Christoph Anstötz enseigne la pédagogie des handicapés mentaux à l’Université de Dortmund en Allemagne. Il est l’auteur de Grundriss der Geistigbehindertenpädagogik (« Éléments de l’éducation des handicapés mentaux ») et de Ethik und Behinderung: Ein Beitrag zur Ethik der Sonderpädagogik aus empirisch-rationaler Perspective (« Éthique et handicap : Contribution à l’éthique de l’éducation spéciale à partir d’une perspective empirique-rationnelle »). L’essai suivant transgresse un tabou qui prévaut dans le domaine de l’éducation spéciale : l’auteur y compare explicitement les capacités des humains handicapés mentaux profonds avec celles des primates non humains.
Le but de la comparaison n’est pas d’aller à l’encontre des progrès méritoires faits dans l’extension de l’égalité aux humains intellectuellement handicapés, mais au contraire de suggérer que le fondement-même de ces progrès implique la nécessité incontournable d’une autre étape encore.
Ce texte est l’une des trente contributions au livre The Great Ape Project : Equality Beyond Humanity publié à Londres le 16 juin 1993 aux éditions Fourth Estate, et dont tous les contributeurs adhèrent à la déclaration dont nous publions la traduction en pages 28 à 31. Nous remercions Christoph Anstötz et les éditions Fourth Estate pour l’autorisation donnée à la présente publication.
La Rédaction
Si nous faisons un effort vraiment sérieux pour chercher à comprendre le sens de l'idée d'égalité, alors il nous apparaîtra clairement que même dans notre monde moderne et éclairé, certaines conséquences particulières de ce principe restent encore négligées. Dans cet essai je montrerai que le développement de cette idée d'égalité, qui n'a atteint expressément les humains handicapés mentaux qu'au début des années 1970 lorsque furent adoptées par les Nations Unies deux déclarations sur le sujet, n'est pas encore arrivé à son terme. Je vais essayer de mettre en évidence le fait que l'engagement juste qui est mené en faveur des droits de ces humains mentalement fortement diminués repose sur des principes qui exigent également que soit mis fin à la discrimination contre d'autres êtres sensibles incapables eux aussi de réclamer par eux-mêmes le bénéfice de leurs droits.
L'histoire de l'idée d'égalité peut être conçue comme l'histoire du développement de l'exigence morale de renoncer aux pratiques discriminatoires injustifiées. La diversité de fait des êtres qui vivent sur notre planète constitue pour ainsi dire une mine de formes possibles de discrimination à la disposition de ceux qui se trouvent en position d'en profiter. L'article 2 de la déclaration des droits humains adoptée par les Nations Unies en 1948 fait référence à toute une série de telles différences qui ont dans le passé été l'occasion de désavantages et d'avantages injustifiés [1]. Elle condamne toute distinction « de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinion politique ou de toute autre opinion, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. » Pour indéniable que soit le fait que partout dans le monde l'idée d'égalité est encore quotidiennement violée, tout aussi indéniables sont les progrès obtenus dans son application. En témoignent les développements récents, comme la réglementation allemande officielle instaurant un quota minimum pour l'embauche des femmes dans les emplois publics ou l'évolution récente en Afrique du Sud conduisant à l'abandon de la politique d'apartheid.
L'idée d'égalité elle-même est l'objet de raffinements constants en fonction des conclusions qui découlent des exigences qui la fondent. Il y a plus d'un siècle, Harriet Taylor Mill, dans un article sur l'émancipation des femmes, décrivait ce processus de la manière suivante en se basant sur la notion de justice : « C'est une exigence établie de la justice que de ne faire aucune distinction dégradante sans nécessité. En toutes choses la présomption doit peser en faveur de l'égalité [2]. » Dans la deuxième moitié de ce siècle l'idée d'égalité emporta encore une autre importante victoire tant théorique que pratique en faveur d'une minorité jusque là négligée. Contrairement aux femmes ou aux Noirs, la minorité dont il va être question n'était pas, et ne se trouve toujours pas, en position de réclamer le bénéfice de ses propres droits. Lors du Quatrième Congrès de l'International League of Societies for Persons with Mental Handicaps (ILSMH) qui réunit du 21 au 24 octobre 1968 à Jérusalem des délégués de trente-quatre pays, fut adoptée une « Déclaration sur les droits généraux et particuliers des personnes mentalement attardées ». Celle-ci fut reprise devant les Nations Unies qui en discutèrent le fond et l'adoptèrent à l'unanimité peu de temps après, le 20 décembre 1971, avec des modifications mineures, sous la forme de la résolution n.2856 (XXVI) intitulée « Déclaration sur les droits des personnes mentalement attardées » [3]. Les articles 2 à 7 mettent l'accent sur le droit aux soins médicaux et à l'éducation. Ils formulent le droit de vivre dans sa propre famille et de participer à la vie de sa communauté. Plus loin est exigée la protection contre l'exploitation, le mépris et les traitements dégradants. Le dernier article établit que dans les cas où il s'avérerait nécessaire de porter une restriction aux droits de la personne, une procédure légale doit garantir contre toute forme d'abus. L'article premier enfin exprime le principe qui résume en quelque sorte la Déclaration, à savoir que « la personne mentalement attardée possède (...) les mêmes droits que les autres êtres humains ». Cinq ans plus tard une seconde déclaration adoptée par les Nations-Unies vint encore compléter et renforcer ces droits des handicapés mentaux : la « Déclaration sur les droits des personnes handicapées » [4].
