Fondements évolutionnistes de la prédominance de la disvaleur
Ce texte est la traduction d’un article paru en juin 2015 dans la revue Relations. Beyond Anhropocentrism, volume 3, numéro 1, sous le titre « The Problem of Evil in Nature: Evolutionary Bases of the Prevalence of Disvalue ». L’auteur, Oscar Horta, est professeur de philosophie éthique à l’Université de Saint-Jacques-de-Compostelle. Tous les textes parus dans Relations. Beyond Anhropocentrism peuvent être téléchargés gratuitement sur le site de la revue.
La Rédaction
Note. Ce travail a été réalisé avec le soutien du ministère de la Science et de l’Innovation d’Espagne (projet de recherche FFI2008-06414-C03-01/FISO). Une version précédente est parue en espagnol en 2011, dans un numéro spécial consacré au problème du mal dans la nature du journal Ágora. Papeles de filosofía 30 (2) : p. 57-75. La version présentée ici comprend un certain nombre de modifications.
Résumé. Cet article traite du problème du mal dans la nature, c’est-à-dire de la disvaleur présente dans le monde sauvage, et s’interroge sur sa prédominance éventuelle sur le bonheur. Ce texte soutient que la disvaleur dépasse effectivement le bonheur et que c’est une conséquence inévitable de l’évolution dans un contexte de ressources rares. Par conséquent, souffrance et mort prématurée sont la norme dans la nature. Le nombre d’individus qui viennent au monde uniquement pour mourir dans la douleur peu de temps après est largement supérieur au nombre de ceux qui survivent. L’article soutient également qu’il est spéciste et inacceptable de ne pas accorder la même considération aux intérêts des animaux non humains qu’à ceux des humains, et que les animaux n’ont pas seulement un intérêt à ne pas souffrir mais aussi à ne pas mourir. À la lumière de cela, le texte conclut que, dans la nature, la disvaleur dépasse largement les choses positives, et que nous devrions essayer de réduire cette disvaleur.
Mots-clés : anthropocentrisme, disvaleur, dynamique des populations, spécisme, égalitarisme, dommage causé par la mort, interventionnisme, mal dans la nature, problème du mal, souffrance.
Quel livre un aumônier du diable écrirait au sujet
des travaux d’une nature maladroite, gaspilleuse […]
et affreusement cruelle1 !
Le problème de la disvaleur présente dans la nature, et de sa prédominance sur la valeur, est un des aspects les plus significatifs du problème classique du mal. Pourtant, cette question reste largement négligée dans la littérature, car l’environnement naturel est généralement considéré comme bon pour les animaux. Bien sûr, nous sommes généralement conscients que les animaux non humains souffrent de diverses façons dans la nature, que ce soit de privations, de mutilations ou de mort prématurée. Nous savons que cela arrive, mais nous n’y accordons souvent que peu d’importance.
On a tendance à penser que ce ne sont que des épisodes rares et passagers dans la vie de certains animaux, à l’intérieur d’un cadre général dans lequel le bien-être est la norme. Nous croyons que c’est un prix raisonnable à payer pour le bien que procure aux animaux la vie dans un habitat naturel.
En outre, alors que si ces maux touchaient des êtres humains, ils seraient jugés tragiques, on les considère comme triviaux dans ce cas, puisqu’on part du principe que les animaux non humains sont exclus de toute considération morale, ou du moins de celle qu’on accorde aux humains. On estime souvent aussi que la souffrance animale est inévitable car elle fait partie des processus naturels ; et les êtres humains apprécient la contemplation de la nature. Enfin, on soutient parfois que la nature contient des valeurs qui dépassent la disvaleur dont les animaux peuvent souffrir.
Cet article montrera que ces idées sur la valeur et la disvaleur dans la nature ne correspondent pas à la réalité, et que les arguments moraux qui minimisent l’importance du mal dans la nature sont invalides. C’est un problème éthique très sérieux qui devrait être considéré avec soin. À cet effet, les sections 2, 3 et 4 présenteront les raisons pour lesquelles, contrairement aux idées communément répandues, la souffrance (et la mort prématurée) dans la nature l’emportent largement sur le bien-être. Les sections 5 et 6 montreront qu’il faut rejeter les thèses selon lesquelles la souffrance animale ne mérite pas d’être considérée moralement. Ces arguments impliquent que non seulement notre plaisir à contempler la nature ne justifie pas le déni de la disvaleur qui y est présente, mais également que la disvaleur importe plus que ce plaisir. La section 7 réfutera l’idée selon laquelle les processus naturels contiennent des valeurs si significatives que la disvaleur subie par les animaux est triviale en comparaison. Enfin, la section 8 présentera les conclusions que l’on peut tirer quant à nos raisons d’agir.
