Comment peut-on ne pas être végétarien ?
La plupart des gens consomment la chair, le lait et les œufs des animaux. La majorité d’entre eux ne sont ni franchement hostiles ni totalement indifférents aux bêtes. Ils ont, par moments du moins, conscience que cette consommation implique la souffrance et la mort des animaux. Comment l’alimentation carnée peut-elle perdurer dans ces conditions ? Cet article fait état des hypothèses avancées par quelques auteurs pour expliquer cette situation et de quelques observations susceptibles de les conforter.
1. Carnisme – L'analyse de Melanie Joy
2. Manger de l'animal ? Pratiques, opinions, sentiments
3. Faiseurs de mythes - La com' des filières viande
4. A quoi tient la stabilité du système carniste ?
Conclusion
Références
« Les vaches qu'on aime, on les mange quand même » chante Alain Souchon [1].
« L'exploitation des animaux prospère non parce que les gens s'en moquent mais en dépit du fait qu'ils ne s'en moquent pas [2] » écrit Brian Luke.
Luke n'est pas un cas isolé. Nombre de travaux consacrés à l'éthique animale s'attachent à examiner les constructions intellectuelles, sociales ou psychiques qui permettent l'usage des animaux à leur détriment, constructions dont la profusion même suggère que cet usage n'est pas spontanément perçu comme neutre ou innocent.
Dans cet article, nous nous intéresserons plus particulièrement au « paradoxe de la viande » : ne pas vouloir de mal aux animaux et cependant s'en nourrir, jouir des avantages que cela procure (bénéfices gustatifs, bénéfices en termes d'intégration sociale... ), causant de la sorte leur souffrance et leur mort. Un ouvrage récent [3] de Melanie Joy nous servira de fil conducteur. Après le rappel de quelques-uns des thèmes qu'elle y expose, son analyse sera illustrée ou complétée par des données factuelles et par des références à un sous-ensemble des travaux relevant d'approches voisines de la sienne [4].
L'originalité de Joy ne tient pas tant dans le recensement des facteurs qui permettent la poursuite de l'alimentation carnée, que dans le fait d'avoir créé un vocable qui les désigne collectivement : carnisme [6]. Cet acte de dénomination revêt une grande importance à ses yeux. Nommer une chose, c'est la rendre visible ; « si nous ne la nommons pas, nous ne pouvons pas en parler, et si nous ne pouvons pas en parler, nous ne pouvons pas la remettre en cause » écrit-elle [7].
Joy définit le carnisme comme une idéologie, un ensemble partagé de croyances, mais aussi de pratiques conformes à ces croyances. C'est l'idéologie invisible qui conditionne les gens à manger certains animaux. Elle émane d'un système qui pratique la violence physique à grande échelle, conduisant chaque année des milliards d'animaux à grandir et périr dans des conditions effroyables pour finir dans nos assiettes. A l'instar d'autres systèmes violents, celui-ci repose sur une « idéologie des trois N » : manger de la viande est normal, naturel et nécessaire.
Le système carniste est à la fois une matrice sociale et une matrice psychologique (le carnisme intériorisé). Cette double dimension lui confère une grande robustesse, bien qu'il aille à l'encontre de notre disposition spontanée à être affectés par ce qu'éprouvent d'autres êtres sentients et à ne pas vouloir qu'ils souffrent. Il fonctionne en faisant barrage à notre empathie car, écrit Joy, le système « a besoin d'une solide forteresse pour se protéger de ses propres partisans : nous [8] ».
L'infrastructure économique qui permet de pêcher, élever et abattre les animaux est couplée à une superstructure institutionnelle qui l'aide à se maintenir en place.
Le « système » est hérissé de dispositifs qui minimisent l'inconfort moral que nous pourrions éprouver en pensant aux animaux sacrifiés. Pour partie, ces dispositifs sont délibérément érigés et entretenus par des agents dont la mission est de servir les intérêts des filières de productions animales. Pour partie, ils sont intégrés dans l'organisation et le fonctionnement établi de la société, et se reproduisent d'eux-mêmes.
Tout ce qui est conforme au système est entériné par la loi et présenté comme éthique et raisonnable. Au regard du droit, les animaux sont des marchandises ; les grandes institutions, de la médecine à l'éducation, participent à la propagation de la croyance en la nécessité et la normalité d'un régime carné ; les produits animaux sont partout dans la publicité et dans l'offre de denrées alimentaires.
Quand un système est solidement établi, note Joy, il est naturalisé. La naturalisation n'est pas simplement la croyance qu'une chose est inéluctable ou qu'elle remonte à la nuit des temps ; c'est le processus qui transforme le naturel en légitime. Bien que le meurtre d'êtres humains ait probablement toujours existé, nous le jugeons immoral. La consommation carnée, elle, a été naturalisée.
Cependant, les arguments qui nous aident à penser qu'il est juste, excusable ou indifférent de sacrifier des animaux pour notre consommation ne sont que la seconde ligne de défense de la forteresse carniste. De nos jours et dans les pays semblables au nôtre, la plupart des consommateurs d'animaux n'ont aucun contact avec les bêtes vivantes ; ils ne procèdent pas à leur mise à mort et n'ont pas développé le type de blindage mental, rites ou croyances, qui permettent de le supporter sur le même mode que dans les sociétés où producteurs et consommateurs se confondent. Ils ne vivent pas non plus dans un monde de pénurie où le besoin de pourvoir à sa survie prime aisément sur d'autres préoccupations. C'est pourquoi la meilleure défense du système réside selon Joy dans son invisibilité, à commencer par son invisibilité physique. La plupart d'entre nous n'ont jamais assisté à une seule des étapes qui transforment les animaux en viande. Jamais la production de la pêche et de l'élevage n'a été aussi massive qu'à notre époque, et jamais elle n'a été autant dérobée au regard.
L'énergie nécessaire au maintien en place du système se trouve amenuisée par la passivité acquise des individus qui l'habitent, et par le fait qu'eux-mêmes portent et transmettent l'idéologie carniste. Car l'invisibilité dont elle jouit vient aussi de ce que nous l'avons intériorisée.
Comme pour d'autres idéologies associées au mode de vie dominant, les croyances qui caractérisent le carnisme sont perçues comme des évidences, comme des faits plutôt que comme des valeurs. Elles diffèrent en cela des croyances des dissidents. Dans une société patriarcale, les féministes sont distinctement perçus, et se perçoivent eux-mêmes, comme porteurs de certaines valeurs et opinions. Il en va différemment de beaucoup de mangeurs d'animaux dans une société carniste. Eux aussi font un choix, qui repose sur certaines croyances et valeurs, mais ce choix semble ne pas en être un. Dès notre plus jeune âge, la chair animale a été de tous nos repas et l'idéologie carniste a été distillée dans notre esprit ; l'une et l'autre sont partie intégrante de notre décor familier. Joy propose une expérience mentale destinée à nous faire sentir comment cette imprégnation a créé des points aveugles dans notre conscience.
Imaginons que nous soyons en train de déguster ce que nous pensons être un ragoût de bœuf et qu'on nous apprenne qu'est en réalité c'est du chien. Il est probable que cette information, vraie ou fausse, nous perturbe, voire nous coupe l'appétit, bien que le mets soit resté le même. Quand nous entendons le mot « chien », c'est l'image d'un chien vivant qui nous vient à l'esprit et qui suscite la répugnance à manger. Le fait remarquable est que cette même réaction ne se produit pas quand il s'agit de la chair d'animaux appartenant aux quelques espèces jugées comestibles dans la société où l'on vit. Nous avons acquis à leur propos une forme d'engourdissement mental qui fait que nous pouvons les manger sans y penser. S'agissant de chair de dinde, porc ou saumon, nous ne percevons que de la nourriture, sans que la connexion se fasse avec l'animal dont elle provient. Encore le mécanisme est-il imparfait et a-t-il besoin d'être renforcé par d'autres dispositifs. L'un d'entre eux est la désindividualisation. Nous voyons les animaux comestibles comme des abstractions, des êtres génériques : un membre de l'espèce est perçu comme identique à n'importe quel autre. Nous n'avons pas de contact avec eux, ne savons rien d'eux, et les caractéristiques que nous leur attribuons – en endossant des lieux communs – sont volontiers dépréciatives. Les cochons sont sales et les poulets sont bêtes, à la différence des chiens qui sont intelligents et affectueux. On pourrait voir une confirmation de ces hypothèses dans le fait qu'à l'inverse l'édifice se fragilise lorsque des animaux d'une certaine espèce sont utilisés à la fois pour fournir de la viande et comme animaux de compagnie. C'est ainsi qu'une partie des consommateurs boude la viande de cheval ou de lapin.
