Ce texte est celui d’une conférence donnée par P. Singer à Paris le 29 mai 1991 dans une salle de l’ancienne École Polytechnique, à l’invitation de Mme M. Canto-Sperber [1].
Je m'excuse de ne pas connaître assez bien le français pour me permettre de parler de philosophie en cette langue.
Je veux simplement décrire en termes généraux la façon dont je vois l'éthique appliquée comme une branche de la philosophie morale, comme une branche importante pour de nombreuses raisons, à cause du genre de questions auxquelles elle peut apporter son aide. Mais tout d'abord je voudrais dire quelque chose sur la manière dont je vois la philosophie morale.
Il y a bien sûr un large débat sur les fondements de la philosophie morale ; sur la question de savoir, par exemple, s'il existe quelque chose comme des vérités morales objectives en philosophie, ainsi que l'ont affirmé certains philosophes à travers l'histoire de la philosophie morale, ou si au contraire la morale est subjective, dans un sens qui implique que nous ne pouvons pas en fin de compte dire que le jugement moral tenu par quelqu'un est vrai ou faux, qu'il est, d'une façon objective, juste ou injuste.
Je pense qu'un obstacle qui a empêché la discussion effective des questions pratiques, ou appliquées, dans la philosophie morale, a été cette idée que les gens ont eue, que tant qu'on n'aurait pu résoudre d'une façon ou d'une autre ces problèmes anciens sur la nature objective ou subjective de la philosophie, il était impossible d'aller plus loin, en philosophie normative en général, dans la philosophie du développement des théories morales, et a fortiori, en direction de la philosophie morale appliquée. Eh bien, je pense que ceci est en fait une erreur, et une des choses dont je veux parler est la façon dont nous pouvons, dans un sens, contourner cet énorme problème, et faire un travail utile dans la philosophie morale normative et dans l'éthique appliquée.
Il y a deux raisons qui me font penser que nous pouvons, en fait, contourner ce problème. Admettons, pour le besoin de l'argumentation, que le point de vue subjectiviste soit correct - ce point de vue est parfois appelé, dans la philosophie de langue anglaise, le point de vue non-cognitiviste. C'est ce point de vue qui est considéré comme l'obstacle principal à la progression de toute philosophie normative ou morale substantive ; ceci en raison de l'idée selon laquelle, s'il n'y a pas de vérité à trouver, alors nous sommes simplement dans le domaine des opinions ; et si nous tentons de discuter de questions appliquées, tels l'avortement, la fécondation in vitro, la cessation du traitement de malades mourants, le statut moral des animaux, l'environnement, les questions de la guerre et de la paix, ou toute autre question, l'idée est que nous n'aurons jamais en fin de compte autre chose que des évaluations subjectives, des jugements que nous ne pouvons pas porter plus loin.
Mais je pense que même le subjectiviste va devoir admettre que les règles, les normes, de l'argumentation intelligible, rigoureuse, devront s'appliquer en éthique comme ailleurs. Ces règles peuvent être minimales, je veux d'abord partir de la simple idée de non-contradiction, de cohérence. Si le subjectiviste devait nier que ces règles s'appliquent à la discussion morale, alors je pense qu'il se retrouverait sans possibilité de dire quoi que ce soit - parce que je pense que nous admettons qu'affirmer à la fois A et non-A revient en fait à ne rien affirmer du tout. Et même ceux qui ont défendu le subjectivisme - par exemple, au moins dans la tradition de langue anglaise, je pense que parmi les plus connus des défenseurs contemporains du subjectivisme il y a des gens comme Charles Stevenson, un non-cognitiviste américain - reconnaissent en général que le but que l'on a quand on porte un jugement moral, quand on discute de l'éthique, est dans un sens ou dans un autre de gagner l'adhésion des autres à son propre point de vue. Cela est très clair si l'on observe les débats et discussions moraux. Et si vous n'affirmez rien, ou si d'une façon ou d'une autre vous vous contredisez, alors, bien sûr, vous n'êtes pas en train de gagner l'adhésion des autres à votre point de vue, cela ne vous sera pas possible.