Même si la nature est souvent perçue comme un endroit paradisiaque, elle renferme une immense quantité de disvaleur. La façon dont les animaux s’attaquent mutuellement, essentiellement sous forme de prédation et de parasitisme, est particulièrement visible ; c’est l’aspect qui, traditionnellement, a soulevé le plus de doutes et de questionnements. Selon Charles Darwin, l’un des premiers théoriciens à s’interroger sur la question de la disvaleur dans la nature, penser que nous vivons dans un monde bon est difficilement compatible avec le fait que dans la nature, des animaux souffrent énormément et meurent parce qu’ils ont été attaqués par d’autres, et ce de façon continuelle et non occasionnelle. En 1860 (dans une lettre à Asa Gray), il écrit : « Je ne parviens pas à me persuader qu’un Dieu bienveillant et omnipotent aurait créé à dessein les Ichneumonidae dans l’intention expresse qu’ils dévorent de l’intérieur des chenilles vivantes. » (Darwin [1901], 2004, p. 105)2.
Pourtant, on aurait tort de croire que la prédation et le parasitisme sont les deux seuls dommages subis par les animaux dans la nature. Il en existe beaucoup d’autres : ils souffrent de malnutrition et meurent de faim, contractent de terribles maladies, sont exposés au froid ou à la chaleur parmi d’autres intempéries, sont blessés dans des accidents, etc.
Comme souligné auparavant, d’aucuns pourraient croire que ce sont des exceptions dans les vies plus ou moins heureuses des animaux. Mais cette idée est contredite par le fait que des animaux meurent jeunes suite à ces événements. En outre, certains meurent après avoir mené des vies dans lesquelles ils n’ont quasiment jamais connu le bien-être, mais ont par contre beaucoup souffert. Dans ces cas-là, il est impossible de prétendre que les épisodes malheureux n’étaient que passagers. On pourrait néanmoins soutenir que ces maux sont sporadiques et secondaires dans le cas où le bien-être prévaudrait dans la nature.
Comme nous le verrons ultérieurement, il y a des raisons de douter que ces cas soient peu fréquents. De toute façon, même s’ils étaient rares, cela ne signifierait pas forcément que notre évaluation du problème serait positive. Notre appréciation dépendrait de la position que nous adoptons en matière d’éthique et de théorie de la valeur. Nous allons maintenant voir pourquoi il en est ainsi.
Selon certaines conceptions de la valeur, c’est la somme totale du bien-être et de la souffrance des individus qui détermine le caractère bon ou mauvais d’une situation ; la façon dont le bien-être est réparti n’entre pas en ligne de compte. Cette position est celle défendue par l’utilitarisme. Selon cette doctrine, si le total de la souffrance présente dans la nature est inférieur au total du bien-être, le résultat global est positif. D’autres rejettent ce point de vue. Il existe deux types de théories qui pourraient juger négativement une telle situation.
Il y a tout d’abord des théories qui accordent de l’importance à la façon dont le bien-être et la souffrance sont distribués. Si certains individus vivent bien tandis que d’autres connaissent surtout la souffrance, ces théories ne considèrent pas la situation comme positive, même si le total de la valeur dépasse celui de la disvaleur. Or, dans la nature, bien des animaux ne voient effectivement le jour que pour une vie de souffrance. À cause de cela, toujours selon ces théories, les bonnes vies de certains ne peuvent compenser la quantité énorme de souffrance présente dans la nature. La distribution inégale du bien et du mal-être est quelque chose de négatif selon des théories telles que l’égalitarisme et le prioritarisme (Temkin, 1993 ; Holtug, 2007 ; Faria, 2014). Et il y a aussi les approches comme le sufficientarisme (Crisp, 2003), qui considèrent qu’une situation ne peut être jugée bonne si certains individus n’atteignent pas le niveau de bien-être minimum pour que leur vie vaille la peine d’être vécue.
