Un livre de Florence Burgat
Une reproduction du tableau de Winslow Homer The Fox Hunt (1893) orne la couverture du dernier livre de Florence Burgat. Un renard avance dans la neige, surplombé d'un vol de corbeaux ; au fond, les vagues d'un océan froid se brisent sur les rochers [1]. C'est une illustration remarquable du titre et du thème du livre : Liberté et inquiétude de la vie animale [2]. La marche du renard dans l'immensité glacée fait écho à la citation de Merleau-Ponty qui figure en exergue sur la première page : « Ce déploiement de l'animal, c'est comme un pur sillage qui n'est rapporté à aucun bateau. » Le renard fuyant dans l'étendue désolée personnifie magnifiquement l'animal tel que Florence Burgat le donne à voir : un être qui a le pouvoir de donner une direction à sa vie, mais aussi un être à qui le manque et la peur sont inhérents.
Plus tard, en pianotant sur Internet, j'ai trouvé ces quelques lignes sur la réalisation du tableau :
Pendant qu'il travaillait à ce tableau, Homer enfouissait chaque nuit un renard mort dans une congère pour qu'il gèle figé dans la position voulue, puis il se dépêchait de le peindre chaque matin avant qu'il ne redevienne flasque ; pendant ce temps, des corbeaux étaient tués et suspendus à sa corde à linge dans une position de vol convaincante [3].
Nous contemplons l'image de vivants parcourant la terre et le ciel ; pourtant, ceux qui ont servi de modèles n'étaient plus que des cadavres. Le peintre a trouvé naturel de sacrifier leurs vies pour se livrer commodément à son art. Ainsi, le tableau de Homer illustre-t-il aussi l'autre versant du livre de Florence Burgat : l'exploration des idéologies qui ont appauvri à l'extrême notre représentation des animaux pour les réduire à des corps disponibles, innocemment exploitables.
Florence Burgat parachève ici l'examen critique entrepris dans Animal mon prochain [4] des discours sur « l'Animal » dont regorge la philosophie. Ces discours pour la plupart n'ont nullement pour objet de comprendre les animaux, dans leur immense diversité. Ils ne sont que monuments élevés à la gloire de l'Homme (singulier, majuscule), une gloire qui s'alimente sans fin du mépris et de la mise à distance des non humains, présentés tantôt comme « mauvais doubles » tantôt comme « faux doubles » de l'homme.
Selon la première voie (les conceptions négatives), l'animal n'a de commun avec l'homme que la mauvaise part de ce dernier. L'animalité se définit comme une série de tares : les appétits sexuels, la violence, la cruauté, la prédation…
Selon la seconde voie (les conceptions privatives), l'animal n'est saisi qu'à travers ce qui lui manque, par la carence d'un quelque chose – toujours essentiel – que possèdent les humains : « La théologie prive l'animal d'âme, la métaphysique moderne le prive de la raison, l'anthropologie de la culture [5]… » (p. 27).
Les oppositions « âme/corps, nature/culture, intelligence/instinct […] forment un véritable dispositif dont la finalité est la production de ce que l'on peut appeler l'indigence ontologique de l'animal » (p. 25). « Le concept d'animalité ainsi construit ne vise en rien […] à penser l'être animal, mais à produire un modèle d'abjection » (p. 40). Il s'agit si peu de bâtir un savoir sur les animaux réels que ce même « modèle d'abjection » a pu être appliqué à des groupes humains (les femmes, les Noirs, les sauvages [6]…). Eux aussi ont été décrits comme englués dans une nature dont l'humanité véritable a réussi à s'arracher. « L'animalisation » ou la « naturalisation » est avant tout un procédé de flétrissure. Il rabaisse ceux qui en font l'objet ; il les désigne comme privés de ce qui rend un individu digne de respect, et méritant de ce fait d'être protégé par des droits. Le processus de « naturalisation » sert in fine à exclure les « animalisés » du cercle de la considération morale. Ne leur est pas reconnue cette précieuse dignité qui conditionne le bénéfice du droit à ne pas être traité comme un simple moyen au service des buts d'autrui. Ils sont relégués au rang des choses, non seulement par la permission d'en user sans merci, mais par la description même qui en est faite. Les conceptions privatives – celles qui caractérisent l'animal par son déficit d'être – aboutissent à sa réification en le dépossédant des caractères qui le distinguent des cailloux. Une des forces de Florence Burgat est d'avoir saisi que la thèse cartésienne en la matière n'était pas qu'une forme extrême de ce processus de réification, appartenant à un passé révolu.