Ces efforts internationaux, qui avaient vocation à validité universelle, ont été accompagnés d'efforts allant dans le même sens au niveau des différents pays. Aux États-Unis et dans de nombreux pays d'Europe de l'Ouest on s'est efforcé de modifier progressivement ce qui dans les conditions sociales paraissait contraire à l'idée d'égalité. Les pionniers de ce mouvement contre la discrimination venaient surtout des pays scandinaves. Déjà au début des années 1960 le Danois Bank-Mikkelsen et le Suédois Nirje s'étaient fait connaître tant dans le domaine de la pédagogie que sur la scène politique par leur exigence que soient données aux humains handicapés mentaux des conditions de vie aussi proches que possible des conditions normales. Aux États-Unis, ce fut surtout Wolfensberger qui reprit cette idée et la développa dans de nombreux articles. Ce principe de normalisation, qui entre-temps avait lui aussi bénéficié d'une reconnaissance internationale, acquit d'une certaine façon dans les domaines de l'éducation spécialisée et de la politique sociale un statut de critère de mesure normatif, en fonction duquel devaient désormais être jugées et critiquées les conditions effectives dans lesquelles vivaient les concitoyens handicapés mentaux.
Ainsi l'exigence qui avait été promue au niveau mondial par la déclaration des Nations Unies que soient inclus les humains handicapés mentaux dans la communauté des égaux se mit progressivement à porter ses fruits dans la pratique. Depuis plus de vingt ans est apparue dans les pays occidentaux un mouvement pour la désinstitutionnalisation. Son but est d'aboutir à la dissolution des grandes institutions pour handicapés mentaux. L'établissement de formes d'habitation plus petites et rapprochées de la collectivité est un élément dans un processus d'intégration sociale destiné à s'étendre dans toutes les sphères de la vie sociale. À ce processus appartient aussi l'éducation scolaire. Le droit affirmé dans l'article 2 de la Déclaration sur les droits des personnes mentalement attardées à « l'éducation, l'entraînement, la réhabilitation et l'avancement » est déjà mis en application dans de nombreux pays par l'intermédiaire d'écoles d'éducation spécialisée. En Allemagne les futurs enseignants de ces écoles suivent un cursus indépendant dispensé dans les universités. Cela signifie que l'on veut amener le personnel pédagogique au plus haut niveau de qualification possible, pour pouvoir offrir aux élèves handicapés mentaux un enseignement de qualité et les préparer ainsi de façon optimale à une vie aussi autonome et satisfaisante que possible.
Bien qu'il n'y ait pas de raison de se montrer satisfaits de la présente situation, il est impossible de nier les progrès tant conceptuels que pratiques obtenus au cours des trente dernières années au bénéfice des humains handicapés mentaux.
Au cours des années 1960 et 1970 furent fondées un nombre toujours croissant d'écoles spécialisées pour handicapés mentaux. Les élèves qu'on y trouvait devaient satisfaire à des critères de santé et à des normes minima officielles d'admission. Dans les premières directives édictées dans le Land de Rhénanie-Westphalie sont mentionnés les critères d'admission suivants [5] :
Doivent être présents :
a) un état de développement mental et psychologique permettant au handicapé de reconnaître les objets environnants et de les manipuler de façon sensée au-delà des simples pressions immédiates de la nécessité, ainsi que de s'appliquer pendant plusieurs minutes à des activités adaptées ;
b) la capacité à comprendre des informations verbales ou gestuelles simples ;
c) la capacité à apprendre des comportements sociaux.
À l'issue de leur scolarité, les élèves doivent en principe, selon ces directives, être en mesure d'accomplir « des tâches ménagères, des travaux de cuisine et de jardin » et de se comporter de façon appropriée envers les animaux ; ils doivent faire preuve de compétences concernant « les soins de santé et le traitement à domicile des maladies », maîtriser « l'usage et le maniement d'outils et de machines » ainsi que diverses « techniques de travail », et ainsi de suite [6]. En ce qui concerne ce groupe de personnes, la légitimité du travail pédagogique ne semble donc pas difficile à justifier. Certes, d'un côté le niveau atteint par les handicapés mentaux à l'issue de leur scolarité ne peut évidemment être comparé avec celui atteint dans les autres écoles publiques. D'un autre côté pourtant, comme il apparaît clairement à la lecture des directives, les capacités visées sont toujours d'une nature peu susceptible de provoquer d'irritation sérieuse y compris de la part des gens qui habituellement ont peu ou pas de contacts avec les handicapés mentaux. Les élèves sont des concitoyens jeunes ou adultes attardés de façon importante au niveau mental, et donc également dans bien d'autres aspects de leur personnalité ; cependant, à la suite d'une bonne éducation scolaire, ils sont le plus souvent en mesure de s'occuper de leurs affaires personnelles de façon autonome dans de nombreux domaines de la vie quotidienne. Il paraît ici possible d'appliquer sans détours l'article premier de la Déclaration des droits de l'homme : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »
Lorsque l'on eut institué ces écoles pour handicapés mentaux et par là donné un sens concret à la sollicitude de la société à leur égard, un premier pas avait été accompli. L'idée était qu'un handicap mental ne pouvait abolir le droit à l'éducation scolaire. Cette position rendait inévitables d'autres pas. Dès lors qu'on avait décidé que la présence chez un membre de la société d'un handicap mental n'était pas une raison pour le défavoriser en lui interdisant l'accès à l'école, les critères d'admission cités ci-dessus devenaient difficiles à maintenir à la longue. Il parut tout à fait évident que l'application conséquente de l'idée d'égalité devait mener à l'inclusion de tous les enfants en âge scolaire, de façon complètement indépendante du niveau de gravité de leur handicap mental. Par conséquent, en 1980, dans la deuxième édition des directives concernant les écoles pour handicapés mentaux, les critères d'admission cités ci-dessus furent totalement omis. Peu de temps auparavant un décret ministériel [7] avait explicitement ordonné l'admission des élèves affectés d'un handicap mental extrême et dont l'intégration scolaire n'avait pas jusque lors été prévue.