Voici donc un élément sur lequel nous pourrons essayer d'accrocher la discussion de quelques questions d'éthique appliquée. Vous penserez peut-être que cela ne nous mènera pas très loin, car la cohérence est une condition tout à fait minimale ; mais en fait, je crois que les discussions que nous avons eues en éthique appliquée ont montré que si nous employons des concepts clairs, il n'est parfois pas si facile qu'on pourrait le penser d'éviter l'incohérence ; ou que, pour le moins, l'exigence de cohérence nous oblige à clarifier nos concepts d'une façon que nous n'avions pas toujours envisagée au départ.
Permettez-moi de vous donner un exemple, dans le contexte d'un point de vue qui a été beaucoup discuté en bioéthique, à savoir celui du caractère sacré de la vie humaine. Cette idée a occupé une place très centrale dans la tradition morale occidentale et chrétienne en particulier, et elle a encore, je pense, beaucoup d'influence sur nos idées dans de nombreux domaines de l'éthique, tout particulièrement bien sûr en bioéthique, en médecine, mais également ailleurs. Beaucoup de personnes affirment adhérer à cette doctrine du caractère sacré de la vie humaine. Quand on leur demande ce que cela signifie en réalité, ils répondent que cela implique que l'on ne doit jamais intentionnellement prendre une vie humaine innocente - la précision qu'il s'agit d'une vie humaine innocente est là pour permettre la défense de la peine de mort, que certaines personnes qui adhèrent à cette doctrine désirent défendre, ou de l'auto-défense, ou peut-être même de la défense contre l'agression en cas de guerre.
Eh bien, si l'on affirme que l'on ne doit jamais intentionnellement prendre une vie humaine innocente, alors on doit faire face à un certain nombre de questions relatives à des cas où le problème peut se poser. De toute évidence, dans la pratique de la médecine intensive moderne, nous sommes confrontés à la question de savoir quand nous devons retirer, ou cesser de fournir, le soutien vital à des personnes qui sont dans la phase terminale d'une maladie. Si par exemple quelqu'un souffre d'un cancer, a été examiné par plusieurs médecins qui s'accordent sur un pronostic fatal ; et qu'en plus la personne souffre, reçoit par exemple un analgésique qui soulage sa douleur mais aussi la plonge dans une sorte de stupeur, dans un état d'hébétude semi-consciente. La question peut se poser, par exemple, si elle a un arrêt cardiaque. Doit-on la réanimer ? Doit-on tenter de faire repartir le coeur de façon à ce que le patient continue à vivre ? Au moins de prime abord, si vous croyez au caractère sacré de la vie humaine, vous aurez tendance à répondre affirmativement. Après tout, si vous décidez de ne pas réanimer, vous faites quelque chose, ou du moins vous omettez de faire quelque chose, avec pour résultat la mort du patient. La question est alors, peut-on réconcilier cela avec le point de vue selon lequel on ne doit jamais prendre une vie humaine innocente ?
Un autre point se soulève alors. Si on veut croire que l'on peut réconcilier cette non-réanimation avec la doctrine du caractère sacré de la vie humaine, alors on doit faire une distinction entre omission d'un traitement et administration active de la mort. Il faut faire cette distinction si on veut maintenir que cette doctrine a une certaine force, si on veut par exemple s'opposer à l'euthanasie active, au fait par exemple d'agir selon la volonté du patient que nous avons décrit, dans le cas où il aurait demandé à mourir, où il aurait dit : « Je ne veux pas continuer à vivre, s'il vous plaît, ne pouvez-vous pas mettre fin à ma vie tout de suite, je n'aime pas la condition dans laquelle je suis ». Les partisans de la doctrine du caractère sacré de la vie humaine diront en général non, qu'il est mal de donner à un tel patient une injection mortelle. Ils sont alors confrontés au besoin de tracer une distinction entre un acte et une omission.