Dans l'antiquité, on s'est efforcé de penser la spécificité de la vie selon des conceptions (panpsychisme, animisme) qui ne peuvent plus être ressuscitées aujourd'hui.
Dans le monisme aristotélicien, les vivants et les non vivants sont faits des mêmes éléments, mais les vivants se distinguent par les causes formelle et finale. La forme anime la matière, qui est tendue vers divers buts. Si l'âme rationnelle est le propre de l'homme, les animaux partagent avec lui l'âme sensitive qui permet à la fois de se mouvoir et d'éprouver le plaisir et la douleur.
Au XVIIIe siècle, quelques auteurs essaient encore de penser une matière spécifiquement vivante (Maupertuis, Buffon), une matière dotée d'une capacité de sentir et de se mouvoir (Diderot, d'Holbach), ou un principe vital (Bichat).
L'avènement du dualisme cartésien au siècle précédent a néanmoins marqué un tournant décisif. Les animaux y sont entièrement privés de la faculté de sentir. L'âme perçoit son union avec le corps dans la perception sensorielle et dans l'expérience de la douleur. Les animaux n'ayant pas d'âme, ils ne perçoivent rien, ni ne souffrent. Nombre de critiques et de théories concurrentes fleurissent en réponse à Descartes (Gassendi, Malebranche, Leibniz…) dont il ne reste pas trace aujourd'hui [7]. Le dualisme cartésien semble lui-même avoir définitivement sombré car incapable de produire une explication convaincante de l'articulation entre l'âme et le corps. Le paradigme dominant est désormais un monisme matérialiste, celui des sciences. Selon Hans Jonas, c'est un « monisme mécanique », héritier du cartésianisme, qui a succédé à l'antique « monisme vitaliste ». Une fois l'esprit et le corps assignés à des continents différents, il devint impossible de dépasser cette opposition. Le monisme matérialiste n'est autre que le dualisme cartésien amputé d'une de ses branches.
Le rôle du monisme matérialiste consiste donc à épurer le domaine physique de tout élément spirituel, léguant ainsi à la postérité un ensemble lisse, connaissable de part en part par les lois de la physique. Avec l'émergence des sciences physiques, la matière étend son domaine à la compréhension de tous les phénomènes ; la vie est dépouillée de ce qui la spécifie, réduite aux propriétés de la simple étendue – on reconnaît là l'œuvre cartésienne. Seul ce qui satisfait les exigences de la connaissance exacte sera tenu pour réel. […] pour le dire en langage moderne, le réel se ramène à ce qui peut être soumis à l'expérimentation. Cette édification se confond, souligne Jonas, avec le triomphe d'une ontologie de la mort sur l'ontologie de la vie des premiers temps (le panpsychisme antique), puisque c'est la conception d'une nature dépouillée de toute animation qui y domine. (p. 106-107)
Mais alors que faire de la sentience ? Elle n'a aucune place. D'ailleurs il existe un courant philosophique qui préconise de mettre fin au problème matière-esprit en… éliminant l'esprit : « Je crois que l'esprit c'est le cerveau » déclare sa fondatrice Patricia Smith-Churchland (p. 109). Au mieux, la matière se voit chargée d'incorporer l'esprit, ce que le monisme matérialiste ne peut faire qu'en attribuant à celle-ci la « faculté occulte » de générer la conscience comme épiphénomène.
Désormais, ce sont en principe les mêmes facteurs explicatifs qui s'appliquent aux hommes et aux bêtes puisque l'ensemble de l'existant relève d'une science d'où l'âme a officiellement quitté la scène. Mais cela n'a pas rendu service aux animaux. Car l'esprit revient par la porte de service, attribuable de façon d'autant plus arbitraire qu'il n'appartient plus au champ du discours scientifique.