Dans la littérature relative au sujet, la situation de ces élèves est souvent résumée en disant qu'ils ne dépassent pas, même à l'âge adulte, l'état de développement d'un nourrisson dans ses premiers mois. Il ressort clairement des directives du Land de Rhénanie-Westphalie, élaborées avec la collaboration de spécialistes allemands parmi les plus réputés, que parfois ce faible niveau lui-même n'est pas atteint [8] :
Le comportement d'apprentissage est caractérisé par une atteinte de la perception et des processus d'élaboration et de mémorisation ainsi que des capacités d'expression. Cela peut aller de :
- une absence actuelle d'intérêt observable pour l'apprentissage, même à l'égard des besoins vitaux, jusqu'à un intérêt manifesté à l'égard des besoins vitaux ; (...)
- une absence actuelle de capacités observables à percevoir les expressions et réactions personnelles, jusqu'à une capacité à percevoir les objets et les situations ; (...)
- une absence actuelle de réactions observables aux sensations et aux stimulus provenant de l'environnement, jusqu'à un apprentissage principalement orienté vers l'action ; (...)
- un comportement de communication actuellement non reconnaissable, jusqu'à une capacité linguistique limitée de réception, d'élaboration et de représentation ; (...)
D'autres anomalies sont encore mentionnées, par exemple [9] :
- une faiblesse des capacités de coordination entre impressions sensorielles et formes de mouvement et de comportement ; (...)
- une absence ou une atteinte des capacité à réagir aux personnes ou aux objets ou à s'en distancier ; (...)
Il est bon en gardant cette caractérisation à l'esprit de faire un retour sur l'article premier de la Déclaration des droits de l'homme : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » Alors que dans le cas du premier groupe d'enfants handicapés mentaux scolarisés, il paraît encore plausible de donner à l'application de cet article premier tout son sens, dans le cas des humains handicapés mentaux très profonds apparaissent des doutes considérables : comment est-il possible de dire sobrement d'un élève qu'il est « doué de raison et de conscience [a] » lorsque, comme l'indiquent les directives, il est dépourvu de toute capacité repérable à percevoir ce qui l'entoure et ne peut entreprendre aucun acte de communication, que ses réactions aux sensations et aux stimulus extérieurs ne peuvent qu'être supposées mais non observées, et qu'il lui manque peut-être même toute capacité à réagir aux personnes et aux objets de son environnement ?
Jusqu'à un certain point il est possible de mettre ces doutes de côté. On peut par exemple objecter qu'il faut d'abord attendre les effets d'une assistance pédagogique intensive et d'un environnement intégré avant de pouvoir rendre un jugement sur les capacités de ces handicapés mentaux profonds. C'est à ces possibilités que se réfèrent les directives lorsqu'elles parlent d'absence actuelle de capacités observables à percevoir, de comportement de communication actuellement non reconnaissable, etc. Et même quand des années d'éducation dans des conditions de vie optimales n'ont encore amené aucun changement perceptible, il reste toujours possible de faire référence au progrès de la science et à l'amélioration continue qui lui est liée des méthodes et des programmes d'éducation à la disposition des enseignants. De telles remarques sont fondées, mais elles ne mettent en valeur qu'un seul côté du problème. Il n'est justifié d'un point de vue ni logique ni empirique de ne prendre en considération que les limitations que présentent les moyens d'éducation, sans aussi prendre en compte les limitations des élèves eux-mêmes. On ne peut tout simplement pas nier, en présence par exemple d'un jeune homme handicapé mental très profond de dix-huit ans, que malgré les meilleurs efforts pédagogiques et des conditions sociales optimales, il ne pourra peut-être de toute sa vie jamais dépasser une capacité minimale telle que celle esquissée plus haut. Ne pas vouloir admettre ce fait reviendrait à se voiler la face devant une réalité désagréable et à donner à ses propres désirs un statut de prémisses pédagogiques au mépris de la réalité de l'expérience humaine [10].
Mais il n'est pas nécessaire de pousser son regard jusqu'au niveau le plus extrême du handicap mental pour se retrouver confronté au dilemme moral qui est inséparablement lié à l'admission des élèves handicapés mentaux très profonds parmi les clients de la pédagogie spéciale. L'absence apparente actuelle, et peut-être définitive, chez ces adolescents de tout ce en quoi on voit d'ordinaire les caractères humains typiques a dans les faits déjà provoqué un grand trouble. Face à la nouvelle situation et au niveau de capacité extrêmement faible des humains avec lesquels on a commencé à avoir affaire, on s'est vu contraint de partir à nouveau en quête de ce que l'on devait considérer comme le propre de l'être humain, comme l'humanum.
Ainsi Pfeffer, dans le cadre d'une étude sur l'assistance pédagogique dispensée à des enfants et adolescents handicapés mentaux profonds [11], rapporte-t-il les impressions suivantes exprimées par une de ses collaboratrices après son premier contact avec les élèves :
Tout ce qui constitue un humain, qui le distingue de l'animal, semblait manifestement absent chez eux : la pensée abstraite et le langage en tant que propriétés humaines typiques pouvaient être éliminées d'office. Que restait-il donc ? (...) Qu'est-ce que l'humain, cette mesure de toutes choses, si les handicapés mentaux très profonds sont eux aussi des humains ?