Joy souligne que des facultés adaptatives, présentes de façon générale dans le psychisme humain, sont modelées par notre immersion dans un univers carniste de telle manière qu'elles alimentent notre cécité à son égard. Ainsi, l'engourdissement psychique est un mécanisme qui nous aide à supporter les expériences traumatisantes qui nous frappent, ou à ne pas être terrorisés en permanence par les dangers qui nous entourent. Mais cette faculté qui permet de prendre de la distance à l'égard de la violence dont on est soi-même victime devient destructrice quand elle nous aide à ne pas être affectés par des pratiques violentes envers des tiers auxquelles nous participons.
Un autre rouage psychique à double tranchant est notre schéma. Ce terme désigne ici le filtre psychologique qui trie, interprète et classe l'information que nous recevons. Sans lui, nous serions submergés par la multitude de stimuli auxquels nous sommes soumis. Le schéma mental se structure en fonction de notre expérience et de notre environnement, et détermine ce à quoi nous prêtons attention et comment nous l'interprétons. Bien qu'évolutif, ce schéma tend à ne retenir que ce qui confirme les croyances déjà acquises. Les individus qui évoluent dans un monde carniste ont acquis une façon de filtrer les données qui font que certaines questions ne leur viennent pas à l'esprit (pourquoi trouve-t-on normal de manger des cochons et pas des chiens ?), ou qui les empêche de voir le caractère absurde de certaines situations. Ils peuvent s'attendrir devant un pré où des brebis évoluent avec leurs petits et ensuite acheter tranquillement un gigot d'agneau. Ils ne sont pas surpris ou choqués par des publicités figurant des cochons joyeux pour vanter de la charcuterie.
Le carnisme imprègne nos modèles de pensée profonds, dans une sorte de clair-obscur de la conscience, et régit d'autant mieux nos réactions que ce qui est inconscient échappe à notre contrôle. Pour la plupart des gens, il n'y a pas eu un moment dans leur existence où ils ont réfléchi et décidé que manger des animaux était bien.
Le rapport des mangeurs à la viande conforte-t-il la thèse de Joy ? Si tel est le cas, on devrait observer une large adhésion à des valeurs ou croyances carnistes, mais sur un mode qui évoque davantage une acquisition par perméabilité au milieu ambiant, que le résultat d'une attention personnelle portée à ces questions, ayant conduit à l'adoption d'une position claire et réfléchie. On devrait également détecter les signes d'une certaine sensibilité au sort des animaux, mais qui souvent demeure suffisamment engourdie pour que l'apathie l'emporte sur l'empathie. En somme, on devrait déceler une certaine perception du paradoxe de la viande, mais une perception faible ou trouble, associée dans beaucoup de cas à une inertie des comportements.
Un point de départ commode consiste à s'appuyer sur la distinction entre végétariens et carnivores [9]. En effet, les végétariens sont par définition des personnes qui ne consomment pas de chair animale ; on les reconnaît à leur façon de se nourrir. Pour autant, peut-on qualifier le végétarisme de régime (à vocation) alimentaire ? Ce que les végétariens ne consomment pas ne présente aucune homogénéité sur le plan nutritionnel (l'alimentation végétarienne procure les même nutriments que l'alimentation carnée). Aucune homogénéité non plus sur le plan gustatif. Quel rapport entre la saveur d'une langouste, d'une tranche de bacon ou d'un ris de veau ? Dès lors, il y a matière à penser que ce qui est en jeu est un rapport aux animaux. Sans doute est-ce effectivement le cas. Mais la réalité ne se laisse enfermer dans aucune formulation simple. L'affirmation « Un végétarien refuse de nuire aux animaux en les mangeant, tandis qu'un carnivore trouve normal ou nécessaire de s'en servir comme nourriture » ne saurait rendre compte de l'ensemble des cas observés. On a plutôt affaire à éventail de pratiques et à une mosaïque de croyances et sentiments.
La diète d'une partie des végétariens inclut des produits issus de l'élevage (lait, œufs, miel), tandis que celle d'une autre partie (les végétaliens) les exclut.
Du côté des carnivores, une majorité consomme la plupart des produits animaux d'usage courant, et ne prête pas attention à la façon dont les animaux sont élevés ou pêchés lors de l'acte d'achat.
Mais on trouve aussi des consommateurs que Singer et Mason (2006) qualifient d'omnivores consciencieux : des personnes qui, lorsqu'elles achètent des produits de l'élevage, choisissent des labels apportant certaines garanties en matière de bien-être (ou moindre mal-être) animal. Elles peuvent n'être consciencieuses qu'à temps partiel : seulement de temps à autre ou uniquement sur certains types de produits. Elles le sont rarement lors des repas pris à l'extérieur.
Certains mangeurs consomment des produits d'origine animale mais en quantité moindre que le reste de la population. Parmi eux, on qualifie de flexitariens les personnes qui le plus souvent mangent végétarien mais qui n'excluent pas de consommer occasionnellement de la viande. Selon un sondage [10] effectué en avril 2011 aux États-Unis auprès 1010 adultes, 16% d'entre eux ont indiqué que plus de la moitié de leurs repas étaient végétariens (sans que tous leurs repas le soient).
On mentionnera enfin les carnivores sélectifs : des mangeurs qui ont exclu de leur diète, ou qui répugnent à manger, des espèces pourtant couramment consommées. Certains d'entre eux sont parfois abusivement désignés par les vocables pesco- pollo- ou pesco-pollo-végétariens, un cas fréquent étant en effet celui où c'est la viande de mammifères qui est rejetée.
Selon un sondage effectué en 2009 aux Etats-Unis par Harris Interactive, 3,4% des Américains adultes sont végétariens (dont 1% de végétaliens), tandis que 8% des sondés ne mangent jamais de viande de mammifères. Un sondage effectué par le même institut en 2010 sur des Américains âgés de 8 à 18 ans donne des ordres de grandeur similaires pour les jeunes, et indique de surcroît que 7% d'entre eux ne consomment jamais de volailles [11].
Signalons pour finir que des personnes se disent végétariennes, alors qu'elles ne le sont pas vraiment. Les chercheurs ont pris l'habitude d'utiliser l'expression « végétariens autodéclarés » plutôt que « végétariens » tout court pour désigner les personnes qui cochent la case « je suis végétarien » dans un questionnaire. En effet, l'expérience montre que si l'on veut réellement recruter des végétariens pour une étude, il ne faut pas se contenter de cette question, mais la compléter d'un catalogue où l'on demande aux sondés de cocher les aliments qu'ils ne consomment jamais parmi une liste reprenant les grands types de produits d'origine animale (bœuf, poulet, poisson, etc.). C'est ainsi que l'on constate qu'une fraction non négligeable des végétariens autodéclarés mange des animaux. Toutefois, la plupart d'entre eux sont à la fois des carnivores sélectifs (peu ou pas de viande rouge) et des personnes qui consomment de la viande ou du poisson beaucoup plus rarement que les autres carnivores [12].
Après ce survol de la gamme des pratiques relatives à l'usage alimentaire des animaux, tournons-nous vers des indicateurs concernant les croyances ou opinions des mangeurs.
Les enquêtes menées auprès de végétariens [13] montrent que beaucoup d'entre eux citent l'éthique ou la compassion envers les animaux à la fois comme motivation principale de leur régime actuel, et comme raison initiale de leur rejet de l'alimentation carnée. Parmi les autres raisons invoquées, le souci de préserver sa santé constitue la motivation initiale d'une fraction assez importante de végétariens.
On observe qu'une fois passés au végétarisme, les individus élargissent souvent leur palette de raisons d'y adhérer, de sorte que les végétariens « d'origine santé » ont de grandes chances à terme d'adopter l'idée que ce régime est également préférable pour le bien des animaux. On ne dispose cependant pas de bases suffisantes pour imputer aux personnes devenues végétariennes pour leur santé des mobiles éthiques inconscients, ou pour affirmer qu'en l'absence de préoccupation pour leur santé, elles auraient cessé de manger des animaux.
Quelques études indiquent par ailleurs que les végétaliens et véganes [14] se recrutent surtout parmi les végétariens d'origine éthique.
Une étude a été effectuée dans le sud de l'Australie (Lea, 2001) sur 704 personnes, se répartissant en 103 végétariens autodéclarés, 55 semi-végétariens autodéclarés et 546 non-végétariens autodéclarés. Les semi-végétariens se distinguent des non végétariens par une fréquence un peu plus basse de la consommation de viande, la différence étant surtout marquée pour la viande rouge. La plupart d'entre eux restent des consommateurs réguliers de chair animale [15].