Et cette distinction est moins facile à faire qu'on pourrait le croire. Même si vous pouvez la faire dans les circonstances dont j'ai parlé, en disant que la personne qui ne réanime pas ne fait rien, et qu'il n'a pas le devoir d'agir et de faire quelque chose, nous pouvons aussi considérer d'autres cas. Supposons qu'il s'agisse de choisir non entre réanimer le patient ou s'en abstenir, mais entre fournir ou non une forme de soutien vital, comme par exemple la respiration artificielle. Doit-on fournir la respiration artificielle, de façon à ce que le patient continue à respirer, dans les cas où il ne peut plus respirer sans assistance ? Si vous répondez « non », alors voilà une action, parce que vous allez avoir à débrancher la machine. On voit donc qu'on ne peut définir la distinction entre actes et omissions simplement en termes de faire ou de ne pas faire quelque chose. Arrêter une machine, c'est faire quelque chose.
Ceux qui adhèrent à cette doctrine peuvent alors tenter autre chose. Ils diront peut-être, qu'il n'y a pas d'obligation selon leur doctrine de fournir des moyens extraordinaires de soutien vital ; que l'obligation existe de fournir les moyens ordinaires, comme la nourriture, mais pas les moyens extraordinaires, comme la respiration artificielle. Eh bien, si telle est la thèse, il nous faut une distinction entre moyens ordinaires et extraordinaires de traitement. Et comment fait-on cette distinction ? Il faut se rappeler qu'après tout, la respiration artificielle est très ordinaire, dans le sens qu'il suffit pour la rencontrer de visiter n'importe quelle unité de soins intensifs dans n'importe quel hôpital du monde développé. Elle n'est en rien extraordinaire dans ce sens là. Et que diable veut-on dire par ce mot d' « extraordinaire » quand on dit que ces machines sont des moyens extraordinaires de soutien vital ? Encore une fois, je n'affirme pas que l'on ne peut pas faire une telle distinction, je cherche seulement à diriger votre attention sur la nécessité de la faire.
Voilà donc une des sortes de problèmes que doit affronter la doctrine du caractère sacré de la vie humaine ; c'est loin d'être le seul. Ceux qui adhèrent à cette doctrine peuvent aussi rencontrer des problèmes dans la définition de ce qu'ils appellent vie humaine. À nouveau, la technologie médicale a fourni un certain nombre de cas marginaux, de cas nouveaux, qui doivent être considérés. À un bout de la vie, à son début, nous avons le foetus. Celui-ci représente-t-il une vie humaine ? Il s'agit là d'un débat bien connu. Et l'embryon, est-ce aussi une vie humaine ? Nous avons maintenant la possibilité de garder un embryon in vitro à l'extérieur du corps humain ; cet embryon doit-il lui aussi être considéré comme concerné par la discussion sur le caractère sacré de la vie humaine ? Et nous avons même dans l'État australien de Victoria où je vis, une question plus fine sur la définition de l'embryon, parce que nous avons une législation qui réglemente l'expérimentation sur les embryons, et nous avons en même temps une des équipes de recherche les plus avancées sur le plan mondial dans le domaine des recherches sur l'embryon. Cette équipe voulait mener une expérience dans le but de développer la possibilité de prendre un spermatozoïde unique et de l'implanter dans un ovule ; cette technique peut être utile pour aider des hommes qui ont une numération basse de spermatozoïdes à devenir pères. Il s'agit de prendre un spermatozoïde individuel avec une micro-pipette, et de l'insérer sous la couche externe de l'ovule. Cette technique est très délicate, cela se fait sous un microscope puissant, mais on peut le faire.
Le désir de l'équipe était de faire des expériences pour voir si le matériel génétique du spermatozoïde cheminerait de façon normale en direction du matériel génétique de l'ovule. Ils considéraient qu'à ce stade, ce qu'ils avaient n'était pas un embryon. Ils sont allés voir un comité d'éthique que nous avons dans le Victoria et ont demandé la permission de faire cette expérience. Le comité d'éthique devait alors décider si cet ovule était ou non un embryon. Il n'était pas question de laisser l'ovule poursuivre son développement, il s'agissait seulement d'une période d'environ vingt heures, moins d'une journée, après l'injection du spermatozoïde dans l'ovule. Cette période précède la fusion du matériel génétique de l'ovule et du spermatozoïde, qui a lieu, pour ceux qui ne sont pas spécialistes en ce domaine, environ vingt-deux heures après l'entrée du spermatozoïde dans l'ovule, dans un état nommé « syngamie ».