Pour la première fois au sein de la discipline de l'enseignement spécialisé, on se voyait amené pour des raisons directes à travailler intensivement avec des comparaisons avec le règne animal. Dans l'emploi de telles oppositions, on voyait une stratégie fondatrice particulièrement convaincante devant permettre de maintenir à l'être humain un statut spécial parmi tous les vivants, même dans les cas de handicap mental extrême. « Dans le domaine de l'anthropologie biologique », nous dit ainsi J. Stolk, spécialiste hollandais renommé de pédagogie spéciale [12], « on se met en quête de cette humanité typique en comparant l'être humain à l'animal. » De telles comparaisons viennent à l'esprit également aux parents de handicapés mentaux, comme le montre l'exemple suivant tiré de la même source [13] :
Les parents de Johan montrent l'album des photos de leur fils. En le feuilletant il apparaît d'une année sur l'autre de plus en plus clairement à quel point le handicap de leur enfant est grave. Puis la série de photos s'arrête brusquement. Du jeune homme, âgé aujourd'hui de 14 ans et grabataire, on n'a plus pris de photos depuis sa septième année. Ceux qui connaissent Johan n'ont pas besoin qu'on leur explique pourquoi. Son père dit de lui : « Un animal familier vous donne plus d'amour », et après un long silence il ajoute : « Il vit comme une plante, et encore, comme une mauvaise herbe qui végète. » Et après une longue pause encore : « Mais ce qu'il y a de fou, c'est qu'il demeure malgré cela votre enfant. »
De cet exemple Stolk tire les conclusions provisoires suivantes [14] :
Quand la comparaison est faite entre l'être humain et l'animal, il semble manquer aux handicapés mentaux les caractéristiques que l'on dit typiquement humaines. Les handicapés mentaux profonds ne soutiennent de maints points de vue même pas la comparaison avec l'animal.
Que doit-on entendre exactement ici par « de maints points de vue » ? Dans un de ses articles les plus récents sur la communication chez les humains handicapés mentaux profonds [15], Andreas D. Fröhlich, chercheur qui s'est occupé de façon intensive de l'éducation de tels enfants, remarque en introduction, dans le but de rendre claire la signification existentielle attribuée à la communication, que dans les directives concernant les « limites des obligations médicales de traitement des nouveau-nés affectés de lésions graves », l'accent est mis sur le fait que la capacité potentielle de communication peut devenir la mesure ultime de l'individualité humaine. Il écrit ensuite : « Vie et capacité à communiquer coïncident presque entièrement, d'où le poids toujours croissant donné à cette dernière dans la compréhension de l'être humain par lui-même [16]. » En collaboration avec la psychologue Ursula Haupt, il tente alors d'élaborer une conception systématique de la communication à l'aide du schéma suivant :
Ce dessin a pour but d'illustrer la dépendance réciproque qui existe entre chacune de ces sphères, ainsi que leurs effets sur la communication. Dans le contexte d'un handicap mental profond, les auteurs discutent séparément de plusieurs chemins de communication différents : la vision, le toucher, la perception des vibrations, l'odorat et le goût. Ils subdivisent encore le domaine somatique en plusieurs aspects, le contact corporel, la proximité, l'orientation, le regard, les sourcils, la posture, l'expression faciale et l'intonation vocale. Plus loin est encore traitée et examinée sous l'angle de l'éducation l'influence de l'émotion, de la cognition et de l'expérience sociale et corporelle.
Il n'est pas entièrement clair comment il faut comprendre Fröhlich quand il affirme avoir trouvé « une possibilité de description préliminaire du processus complexe de développement humain [17]. » S'il entend par là que ce schéma ne peut se rapporter qu'aux êtres humains, il s'agit d'une conception incompatible avec les données dont nous disposons aujourd'hui concernant, par exemple, les primates non humains. Dans son livre fort riche, The Chimpanzees of Gombe [18], Jane Goodall retrace les connaissances qu'elle avait acquises au cours d'une recherche longue de vingt-cinq ans. Le chapitre 6 traite justement de la question de la communication. Il commence par une discussion sur la signification que les émotions comme la peur, le stress, la colère, la joie, etc. peuvent avoir pour la communication chez les chimpanzés et pour les interactions qu'ils entretiennent avec d'autres. Différents chemins de communication sont ensuite passés en revue : la vision, le toucher, l'audition à proximité et à distance et l'odorat ; puis l'auteur envisage diverses combinaisons et l'effet des conditions externes.
Il est instructif de noter que dans l'article de Fröhlich sur la communication chez les humains handicapés mentaux profonds, il n'est fait mention d'aucun domaine ni d'aucun aspect qui ne joue également un rôle dans le chapitre de Goodall sur la communication chez les chimpanzés. Mais il y a autre chose encore que l'on peut établir, une chose de nature factuelle elle aussi et qui en raison d'innombrables rapports tant anecdotiques que scientifiques semble difficile à contester : c'est qu'il ne semble rien exister qu'un humain handicapé mental très profond, mais non un chimpanzé ou un gorille, puisse faire ou ressentir ; on peut bien plutôt montrer qu'à l'inverse il y a beaucoup de choses dont un chimpanzé ou un gorille sont capables, mais pas un humain handicapé mental très profond. Cela est vrai aussi de ces qualités typiquement humaines que l'on trouve dans le schéma de communication de Fröhlich. Nous allons voir à ce sujet quelques exemples tirés des domaines du langage, de l'intelligence et de la vie émotionnelle.
Les comparaisons et rapprochements du genre de ceux que nous allons faire sont pour la plupart inusités. Les réflexions de Stolk citées ci-dessus représentent une exception ; nous verrons cependant plus loin que cela n'empêche pas celui-ci de s'accrocher à la conception habituelle qui fait de l'humain un être à part dans le cosmos. En lisant les descriptions qui suivent, il est bon de toujours garder à l'esprit les capacités des handicapés mentaux très profonds telles qu'elles ressortent des passages cités des directives officielles pour écoles spécialisées. Ainsi aura-t-on pris suffisamment de soins pour pouvoir donner aux différences effectives entre les primates non humains et les humains handicapés mentaux très profonds un statut de faits établis. Ces faits nous seront nécessaires pour ensuite examiner quelques conséquences fondamentales de l'idée d'égalité concernant la communauté des égaux qui ressortent de ces données.