D’autres théories soutiennent qu’une valeur positive, si elle existe, ne peut en aucun cas compenser la présence de disvaleur. C’est le cas des théories conséquentialistes négatives. Des doctrines non conséquentialistes, comme les théories déontologiques, peuvent adopter ce même point de vue (Mayerfeld, 1999). Selon toutes ces approches, la disvaleur présente dans la nature ne peut nullement être compensée.
Cela implique que même si les cas où des animaux sauvages connaissent une vie misérable étaient rares, certaines philosophies considéreraient la situation comme très négative.
Néanmoins, tout ceci ne veut pas dire que ceux qui acceptent un point de vue cumulateur, comme celui de l’utilitarisme, rejetteraient l’idée d’intervenir dans la nature en faveur des animaux comme le soutiendraient les théories que nous venons d’aborder. Les partisans d’une approche agrégative comme l’utilitarisme auraient aussi des raisons de soutenir une intervention. Même si la valeur dépassait la disvaleur dans la nature, ils admettraient que la présence de disvaleur est une mauvaise chose. Ils seraient donc partisans de la réduire autant que possible, du moment que la somme totale de valeur n’en serait pas amenuisée.
Au-delà de toutes ces considérations, le plus important est que nous avons des raisons de penser que la valeur présente dans la nature ne dépasse pas la disvaleur. Cela implique que les partisans et adversaires d’une approche agrégative parviendront à la même conclusion.
La question ici est de savoir si c’est la souffrance qui dépasse le bien-être ou l’inverse. Comment peut-on y répondre ? Dans Parerga et Paralipomena, Schopenhauer donne une explication simple, mais qui va dans la bonne direction :
Quiconque souhaitant sommairement mettre à l’épreuve l’idée que dans le monde, la jouissance dépasse la douleur, voire que les deux sont égales, devrait comparer les émotions d’un prédateur avec celles de sa proie. ([1851] 2000, II, § 149)
Certes, le critère de Schopenhauer n’est pas très rigoureux, puisqu’il y a d’autres sources de plaisir et de souffrance dans la nature que le fait de manger ou d’être mangé. Il comporte néanmoins une part de vérité. Le bien-être et la souffrance sont des outils pour l’autorégulation de l’homéostasie des organismes, et pour d’autres objectifs qui maximisent la transmission de leur information génétique. Ils agissent en motivant positivement ou négativement ces organismes, selon qu’ils obtiennent ou pas ce dont ils ont besoin pour atteindre ces objectifs. Les animaux souffrent quand ils n’obtiennent pas les ressources nécessaires (quand ils n’ont pas à manger par exemple). Ils souffrent aussi quand ils sont blessés, comme lorsque d’autres animaux les utilisent de manière néfaste comme des ressources (en les mangeant, par exemple). Ainsi, c’est la disponibilité des ressources et leur distribution qui détermine le solde entre valeur et disvaleur dans la nature.
Malheureusement, comme semblait le penser Schopenhauer, ce solde s’avère négatif. Deux facteurs entrent en jeu. Premièrement, les ressources sont effectivement limitées. Ensuite, l’évolution privilégie la maximisation de la transmission des informations génétiques. C’est pour ces deux raisons que de nombreux êtres viennent au monde alors que les ressources sont insuffisantes. De plus, dans bien des cas, ceux qui survivent utilisent d’autres animaux comme ressources.
Des animaux meurent de faim ou se font dévorer. Cela arrive souvent à cause des deux conditions mentionnées dans le paragraphe précédent. La maximisation de la transmission du matériel génétique implique la plupart du temps un processus créateur de disvaleur, parce que la stratégie reproductive qui prévaut dans la nature a tendance à causer la perte de beaucoup d’êtres sentients qui meurent de faim ou sont dévorés3. Ce processus peut être expliqué comme suit en termes de dynamique des populations.
Pour qu’une population se perpétue, il faut un nombre suffisant de survivants à chaque génération. Pour qu’elle reste stable, il faut que le nombre de survivants soit à peu près le même à chaque génération. Les différentes stratégies reproductives permettent cela. (Bien entendu, il ne s’agit pas de stratégies délibérément choisies par les animaux ; c’est le résultat des deux facteurs mentionnés plus haut.) On distingue deux grandes stratégies.