Comme je l'ai dit, mon intention n'est pas de discuter des réponses possibles à la question, mais seulement de montrer que si vous avez une doctrine qui déclare : « Toute vie humaine est à protéger », vous avez la question de comment vous comprenez les concepts en jeu, et de comment vous pouvez, sans contredire les jugements que vous voulez émettre, décider si un cas donné tombe ou non dans le cadre de cette doctrine.
L'ensemble de cette discussion que je viens de faire à titre d'exemple ne présuppose rien du caractère objectif ou non de la vérité ou de la fausseté de la doctrine qui affirme le caractère sacré de la vie humaine. Ceux qui adhèrent à cette doctrine peuvent la croire vraie objectivement, ou peuvent dire, si leur position éthique est non-objectiviste, qu'ils veulent simplement défendre ce point de vue à titre personnel - en d'autres termes, subjectivement. Mais même s'ils désirent adhérer subjectivement à ce point de vue, ils nous doivent une description d'en quoi consiste ce point de vue subjectif, et de la manière dont ces vues subjectives peuvent être rendues cohérentes et peuvent être clairement définies. En d'autres termes, même si nous pensons que l'éthique est fondamentalement subjective, cette subjectivité n'est une excuse ni pour l'incohérence, ni pour le manque de clarté dans la délimitation des concepts. L'exemple que j'ai donné illustre comment la simple exigence de cohérence nous amène déjà à poser quelques questions importantes, qui sont des questions qui se posent de fait dans notre société ; et je crois que la discussion et l'analyse de ces questions correspond tout à fait à la notion de philosophie - du moins comme est comprise la philosophie analytique dans les pays anglophones.
Je voudrais néanmoins aller encore un peu plus loin. Je crois qu'il y a encore autre chose que nous pouvons faire en restant dans le cadre de l'éthique appliquée. La deuxième notion dont je désire parler - ce sera la dernière pour laisser place à la discussion - est celle d'universalisabilité. Je crois que cette notion peut être défendue, et qu'elle peut nous permettre de faire un autre pas en avant en éthique appliquée.
C'est, je crois, dans les écrits de Richard M. Hare que se trouve le plus clairement exposée la notion d'universalisabilité telle que je désire la défendre - dans, par exemple, Moral Thinking [2], ou, antérieurement, dans The Language of Morals [3] et dans Freedom and Reason [4]. Je ne vais pas vous faire un exposé complet de ce que Hare entend par universalisabilité, parce que cette notion est sans doute familière à beaucoup d'entre vous ; j'en donne une brève description dans le premier chapitre de mon livre, Practical Ethics [5], et vous pouvez, bien sûr, aussi vous référer aux travaux de Hare lui-même. L'idée, pour l'essentiel, est qu'en portant un jugement moral, nous devons nous mettre dans la position des autres qui sont affectés par notre action. Et nous ne pouvons défendre un jugement moral que dans la mesure où nous sommes prêts à l'accepter, non seulement de notre propre point de vue, mais aussi du point de vue de tous ceux qui sont affectés par ce jugement.
J'ai dit que cette notion a été développée, et, je le crois, affinée par Hare, mais c'est en fait une notion très ancienne, comme vous le savez certainement. Elle est très clairement présente chez certains stoïciens - c'est probablement là qu'on peut la trouver en premier, chez des auteurs comme Marc Aurèle, par exemple. On la trouve sous une certaine forme chez Kant, bien que je ne défende pas vraiment la façon dont Kant semble l'énoncer, et certainement pas la façon, qui à mon avis tend à induire en erreur, dont il l'invoque dans les célèbres quatre exemples, dans son ouvrage Les fondements de la métaphysique des moeurs ; mais si vous avez des sympathies pour Kant vous pouvez peut-être interpréter au moins sa formulation de l'impératif catégorique comme un développement de sa notion d'universalisabilité.
