse la faim, les blessures et les maladies. Par exemple, la souffrance des animaux capturés par des prédateurs comme Cecil est particulièrement abominable. Les mouettes picorent les yeux des bébés phoques afin de les rendre aveugles, puis les dévorent une fois morts. Les musaraignes, grâce à leur venin, paralysent leurs proies afin de pouvoir les manger vivantes, petit à petit, sur plusieurs jours.
La souffrance des animaux sauvages est ahurissante de par son ampleur, mais très peu d’actions sont entreprises pour l’atténuer. Si de nombreuses organisations œuvrent pour la préservation des écosystèmes, peu se focalisent sur le bien-être des animaux qui les peuplent. Certes, de plus en plus de gens prennent conscience des terribles tourments que les chasseurs et les braconniers infligent aux animaux sauvages, mais la question de la lutte contre les atrocités naturelles affectant ces mêmes animaux suscite encore peu de réflexion.
Pourtant, les animaux sauvages ne sont pas si différents des chiens et des chats que nous aimons ; ils méritent tout autant notre compassion. Nous devons tenter de leur venir en aide, mais avec prudence, afin de ne pas causer des dommages supplémentaires en perturbant les écosystèmes dont nous dépendons tous.
Le bien-être des animaux sauvages représente un domaine encore largement inexploré. Voici ce que nous pouvons faire dès à présent : a) promouvoir l’idée qu’il faut aider les animaux sauvages ; b) rechercher des formes d’intervention réalisables.
Nos premières interventions dans la nature seront sans doute modestes. Les effets négatifs pouvant être lourds de conséquences, nous avons tout intérêt dans un premier temps à envisager des actions à petite échelle, et à tester nos idées dans un cadre expérimental. Notons toutefois que nous n’avons pas à choisir entre l’inaction et la réaction excessive. En effet, certaines interventions pourront être réalisées à moyen terme sans causer de bouleversements majeurs dans les écosystèmes.
Une forme d’action envisageable consiste à vacciner des animaux sauvages. Nous l’avons d’ailleurs déjà fait pour lutter contre des maladies transmissibles aux humains comme la rage du renard. L’élimination de maladies grâce aux vaccins apportera probablement aux animaux sauvages les mêmes bienfaits qu’aux humains : une meilleure santé et un plus grand bien-être. Nous ignorons encore quelles maladies devraient être ciblées en premier, mais si nous envisageons sérieusement de recourir à la vaccination, nous pourrons établir des priorités comme nous le faisons déjà pour les populations humaines : en nous basant sur le nombre d’individus affectés, le degré de souffrance causé par la maladie, et notre aptitude à la traiter.
Une autre méthode susceptible d’améliorer le bien-être des animaux sauvages consiste à réduire la taille de certaines populations. En effet, les problèmes liés à la faim, la prédation et les maladies tendent à s’aggraver quand il y a surpopulation. Dans ce cas, l’emploi de contraceptifs pourrait permettre de réduire les effectifs de façon non violente. D’ailleurs, cette méthode a déjà été expérimentée sur quelques populations de chevaux sauvages et de cerfs. Qui plus est, la contraception pourrait être employée en parallèle avec la vaccination, afin de prévenir tout surpeuplement pouvant affecter les individus des autres espèces présentes dans l’écosystème.
Bien sûr, ces interventions pourraient ne pas fonctionner pour différentes raisons. C’est pourquoi nous devons avant toute chose conduire des recherches sur leur efficacité et leur sûreté. À mesure que nos techniques et nos connaissances en matière de bien-être des animaux sauvages progresseront, certaines solutions seront sans doute abandonnées au profit de méthodes plus prometteuses.
On peut avoir le sentiment que les animaux sauvages se trouvent en dehors du champ d’action légitime de l’humanité, et que vouloir intervenir ou « faire la police » dans la vie sauvage, c’est se montrer arrogant et irrespectueux. Après tout, la souffrance des animaux sauvages est naturelle – qui sommes-nous pour nous en mêler ?
Mais cette façon de penser attache trop de valeur à la préservation des comportements et des systèmes naturels pour eux-mêmes. C’est une erreur de croire qu’une chose est bonne simplement parce qu’elle est naturelle. Une foule de choses horribles sont naturelles, comme les maladies et les catastrophes naturelles. Nous sommes d’accord pour venir en aide aux humains qui y sont confrontés quand nous pouvons intervenir sans prendre trop de risques. La même attention est due aux animaux sauvages.