Comme d'autres pédagogues spécialisés dans ce domaine, Fröhlich note que la capacité de compréhension proprement linguistique dont disposent les humains affectés d'un handicap mental profond est aussi faible que celle des petits enfants. Francine Patterson par contre, dans un travail concernant la Gorilla Foundation [19] (voir aussi le chapitre 6 du présent livre), rapporte que Koko, 14 ans, et Michael, 12 ans, disposent d'une compétence linguistique considérable, tant passive qu'active. Koko maîtrise un vocabulaire de 500 signes et communique avec des phrases de trois à six signes en moyenne. Michael, qui vit dans le centre depuis moins longtemps, connaît plus de 250 signes. Tous deux prennent d'eux-mêmes l'initiative de débuter des conversations avec les humains. Ils font avec les signes qu'ils connaissent des combinaisons créatives et originales, et s'en servent pour décrire leur environnement, leurs sentiments, leurs désirs et leur vécu personnel. Ils ont une certaine compréhension de l'anglais parlé et on leur a enseigné des rudiments de lecture de l'anglais écrit. Patterson ajoute que les dialogues avec les gorilles ressemblent à ceux que l'on a avec les petits enfants en ce qu'il est souvent nécessaire pour les comprendre de les compléter et de les interpréter de façon particulière. Dans le travailde recherche de Jane Goodall mentionné ci-dessus sont rapportées une multitude d'expériences très réussies visant à apprendre à des chimpanzés et à d'autres singes anthropoïdes non humains l'usage de signes symboliques à des fins de communication (voir aussi l'article de Deborah et Roger Fouts dans le chapitre 4 du présent livre). Ainsi Allen et Beatrice Gardner ont-ils appris à Washoe, une jeune femelle chimpanzé, un système de signes basé sur l'American Sign Language, un langage de sourds-muets. À l'âge de cinq ans elle comprenait 350 symboles différents et était capable d'en utiliser correctement elle-même environ 150. Elle était également en mesure de généraliser des signes en les transférant d'un contexte à un autre. C'est ainsi qu'elle se mit d'elle-même à utiliser correctement le signe « ouvrir » à propos des réfrigérateurs et de divers récipients, alors qu'on ne le lui avait appris que relativement aux portes fermant les pièces. Les chercheurs Duane M. Rumbaugh et Timothy V. Gill trouvèrent eux aussi au cours de leurs expériences d'apprentissage verbal avec leur femelle chimpanzé Lana que celle-ci généralisait de façon appropriée dans des nouvelles situations les modèles de phrase qu'elle connaissait [20]. De plus, ils observèrent tout comme Francine Patterson que Lana utilisait clairement ses capacités linguistiques acquises pour initier des conversations elle-même et pour créer des variations originales de forme linguistique. Non seulement Lana trouvait-elle facile d'apprendre de nouveaux signes, elle inventait aussi ses propres noms pour désigner des objets particuliers en combinant librement les éléments de son vocabulaire connu.
Sans aller plus loin dans les exemples et dans les analyses, on peut déjà affirmer qu'il existe chez ces grands singes une compétence linguistique que les humains ne peuvent atteindre, même après de longs efforts éducatifs, quand ils sont gravement atteints au niveau intellectuel.
Duane M. Rumbaugh et Timothy V. Gill ont par ailleurs abordé, dans la conclusion de leur étude avec Lana [21], la façon dont fondamentalement la compétence linguistique dépend de l'intelligence : « Nous pensons que le succès manifesté jusqu'ici par Lana dans l'acquisition des capacités de type linguistique soutient notre conception du langage, selon laquelle ses fondations sont à chercher dans les processus de l'intelligence. » Et que savons nous au sujet des performances cognitives des chimpanzés et des autres primates non humains, telles qu'elles ressortent non seulement de l'utilisation de la parole, mais aussi de la résolution d'autres problèmes ?
Des recherches sont menées depuis bien plus longtemps sur les capacités mentales des chimpanzés et des gorilles que sur celles des handicapés mentaux très profonds, lesquels n'ont attiré que depuis peu l'attention des pédagogues et des psychologues. La plupart des tests d'intelligence disponibles aujourd'hui sont inapplicables dans le cas des humains handicapés mentaux profonds ; le niveau minimum qu'elles exigent est tout simplement trop élevé. Francine Patterson par contre rapporte dans son article sur Koko qu'on a fait passer à celle-ci le Stanford-Binet Childrens Intelligence Test ; sur l'échelle des résultats humains, le gorille se situait dans la catégorie moyenne-inférieure. Patterson se réfère aussi à sa thèse, dans laquelle elle a décrit l'emploi d'autres tests avec Koko portant sur l'intelligence, le développement et aussi la capacité verbale, tels la Cattell Infant Intelligence Scale, les Bayley Scales of Infant Development, les McCarthy Scales of Children's Abilities, etc. Les résultats obtenus l'amènent à conclure qu'il se passe peut-être bien plus de choses au niveau intellectuel dans la tête des gorilles qu'on ne le soupçonnait jusque lors. Une recherche antérieure conduite par Döhl [22] et citée par Goodall dans son livre décrit une expérience où Julia, une femelle chimpanzé d'environ six ans, était parvenue avec intention et préméditation à atteindre un objectif final qui nécessitait qu'elle atteingnît d'abord cinq objectifs intermédiaires successifs. On proposait au chimpanzé deux séries de cinq récipients fermés mais transparents. Un des deux récipients finaux était vide, l'autre contenait une banane. Pour accéder à celle-ci, il fallait prendre une clé de forme spéciale, qui se trouvait dans un autre récipient. Celui-ci était lui-même fermé et ne pouvait être ouvert qu'avec sa propre clé particulière, laquelle se trouvait dans un troisième récipient fermé, et ainsi de suite. Deux clés initiales étaient dans des récipients ouverts. Julia sut retrouver la bonne clé initiale en remontant de proche en proche à partir de la clé qui ouvrait le récipient convoité.
De nombreuses autres observations dues à Goodall et à ses collaborateurs montrent que les capacités mentales des grands singes anthropoïdes non humains se situent bien au-dessus du niveau de celles des humains handicapés mentaux très profonds. Ce fait est immédiatement évident si l'on pense encore une fois aux capacités de ces derniers telles qu'elles sont esquissées ci-dessus et qu'on les compare avec les capacités de Julia, Lana, Koko, Michael ou Washoe.