Il est intéressant de noter que cette notion a été défendue par Jean-Paul Sartre, bien sûr, au moins dans certains de ses écrits. Dans L'existentialisme est un humanisme, il semble faire appel à une certaine forme d'universalisabilité. Il paraît aussi la critiquer dans son exemple célèbre du jeune patriote qui vient le voir en se demandant s'il doit rejoindre la Résistance ou s'il doit rester pour s'occuper de sa mère, mais, ainsi que Hare le montre, de façon à mon sens convaincante, cet exemple n'est pas un contre-exemple à la notion d'universalisabilité quand on la comprend bien. En effet, la notion d'universalisabilité bien comprise invoque un principe très spécifique. Elle ne nous amène pas à défendre des lois générales, comme « Ne mens jamais », ou « N'abandonne jamais ta mère », ou « Oppose-toi toujours à la tyrannie » ; au lieu de cela, elle défend des maximes très spécifiques - en d'autres termes, dans telles et telles circonstances (et ici peuvent suivre autant de clauses descriptives que l'on veut, pour définir la situation exacte), on doit faire ceci et cela, après avoir considéré les intérêts de tous ceux qui sont affectés ; et, dirais-je, on doit faire ceci ou cela, qu'on soit quelqu'un qui en bénéficie, ou quelqu'un qui n'y a pas intérêt. Ainsi la notion d'universalisabilité que défend Hare nous dit que, par exemple, ce jeune homme doit se mettre dans la position de sa mère, qui sera abandonnée, et aussi, dans la position de ceux qu'il pourrait aider en rejoignant la Résistance. La décision en question n'en est pas moins très difficile à prendre, l'universalisabilité ne fournit pas de réponse facile à ce dilemme - personne ne le pourrait - mais elle n'est pas en contradiction avec l'idée qu'il y a des situations particulières ; ce qu'elle dit, c'est simplement que vous pouvez, de façon hypothétique, imaginer une autre situation où vous n'êtes pas le résistant potentiel, où vous êtes sa mère, ou une personne qui serait aidée par le résistant s'il le devient, et que c'est là la méthode que vous devez suivre, d'après Hare, pour tenter de prendre votre décision.
Eh bien, si de fait nous pouvons accepter la notion d'universalisabilité sous une certaine forme - et, si j'avais plus de temps, j'argumenterais qu'il y a des raisons pour lesquelles nous devrions en accepter une certaine forme - alors je crois que nous pouvons faire encore un pas en avant par rapport à ce que nous permet l'application de la simple notion de cohérence. En effet, la notion d'universalisabilité nous mène, si nous l'appliquons, à, je crois, une position conséquentialiste en éthique ; c'est-à-dire que, si nous nous mettons dans la position de tous ceux qui sont affectés, nous prenons automatiquement en compte leurs préférences, leurs intérêts - nous pourrions, ici aussi, avoir une longue discussion, sur ce que nous voulons dire par préférences, ou par intérêts, dans cette situation, et sur la manière dont nous devons les prendre en compte - mais nous nous voyons dans leur position, nous voyons les choses de leur point de vue, nous assumons leurs préférences, ou leurs intérêts, et nous tentons d'une façon ou d'une autre de réconcilier tous ces intérêts ou préférences divergents. Et cela, je pense, signifie que l'éthique que nous pratiquerons ne consistera pas à chercher des règles absolues simples, règles que nous irions appliquer quoi qu'il arrive, mais plutôt, qu'elle consistera à prendre en compte les intérêts de tous ceux qui sont affectés par nos actions.
