Comment se préparer à rencontrer un végétarien
La « Lettre ouverte aux bidochons » a été publiée dans l’édition papier de L’Interdit numéro 8 en août 1998. Nous remercions Sylvain Marcelli, directeur de cette publication, de nous avoir autorisés à la reproduire dans les Cahiers. Sur le site http://interdits.net/, on peut lire de nombreux textes écrits par Alias (et par d’autres).
La Rédaction
Vous en rencontrerez de plus en plus. Parfois vous fréquenterez quelqu'un de longues périodes avant de vous rendre compte qu'il en est. Cela peut frapper votre famille, vos collègues ou votre partenaire de lit. Alors autant apprendre tout de suite comment vous comporter avec ces gens qui ne sont plus tout à fait comme vous. Eux. Les végétariens. Bien sûr vous pouvez avoir de la chance et tomber sur un spécimen qui ne mange pas de viande par simple affaire de goût ou de santé. Là, vous pouvez vous rassurer tout de suite. Simple affaire de choix personnel qui n'engage en rien l'entourage. Fréquenter ce genre de personnes ne changera pratiquement rien à votre vie. Aucun risque de remise en cause de vos habitudes.
Et nous savons bien, jeunes révolutionnaires rockers anticonformistes, qu'il est tout de même des habitudes que l'on change difficilement. Écouter d'autres disques que sa maman et porter d'autres vêtements suffit largement à se démarquer. S'il faut en plus remettre en cause sa routine quotidienne, c'est tout de même trop compliqué. Là, ça prend la tête. Et une fois prise, elle est occupée. Il vaut mieux prévenir que guérir et garder la tête vide qu'essayer de la vider une fois occupée, sans savoir si l'on n'oubliera pas quelque chose dans un coin.
Contentez-vous donc de fréquenter ces végétariens inoffensifs dont je parlais plus haut, ce qui vous permettra de dire que vous en connaissez (c'est très dans le coup et ça fait tolérant, comme d'avoir un copain homo). Évitez tout de même de les multiplier, il ne s'agit pas non plus de gâcher vos soirées. Et surtout, méfiez-vous des végétariens dangereux, les subversifs, ceux qui le sont par raisonnement.
D'abord, le raisonnement ça peut devenir contagieux et vous aurez l'air fin quand vous vous ferez traiter d'intellos par les copains. Ensuite, ils ont des arguments, on ne sait plus quoi leur répondre, c'est très chiant. Voilà donc les pièges les plus grossiers à éviter coûte que coûte pour ne pas perdre la face si vous tombez sur un ami qui vous révèle un beau jour qu'il l'est.
Ne succombez pas à la tentation première, la plus évidente, en croyant vous en sortir par un humour dévastateur. Tout simplement parce que, si souriant soit-il, votre interlocuteur est aguerri, il a déjà entendu vos bonnes blagues plus de mille fois et vous rangera illico dans la boîte aux ringards, sans se priver de vous ridiculiser à peu de frais auprès de tous vos proches, jour après jour. Quelle qu'en soit votre envie brûlante, renoncez donc une fois pour toutes au répertoire classique dont sont extraits ces exemples parmi les plus connus : « Moi aussi j'aime le cheval, dans mon assiette », « Et pour le lait de soja, on trait le soja ? », « T'entends crier les radis quand tu les manges ? », « Eh ben, et le lion et la gazelle, alors ? », « Hitler aussi était végétarien », « Vous voulez donner le droit de vote aux animaux alors ? », etc.
Le deuxième écueil est celui dans lequel tombe celui qui prend le végétarien de front, en croyant placer des arguments irréfutables qui seront démontés en deux coups de cuiller à pot. À bannir donc, les « Mais, mes pauvres, qu'est-ce que vous mangez ? » (ils vous le diront), « J'aime les animaux mais j'aime la viande » (ils vous diront qu'il ne s'agit pas d'amour mais de droits des êtres), « Un cochon c'est laid, une poule c'est bête » (ils vous feront la même réponse que ci-dessus, patiemment, ou pire épilogueront sur votre propre cas qui malgré tout ne donne pas droit à votre voisin de vous manger), « On aurait voulu vous voir pour la Yougoslavie » (Ils vous diront que l'un n'empêche pas l'autre, ou, pire, vous demanderont ce que vous , vous avez fait pour la Yougoslavie). En fait les chances de vous en sortir sont minimes.
Reste le troisième écueil classique : faire bloc, freiner des quatre pattes, appeler maman au secours, bref y aller avec franchise : « C'est des choses, j'aime mieux pas y penser, je ne peux pas, j'aime trop ma petite bouffe, je peux déjà pas diminuer le sel sur mes frites alors vous pensez, oui, vous avez raison, bravo si vous pouvez, mais pas moi, y'a déjà vous, ça suffit peut-être pour la cause, vous n'aimez sûrement pas ça autant que moi », etc. Agacés par vos bruissements, grands gestes, cris et larmes, on vous laissera sans doute tranquilles. Mais vous ne ressortirez pas grandis de la confrontation. C'est partout qu'il vous faudra assumer votre condition de bidochons pathétiques. Pas de quoi frimer.
Un seul salut, en fait, si peu honorifique soit-il : la fuite. Car si vous les laissez parler, ils vous expliqueront. Que rien n'autorise l'espèce humaine à exploiter et à tuer les autres espèces animales. Qu'il faut ajouter à votre vocabulaire l'expression antispécisme, le spécisme consistant à privilégier systématiquement les intérêts des êtres humains au détriment des autres, comme les racisme et sexisme privilégient les intérêts de certains humains en fonction de leur race ou sexe. Que vous avez la tête de ceux qui s'opposèrent il n'y a pas si longtemps à l'abolition de l'esclavage ou aux droits des femmes. De l'avis desquels on s'est fort bien passés. Que le mouvement est en marche. Et que, allez, après tout, c'est juste une notion de plus à intégrer !