Le schéma mentionné ci-dessus conçu par Andreas Fröhlich et Ursula Haupt pour décrire la communication intègre un autre domaine important, celui de l'émotion. Les émotions sont des phénomènes inaccessibles à l'observation directe ; dans la pédagogie spéciale on en parle parfois comme si elles pouvaient représenter une différence essentielle entre les humains et les animaux. Cependant, en 1872 déjà, Darwin, dans The Expression of the Emotions in Man and Animals ( « L'expression des émotions chez l'homme et chez les animaux »), attirait l'attention, en se fondant sur des observations détaillées et soignées du comportement expressif chez les primates non humains, sur les analogies qui existent avec les humains. De nombreuses pages sont consacrées à la description détaillée de la manière dont sont exprimées les émotions comme le plaisir, la joie, l'excitation, et aussi la douleur, la colère, la déception, l'humiliation, l'étonnement et la peur. Les observations systématiques de chercheurs modernes comme Goodall réfutent elles aussi l'idée de l'unicité de l'espèce humaine dans le domaine de l'expression des sentiments et des émotions. Elles apportent encore d'autres indications convaincantes et factuelles sur l'existence d'une vie émotionnelle différenciée chez les primates non humains. Dans un travail pionnier d'analyse spectrographique sonore portant sur 50000 heures d'observation, Goodall et ses collaborateurs ont identifié de nombreuses variantes de cris. Au moyen d'un système de cotation contrôlée, ils trouvèrent un niveau de corrélation important concernant plus de trente cris différents exprimant chacun une émotion particulière comme la peur, la confusion, l'excitation sexuelle, la joie, l'inquiétude, etc. Des tableaux ont de même été confectionnés décrivant la signification émotionnelle de différentes expressions faciales dans la communication et l'interaction chez les chimpanzés. Les observations portant sur la qualité expressive de la posture et des mouvements corporels dans diverses situations soutiennent l'hypothèse d'une vie émotionnelle riche et diversifiée chez les chimpanzés et chez d'autres primates non humains.
Peut-être ces résultats ne sont-ils pas encore établis avec assez de certitude. Ce qui est cependant sûr, c'est qu'ils nous donnent une image plus claire de la diversité expressive des qualités émotionnelles chez les chimpanzés que ne le font les données correspondantes concernant les humains handicapés mentaux profonds. Les affirmations au sujet de la vie intérieure de ces derniers s'appuient pour l'essentiel, dans tous les cas jusqu'à ce jour, sur les observations subjectives et les impressions personnelles de personnes ayant tenté d'établir un contact avec eux. Les handicapés profonds vivent souvent à l'écart dans leur propre monde autistique, ce qui fait que même sur une longue période on ne peut faire réellement que bien peu de découvertes, lesquelles n'ont par ailleurs le plus souvent qu'un caractère spéculatif. Pfeffer cite ainsi les observations d'une collègue collaborant à son projet au sujet d'une écolière handicapée mentale profonde [23] :
[Elle] avait un visage vraiment joli (...) Mais sur ce visage sympathique on ne voyait pratiquement aucun mouvement qui exprimât un intérêt pour ce qui se passait autour d'elle. Elle était là couchée comme sous un dôme de verre, dans un coin de la salle de classe et coupée de tout ce qui l'entourait, totalement seule avec elle-même et avec son corps. Elle ne réagissait pas quand je la touchais, ni à aucun bruit ; elle semblait ne voir rien ni personne.
Plus loin on lit dans le rapport d'une autre collaboratrice [24] :
Pia m'était étrange et inaccessible. Je ne la comprenais pas et elle ne se faisait pas comprendre de moi. La façon habituelle d'aborder les étrangers, la communication verbale, manquait totalement.
Même si on ne doit pas négliger les progrès certains et visibles que l'on peut souvent obtenir par des efforts pédagogiques spéciaux et prolongés, les limites essentielles de l'éducation sont incontestables. Pfeffer conclut son rapport en citant le cas d'un autre élève de son projet [25] :
Tous les humains affectés d'un handicap mental sévère sont comme Wolfi très atteints dans leur capacité à s'exprimer clairement. (...) Tout particulièrement les enfants possédant des caractères autistiques marqués se retrouvent-ils confrontés dans leur apparente incommunicabilité à un environnement humain désemparé à leur égard.
Nos réflexions ont débuté par la constatation du fait que ce n'est que relativement tard, lors de l'adoption de deux déclarations en ce sens par les Nations Unies, que furent accordés expressément aux humains affectés d'un handicap mental les mêmes droits que ceux qui sont ancrés dans la déclaration des droits humains de 1948. Les handicapés mentaux d'aujourd'hui, quand ils ont bénéficié d'une scolarité dans une bonne école, sont souvent tout à fait en mesure de mener une vie relativement autonome. La plupart du temps cependant un environnement protecteur et des services sociaux particuliers restent nécessaires pour qu'il leur soit possible de vivre dans la communauté d'une façon profitable pour tous. Le domaine de la pédagogie spéciale se vit ensuite confronté à des difficultés lorsque pour la première fois à la fin des années 1970 furent également admis dans les écoles des enfants et des adolescents affectés d'un handicap mental très grave. Tel fut le thème de la deuxième section de cet article ; les difficultés dont il y est question sont non celles inhérentes à l'éducation de ces enfants, qui représentent un domaine en soi, mais plutôt celles relatives à la justification morale des projets pédagogiques. Les caractères humains typiques, que l'on peut reconnaître sans difficulté chez les handicapés mentaux légers et moyens, ne pouvaient plus être avancés comme base morale décisive dans le cas des handicapés mentaux profonds ; en effet, ces caractères sont présents chez ces derniers au mieux sous une forme seulement rudimentaire.