La proposition « La viande est cruelle pour les animaux » a été approuvée par 93% des végétariens, 65% des semi-végétariens et 18% des non-végétariens. Si la gradation des taux d'approbation de cette proposition est cohérente avec la gradation des pratiques, on constate aussi que la proportion de carnivores (dont les semi-végétariens) qui admettent que la viande est cruelle n'est pas négligeable. Par ailleurs, la proportion de répondants qui choisit de cocher la case « Ne sait pas » croît avec la consommation de viande : c'est le cas de 4% des végétariens, 16% des semi-végétariens et 26% des non-végétariens.
On pourrait multiplier les exemples de sondages révélant qu'une majorité des personnes interrogées déclarent accorder de l'importance au bien-être animal et approuver le renforcement des mesures destinées à l'améliorer, y compris des mesures d'interdiction des formes d'élevage les plus nuisibles aux animaux. On pourrait aussi multiplier les statistiques indiquant que les produits issus des pires formes de l'élevage industriel représentent l'essentiel des ventes.
Prenons l'exemple des œufs en France. Selon un sondage réalisé les 17 et 18 février 2010 par l'IFOP pour CIWF, 75% des Français se sont déclarés prêts à payer un peu plus cher leurs œufs s'ils ont l'assurance que les poules n'ont pas été élevées en cage. Cependant, une étude le l'ITAVI parue en novembre 2011, indique que 65% des œufs coquille vendus en GMS sont pondus par des poules élevées en batterie de cages.
Les actes d'achat ne sont donc pas conformes aux opinions exprimées. Il n'y a pas non plus déconnexion totale. En effet, on observe depuis plus de dix ans une nette progression de la part des « œufs alternatifs » dans les achats des ménages [16].
On pourrait imaginer que les carnivores considèrent unanimement qu'il est juste, excusable ou indifférent de tuer des animaux pour s'en nourrir, puisqu'à l'évidence les animaux dont ils consomment la chair ont été tués à cette fin. Pourtant, des données indiquent qu'ils ne sont pas tout à fait détendus face à la mort donnée aux animaux.
Certains consommateurs de viande déclarent préférer ne pas reconnaître l'animal dont elle provient. C'était le cas du tiers des 1000 personnes interrogées par Geneviève Cazès-Valette dans le cadre de son étude sur Le rapport à la viande chez le mangeur français contemporain [17] (2004) ; par ailleurs 65% d'entre elles ont dit être d'accord avec l'affirmation « Cela vous dérangerait d'assister à l'abattage des animaux [18] ».
La majorité des 1018 personnes interrogées dans le cadre d'une étude effectuée en Grande-Bretagne en 1993 ont dit qu'elles cesseraient de consommer de la viande si elles devaient tuer elles-mêmes les animaux [19].
Lorsque les questions sur la mise à mort des animaux revêtent une connotation normative, les pourcentages de carnivores prêts à affirmer que cela pose problème deviennent plus faibles mais restent significatifs. Ainsi, dans l'enquête précitée de Lea conduite en Australie, 8% des non-végétariens ont dit approuver l'affirmation « Les humains n'ont pas le droit de tuer les animaux pour les manger », et 13% ont coché la case « Ne sait pas ». Les semi-végétariens (qui rappelons-le sont des carnivores) ont été 40% à approuver la même affirmation et 11% à dire ne pas savoir.
On constate que des carnivores considèrent que la production de viande fait souffrir des animaux ou sont mal à l'aise à l'idée de leur mise à mort. Pourtant, ils continuent à les manger. L'explication résiderait-telle dans la croyance que la physiologie humaine exige une alimentation carnée et qu'il est légitime de donner la priorité à la préservation de sa propre vie, même si cela doit coûter la vie à d'autres ? Les opinions exprimées sur le sujet sont contradictoires.
Une enquête a été effectuée en France en 1997 auprès de 150 carnivores [20]. Les affirmations « La viande est nécessaire à l'équilibre alimentaire » et « La viande est source de santé » ont été approuvées respectivement par 61,5% et 59,5% d'entre eux, ce qui constitue une majorité mais indique aussi qu'environ 40% ne se sont pas prononcés en ce sens. Plus étonnant encore : dans la même enquête, 63,5% des personnes interrogées ont approuvé l'affirmation « On peut-être en parfaite santé sans manger de viande », de sorte qu'on se trouve face à une population qui, selon la façon dont la question est posée, dit à la fois croire et ne pas croire la viande nécessaire à la santé.
La même contradiction ressort de l'étude australienne [21] : 68% des non-végétariens approuvent l'affirmation « La viande est nécessaire dans l'alimentation » mais ils ne sont que 15% à approuver l'idée que « Les non-végétariens sont en meilleure santé que les végétariens » (et 46% à ne pas se prononcer). Les semi-végétariens quant à eux ne sont qu'une minorité à juger la viande nécessaire dans l'alimentation.
On peut pour le moins conclure qu'une proportion significative des carnivores (même en retenant les questions et réponses donnant l'estimation la plus basse) n'est pas certaine que la viande soit indispensable à la santé.
Sur le plan gustatif, une forte majorité d'entre eux dit apprécier la viande. Ainsi, 88% des personnes interrogées dans le rapport précité de Cazès-Valette se disent d'accord avec l'affirmation « En général, vous aimez la viande ». Toutefois, le malaise qui s'exprime lorsque la question posée rappelle la mise à mort des animaux laisse supposer que les scores obtenus seraient plus bas si l'on mesurait le degré d'adhésion à une proposition telle que « Il est normal que des animaux soient tués pour notre plaisir gustatif ».
A partir de l'enquête effectuée par Lea (2001), Lea et Worsley ont procédé à une redistribution des 704 personnes dont l'opinion avait été sollicitée sur un grand nombre de questions relatives à l'alimentation végétale ou carnée. Les auteurs ont constaté que les parties du questionnaire sur lesquelles il y avait des différences significatives dans les réponses des trois catégories distinguées au départ (non-végétariens, semi-végétariens et végétariens autodéclarés) étaient les chapitres portant sur trois thèmes : croyances à propos de la viande, obstacles à l'adoption d'un régime végétarien, avantages perçus d'un régime végétarien. C'est pourquoi les réponses à ces trois sections ont été utilisées pour mener une analyse en composantes principales. Celle-ci a conduit à identifier un groupe de carnivores dont les croyances et attitudes se rapprochent de celles des végétariens et que Lea et Worsley ont baptisé les « végétariens cognitifs ». Ce groupe composé de 81 personnes (soit 13,5% des répondants qui ne se sont pas déclarés végétariens) inclut une partie des semi-végétariens auto-déclarés (41 sur 55) mais aussi 26 des 546 non-végétariens. Les niveaux de consommation de produits d'origine animale des végétariens cognitifs sont voisins de ceux des autres carnivores, mis à part une consommation plus rare de viande rouge et de produits laitiers. La plupart d'entre eux n'ont pas le projet de devenir végétariens. Ils sont pourtant plus proches des végétariens que du reste des carnivores sur certaines croyances et valeurs, notamment concernant la conviction que le régime végétarien a des effets positifs sur bien-être et les droits des animaux.
« Végétariens cognitifs » est une dénomination astucieuse, bien qu'un peu surfaite, pour désigner un phénomène que saisissent de multiples études : l'existence parmi les carnivores de personnes dont les croyances et opinions sont plus proches de celles des végétariens que de ce qui correspondrait à une pure mentalité carniste.
Chez une majorité de la population, les enquêtes ne font apparaître ni indifférence au sort des animaux (leur mort et leur mal-être sont perçus négativement), ni adoption d'un comportement s'écartant du modèle de consommation dominant afin d'amenuiser les maux infligés aux bêtes. Cependant, l'ensemble des personnes dont les pratiques ne correspondent pas à ce modèle dépasse largement le cercle des végétariens.
La répartition des opinions n'est pas dénuée de lien avec celle des pratiques : les carnivores croient par exemple davantage que les végétariens à la nécessité de la viande et moins qu'eux à la cruauté de l'élevage. Cependant, la correspondance n'est qu'approximative. Pour qui s'attendrait à ce que tous les carnivores soient des porteurs cohérents d'une forte idéologie carniste, le tableau présente de nombreuses anomalies. Leur opinion sur la nécessité de la viande est versatile ; l'idée de tuer un animal pour le manger répugne à beaucoup d'entre eux ; les croyances de certains carnivores sont proches de celles des végétariens éthiques ; il s'en trouve même pour juger l'élevage ou la pêche moralement condamnables.
Il semble ainsi que la position de la plupart des carnivores se situe dans un intervalle allant d'une adhésion réelle, mais assez molle et passive, aux croyances légitimant l'alimentation carnée, à un état marqué de dissonance cognitive.