(i) La première consiste à maximiser les chances de survie des animaux qui viennent au monde. Les parents donnent à leur progéniture les soins nécessaires pour ne pas qu’elle meure prématurément. Ce n’est possible que dans le cas d’un enfant unique ou d’un nombre très limité de petits. Cette stratégie est appelée stratégie K en biologie des populations, et l’on dit des animaux qui ont ce mode de reproduction qu’ils sont des stratèges K.
(ii) La deuxième stratégie consiste à maximiser le nombre des animaux qui viennent au monde. Chaque fois qu’il se reproduit, un animal engendre un nombre considérable de petits. Pour les parents, il est donc très difficile, voire impossible, de donner les soins nécessaires à leur progéniture comme dans le cas où le nombre de petits est moindre. Les animaux qui suivent cette stratégie ont donc un taux de survie très faible et un accès limité aux ressources dont ils ont besoin. Cette stratégie est appelée stratégie r, et l’on dit des animaux qui ont ce mode de reproduction qu’ils sont des stratèges r4.
Si tous les animaux, ou du moins la plupart, suivaient la stratégie K, la quantité de disvaleur dans la nature serait relativement faible. Mais ce n’est pas le cas. Les animaux qui ont ce mode de reproduction doivent avoir un comportement très complexe, qui résulte d’un processus évolutif long et compliqué. Ce sont généralement des êtres spécialisés, qui se développent dans des conditions environnementales particulières. De ce fait, ils sont très sensibles aux changements importants de leur habitat.
Ces conditions sont très restrictives et favorisent la prédominance de la sélection r dans la nature. C’est pourquoi la vaste majorité, voire la quasi-totalité des animaux sauvages suivent ce modèle. Seuls quelques vertébrés, comme certains mammifères ou oiseaux, ne donnent naissance qu’à un seul petit à chaque portée. D’autres suivent des stratégies qui combinent les deux modèles : ils ont plusieurs petits qui reçoivent quelques soins parentaux, mais en quantité moindre que ceux habituellement prodigués par les stratèges K à leur progéniture. Néanmoins, la grande majorité des animaux sauvages suivent la stratégie r et se reproduisent en pondant une énorme quantité d’œufs (souvent des milliers ou des dizaines de milliers, voire des millions dans certains cas)5.
Ainsi, le nombre d’animaux venant au monde uniquement pour mourir peu de temps après est extrêmement élevé. En moyenne, dans un contexte où les populations restent stables au moins à moyen terme, un seul petit survit pour chaque animal qui se reproduit (dans le cas contraire, les populations croîtraient de façon exponentielle et deviendraient massives en l’espace d’une seule génération). Cela veut dire que tous les autres animaux meurent, en général peu après leur naissance.
Ils sont dévorés par des prédateurs, meurent de faim ou à cause d’autres facteurs, bien souvent dans de grandes souffrances. Ainsi, bon nombre d’animaux ne viennent au monde que pour souffrir. Leur vie ne comporte quasiment aucun plaisir puisqu’ils meurent rapidement. Cependant, leur vie contient une souffrance notable, à cause des circonstances pénibles de leur mort. La disvaleur dépasse donc la valeur dans leur existence. Vivre leur cause plus de mal que de bien, voire souvent beaucoup de mal, et aucun bien.
Tout cela détermine le solde entre valeur et disvaleur dans la nature, et implique que la souffrance prédomine dans l’écrasante majorité des vies animales, c’est-à-dire pour la plupart des êtres qui viennent au monde – en fait, pour la quasi-totalité des animaux. Il en est ainsi (i) parce que pratiquement tous les êtres sentients qui suivent la stratégie r connaissent ce sort (tous, sauf un par parent) ; et (ii) parce que l’immense majorité des animaux sur Terre font partie de cette catégorie. Le bien-être qui existe dans la nature est donc minime comparé à l’astronomique quantité de disvaleur qui s’y trouve, à cause de la souffrance et des morts prématurées (Sagoff, 1993 ; Ng, 1995 ; Tomasik, 2015).