Dans la branche normative de la pédagogie pour handicapés mentaux, cette situation amena immédiatement à faire la comparaison entre l'humain et l'animal, dans le but de maintenir la place à part des humains parmi les êtres qui vivent sur cette planète. On se retrouva dès lors confronté à deux résultats mutuellement incompatibles : d'un côté, on se voyait obligé comme nous l'avons vu de reconnaître que les particularités moralement significatives que l'on considérait comme typiquement humaines ne se manifestent pratiquement pas chez les handicapés mentaux les plus atteints ; d'un autre côté, des indications de moins en moins réfutables s'accumulaient selon lesquelles certaines capacités dites typiquement humaines comme la parole, l'intelligence, la vie émotionnelle, etc. se rencontrent à un degré bien supérieur chez divers êtres vivants non humains. Les travaux que nous avons mentionnés dans la section précédente montrent déjà que ces affirmations ne reposent pas sur une base sentimentale, mais sur le sol ferme des faits établis. La riche vie sociale des primates non humains a été présentée récemment au public de langue allemande à travers une série de livres de popularisation scientifique [26].
Malgré cela, dans la pédagogie spéciale prévaut la conviction que l'on peut tout comme avant se servir d'une idée d'égalité qui prend pour point de départ l'image de l'humain doué de raison et de conscience. Là où l'on prend en compte le fait que ces traits dits typiquement humains ne sont en réalité ni uniquement humains ni présents chez tous les membres de l'espèce humaine, l'interprétation de l'idée d'égalité subit une métamorphose qui en contredit le sens véritable. C'est ainsi que Stolk propose, face à cette nouvelle situation, « qu'en répondant à la question sur ce qu'est l'humanitude, nous ne partions pas des différences entre les êtres humains, mais de ce que tous ils ont en commun, indépendamment de leurs capacités et qualités [27]. » Et de proposer tout de suite comme nouvelle particularité devant révéler cette chose commune, cette humanitude, cet Humanum [28] : « Humain (...) est tout être vivant qui est né d'un humain. »
Celui qui donne de l'idée d'égalité une interprétation qui fait de l'appartenance à l'espèce Homo sapiens le critère de l'égalité permet par là l'inclusion des humains handicapés mentaux les plus profonds ; et ceci bien en effet, comme l'a formulé Stolk, « indépendamment de leurs capacités et qualités ». Cette interprétation est aussi forte psychologiquement qu'elle est faible moralement. Car elle privilégie tous les membres et eux seuls du groupe dont sont issus les créateurs de l'interprétation, et elle discrimine sans justification plausible à l'encontre des êtres qui n'appartiennent pas à ce groupe privilégié.
La tentative de réaliser de manière cohérente cette idée d'égalité devrait néanmoins se heurter à des difficultés dès lors que les êtres qu'il s'agit d'inclure dans la communauté de ceux qui comptent moralement n'ont pas la moindre possibilité de combattre la discrimination dont ils sont victimes. Le chimpanzé même le plus intelligent ne serait pas en mesure de porter devant le forum du public sa protestation contre le vol qui est fait de sa liberté, contre son utilisation dans des expériences médicales douloureuses, contre son abattage pour la nourriture, contre son exposition dans des zoos ou au cirque, etc. L'humain handicapé mental profond est tout aussi peu lui aussi en mesure de s'opposer à la discrimination dont il peut être victime. Il jouit cependant en fonction des déclarations des Nations Unies de la protection contre tout abus et traitement dégradant - et ceci purement sur la base de son appartenance à l'espèce Homo sapiens. L'idée d'égalité, sur laquelle reposent les droits humains, doit-elle réellement consister seulement à harmoniser les intérêts et les besoins des humains les uns vis à vis des autres, tout en discriminant à l'inverse contre les besoins et les intérêts des êtres non humains ? Ne serait-ce pas étrange qu'une seule et même idée contienne à la fois l'exigence de l'égalité et la permission de discriminer ? La même idée peut-elle vraiment être en même temps compassionnée et cruelle ?
La pédagogie des handicapés mentaux profonds se trouve ici sur le plan éthique placée à la croisée des chemins. Elle peut persister dans la voie traditionnelle et se satisfaire de ce que le progrès de l'idée d'égalité soit enfin arrivé jusqu'à la clientèle qu'on lui a confiée. Maintenant qu'est devenu publiquement connu justement dans cette discipline le fait que les qualités dites typiquement humaines ne peuvent plus êtres prises en compte comme point de départ éthique, la pédagogie des handicapés mentaux profonds peut, sans considération des autres conséquences, adopter la position selon laquelle désormais l'appartenance à l'espèce humaine suffit. Sans peut-être le vouloir délibérément, les membres de cette discipline apporteraient alors leur soutien à l'attitude habituelle qui veut que, par exemple, on puisse encore à l'avenir effectuer des expériences médicales douloureuses sur des êtres comme Julia, mais non sur des êtres comme Pia - simplement parce que celle-là est un chimpanzé, et celle-ci une jeune fille handicapée mentale profonde de notre propre espèce.
Mais la pédagogie des handicapés mentaux profonds peut aussi choisir un autre chemin, un chemin qui rend possible un progrès conséquent de l'idée d'égalité. Nous avons affaire à une discipline qui s'occupe de l'étude et du développement de besoins même parmi les plus modestes. Elle exige de notre part le respect de ces besoins même dans les cas où les capacités typiquement humaines ne sont clairement plus détectables. C'est en cela que précisément cette discipline possède l'autorité morale nécessaire pour mettre l'accent sur une base fondamentale de nos attitudes vis à vis de tous les êtres avec lesquels nous partageons la planète : à savoir, sur l'égalité de prise en compte des besoins et des intérêts, comme noyau central décisif de l'idée d'égalité - et ceci tout à fait de façon indépendante du fait que ces besoins et intérêts puissent être ceux d'une Julia ou ceux d'une Pia. Ce n'est bien sûr pas la mission de la pédagogie des handicapés mentaux profonds que de s'occuper directement du destin de ces malheureux singes anthropoïdes qui vivotent sans espoir dans les laboratoires de recherche et qui sont confrontés sans défense à la mort brutale qui les attend souvent. Mais cette discipline porte atteinte à ses propres principes si elle règle ses controverses éthiques au sujet de la justification à apporter à ses projets pédagogiques concernant les humains handicapés mentaux profonds sur le dos d'autres êtres vivants tout aussi sensibles et sans défense dont le seul « défaut » est clairement de n'être pas membres de l'espèce Homo sapiens.