Oui, la souffrance des animaux sauvages est absolument naturelle, mais le cancer, le paludisme et les autres calamités contre lesquelles nous nous battons le sont tout autant. La variole était elle aussi naturelle, et nous avons bien fait de l’éradiquer.
En outre, les activités humaines ont déjà un impact considérable sur les milieux naturels. Par conséquent, la question n’est pas de savoir s’il faut oui ou non se mettre à intervenir dans la nature. Ce qu’il nous faut décider, c’est si nous voulons nous montrer plus réfléchis et bienveillants dans notre façon d’affecter la vie des animaux sauvages.
Certains partisans de l’écologie profonde et de courants similaires soutiennent que le monde naturel – qui englobe non seulement les animaux, mais aussi le sable des déserts et l’eau des rivières – possède en lui-même le droit fondamental d’être préservé de l’ingérence humaine. Les interventions visant à aider les animaux sauvages constitueraient donc à leurs yeux une violation de ce droit.
Bien que ce point de vue ne soit pas sans attrait, il semble ignorer la différence fondamentale entre les êtres sentients – qui sont doués de sentiments et d’expériences subjectives – et les entités non sentientes telles que les arbres et les pierres.
Tentons cette expérience de pensée. Imaginez-vous dans une maison en feu. Il faut évacuer rapidement. La collection de tableaux si chère à votre cœur se trouve dans cette maison, mais il y aussi plusieurs personnes qui dorment à l’autre bout du bâtiment. Vous pouvez soit sauver vos peintures, soit aller réveiller les gens. Vous n’avez pas le temps de faire les deux. Choisirez-vous de sauver les tableaux en raison de leur beauté artistique (ou de toute autre valeur intrinsèque qu’ils possèdent), en laissant des gens brûler vifs ? J’en doute fort. L’idée même de laisser souffrir des êtres sentients en donnant la priorité à des objets dénués de sentiments et d’intérêts propres devrait en effet rebuter la plupart d’entre nous. De la même manière, nous devrions refuser de cautionner la souffrance des animaux sauvages au nom d’un concept abstrait de « nature ».
Pour justifier l’inaction, certains argueront que nos interventions dans la nature pourraient avoir des effets induits néfastes sur les écosystèmes, tels que l’extinction ou la prolifération de certaines espèces. D’autres évoqueront le bilan déplorable de nos interventions passées pour soutenir qu’il vaudrait mieux y mettre un terme. Mais par le passé, on a surtout cherché à modifier la nature au bénéfice des humains. La nouvelle forme d’intervention serait à la fois réfléchie et guidée par la compassion, et donc susceptible de produire des résultats plus prometteurs. Toutefois, les effets induits sont un problème sérieux, c’est pourquoi il faudra procéder avec la plus grande prudence.
Gardons néanmoins à l’esprit que bien des grands accomplissements de l’humanité ont été rendus possibles par la détermination à agir sur des systèmes complexes, malgré le risque d’effets désastreux. C’est cela qui a permis de grandes avancées de la médecine, telles que l’éradication de la variole. Nous avons compris qu’il fallait chercher à vaincre les maladies affectant des humains, et cela malgré l’extrême complexité de notre organisme.
Hélas, les animaux sauvages n’ont pas le pouvoir de s’exprimer dans la société, ni celui de remédier à leurs propres souffrances comme le font les humains, si bien qu’il est plus difficile de réaliser l’urgence de leurs besoins. Nous devrions néanmoins agir en leur faveur.
Avec le progrès technique, notre capacité à venir en aide aux animaux sauvages en toute sécurité ira en augmentant. Aujourd’hui, les idées et propositions avancées dans cet article peuvent sembler très arrogantes et spéculatives. Mais il est nécessaire que davantage de chercheurs se penchent sur ces questions dès à présent pour que des solutions puissent être apportées plus tard. Il faut aussi que nous cessions de considérer uniquement des ensembles tels que la biodiversité, les populations, les espèces ou les écosystèmes. Il est temps de penser aux autres individus qui partagent cette planète avec nous.