Où sont donc les chevaliers prêts à défendre énergiquement la forteresse carniste ?
Les défenseurs prosélytes et sans complexes de l'asservissement et de la tuerie des animaux que l'on mange sont relativement rares parmi les particuliers. Ces idéologues bénévoles se rencontrent notamment parmi des carnivores par ailleurs adeptes de loisirs tels que la chasse ou la corrida, qu'ils s'efforcent de défendre face à une opinion publique majoritairement hostile [22].
Les messages pro-viande qui nous parviennent sont en grande partie fabriqués par des professionnels de la communication au service des filières de productions animales. Ils comptent parmi les agents que Joy nomme les « faiseurs de mythes [23] ». C'est au même type d'acteurs que pense Luke lorsqu'il écrit : « Le vaste réseau d'universitaires, scientifiques, experts en marketing et auteurs populaires qui se donne pour tâche de tranquilliser l'esprit du public montre que ceux dont l'activité repose sur l'exploitation animale ne doutent pas de la tendance humaine à sympathiser avec les animaux [24] ».
Les faiseurs de mythes veillent selon Joy à renforcer l'idéologie des 3 N, ou du moins à éviter que nous ne nous posions la question de savoir si manger de la viande est vraiment normal, naturel et nécessaire. Quelques exemples empruntés à la communication des filières viande permettent d'illustrer différents types de stratégies employées à cet effet.
Parmi les messages propres à flatter la fibre carniste chez leurs destinataires, on peut citer la saga « Carnivore » de Charal, invitant les consommateurs à reconnaître en eux-mêmes « le plus grand des prédateurs ». On se souvient du slogan 2002, « N'ayez plus peur de dire "J'aime la viande" », ou du spot télévisé 2010 « Ne perdez pas votre part de carnivore » mettant en scène un loup qui, pendant que ses congénères hurlent, ne parvient plus qu'à émettre un piètre bêlement [25].
En 2004, c'était Herta qui mettait en scène la victoire de notre part carnivore : un spot montrait un homme dont le t-shirt portait l'inscription « Je suis végétarien » et qui ne résistait pas à l'attrait des tranches de jambon dégustées par ses amis.
L'interprofession cunicole lançait quant à elle fin 2009 une campagne ayant pour slogan « Le lapin, il mérite bien de passer à la casserole », avec pour héros « Cyril le lapin », un personnage insupportable incarné par un homme coiffé d'oreilles de lapin. Ces spots vidéo, se voulant de style jeune et décalé, ont été conçus à partir d'une préoccupation bien précise si l'on en croit Elise Aliet, chargée de communication à l'agence qui a conçu cette campagne : « On voulait casser cette douce image d'un animal quasi domestique que l'on trouve très mignon, qu'on n'a pas forcément envie de manger. Pour ce faire, on a créé un personnage qui est tellement agaçant, tellement irritant, qu'on n'a qu'une envie : le passer à la casserole [26]. » Cyril le lapin n'a pas fait une grande carrière médiatique. Indice que même sous un emballage humoristique, le rappel trop direct qu'il s'agit de mettre un doux animal à la casserole ne fait pas recette ?
Les moyens mis en oeuvre pour alimenter la croyance en la nécessité des aliments d'origine animale constituent un autre aspect des efforts déployés pour pérenniser les mythes carnistes. C'est avec un budget généreusement grossi de subventions publiques, et avec l'aval du ministère de l'Education, que les équipes de formateurs du CIV (Centre d'information des viandes [27]) pénètrent chaque année dans des centaines d'établissements scolaires et enseignent aux enfants le réflexe d'association entre « viande » et « protéines », tout comme le CNIEL (Centre national interprofessionnel de l'économie laitière) répand ses brochures diététiques martelant le caractère indispensable des produits laitiers pour satisfaire nos besoins en calcium. Les professionnels de santé comptent parmi les cibles privilégiées des messages émis par les organismes au service des filières de productions animales.
On retrouve les mêmes thèmes dans l'information nutritionnelle officielle. En France, celle-ci exerce une force de dissuasion particulièrement appuyée à l'encontre du régime végétalien [28].
A côté des tactiques destinées à fortifier l'esprit et les croyances carnistes chez les consommateurs, on trouve celles destinées à endormir la culpabilité qui affleure chez certains d'entre eux avant qu'elle ne vienne perturber l'acte d'achat. La méthode consiste alors pour les filières de productions animales à s'approprier la thématique du bien-être animal.
Pendant le Salon international de l'agriculture qui s'est tenu à Paris en février 2011, on a vu par exemple Christiane Lambert, vice-présidente de la FNSEA et éleveuse de porcs, déclarer sans rire à propos de l'élevage intensif [29] : « Les porcs sont en ambiance climatisée, la température est contrôlée. Ils sont bien mieux que lorsqu'ils sont en plein air, quelquefois avec des coups de soleil sur le dos et des gerçures aux pis. »
Même son de cloche sur [la page « Jean Bombeur » du site Le Porc [30] ->http://www.leporc.com/jean-bombeur-cochon-reporter.html] qui présente aux enfants (sans aucune photo à l'appui) les étapes de l'élevage de cochons. On y apprend que les porcs sont « bien logés », « bien soignés », « bien nourris », « en pleine forme ». Extrait : « À la maternité, chaque truie a sa salle (case) pour donner naissance à ses petits, de 8 à 12 en moyenne. Toutes les cases sont équipées d'un système de chauffage […] Pour nourrir plus facilement ses petits, la truie est installée sur le côté, et légèrement surélevée. » L'enquête du porcelet reporter Jean Bombeur, énième personnification de la suicide food [31], se termine à l'abattoir « tout proche de la ferme » où les cochons sont confiés à « Laurent Optissoin » qui expose en ces termes en quoi consiste son travail : « On accueille les porcs en les laissant se reposer du voyage. Ensuite, ils sont anesthésiés pour ne pas souffrir, puis abattus. »
Dans la même veine, on peut encore citer l'un des spots de la série de publicités « Soyons ferme » du CIV diffusées à la radio fin 2010, dans lequel une éleveuse démentait que l'élevage porcin soit industriel en France, lui opposant le fait qu'il est réalisé dans des exploitations familiales [32].
La dernière voie empruntée par les filières de productions animales – et sans doute la plus sûre – pour limiter les questionnements nuisibles à leurs débouchés consiste à organiser ce que Burgat (1996) nomme l'oubli, Plous (1993) la dissociation, et Joy (2010) l'invisibilité de l'animal derrière la viande. On élève, pêche et tue à l'abri des regards. La découpe, la présentation, le vocabulaire, transfigurent la bête morte en produit banal. Les publicités télévisées pour le foie gras ne montrent ni canards ni oies, fût-ce pour les dépeindre gambadant à travers champs. Elles vantent le produit festif, et rien d'autre.
Selon une étude menée par deux économistes aux États-Unis (Tonsor et Olynk, 2010, 2011) la couverture médiatique de questions relatives au bien-être animal a un impact négatif sur la demande de viande, du moins sur les secteurs porcin et avicole. Les filières de productions animales n'ont pas attendu les résultats de cette étude pour renforcer leur contrôle sur l'image de leurs activités. La montée de l'attention portée au sort des animaux d'élevage a eu pour pendant la montée des efforts des filières de production pour fermer l'accès aux lieux d'élevage et d'abattage, et la montée des procédures judiciaires contre les auteurs d'enquêtes en caméra cachée.
« Ne pas voir, ne pas entendre, afin de ne rien troubler du calme de la viande [33] » semble être la règle d'or pour assurer la pérennité de l'alimentation carnée. Toutefois, les filières de productions animales sont loin d'être à la merci de la moindre information qui filtre. Tout se passe comme si le calme de la viande reposait aussi sur une forte tendance à l'amnésie dans la population.
Début 2011 paraissait en France Faut-il manger des animaux ? de Jonathan Safran Foer. Ce livre, qui inclut une enquête quasi-journalistique sur les conditions de production de la viande, a fait l'objet d'une intense couverture médiatique : on découvrait l'abominable vérité sur l'élevage industriel.
Fin 2009, c'était Bidoche de Fabrice Nicolino, portant sur les mêmes thèmes, qui avait fait sensation : on découvrait avec effroi l'atrocité de l'élevage industriel.
En fait, on avait déjà eu la révélation du mode de production de la viande dans (entre autres) le film We Feed the World (Le marché de la faim) d'Erwin Wagenhofer en 2005 (ou 2007 pour la version française), lui aussi très remarqué. Et l'on pourrait poursuivre sans peine la remontée dans le temps du cycle des « dévoilements » de ce qui a déjà été révélé.