On pourrait relativiser l’importance de cette disvaleur en faisant remarquer que tous les animaux qui meurent avant d’atteindre l’âge adulte ne connaissent pas une terrible souffrance. Beaucoup d’entre eux meurent avant d’être devenus sentients, de sorte qu’ils n’éprouvent aucune souffrance du tout (on pourrait aussi dire d’eux qu’ils ne perdent rien à mourir). Beaucoup d’autres, bien que sentients, pourraient ne pas avoir des expériences sensibles très marquées. Il est vraisemblable que la sentience se développe graduellement, de sorte qu’il est possible qu’ils n’endurent qu’une souffrance réduite (du moins en comparaison avec celle d’autres animaux). De plus, certains animaux connaissent des morts très rapides. Enfin, parmi ceux qui meurent avant l’âge adulte, beaucoup vivent quand même assez longtemps pour connaître quelques expériences positives. Tout ceci implique que les vies des animaux qui n’atteignent pas l’âge adulte ne comportent pas toutes davantage de souffrance que de bien-être.
Les effets négatifs de la sélection r sont ainsi grandement limités par rapport à ce qu’ils seraient sans cela, mais ils ne sont pas éliminés pour autant. Même si certains animaux meurent avant d’être conscients, ou sans beaucoup souffrir, beaucoup d’autres auront développé un système nerveux, et connaîtront une mort très pénible. De plus, même si le niveau de conscience de certains êtres est si bas qu’ils ne ressentent presque rien, cela représente quand même quelque chose. Toute souffrance compte, peu importe le degré. Si des myriades d’individus souffrent légèrement, comme c’est le cas dans la nature, la quantité totale de souffrance devient extrêmement importante. De plus, du point de vue des théories qui prennent en compte la répartition, et de celles qui considèrent que la valeur ne compense pas la disvaleur, l’existence d’individus dont la vie ne contient guère que de la souffrance est un point négatif énorme, même si cette souffrance n’est pas aussi forte que celle que d’autres individus sont capables d’éprouver. Enfin, même si de nombreux animaux peuvent connaître quelques plaisirs avant de mourir, ce n’est pas le cas de tous. Et beaucoup de ceux qui ressentent quelques joies, n’en connaissent pas assez pour compenser la disvaleur de leur souffrance et de leur mort prématurée.
On peut ainsi affirmer que la sélection r est la cause principale des souffrances dans la nature. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de bien-être dans le monde sauvage, ni que les animaux issus de la sélection K ne souffrent pas, mais que c’est la raison pour laquelle la souffrance y dépasse le bien-être. En fait, il pourrait difficilement en être autrement. Comme nous l’avons vu, la sélection r est le résultat prévisible de processus évolutifs qui maximisent la transmission du matériel génétique dans un contexte où les ressources sont limitées.
La plupart d’entre nous n’y songent pas. La première raison à cela, c’est que lorsque nous pensons aux animaux sauvages, nous avons tendance à ne penser qu’aux adultes, qui plus est, aux vertébrés, et particulièrement aux mammifères et oiseaux, et souvent, aux grands animaux. En bref, nous avons tendance à penser aux êtres issus de la sélection K, donc à éloigner de nos esprits ceux issus de la sélection r, et avec eux, la disvaleur présente dans les écosystèmes. Les animaux auxquels nous avons tendance à penser ne sont pas représentatifs de ceux qu’on trouve réellement dans la nature. Comme on l’a vu, la plupart sont très jeunes et meurent rapidement.
Certains pensent que tout ceci n’a pas d’importance parce que la souffrance des animaux ou leur mort prématurée n’est pas vraiment de la disvaleur, ou parce que nous ne devrions nous préoccuper que des maux qui affectent les humains. L’idée que les animaux non humains ne méritent pas d’être considérés moralement au même titre que les humains est largement répandue.