Aussi bouleversantes que soient les découvertes en psychologie cognitive et en éthologie […] elles n'affaiblissent pas la logique classificatoire selon laquelle l'homme prend place dans un ordre d'autant plus séparé de l'animal que le lieu de la coupure n'est, finalement, assignable à aucun critère. Parce que la différence, que l'on (se) l'avoue ou non, est dévolue à la métaphysique, la démonstration faite par les sciences du vivant d'une proximité entre tous les êtres sensibles […] ne parvient pas à porter atteinte à une distinction qui doit être intangible pour traverser victorieusement ces épreuves. Et que reste-t-il de la métaphysique dans le matérialisme triomphant, sinon cette croyance tue en une suprématie absolue de l'être humain, qui se manifeste dans la quasi-absence de bornes à ses droits sur tout ce qui ne l'est pas ? (p. 111)
Les animaux, eux, sont livrés tout entiers à ce que la science peut saisir, de sorte qu'ils peuvent être réduits à des corps sans âme [8].
Le traitement du thème de douleur est exemplaire de la prégnance de la conception inaugurée par Descartes. Au niveau sémantique d'abord, qui distingue volontiers la douleur ( « purement physique ») de la souffrance (tourment psychique proprement humain). Florence Burgat cite quelques « perles » extraites de dictionnaires philosophiques ou d'écrits émanant de scientifiques, où le dualisme entre le corps animal et l'âme humaine s'exprime sans complexes.
Dans un savoureux chapitre consacré aux xénogreffes, on apprend que l'unique problème moral soulevé à leur propos par les autorités officielles en matière de bioéthique a consisté à se préoccuper de ce que les personnes transplantées ne se sentent pas atteintes dans leur humanité par l'apport d'un greffon animal. Ainsi lit-on dans le rapport n°61 du Comité national d'éthique :
L'individu qui arrive à transcender le niveau purement organique de son être et qui estime que l'essence de son humanité est sa pensée, qui permet précisément cette transcendance, n'aura pas ou peu de réticences à l'égard d'un greffon animal. À l'inverse, celui qui refuse ou n'arrive pas à faire la différence entre son humanité et son être matériel n'acceptera pas la xénogreffe. (p. 54)
Le monisme matérialiste (mécaniste) cohabite tranquillement avec un discours sur l'exception humaine habitée par un esprit qui transcende les organes. Il s'applique par contre rigoureusement quand il s'agit de vider de tout contenu la notion de douleur animale. L'animal peut bien servir de modèle de la douleur humaine, il n'est que cela : un modèle, une structure abstraite qui renvoie à autre chose qu'elle-même.
Pour Descartes, les mouvements semblables aux nôtres qu'accomplissent les animaux (marcher, réagir à une perception visuelle…) sont dépourvus de tout ressenti ; la biologie mécaniste obéit aux mêmes lois chez les humains et les animaux : elle relève uniquement d'un principe corporel. Mais parce que – chez les humains – les nerfs qui transportent les données vers le cerveau passent par l'endroit où la jonction se fait avec l'âme, ces mouvements suscitent chez eux des sensations.
Aucun scientifique ne s'aviserait aujourd'hui de se revendiquer de pareille théorie, ni de dire en clair que les animaux n'éprouvent rien. Cependant :
C'est dans les laboratoires, ces « salons du monde scientifique », que s'élabore une définition enfin « objective » de la douleur, c'est dans ce lieu que se décide le partage entre ce qui peut être soumis aux procédures expérimentales (ce qui est réel) et ce qui ne le peut pas (ce qui n'est pas objectivable, ce qui relève de l'opinion ; ce qui est non mesurable et donc dépourvu de consistance). (p. 68)
Cette douleur objectivable, la seule scientifiquement reconnue aux animaux, n'a pas de contenu psychique :
Plus radicale encore est en effet la notion de nociception, d'inspiration béhavioriste, forgée par les biologistes pour les besoins d'une définition de la douleur propre à en expurger toute connotation mentale et tout sentiment de vécu. […] Il y aurait donc une « expérience sensorielle aversive » pure, ne s'accompagnant d'aucune expérience émotionnelle. Bref, quelque chose comme une sensation qui ne sent pas… (p. 67)
Pour ces corps sans intériorité, la douleur n'est qu'une relation établie par un observateur entre un stimulus et une réaction, une séquence s'inscrivant dans un temps atomisé. Selon la même logique, les comportements sont réduits à de telles séquences. « Contre le sens commun, tout caractère téléologique [leur] est refusé […]. » (p. 211)
Le concept d'animalité en philosophie manque nécessairement son objet tant qu'il n'est qu'un moyen déguisé de faire valoir l'excellence humaine. La science, parce qu'elle ne sait pas rendre compte du propre de la vie sensible, ne donne aucune épaisseur à l'existence des bêtes. Le tout se conjugue pour servir des fins idéologiques [9].