La fréquence des oeuvres suscitant l'inquiétude ou l'indignation sur les coulisses de l'alimentation carnée augmente. En réalité, elles finissent bien par laisser quelque trace. La proposition « L'élevage moderne pose problème » est entreposée quelque part dans l'esprit d'un nombre croissant de personnes. Il y a néanmoins quelque chose de troublant dans cette émotion qui se renouvelle, comme si l'effet de la même information reçue précédemment s'était déjà effacé.
De même, le contraste peut surprendre entre d'un côté l'absence de clivage net, sur le plan des croyances et opinions, entre carnivores et végétariens, et de l'autre le fait que les pratiques penchent très fortement du côté de la consommation de produits d'origine animale. Le recul de cette consommation, quand il a lieu, est lent. De surcroît, il coïncide souvent avec une augmentation du nombre de victimes (moins de bovins, plus de poulets). Comment est-ce possible ? Joy, on l'a vu, propose des pistes pour comprendre. D'autres s'y sont employés également.
Melanie Joy range le carnisme parmi les systèmes violents. Divers auteurs ont souligné l'existence de points communs entre des systèmes institutionnalisés de violence de masse.
Dans le cas de la viande aussi, les agents les plus directement impliqués dans l'organisation et la défense d'un système qui répand la douleur et la mort à grande échelle ne sont pas des monstres mais des personnes tout à fait ordinaires, et dont l'action resterait sans effet sans la collaboration d'une grande partie du reste des gens ordinaires. Dans le cas de la viande aussi, la perpétuation de la violence fait intervenir des mécanismes tels que la soumission à l'autorité, la dilution de la responsabilité, les idéologies justificatrices, la dévalorisation et la mise à distance des victimes, le sentiment de normalité d'acteurs qui ne font « que leur travail » ou qui s'en tiennent à jouer leur rôle dans la vie sociale, et l'ensemble des processus de déni [34].
Il est impossible de parcourir ici l'ensemble des facteurs à l'œuvre ou d'évoquer la totalité des travaux qui ont cherché à les mettre en lumière. Nous avons sélectionné un petit nombre de thèmes développés par quelques auteurs qui, à la manière de Joy, adoptent une perspective à dominante sociologique ou psychosociologique. Leurs observations et analyses ont également en commun de ne pas mettre en scène des acteurs profondément imprégnés d'une idéologie légitimant la maltraitance, la tuerie ou le mépris des animaux. Car le fait remarquable est qu'alors même que ces idéologies sont moins solidement ancrées, la consommation de produits d'origine animale reste à un niveau élevé.
Dans l'image que nous nous faisons de nous-même, nous pensons volontiers que nos croyances et opinions guident nos actes, moins volontiers que nos actes modèlent nos croyances et opinions. C'est pourtant également le cas.
Loughan et alii (2010) ont mené une expérience sur 102 étudiants, divisés aléatoirement en deux groupes. On fait croire aux participants qu'on les sollicite pour recueillir des informations sur la perception par les consommateurs de produits alimentaires précis : un type de test effectué couramment à la demande des fabricants. On fait goûter à chaque groupe un produit qu'on lui demande ensuite de noter selon divers critères (goût, texture…). Le groupe A teste un aliment carné (bœuf), tandis que le groupe B teste un aliment végétal. Ensuite, prétextant que le temps pour lequel les participants ont été recrutés n'est pas écoulé, on leur propose de participer à une autre expérience qui passe à leurs yeux pour indépendante de la première. On leur soumet une liste de 27 espèces animales et on leur demande lesquelles entrent selon eux dans le cercle de la considération morale (Indicate those animals that you feel morally obligated to show concern for). Le nombre moyen d'espèces retenues est de 13,5 dans le groupe A contre 17,3 dans le groupe B.
Il importe de préciser que les participants des deux groupes sont carnivores. Il est probable que chez les goûteurs du produit carné, on assiste à un ajustement des croyances aux pratiques. L'acte est encore si proche et si présent à l'esprit que les individus perçoivent l'incohérence entre leur action et l'affirmation de certaines convictions. A ce moment-là, alors que l'acte vient d'être accompli, la voie la plus accessible de réduction de l'état de dissonance cognitive consiste à jouer sur ce qui n'a pas encore eu lieu : l'expression des valeurs [35].
La consommation de viande est par ce biais un facteur favorisant la perpétuation de l'idéologie carniste. Elle l'est sans doute aussi pour d'autres raisons. Plus l'acte se répète, plus il se banalise. Sa répétition même aide à le percevoir comme innocent ou neutre. Comment ce que nous-même et des millions de braves gens faisons chaque jour pourrait-il être un crime ?
L'expérience de Loughnan ne montre cependant qu'un ajustement partiel des valeurs aux pratiques. Les sujets ne rejettent pas toute idée de considération morale envers les animaux. De même, quand dans une autre phase de l'expérience on les interroge spécifiquement sur le degré de considération morale à reconnaître aux vaches, la note moyenne attribuée par les goûteurs de viande de bœuf est inférieure à celle attribuée par le groupe qui a testé un produit végétal. Cependant, si la différence est suffisante pour être statistiquement significative, l'écart entre les deux est faible.
Dans la lignée de l'étude précédente, une série d'expériences ont été menées par Bastian et alii (2011). Elles portent sur le lien existant entre, d'une part, l'attribution de capacités mentales aux animaux et, d'autre part, le jugement porté sur leur caractère comestible, la conscience de ce qu'ils endurent pour être transformés en viande, ou la perception de sa propre implication dans le sort qu'ils subissent. L'ensemble des tests ont été effectués auprès de sujets carnivores [36].
Dans une première expérience, on demande aux participants de noter 32 espèces animales sur leurs capacités mentales. On demande par ailleurs à chacun de se prononcer sur sa disposition à manger des animaux de chaque espèce [Seriez-vous prêt à manger cet animal si on vous le demandait ?]. Les résultats montrent que les animaux jugés comestibles se voient attribuer des capacités mentales inférieures à ceux jugés non comestibles.
Dans une seconde expérience, on présente aux participants l'image d'une vache et celle d'un mouton dans un pré. On dit à la moitié d'entre eux que la vache va être conduite dans un autre pré, où elle passera le plus clair de son temps à paître en compagnie d'autres vaches, tandis que le mouton va être conduit à l'abattoir pour y être tué et dépecé afin de fournir de la viande vendue en supermarché. A l'autre moitié du groupe, on fournit la même explication, en inversant l'avenir promis à la vache et au mouton. Puis on demande aux participants de noter les capacités mentales des deux animaux. Dans les deux groupes, l'animal promis à l'abattoir (vache ou mouton) se voit attribuer des capacités mentales inférieures à celui destiné à une vie paisible.
Dans une troisième expérience, les participants pensent être recrutés pour donner leur avis sur des produits alimentaires. Chacun sait d'avance quelle denrée il va goûter : une préparation à base de bœuf, de mouton ou de pommes selon les cas. Avant de passer à la dégustation des produits, tous doivent rédiger un texte sur le processus d'élevage et de transformation conduisant à mettre la viande à la disposition des consommateurs, et tous sont invités à noter les capacités mentales des vaches et moutons. Les notes attribuées aux animaux par ceux qui s'apprêtent à goûter de la viande sont significativement inférieures à celles attribuées par ceux qui s'apprêtent à goûter des pommes.
Ces expériences suggèrent fortement l'existence d'un processus de réduction du conflit existant entre alimentation carnée et sensibilité au sort des bêtes par « démentalisation » des animaux concernés : comme dans l'expérience menée par Loughnan et alii (2010), l'état de dissonance cognitive est atténué par un ajustement des croyances aux pratiques. Là encore, l'ajustement n'est que partiel, car les sujets ne vont pas jusqu'à nier l'existence même d'une vie mentale chez les animaux mangés.
Le carnivorisme sélectif pourrait constituer un cas d'ajustement partiel dans l'autre sens : des pratiques en direction des croyances.
Scott Plous a publié en 1993 un article intitulé « Psychological Mechanisms in the Human Use of Animals » qui anticipe largement sur les thèmes développés plus tard par Joy (tous deux sont des universitaires qui enseignent la psychologie). On ne retiendra ici qu'un aspect de la réflexion de Plous : celui qui se rapporte au principe de similarité, que l'auteur définit comme suit : « En général, les gens accordent plus de considération aux individus qu'ils perçoivent comme semblables à eux-mêmes qu'aux individus qu'ils perçoivent comme dissemblables. » Diverses expériences conduites par des psychologues ont attesté l'existence entre humains de ce phénomène qui présente deux faces complémentaires :
Plous cherche alors à déterminer si le principe de similarité joue dans le rapport des humains aux autres animaux. Il construit à cette fin des questionnaires et dispositifs expérimentaux. Dans une expérience, 60 étudiants (qui ne militent pas pour les droits des animaux) sont recrutés. Trente d'entre eux sont soumis à un questionnaire leur demandant de noter de 1 à 9 la similarité entre les humains et différentes espèces d'animaux et les trente autres de noter de 1 à 9 la capacité à ressentir la douleur des mêmes espèces (1 correspondant à la similarité ou la capacité à souffrir la plus faible). Le tableau suivant indique les notes moyennes attribuées sur les deux thèmes. Si le classement par degré de similarité est sans surprise, il apparaît de surcroît qu'il est corrélé à la capacité attribuée à éprouver la souffrance physique : moins un animal ressemble à un humain, moins il est supposé ressentir la douleur.