Ce point de vue est défendu communément6 en soutenant que les humains sont les seuls à posséder certaines facultés cognitives complexes, ou d’autres facultés apparentées (Paton, 1984 ; Ferryn, 1992 ; Scruton, 1996), qu’ils sont les seuls à entretenir certaines relations spéciales de solidarité entre eux (Whewell, 1852, p. 223 ; Becker, 1983), et qu’ils sont plus forts que les autres (Narveson, 1987 ; Goldman, 2001). Néanmoins, pour que ces arguments tiennent la route, une condition doit être satisfaite. Il faut que tous les êtres humains, et rien qu’eux, remplissent le critère auquel on fait appel. Or, ce n’est pas le cas des critères précités (la possession de certaines facultés ou relations). Les capacités intellectuelles de certains humains, comme les bébés ou certains handicapés mentaux, sont moins développées que celles de certains animaux. Il y a aussi des êtres humains dont personne ne se montre solidaire, ou qui sont désarmés face à plus puissants qu’eux. Adopter ces critères, c’est accepter que ces types d’êtres humains ne méritent pas la pleine considération morale, donc qu’ils peuvent faire l’objet d’une considération moindre, ou ne pas être pris en considération du tout.
Si on pense que ces humains doivent être respectés et leurs intérêts pleinement pris en compte, alors on ne peut accepter de conditionner la considération morale à la possession de certaines relations de solidarité, de sympathie, de pouvoir, ou autres relations du même ordre. Cela démontre que ces critères échouent à établir une différence entre les humains et les autres animaux.
De plus, nous rejetterons aussi ces critères si nous comprenons qu’en matière de considération morale, c’est la capacité d’un être à être affecté par nos décisions qui importe. Si nous basons nos choix sur des facteurs pertinents, nous devons prendre en compte tous les êtres que nos actions peuvent affecter en bien ou en mal. Cela inclut les animaux non humains, puisqu’ils peuvent ressentir du bien-être ou de la souffrance. N’accepter que des critères basés sur des facteurs pertinents implique qu’on ne peut pas justifier le point de vue selon lequel les intérêts des animaux non humains sont moins importants que ceux des humains (Pluhar, 1995 ; Dombrowski, 1997 ; Horta, 2014). Cette forme de discrimination porte le nom de spécisme. Soutenir que les maux endurés par les animaux non humains dans la nature ne devraient pas entrer dans le champ de nos préoccupations morales, mais que nous devrions nous soucier de ces mêmes maux s’ils étaient subis par des humains, c’est adopter une position spéciste.
Considérons, au regard de ce qui précède, l’idée que la satisfaction émotionnelle ou le plaisir qui découle de la contemplation de la nature dépasse la disvaleur que les animaux peuvent y vivre. Cette idée part du principe que notre intérêt pour ce type de satisfaction est plus important que l’intérêt des animaux à ne pas souffrir des maux dont ils sont victimes dans le monde sauvage. Ceci semble toutefois complètement invraisemblable vu l’ampleur de ces souffrances. D’ailleurs, si nous devions souffrir de la sorte pour profiter de la contemplation de la nature, nous en conclurions évidemment que cela n’en vaut pas la peine. Même si nous n’étions pas ceux qui souffrent, et que le bénéfice total allant à ceux qui contemplent la nature dépassait le total de la souffrance qu’elle engendre, la situation seraient encore jugée injuste par beaucoup, car il s’agirait de procurer des avantages à certains en nuisant à d’autres. Cela montre que notre plaisir à contempler la nature ne compense pas la disvaleur qui affecte les animaux.
On peut penser que l’agonie des animaux dans la nature ne leur nuit que dans la mesure où elle est douloureuse, et non pas parce qu’elle les conduit à la mort. On soutient parfois que pour que la mort soit un mal pour un individu, ce dernier doit être conscient d’être une entité distincte, qui perdure à travers le temps (Cigman, 1981). Il existe cependant de bonnes raisons de contester ce point de vue.
Selon un argument qui remonte au moins à Épicure ([environ 300 avant J.-C.], 1964), la mort ne peut pas nous porter préjudice parce qu’elle ne peut pas nous affecter avant de se produire et que, puisqu'on n’éprouve pas le fait d’être mort, elle ne peut pas non plus nous atteindre après. La réponse usuelle à cet argument est que la mort n’est pas un mal intrinsèque, mais extrinsèque : c’est un mal par privation. Mourir à un instant t nous porte préjudice parce que cela nous prive des choses positives qui auraient pu nous arriver si nous avions continué à vivre (Nagel, 1970 ; McMahan, 2002 ; Broome, 2004 ; Bradley, 2009).