Et ceci a de nombreuses conséquences importantes ; non seulement, comme je l'ai dit, parce que cela nous éloigne de la tentation de croire que l'éthique consiste à édicter des règles absolues, mais aussi par rapport à la discussion sur l'extension, la portée, de l'éthique. Et ceci a été un de mes points d'intérêt particuliers, que je développe dans Practical Ethics, et aussi dans Animal Liberation [6]. En effet, l'universalisabilité nous mène à des questions sur l'extension du domaine de l'éthique, et, je crois, à des réponses particulières quant à cette extension, parce que nous avons à nous demander, quand nous décidons de nous mettre dans la position des autres, dans la position de qui nous devons nous mettre. Il est immédiatement évident, par exemple, que si une décision donnée doit être prise qui affectera tous ceux qui sont dans cette pièce, nous pouvons nous mettre dans la position de chacun de nous ici, et je suis sûr que personne de ceux qui croient à l'universalisabilité ne contesterait que nous devons nous mettre dans la position de chacun ici. Et je suis tout aussi certain que nous serions tous d'accord que certaines distinctions que certaines personnes pourraient vouloir faire, entre êtres humains, seraient des distinctions arbitraires et non pertinentes. Par exemple, si quelqu'un suggérait que nous ne devons nous mettre dans la position que des membres de notre propre race, d'Européens, de Blancs, et non dans celle de membres d'autres races, nous serions tous immédiatement d'accord que ces distinctions seraient tout à fait arbitraires, parce que les intérêts des gens ne sont pas sérieusement affectés par leur race. Les personnes ici auraient les mêmes intérêts, ou des intérêts très similaires, de façon indépendante de leur race, ou, d'ailleurs, de leur sexe, dans quelque décision éthique que nous aurions à prendre qui puisse les affecter.
Nous sommes là, je crois, sur un terrain commun, mais ce qui fait moins l'unanimité, c'est jusqu'où nous devons étendre cela. Par exemple, j'ai déjà fait référence à la question du statut du foetus. Devons-nous nous mettre dans la position du foetus ? Et si oui, dans celle de n'importe quel fœtus, quel que soit son âge depuis la conception, ou est-il pertinent, quand nous nous mettons dans la position du foetus, qu'à un moment donné, il puisse être capable de ressentir la douleur, qu'il puisse souffrir ; par exemple, si nous considérons un avortement tardif, à, par exemple, vingt semaines de gestation ? Est-il pertinent que le foetus puisse ressentir la douleur, est-ce là un facteur à prendre en compte ? - sans que ce ne soit peut-être un facteur décisif, mais devons-nous le prendre en compte quand nous nous demandons si un avortement est justifié ? Eh bien, nous pourrions, d'une façon grossière, nous imaginer, je suppose, comme étant en train de ressentir de la douleur, et envisager de donner à cela un certain poids. Et qu'en est-il si l'avortement en question doit avoir lieu au début de la gestation ? S'agit-il de nous mettre dans la position de l'embryon, par exemple, qui serait utilisé dans la recherche, trois ou quatre jours après la fécondation ? Il n'y a pas à ce moment de système nerveux. Si vous vous mettez dans la position de l'embryon, il semble n'y avoir rien à ressentir du tout. Mais, objecteront certains, il y a une expérience potentielle. Devons-nous alors prendre cela en compte ou non, je veux dire, un potentiel à l'état pur, sans expérience effective du tout ? Voilà une autre question, qui mérite examen, si nous appliquons la méthode de l'universalisabilité. Mais en tous cas, nous avons là un des domaines dans lequel l'extension de l'éthique est affectée de façon pertinente par la décision de pratiquer l'universalisation.