{{}} | Similarité avec les humains | Capacité à éprouver la douleur |
Primates non humains | 7,2 | 8,5 |
Mammifères non primates | 4,4 | 8,1 |
Oiseaux | 2,8 | 6,6 |
Reptiles | 2,3 | 5,8 |
Poissons | 2,2 | 5,2 |
Insectes | 1,7 | 4,3 |
Dans une autre expérience, l'auteur mesure l'émotion ressentie à la projection d'un film dans lequel on assiste à la maltraitance d'un animal (émotion mesurée par la réponse électrodermale). L'animal n'est pas visible (il s'agit d'un film truqué dans lequel l'image de l'animal supposé maltraité est brouillée) mais avant le visionnage, on projette une photo de l'animal avant qu'il ne soit brutalisé, en montrant selon les groupes : un singe, un raton laveur, un faisan ou un crapaud. Les résultats montrent une forte corrélation entre l'émotion ressentie et la similarité perçue de l'animal avec l'humain.
Le principe de similarité pourrait éclairer le comportement des carnivores sélectifs évoqués plus haut. On sait que la plupart d'entre eux mangent peu ou pas de mammifères mais continuent à consommer des oiseaux ou des poissons. On sait qu'ils sont plus conscients que les carnivores standard de la cruauté du sort fait aux animaux destinés à la consommation. Il semble donc que la contradiction qu'ils ressentent entre leurs croyances et leurs actions soit suffisante pour les amener à modifier leurs habitudes alimentaires, mais pas au point d'en faire bénéficier des animaux trop éloignés dans l'échelle de la similarité pour inspirer beaucoup de compassion.
Cela n'est pas sans évoquer les réflexions de Hume ou Smith sur le caractère central de la sympathie dans la possibilité même des sentiments moraux, mais aussi sur les limites de sa portée. Car la sympathie, rappellent-ils, est partiale : elle va spontanément davantage aux proches qu'aux étrangers. C'est pourquoi l'accès au jugement moral impartial requiert en complément la mise en œuvre d'autres facultés mentales telle que la capacité de décentrement par rapport à sa position personnelle, de façon à pouvoir comparer les intérêts en présence « avec les yeux d'un tiers impartial et désintéressé » pour reprendre l'expression de Smith [38].
Dans les relations intra-humaines, il suffit souvent d'appliquer les règles de conduite de la morale commune pour assurer le respect d'un principe d'impartialité ou d'universalité. C'est moins vrai concernant la façon de se comporter envers les animaux dans une société spéciste. Corriger les biais qui jouent en défaveur des bêtes demande aux individus du temps et de la réflexion, ce qui suppose en amont que leur attention ait été suffisamment captée par le sujet. Car le temps et la réflexion sont des denrées rares ; nul n'est en mesure de les affecter en abondance à chacune des innombrables décisions et actions de son existence.
Il est intéressant à cet égard de revenir à Plous qui compare dans son article les résultats obtenus sur les questionnaires similarité/capacité à souffrir auprès d'étudiants non impliqués dans la cause animale aux résultats obtenus sur les mêmes questionnaires auprès de militants des droits des animaux.
{{}} | Similarité avec les humains | Capacité à éprouver la douleur |
Primates non humains | 7,4 (7,2) | 9 (8,5) |
Mammifères non primates | 4,5 (4,4) | 9 (8,1) |
Oiseaux | 3,8 (2,8) | 8,6 (6,6) |
Reptiles | 3,6 (2,3) | 8,5 (5,8) |
Poissons | 3,3 (2,2) | 7,9 (5,2) |
Insectes | 3,2 (1,7) | 7 (4,3) |
L'évaluation de la capacité à souffrir des animaux est plus élevée chez les militants que chez les non militants et surtout moins fortement corrélée à la ressemblance perçue avec les humains. Tout se passe comme si chez les personnes les plus motivées pour réfléchir à l'éthique animale, il y avait un effort délibéré pour corriger le biais induit par le principe de similarité. Chez les autres, on peut soupçonner une certaine confusion entre la souffrance physique éprouvée par les animaux et l'émotion qu'elle leur inspire.
Si le carnivorisme sélectif montre un ajustement des pratiques aux croyances qui n'est que partiel par le nombre limité d'espèces concernées, d'autres cas de figure illustrent un ajustement qui n'est que partiel par son étendue dans le temps.
Philippe Gruca (2010) rapporte cette anecdote : une amie assiste à une projection qu'il organise de We Feed the World et en ressort profondément choquée par les scènes concernant l'élevage. Lorsqu'il la croise deux mois plus tard, elle lui dit : « Ecoute, pendant trois semaines, je n'ai plus mangé de viande. Et depuis, bon… j'en remange comme avant. »
On retrouve chez plusieurs auteurs ce même constat de l'existence de mutations temporaires [39].
Des personnes sont ébranlées par une information ou un événement qui les alerte sur ce qu'endurent les animaux élevés ou pêchés pour la consommation alimentaire. Elles expriment une indignation, apportent des changements dans leur vie, qu'il s'agisse d'un passage au végétarisme ou à « l'omnivorisme consciencieux ». Puis, tout s'efface.
Pour Gruca [40], l'explication principale réside dans les limites de l'esprit humain combinées aux caractéristiques de notre cadre de vie. Nous ne nous représentons bien que ce qui est à notre échelle, dans notre champ de vision. Au-delà, il ne faut pas surestimer l'étendue de notre imagination. Or, autour de nous, les vitrines brillent, les rues sont propres, tout est calme. Occasionnellement, un livre ou un documentaire nous font accéder à l'envers du décor. Mais les effets de cette intrusion sont rapidement gommés par le flux continu de l'expérience vécue, de ce qui nous entoure vraiment. Où est le problème ? Visiblement, nulle part. Nos sociétés se caractérisent par la « maximisation du rapport entre l'internalisation des commodités et l'externalisation des nuisances [41] ». Tant qu'il en sera ainsi, Gruca juge improbable un « putsch de la raison qui prendrait les commandes de nos corps afin de les faire agir de manière enfin responsable [42] ».
Martin Balluch (2008), souligne lui aussi l'existence de changements individuels des modes de consommation qui ne sont que temporaires. Suite à une discussion ou à des émissions dans les médias, des personnes sont convaincues de l'injustice et de l'horreur de ce que subissent les animaux et se mettent à refuser les produits de l'élevage industriel ou deviennent véganes. Mais petit à petit, leur bonne volonté initiale s'érode, et elles reviennent à leurs habitudes antérieures : « Il y a la pression psychologique de ne plus être "normal", d'être un marginal. Soudain, vous êtes en conflit avec vos pairs et votre famille. […] ils peuvent se sentir mis en cause par votre attitude même : après tout, vous refusez de faire comme eux pour des raisons éthiques. […]. À votre travail, dans vos loisirs, quand vous faites les courses, dans les restaurants… partout, votre choix d'un mode de vie végane demande beaucoup d'énergie pour justifier ce que vous faites, poser des questions délicates, taper sur les nerfs des autres, renoncer à acheter quelque chose dont vous avez envie […] De plus, alors que vous investissez tellement, il semble que vous n'obteniez rien en retour ! Le nombre d'animaux abattus ne diminue pas et la société ne semble pas changer, pas même un petit peu [43]. ».
Joy mentionne elle aussi notre difficulté à rester en éveil après avoir vu ou compris ce que la viande impliquait pour les animaux, attribuant principalement ce fait au « lessivage de notre libre-arbitre » résultant du carnisme intériorisé : « Des modèles de pensée et de comportement, acquis bien avant que nous soyons capables d'agir en tant qu'agents libres, ont été incorporés au tissu de notre psychisme, guidant nos choix comme une main invisible. Et si quelque chose vient interrompre notre rapport habituel à la viande – si par exemple nous entrevoyons le processus d'abattage – le réseau élaboré qui constitue la structure défensive du carnisme nous ramène promptement dans le rang [44]. »
Balluch (2008) utilise une analogie avec un système physique pour illustrer la manière dont l'organisation sociale en place exerce une force de rappel qui limite l'ampleur des comportements déviants.