Si un être a la capacité de connaître des expériences positives, celles-ci peuvent se produire dans le futur. Tout être doué de cette capacité peut être privé d’expériences positives. Par conséquent, la mort cause un préjudice aux animaux sentients. Si ce qui précède est exact, nous devons conclure que la souffrance n’est pas la seule source de disvaleur dans la nature. La mort prématurée en est une aussi. Le solde négatif global causé par la vaste prédominance de la souffrance sur le bien-être dans le monde sauvage est donc également aggravé par le nombre élevé de morts prématurées qui y ont lieu.
Dans les sections précédentes, nous avons vu que toute approche qui accorde de l’importance au bien-être des êtres sentients doit conclure que pour eux la disvaleur est la norme dans la nature. Toutefois, selon certaines théories, la valeur ne réside pas dans les individus, mais dans d’autres entités, telles que les ensembles d’êtres vivants (c’est-à-dire les biocénoses), ou les systèmes qui résultent des interactions de ces entités entre elles et avec leur environnement physique (écosystèmes). Selon ces approches holistiques, les individus n’ont qu’une valeur instrumentale, dans la mesure où ils servent d’autres buts. Par conséquent, sacrifier leurs intérêts sera positif si cela permet la conservation d’entités naturelles telles que les écosystèmes. Cela veut dire que la souffrance et la mort des animaux dans la nature importent peu pour qui adhère à cette façon de voir.
Par ailleurs, nous devons garder en tête que la souffrance et la mort que nous trouvons dans la nature sont intrinsèques au fonctionnement des écosystèmes. Les choses ne se produisent pas indépendamment les unes des autres. Les processus qui forment un écosystème (ou qui lui donnent naissance) ne sont pas séparés des circonstances à l’origine de la souffrance et de la mort en masse des animaux. Au contraire, ce sont les interactions façonnant les écosystèmes qui causent, directement ou indirectement, la souffrance et la mort des animaux. C’est pourquoi divers penseurs de l’éthique environnementale (Callicott, 1989 ; Rolston, 1992 et 1999 ; Sagoff, 1993 ; Hettinger, 1994) ont pris position contre les approches qui défendent la prise en considération morale de tous les animaux, ou du moins contre la prise en considération des animaux sauvages, en tant qu’individus. En effet, ces penseurs ont conscience de la différence entre accorder la considération à des ensembles ou bien à des individus, et ils choisissent la première option.
Il importe de souligner que ces philosophes n’appliquent pas le même point de vue aux êtres humains, même si de nos jours la plupart des gens reconnaissent (ces penseurs y compris) que humains altèrent les écosystèmes de manière très significative, bien plus que les autres animaux. Adopter une optique réellement holistique impliquerait de promouvoir une restriction radicale des activités humaines, et même de tuer des humains en masse, afin de réduire leur impact sur les systèmes naturels. Cela permet de mieux comprendre pourquoi les approches qui accordent plus de valeur aux ensembles qu’aux individus sont très discutables, mais aussi pourquoi ces penseurs ne font que prétendre y adhérer, alors qu’en réalité ils se contentent de combiner une approche holistique avec une vision anthropocentrique et spéciste. D’ailleurs, n’importe quelle théorie de la valeur semble invraisemblable si elle soutient que la souffrance d’êtres sentients ne compte pas comme disvaleur. Ces théories holistiques sont donc difficilement crédibles quand elles impliquent que la détresse des animaux sauvages n’est pas quelque chose d’extrêmement négatif. En outre, on peut souligner que les écosystèmes et les biocénoses en tant que tels ne ressentent ni souffrance, ni bien-être, contrairement aux individus sentients. Ils ne semblent pas avoir de subjectivité. Cela a des conséquences notables si l’on estime qu’avoir une expérience subjective est ce qui importe pour pouvoir être affecté en bien ou en mal par nos actions, d’une manière significative au regard de ce qui possède une valeur ou une disvaleur intrinsèque. Nous devons ainsi conclure que les écosystèmes ou les biocénoses n’appartiennent pas au groupe des entités qui souffrent de disvaleur, contrairement aux animaux sentients.