Mais alors, où trouver une approche de la vie animale qui s'efforce de la dessiner en traits pleins au lieu de la caractériser par son déficit d'être ? F. Burgat ne cherche pas du côté des travaux sur les capacités cognitives des animaux, qui reviennent toujours à les situer par rapport à l'homme. Elle ne s'attarde pas davantage sur les conceptions évolutionnistes : l'évolutionnisme du sens commun tend trop à faire de l'évolution une histoire dont l'homme constitue le sommet (trahissant en cela l'authentique théorie darwinienne). C'est vers le courant phénoménologique que Florence Burgat se tourne pour penser la condition animale dans ce qu'elle a de propre, parce qu'il place le comportement au centre, conçu « comme un rapport dialectique, et donc jamais donné d'avance, entre l'animal et son milieu » (p. 21). C'est dans ce courant qu'elle discerne les éléments d'une alternative au réductionnisme mécaniste, une ouverture au jaillissement de la vie animale « dans ce qu'elle a d'irrécupérable par l'expérimentation, dans ce qui résiste à sa mise en tableaux, dans ce qui échappe à son embrigadement par une biologie qui s'aligne sur les méthodes des sciences physico-chimiques » (p. 264).
La rupture ontologique majeure se situe entre le végétal et l'animal et non entre l'animal et l'humain. À l'appui de cette thèse, Florence Burgat mobilise des réflexions empruntées à nombre d'auteurs (Hegel, Buytendijk, Schopenhauer, Merleau-Ponty, Bergson, Uexküll, Straus, Jonas…).
La plante est rivée à son milieu. Elle occupe un lieu dont elle ne peut s'échapper. La contiguïté avec son milieu crée une continuité du processus d'échange (la nutrition est continue). La séparation entre soi et non-soi n'est pas franche. C'est pourquoi la plante n'a pas de subjectivité. Le monde végétal revêt une « forme muette et paisible » (Schopenhauer, p. 167), celle d'une existence passive : « La plante est livrée à son milieu et sa vie se passe à s'adapter sans possibilité de résistance ou d'opposition. » (Buytendijk, p. 157). Les mouvements de la plante (croissance, tropismes) n'impliquent ni intentionnalité ni contingence. Ils répondent à une cause immédiate. Même des phénomènes a priori surprenants tels que la communication entre acacias ou la saisie de proies par les plantes carnivores peuvent être expliqués de la sorte.
Les animaux, à la différence des plantes, possèdent la motricité. Ils échappent à l'enracinement. L'animal se tient en sa propre puissance. Il n'est pas mû, il se meut. Mobilité et conscience vont de pair. Avec le déplacement s'opère la scission entre soi et le monde ; la possibilité se fait jour de s'éprouver comme distinct de son environnement. Avec la mobilité, c'est aussi la liberté qui s'ouvre aux animaux : la pluralité des possibles, et la contrainte de devoir choisir un chemin plutôt qu'un autre.