La gamme des attitudes possibles est d'une grande amplitude, allant d'une utilisation sans restriction aucune des animaux (à leur détriment), jusqu'au respect de leurs droits ou intérêts fondamentaux, y compris celui de ne pas être tués pour garnir nos assiettes, en passant par toute sorte de limitations partielles de la violence exercée envers eux, ou envers certains d'entre eux. Tous ces comportements sont concevables tant au niveau individuel que comme norme sociale. Mais tous ne sont pas également probables en un lieu et un temps donné.
Il faut se figurer une société humaine comme le profil d'une vasque : un segment horizontal (le fond de la vasque) encadré par deux segments inclinés (les flancs du récipient). Les individus sont des billes disposées le long de cette courbe.
Le fond de la vasque représente le mode de vie dominant, et le système politique, économique, scientifique, etc. qui lui est associé, dans une société donnée. C'est l'état atteint au point de son histoire où elle se trouve.
Actuellement, pour nous, ce point correspond à la consommation de produits issus de la pêche et de l'élevage industriels, ou de produits élaborés en recourant à l'expérimentation animale. Certaines pratiques sont interdites ou fortement réprouvées (produire des fourrures de chats, torturer un animal dans des conditions autres que celles liées aux modes de production en place ou aux dérogations accordées à certaines cultures et traditions).
Le fond de la vasque est aussi le lieu où se concentrent le maximum de « billes », parce qu'il correspond à un état de repos. On trouvera aussi des billes le long des deux segments inclinés, mais en nombre très inférieur, parce qu'il faut dépenser de l'énergie en permanence pour demeurer dans cette position instable. Ainsi, une personne qui aime torturer des animaux pour le plaisir, hors des formes admises, doit être suffisamment motivée pour braver les risques encourus et supporter la réprobation qu'inspire ce genre d'activité. De même, sur la pente opposée, les individus qui ont choisi de n'acheter que de la viande bio, ou de refuser tout produit d'origine animale, sont confrontés aux frictions sociales et à l'incommodité qui en résultent. Là encore, ramer à contre-courant demande un effort permanent.
Bien que les êtres humains possèdent la faculté d'empathie ou de compassion envers les bêtes, Balluch estime qu'on ne parviendra pas à améliorer substantiellement la condition animale en tablant uniquement sur la diffusion d'un discours sur les droits des animaux et sur des actions visant à persuader un par un les consommateurs d'opter pour le végétarisme. Car accomplir durablement une telle mutation demande plus d'énergie que la plupart d'entre eux ne sont capables de fournir. Pendant que certaines billes entreprennent la marche ascendante le long d'une pente, d'autres décrochent et retombent au fond de la vasque. Par ailleurs, même si le solde des deux mouvements est positif, il demeure de faible ampleur, et peut être facilement dominé par l'évolution de la population induite par les facteurs démographiques (naissances, décès, flux migratoires). Compter uniquement sur les prises de conscience individuelles et sur leur traduction en actes, c'est comme vouloir vider l'océan à la petite cuiller.
Faute de pouvoir progresser grâce au seul mouvement spontané des « billes », il faut réussir parallèlement à changer le système (la vasque) : faire en sorte que le mode de vie le plus facile (le fond de la vasque) corresponde à des formes de consommation différentes de celles qui prévalent aujourd'hui.
Pour Balluch, la transformation du système passe par l'action politique collective : obtenir des lois plus protectrices pour les animaux, agir sur les circuits de distribution pour que l'offre de produits véganes augmente, tandis que les produits obtenus dans les conditions les plus nuisibles aux animaux disparaissent des rayons ou se renchérissent [45]. Ce faisant, on engage un cercle vertueux, car les façons de vivre influent sur les façons de penser : il suffit que quelques années s'écoulent pour que les produits ou modes de production bannis ou en régression soient associés dans la conscience collective à des pratiques condamnables, appartenant à un passé révolu [46].
Le schéma est incrémental. Chaque progrès facilite l'obtention d'autres avancées : au round suivant, les industries animales [47] partent d'une position plus faible, tandis que la série de batailles politico-médiatiques qui accompagnent les campagnes de la protection animale contribuent à sensibiliser davantage le public au sort des animaux. Ainsi, de proche en proche, le système pourrait atteindre un état où des modes de vie respectueux des animaux seraient la norme.
Dans la conception de Balluch, ce processus repose sur la confrontation entre deux pôles actifs : d'un côté les industries animales, de l'autre le mouvement animaliste. Le reste de la population est un agent semi-passif. Les revendications de la protection animale ont certes beaucoup plus de chances d'aboutir si elles ont la sympathie du public. Cependant, son approbation, ou pour le moins son consentement au changement, est une condition nécessaire mais non suffisante pour qu'il ait lieu, en raison des facteurs qui favorisent l'inertie des comportements individuels.
« Une question me hante, sans cesse répétée : pourquoi la condition faite par les hommes aux animaux est-elle si atroce et impitoyable ? […] Pourquoi les humains, pas plus méchants a priori les uns que les autres, ou que d'autres espèces, sont-ils si odieux avec les animaux ? » s'interroge Françoise Armengaud [48]. Perplexité compréhensible, car la quête d'une cause, d'un motif, d'une volonté, clairement identifiables, dont la noire majesté serait à la hauteur des atrocités commises reste vaine.
L'élevage et la pêche comptent parmi les activités humaines les plus génératrices de malheur, dévastant l'existence de myriades d'êtres sentients dans un cycle sans fin. Le contraste est saisissant entre l'ampleur des sévices et du carnage perpétrés et l'inconsistance de chacun des petits riens, faits de nos traits psychologiques et sociaux, qui mis bout à bout permettent que cela se reproduise encore et encore.
Pas de haine féroce envers les animaux. Pas de croyance robuste en leur absence d'émotions. Pas de pulsion incontrôlable pour la chair fraîche. Pas de conviction solide qu'il y aille de sa propre survie. Pas de mythe fondateur à haute valeur symbolique célébré par l'ingurgitation de corps. Pas de projet délibéré et pleinement assumé de participer à une gigantesque entreprise de maltraitance et de tuerie pour se procurer de petits plaisirs et commodités. Une adhésion aux idéologies de la coupure radicale entre nature humaine et animale qui se délite… La consommation des animaux a de nos jours souvent lieu sans raison, sans que nombre de ses auteurs soient en mesure de produire un discours structuré assénant qu'ils sont dans leur bon droit, et sans qu'ils veuillent voir le sang versé.
Elle a lieu pourtant.
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Mis en ligne le 4 février 2012
[1] Titre « Sans queue ni tête » de l'album Défoule sentimentale, sorti en 1995.
[2] Page 70 de la traduction française, parue en 1999. Le texte original anglais, « Justice, Caring and Animal Liberation », date de 1996.
[3] Why We Love Dogs, Eat Pigs and Wear Cows, 2010.
[4] Les deux premières sections de cet article ont été antérieurement publiées (à quelques différences près) dans un texte paru dans la Revue Semestrielle de Droit Animalier (Estiva Reus, « Manger des animaux ? – Pratiques et perceptions en univers carniste », RSDA 1/2011, p. 193- 205).
[5] Pour une présentation plus complète, en langue française, de l'approche de Joy, voir le dossier que lui ont consacré les Cahiers antispécistes, n°33, novembre 2010, en ligne. En langue anglaise, certains des articles et interviews de Joy sont accessibles sur son site personnel. Voir également le site Carnism Awareness and Action Network qu'elle a créé en décembre 2010.
[6] Le terme « carnisme » a été forgé par Joy en 2001. Il a été popularisé en 2010 suite à la parution de son livre.
[7] Joy, 2010a, p. 32.
[8] Joy, 2010a, p. 134.
[9] Nous désignerons ainsi les personnes dont la diète comporte de la chair animale. Cette dénomination a mérite de souligner ce qui les distingue des végétariens, même si elle présente l'inconvénient de ne pas rappeler que leur alimentation comporte aussi des végétaux. Les autres dénominations disponibles ne sont pas plus satisfaisantes :
« non-végétarien » définit la majorité en référence à la minorité ;
« omnivore » néglige le fait que personne ne consomme la totalité des denrées qu'il croit comestibles (nutritives et sans danger). Et pas seulement par question de goût, d'habitude ou de disponibilité. L'idée même d'en consommer certaines inspire la répulsion : manger du chat, de l'homme, du rat, des vers… ne tente pas grand monde ici et maintenant. A cet égard, Joy suggère que la bonne question n'est pas « Pourquoi certaines viandes inspirent-elles le dégoût ? » mais plutôt « Comment se fait-il que nous n'éprouvions pas de répulsion pour la chair de l'infime minorité d'espèces animales jugées comestibles dans notre société ? ».