D’autres théoriciens ont essayé de combiner la considération pour des ensembles environnementaux avec une préoccupation pour les êtres sentients individuels (Jamieson, 1998 ; Everett, 2001 ; Raterman, 2008). Cette combinaison est toutefois peu plausible si elle soutient que la disvaleur dont souffrent les animaux non humains ne peut l’emporter sur la valeur des entités naturelles non sentientes, comme le supposent ces penseurs. En effet, même si cette dernière avait une valeur importante, le cumul de la disvaleur causée par la souffrance de milliers de milliards d’animaux devrait parvenir à la dépasser à partir d’un certain seuil.
Tout ceci implique que si nous voulons refuser un point de vue spéciste et prendre en considération les intérêts d’êtres sentients individuels, nous devons rejeter les modèles holistiques et accepter les conclusions tirées dans les sections précédentes.
Nous avons vu que le mal dans la nature est un problème bien plus important qu’il n’y paraît au premier abord. La souffrance est largement présente dans le monde sauvage. De nombreux arguments impliquent qu’elle doit être prise en considération moralement, ce qui nous pousse à conclure que nous devrions intervenir lorsque c’est possible afin de réduire la disvaleur dont les animaux non humains sont victimes. Cette intervention devrait avoir lieu lorsque la disvaleur totale peut être amenuisée, et non pas lorsqu’une action permettant de réduire la disvaleur pour certains a des effets induits qui font qu’il en résulte en davantage de souffrance ailleurs (Sapontzis, 1984 ; Bonnardel, 1996 ; Cowen, 2003 ; Fink, 2005 ; Nussbaum, 2006 ; Horta, 2010 et 2013 ; McMahan, 2010a et 2010b ; Donaldson et Kymlicka, 2011 ; Sözmen 2013). Toute théorie éthique plausible doit partir du principe que notre façon d’agir devrait viser à rendre le monde meilleur de quelque façon, que ce soit indirectement ou partiellement (comme dans le cas des théories déontologiques), ou bien directement et entièrement (comme dans le cas des théories téléologiques). Cela étant, la quantité de disvaleur dans la nature est un fait de la plus haute importance, et nous donne de bonnes raisons de changer cette situation, peu importe notre approche de l’éthique.
Comme souligné auparavant, la plupart des gens supposent que la nature est un lieu accueillant pour les animaux non humains. C’est pourquoi l’idée que nous devrions y intervenir pour le bien des animaux sauvages semble contre-intuitive. En outre, on peut trouver d’autres raisons de rejeter cette idée, comme le manque d’information sur les conséquences que notre intervention pourrait avoir sur les processus naturels, le mal que leur altération pourrait causer aux animaux, ainsi que l’idée que la nature est sacrée et que nous n’avons pas le droit d’y toucher.
Nous avons vu au long de cet article que certaines de ces raisons ne sont pas valides. Il est faux de dire que les animaux profitent du fonctionnement des écosystèmes. C’est l’inverse en réalité : ils en souffrent. Il n’y a pas non plus de raison sérieuse de croire que la nature est sacrée, du moins si l’on accepte que ce sont les êtres sentients qui sont dignes de considération morale, plutôt que les écosystèmes ou les biocénoses.
On pourrait contester ceci en disant que, même si seuls les êtres sentients doivent entrer dans le cercle de notre considération morale, sans les informations nécessaires, toute intervention peut être contre-productive puisqu’indirectement, elle peut augmenter, au lieu de réduire, les souffrances animales dans la nature. Cela ne veut pas dire que nous devrions abandonner l’idée d’agir pour les animaux sauvages. Au contraire, cela signifie qu’il faut effectuer des recherches plus poussées et trouver des façons d’intervenir avec succès.
Ajoutons que pour réussir dans une telle entreprise, une chose importe plus que d’être bien informé sur la manière d’agir : se rendre compte que l’action est nécessaire. Cependant, comme indiqué plus haut, l’intuition de la plupart des gens ne les pousse pas à approuver une intervention de grande ampleur dans la nature pour aider les animaux. Ainsi, il y a des choses importantes que nous devons faire dès à présent, pour que la volonté d’aider les animaux sauvages existe dans le futur : (i) promouvoir les arguments contre le spécisme, (ii) sensibiliser à la grande disvaleur présente dans la nature, (iii) diffuser l’idée qu’intervenir dans la nature en faveur des animaux non humains est non seulement justifié, mais nécessaire si nous voulons un monde meilleur.
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