La naissance fait sortir l'animal d'un milieu où il puisait directement sa subsistance. La satisfaction des besoins n'est plus immédiate. L'individu doit y pourvoir. Le différé entre le besoin et la satisfaction est la condition de possibilité du désir, dont le corrélat est le manque. L'individu est séparé de ce dont il veut s'approcher. Le processus nécessité par l'atteinte du but requiert une « intention émotive continue » (Jonas, p. 193). L'existence animale est médiate et marquée par l'incomplétude : la distance entre le désir et son objet, le fait de vivre toujours en tendant vers quelque chose, l'expérience vécue de soi en transition, le déplacement entre ici et là…
Le caractère indirect de la vie animale ouvre le champ de la souffrance et de la jouissance. L'animal mène une existence précaire dans un monde hostile dont il perçoit les dangers. La souffrance inhérente à son existence tient au manque et à la peur (Jonas). Il est habité d'un « sentiment inquiet, anxieux et malheureux » (Hegel, p. 193). Même sans représentation de la mort, il est hanté par la menace d'annihilation qui pèse sur lui, absorbé dans la préservation inquiète de sa vie et de celle de sa progéniture (Schopenhauer).
L'espace et le temps sont constitutifs de l'expérience subjective : plus que des contenants extérieurs où s'inscriraient des points géographiques ou des événements, ils sont des dimensions inhérentes au sentir.
L'espace. C'est en s'éprouvant « ici » face aux choses qui sont « là » que l'animal fait l'expérience de lui-même et du monde.
Le temps. « En désirant ce qui est encore à venir, l'animal fait exister quelque chose sur le mode du pas encore. Il a, ce faisant, rapport au non-être. En ce sens, le désir fait figure d'analogon du langage, en tant qu'il rend présent ce qui est absent. » (p. 192).
Straus illustre par l'exemple de la mélodie ce « rapport au non-être » dans sa dimension temporelle : nous ne percevons pas une musique comme une succession de notes séparées, mais comme une unité s'accomplissant. La note individuelle nous apparaît incomplète, nous la relions à celle qui n'est déjà plus et sommes suspendus dans l'attente de celle qui n'est pas encore. La mélodie forme une unité de signification.
C'est aussi dans une unité de signification et non dans un temps atomisé que s'inscrivent les comportements : guetter, repérer, approcher, fuir… Les animaux agissent selon des motifs, c'est pourquoi la biologie ne devrait jamais exclure de son domaine « toute considération de sens » (Canguilhem, p. 70). Chaque animal est un sujet placé au centre d'un monde qui lui est propre. Pour chacun, ce sont certains objets et événements qui présentent un caractère saillant, et les mêmes objets revêtent un sens différent selon l'individu ou l'espèce. Le chêne est un abri possible pour la chouette, un support pour l'écureuil bondissant de branche en branche, un arbre à abattre pour le forestier… (Uexküll). Selon Merleau-Ponty ou Buytendijk, la causalité physique ne suffit pas pour rendre compte du comportement. « C'est la signification qui est le fil directeur sur lequel la biologie doit se guider et non la misérable règle de causalité qui ne peut voir plus loin qu'un pas en avant ou un pas en arrière » écrit Uexküll (p. 221).
Si la conscience émerge parallèlement à une façon médiate d'accéder aux ressources, la vie mentale des animaux ne s'arrête pas aux émotions liées à la satisfaction des besoins vitaux. Il est des activités où l'animal satisfait son soi. Ainsi la voix ou le chant ne servent-il pas uniquement des fins utilitaires. Ils sont aussi des manières d'exprimer sa subjectivité, d'extérioriser son désir, sa douleur, sa joie… (Hegel, Buytendijk). Cela vaut aussi pour le cri d'agonie de la bête qui succombe.
L'animal n'a pas uniquement avec les choses une relation d'appropriation (prendre pour consommer). Il a aussi avec elles un rapport de « laisser-être ce qui est autre sans y être indifférent » (Hegel, p. 192). L'existence de choses qui ne lui sont pas vitales lui procure une satisfaction ; il est modifié par elles. Il existe ainsi chez lui un pur plaisir de savoir. Il éprouve une satisfaction intérieure qui est celle de la contemplation.
Les animaux supérieurs goûtent aussi le repos. Il n'est pas qu'une phase de restauration des forces de l'organisme : les animaux jouissent de la volupté du repos, ils décident de s'y livrer, tel le chat qui « s'abandonne activement à la sieste » (Buytendijk, p. 261).