« carniste » renvoie non seulement à une pratique mais à des croyances et valeurs. Or, le degré d'adhésion et de soutien conscient des carnivores aux valeurs carnistes est très variable, de sorte que nous préférons un terme plus neutre, qui ne préjuge pas de leurs opinions.
[10] Sondage Harris effectué pour The Vegetarian Resource Group. Ce sondage donne par ailleurs une estimation plus haute du pourcentage de végétariens parmi la population adulte (5%) que le même sondage effectué deux ans plus tôt. La marge d'erreur fait cependant que l'on ne peut rien en conclure avec certitude.
[11] Il apparaît aussi qu'ils sont 22% à ne pas manger de poisson. Il serait toutefois hasardeux d'en conclure à une sensibilité particulière des jeunes au sort des animaux aquatiques, la consommation de poisson étant de façon générale faible aux Etats-Unis.
Les résultats de sondages similaires effectués depuis les années 1990 sont accessibles sur le site du Vegetarian Resource Group
[12] Voir par exemple le détail des habitudes de consommation de l'échantillon de végétariens autodéclarés étudiés par Emma Lea (2001), p. 80.
[13] Pour une information plus complète sur les études sociologiques menées sur des végétariens et les résultats qui en ressortent, cf. Dupont et Reus, 2012.
[14] Nous orthographions ici ce mot de la manière recommandée par la Société végane. L'usage n'est pas encore fixé, de sorte qu'on trouve en français diverses écritures de ce mot tiré de l'anglais vegan.
[15] Pour plus de détails, cf. Lea, 2001, p. 80.
[16] Par ailleurs, selon un sondage effectué en 2010, les Français sont moins de 40% à savoir que les codes 0 à 3 inscrits sur les œufs les informent du mode d'élevage des poules. Source : site de CIWF
[17] Op. cit. p. 31.
[18] Op. cit. p. 345.
[19] Richardson et alii, 1993, cité par Lea, 2001, p.5-6.
[20] Etude initialement publiée dans les Cahiers de l'OCHA, n°7, citée dans Méry 2006, p. 45.
[21] Lea, 2001, p. 96.
[22] L'affirmation de la normalité et de la légitimité de la consommation carnée leur est en effet précieuse. L'argumentation peut alors se poursuivre ainsi : pourquoi s'en prendre aux chasseurs et amateurs de corridas alors que le sort des animaux chassés et des taureaux de combat est similaire, ou plus enviable, que celui des animaux élevés pour la viande ?
[23] Joy, 2010, p. 98.
[24] Luke, 1999, p.72.
[25] Le fait qu'il s'agisse de vendre de la viande rouge, saignante, celle pour laquelle le lien avec l'animal est le plus facilement perçu, n'est sans doute pas étranger à l'adoption de cette stratégie marketing.
[26] Source : « La pub plombe le lapin pour mieux nous en faire manger », article publié par Lyon Capitale en partenariat avec Eco89, 29 décembre 2009.
[27] Le CIV, émanation d'Interbev à l'origine, est aujourd'hui au service des filières bovine et porcine.
[28] Voir les documents issus du PNNS (Programme National Nutrition Santé) cités sur le blog de l'Initiative Citoyenne pour les Droits des Végétariens.
[29] Dans un face à face diffusé dans une séquence du journal de France 2, qui l'opposait à Isabelle Saporta (auteur du Livre noir de l'agriculture, Fayard, 2011).
[30] Consulté le 3 juin 2011.
[31] Expression introduite par le blog du même nom qui dénonce ce phénomène très présent dans la publicité pour les aliments d'origine animale : « On appelle Suicide Food toute manière de présenter des animaux qui les dépeint comme s'ils souhaitaient être consommés ».
[32] Le Jury de déontologie publicitaire a statué en février 2011 sur une plainte déposée par la Fondation Brigitte Bardot à ce sujet et a donné raison à la Fondation. C'est ainsi un message financé à hauteur de 80% par l'argent public (c'est en effet à ce niveau que le ministère de l'Agriculture prend en charge le coût de cette campagne de communication du CIV) qui a été reconnu comme relevant de la publicité mensongère ou trompeuse. Le spot audio de la même série vantant les mérites environnementaux de l'élevage bovin a connu le même sort.
[33] Florence Burgat, 1997, p. 197.
[34] Pour une réflexion sur l'application de la sociologie du déni aux attitudes face à la souffrance animale, on peut consulter notamment l'article de Wicks (2011).
[35] On pourrait inversement trouver remarquable que les testeurs du produit végétal n'aient pas la même réaction, alors que leur dernière expérience de consommation de viande ne remonte pas à très loin : les carnivores s'éloigneraient donc de l'idéologie carniste entre les repas… Qu'adviendrait-il si les circonstances les amenaient à être plongés dans un univers végétarien pendant trois mois ?
[36] Les tests sont décrits ici sous forme très simplifiée, en omettant certains aspects du dispositif expérimental, certaines étapes des tests et sans mentionner des précautions prises par les expérimentateurs pour éviter certains biais. Pour une présentation plus exacte se reporter à l'article de Bastian et alii.
[37] Ainsi, dans le métro de New York, les Blancs et les Noirs viennent plus nombreux en aide à un homme saoul évanoui respectivement blanc ou noir ; les personnes à « look hippie » ou « costume-cravate » sont plus disposées à apporter leur aide (prêt d'un peu d'argent, aide en cas de panne) à des personnes ayant la même apparence vestimentaire qu'elles. D'autres expériences ont montré que le principe de similarité jouait également entre personnes de même appartenance nationale ou partageant les mêmes opinions politiques.
[38] Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, 1759, partie III, chapitre III.
[39] Par contre, il n'existe pas à notre connaissance d'enquêtes sociologiques menées pour mieux connaître la population des végétariens d'un jour.
[40] Son article « Pouvons nous compter sur une "prise de conscience " ? » porte sur les raisons de la faiblesse de réaction des individus face à la crise écologique, mais l'argument est transposable à la faiblesse de réaction face à toute sorte d'autres maux et menaces.
[41] Gruca, 2010, p. 37.
[42] Op. cit., p. 37.
[43] Balluch, 2008, p. 9. L'effet de découragement mentionné ici par Balluch, qui conduit des végétariens à redevenir carnivores, est apparenté à un autre effet, qui lui peut entraver le passage au végétarisme de personnes pourtant sensibles au sort des animaux. Il s'agit du sentiment de « goutte d'eau dans l'océan ». A quoi bon se donner du mal à sa minuscule échelle personnelle alors que le problème est d'une ampleur gigantesque ? Notre psychisme semble comporter une tendance spontanée à commettre une erreur de perspective qui porte à sous-estimer les « gouttes d'eau ». Quand nous avons la possibilité de sauver une vie, nous le faisons beaucoup plus facilement s'agissant d'un individu en détresse isolé et clairement identifiable, que si nous savons que note acte sauvera un individu parmi une multitude. C'est ce que rappelle notamment Singer (2009, p. 62-74) en s'appuyant sur des expériences menées par des psychosociologues. A effort et résultat égal, la disposition à agir s'avère inégale.
Un autre facteur encore joue en défaveur de l'évolution personnelle vers un mode de consommation que l'on juge pourtant préférable, tant que ce comportement est minoritaire. Il s'agit du « sens de l'équité », entendu comme un comportement social détectable à travers certaines expériences de psychologie : il se manifeste par une réticence à bien faire tant que les autres ne prennent pas cette peine. Pour une illustration, voir l'expérience relatée par Thaler et Sunstein (2009, p. 74-75) : quand des ménages sont informés qu'ils dépensent moins d'énergie domestique que la moyenne de leurs voisins, leur consommation d'énergie se met à augmenter. Le « sens de l'équité » induit donc lui aussi une disposition inégale, selon les circonstances, à accomplir une même action, sur laquelle on porte une même appréciation (positive).
[44] Joy, 2010, p. 113.
[45] Des idées proches de celles défendues par Balluch sur la nécessité de passer (aussi) par la voie politique pour démanteler le système carniste sont développées au sein du mouvement pour l'abolition de la viande. Cf. le site Abolir la viande.
[46] En se reportant au texte de Balluch, on verra que sa réflexion est nourrie de références détaillées à l'expérience autrichienne : comment ont opéré les organisations animalistes, et quels résultats ont été atteints.
[47] Balluch désigne par cette expression les secteurs d'activité et groupes de pression directement intéressés à la poursuite de l'exploitation animale.
[48] Armengaud, 2011, p. 14.