Les connaissances que nous avons aujourd'hui sur les humains handicapés mentaux profonds et sur les primates non humains nous donnent une raison puissante pour réviser l'interprétation traditionnelle de l'idée d'égalité. Le moment est venu d'intervenir pour que la communauté des égaux soit envisagée comme une communauté non plus fermée, mais ouverte. L'admission de primates non humains, et la garantie de droits fondamentaux déterminés à tous les membres de cette communauté, y compris aux humains handicapés mentaux profonds, correspondrait à un premier pas important dans ce sens. Parmi ces droits, il y a le droit à la vie et à la protection de la liberté individuelle et la prohibition de la torture.
[1] « Déclaration universelle des droits de l'homme », dans Official Records of the Third Session of the General Assembly, Part I, 10 décembre 1948, éd. Nations Unies, Palais de Chaillot, Paris, 1949, p. 72.
[2] H.T. Mill, « Enfranchisement of Women », dans J.S. Mill et H.T. Mill, The Subjection of Women: Enfranchisement of Women, éd. Virago, Londres, 1983, p. 9.
[3] « Declaration on the Rights of Mentally Retarded Persons », Résolution adoptée par l'Assemblée générale au cours de sa vingt-sixième session, le 20 décembre 1971. Dans General Assembly Official Records (GOAR) Suppl. no.29 (A/8429), éd. Nations Unies, New York, 1972, p. 93.
[4] « Declaration on the Rights of Disabled Persons », Résolution adoptée par L'Assemblée générale au cours de sa 30e session, le 9 décembre 1975. Dans General Assembly Official Records (GOAR) Suppl. no. 34 (A/10034), éd. Nations Unies, New York, 1976.
[5] Richtlinien für die Schule für Geistigbehinderte (Sonderschule) in Nordrhein-Westfalen, éd. Schwann, Düsseldorf, 1973, p. 6.
[6] Ibid., p. 12.
[7] Aufnahme Schwerstbehinderter in Sonderschulen, Kulturminister des Landes Nordrhein-Westfalen v.12.7.1978 - IIA5.36-5/0-1831/78.
[8] Richtlinien und Hinweise für den Unterricht. Förderung schwerstbehinderter Schüler, éd. Greven, Cologne, 1985, pp. 6 et suiv.
[9] Ibid.
[a] Il ressort du contexte du mot dans la Déclaration qu'il s'agit de conscience morale, conformément à la traduction qui en est faite dans les versions anglaise et allemande. [NdT]
[10] J.M. Kauffman et J. Krouse, « The cult of educability: Searching for the substance of things hoped for; the evidence of things not seen », dans Analysis and Intervention in Developmental Disabilities, vol. 1 (1981), pp. 53 à 60.
[11] W. Pfeffer, Förderung schwer geistig Behinderter. Eine Grundlegung, éd. Edition Bentheim, Würzburg, 1988, p. 128.
[12] J. Stolk, « Geistig behindert mit dem Verlangen, auch jemand zu sein », dans Über die Würde geistig behinderter Menschen, ss la dir. de J. Stolk et M.J.A. Egberts, éd. Lebenshilfe Selbstverlag, Marburg, 1987, pp. 5 à 34.
[13] Ibid., p. 8.
[14] Ibid., p. 10.
[15] A.D. Fröhlich, « Ganzheitliche Kommunikationsförderung für schwer geistig behinderte Menschen », dans Lernmöglichkeiten, ss la dir. de A.D. Fröhlich, 2e éd., éd. HVA Schindele, Heidelberg, 1989, pp. 17 à 44.
[16] Ibid., p. 17.
[17] Ibid., p. 19.
[18] J. Goodall, The Chimpanzees of Gombe. Patterns of Behavior, éd. The Belknap Press of Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1986.
[19] F. Patterson, « The mind of the gorilla: conversation and conservation », dans Primates, the Road to Self-sustaining populations, ss la dir. de K. Benirschke, éd. Springer, New York, Berlin, Heidelberg, 1986, pp. 933 à 947.
[20] D.M. Rumbaugh, T.V. Gill, « Lana's Acquisition of language skills », dans Language Learning by a chimpanzee. The Lana Project, ss la dir. de D.M. Rumbaugh, éd. Academic Press, New York, San Fransisco, Londres, 1977, pp. 165 à 192.
[21] Ibid.
[22] J. Döhl, « Über die Fähigkeiten einer Schimpansin, Umwege mit selbständigen Zwischenzielen zu überblicken », dans Zeitschrift für Tierpsychologie, vol. 25 (1968), pp. 89 à 103.
[23] W. Pfeffer, Förderung schwer geistig Behinderter, p. 111.
[24] Ibid., p. 115.
[25] Ibid., p. 116.
[26] D. Fossey, Gorillas im Nebel. Mein Leben mit den sanften Riesen, éd. Kindler, Munich, 1989 ; J. Goodall, Wilde Schimpansen. Verhaltensforschung am Gombe Strom, éd. Rowohlt, Reinbek b. Hamburg, 1991 ; F. de Waal, Wilde Diplomaten. Versöhnung und Entspannnungspolitik bei Affen und Menschen, éd. Hanser, Munich, Vienne, 1991.
[27] Stolk, « Geistig behindert », p. 14.
[28] Ibid., p. 15.