Dans leur sommeil, les animaux rêvent, ils connaissent cette autre forme du vécu à la première personne. « Celui qui rêve peut devenir fou » ; « la possibilité pour un animal de dormir et de rêver […] inscrit à l'intérieur même de son organisation un potentiel d'anomalies psychopathologiques » écrit le psychiatre Henri Ey (p. 260).
Parce qu'ils agissent et perçoivent, les animaux sont des sujets. Ils sont les auteurs de mouvements spontanés qui seuls peuvent être qualifiés de comportements. Ils sont parmi les vivants ceux dont l'existence est médiate, toujours en quête, ceux qui ont des désirs, des affects, une intériorité (un « soi »). Il y a une dimension tragique dans cette vie qui se devine vouée à la mort, perpétuellement menacée. C'est aussi chez ces êtres mobiles dont le rapport à l'environnement n'est pas donné d'avance que jaillit la liberté.
En dégageant ces lignes de force, Florence Burgat restitue aux animaux l'épaisseur de leur existence, oeuvrant à les délivrer de cette indigence ontologique dont on s'acharne à les marquer, et qui banalise tous les abus commis envers eux. Pour y parvenir, l'auteure défriche au fil des pages une forêt d'écrits souvent obscurs, parsemés de propositions hasardeuses ou contestables. C'est parce qu'elle nous guide à travers eux qu'on parvient à en retenir les moments d'inspiration, et à saisir que ces étincelles, une fois rassemblées et ordonnées, forment une lumière. C'est pourquoi ce livre qui parcourt tant d'auteurs de façon érudite est aussi une construction profondément personnelle. Florence Burgat est l'architecte qui travaille des matériaux épars jusqu'à révéler qu'ils sont porteurs d'une autre vision des bêtes, une vision qui en finit « avec cette image d'une vie animale tranquille, qui se confond avec la toujours bonne nature et la certitude de l'issue immanquablement favorable que procure l'instinct » (p. 265).
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Notes
[2] Florence Burgat, Liberté et inquiétude de la vie animale, Éditions Kimé, 2006, 314 pages, 28 euros.
[3] « While working on this lonely picture, Homer buried a dead fox every night in a snowdrift to freeze it stiff in the position he wanted, then painted it hurriedly each morning before it went limp again ; meanwhile crows were shot and hung, flapping convincingly, on his washing line. » (Jackie Wullschlager, « Frontier artist ahead of his time », Financial Times, 9 mars 2006, http://www.ft.com/cms/s/2fee2a68-af...
[4] Florence Burgat, Animal mon prochain, Odile Jacob, 1997. Le numéro 17 des Cahiers antispécistes (avril 1999) contient trois articles consacrés à cet ouvrage.
[5] Toutes les citations contenues dans cet article sont tirées de Liberté et inquiétude de la vie animale, c'est pourquoi la référence associée à chacune se réduit à l'indication de la page où elle se trouve.
[6] Florence Burgat renvoie notamment aux analyses de Colette Guillaumin. Ces dernières ont également retenu l'attention d'Yves Bonnardel dans « De l'appropriation… à l'idée de Nature », C.A. n° 11, décembre 1994
[7] Sur Descartes et quelques uns de ses critiques, on peut lire également : Agnese Pignataro, « Le lien entre la sensibilité et la pensée dans la critique de l'automatisme animal de Descartes : Bayle, La Mettrie, Maupertuis », C.A. n° 26, novembre 2005.
Voir aussi les textes rassemblés par Luc Ferry et Claudine Germé dans Des animaux et des hommes, parties I et II, Le Livre de Poche, 1994.
[8] Sur la difficulté de la physique et de la philosophie à théoriser la sentience et sur la manière dont cette difficulté est exploitée au détriment des animaux, voir aussi :
- David Olivier, « Le subjectif est objectif », C.A. n°23, décembre 2003
- Les deux dernières sections de l'article d'Estiva Reus, « Lectures de pensée animale », C.A. n°23
- David Olivier et Estiva Reus, « La science et la négation de la conscience animale », C.A. n°26, novembre 2005
[9] « on entend par “idéologique” un système de représentations qu'un groupe cherche à faire passer pour le reflet de la réalité, afin de consolider une posture déjà établie et donc de servir ses intérêts (ici, l'utilisation des animaux). » (p. 69)