Un autre point vers lequel j'ai porté mon intérêt a été la question des non humains. Pourquoi devrions-nous considérer que le domaine de l'éthique est limité aux être humains, comme nous avons beaucoup eu tendance à le faire au cours de l'histoire ? Cela est très net par exemple dans la philosophie de Kant ; clairement, pour lui, l'éthique traite des êtres humains, et il a seulement quelques remarques à faire sur les raisons pour lesquelles il est mal d'être cruel envers les animaux - parce que cela pourrait nous porter à être plus cruels envers les humains, c'est-à-dire, que si nous n'exerçons pas une tendance à être bienveillants, alors nous nous rendrons plus durs, plus cruels, moins bienveillants, envers les humains. Ainsi, pour Kant, il est clair que les animaux n'ont aucune importance en eux-mêmes. Néanmoins, si nous prenons en compte la méthode de l'universalisabilité, cela apparaît comme beaucoup moins évident - c'est le moins que l'on puisse dire. En effet, si nous pouvons nous imaginer à la place d'un fœtus à vingt semaines ou plus de gestation, et si nous faisons entrer sa souffrance éventuelle en ligne de compte, il paraît encore bien plus clair que beaucoup de non-humains peuvent souffrir, et alors, pourquoi ne pas nous mettre dans leur position ? Pourquoi la frontière de l'espèce, plus que la frontière de la race, devrait-elle constituer l'endroit où nous placerons la limite de l'éthique ? C'est là le genre de réflexion qui m'a amené à développer l'extension de l'éthique aux animaux non humains, leur inclusion au sein du domaine propre de l'éthique ; et à voir ce que j'appelle le spécisme, c'est-à-dire le préjugé à l'encontre des intérêts des animaux non humains du simple fait de leur non-appartenance à notre espèce, comme quelque chose d'apparenté à d'autres préjugés bien connus comme le racisme ou le sexisme, comme quelque chose qui leur ressemble.
Je n'en dirai pas beaucoup plus, afin de laisser du temps à la discussion. Je vais seulement récapituler très brièvement ce que j'ai dit. J'ai suggéré que l'éthique appliquée doit être conçue comme une branche de la philosophie morale - si vous voulez, comme une sous-section dérivant de l'éthique normative ; mais qu'il n'est pas essentiel pour pratiquer ce mode de philosophie morale que nous résolvions d'abord ces problèmes métaéthiques fondamentaux comme savoir si l'éthique est objective ou subjective, mais qu'au contraire, nous pouvons faire des progrès en éthique en acceptant la simple idée de cohérence logique - qui est une idée que nous devons, je pense, tous accepter sous peine de ne rien pouvoir dire du tout. Et aussi, au-delà, je pense que l'on peut défendre la notion d'universalisabilité en éthique, laquelle dans un certain sens - au moins, dans le sens où l'entend Hare - n'est pas vraiment entendue comme devant régler la discussion sur le caractère objectif ou subjectif de l'éthique. Hare lui-même, en effet, est généralement considéré comme un non-cognitiviste, comme un subjectiviste, et pourtant il produit certains résultats qui paraissent plutôt objectivistes - je ne sais pas si pour lui cela représente un problème, ce serait une autre question à débattre. Néanmoins, comme je le dis, on peut discuter de l'universalisabilité, mais si nous l'acceptons sous une forme ou une autre, alors il en découle d'autres conséquences, et je crois que nous pouvons faire encore d'autres progrès dans l'éthique appliquée que nous ne pouvons en faire simplement au moyen de l'exigence de cohérence.
D'un autre côté, même si vous rejetez l'universalisabilité, je ne pense pas pour autant que cela implique qu'il faille désespérer quant à l'intérêt de faire de l'éthique appliquée. Au contraire, je crois qu'il y a encore une quantité appréciable de travail important à faire simplement en développant des positions cohérentes dans quelques-uns des domaines relativement difficiles que j'ai mentionnés.
Je vous remercie.
[1] Nous remercions M. Carlo Foppa qui nous a aimablement fourni l'enregistrement de cette conférence.
[2] Moral Thinking, Richard M. Hare, Clarendon Press, Oxford, 1981.
[3] The Language of Morals, Richard M. Hare, Oxford, 1952.
[4] Freedom and Reason, Richard M. Hare, Oxford, 1963.
[5] Practical Ethics, Peter Singer, Cambridge University Press, 1979 ; trad. française Questions d'éthique pratique, éd. Bayard, 1997.
[6] La Libération animale, Peter Singer, éd. Grasset, Paris, 1993.