L’INRA au secours du foie gras (Éditions Sentience, 2006) contient un examen critique détaillé de l’ensemble des arguments mis en avant par les chercheurs de l’INRA pour contester la nocivité du gavage. Cet examen occupe de nombreux chapitres. Le texte reproduit ci-après n’en constitue qu’un « échantillon ». Il correspond au chapitre 8 de l’ouvrage (pages 67 à 70). Un schéma a été omis.
Dessin de Bhopal.
[Daniel Guémené (INRA) rappelle] que « nos lointains ancêtres ont mis à profit une capacité naturelle des palmipèdes à se suralimenter et à accumuler des réserves ».
Catherine Vincent, « Le gavage des palmipèdes, torture ou récompense ? », Le Monde, 17 mai 2002, page 30, souligné par nous
L'idée que la production de foie gras ne fait que reproduire une « capacité naturelle des palmipèdes à se suralimenter et à accumuler des réserves » de graisse avant la migration est fréquemment mise en avant par les défenseurs du foie gras :
Les bords du Nil étant un point de passage de la migration des oies et canards, les Égyptiens observèrent leur faculté naturelle à constituer des réserves de graisse avant d'affronter le voyage du retour. Ils reproduisirent cette tendance naturelle des palmipèdes et mirent ainsi au point des pratiques d'alimentation progressive [1].
Page « 4500 ans d'histoire » du site du CIFOG [2], souligné dans le texte original
Regardons dans quelle mesure les écrits des chercheurs de l'INRA, ainsi que les études qu'ils référencent, accréditent cette image rassurante.
Tout d'abord, comme le rappelle Gérard Guy lui-même :
Gérard Guy : [...] les oies et les canards d'élevage, aujourd'hui, ont perdu leur instinct migratoire.
Sabine Bernède, « Gaver n'est pas torturer », La Dépêche du Midi, 5 octobre 2003
De plus, les canards de Barbarie – dont le mâle est croisé avec une cane commune pour engendrer les canards mulards qui seront gavés – n'ont même jamais été migrateurs.
Trois des chercheurs de l'INRA spécialisés sur le thème du foie gras affirment que :
Le foie est le site majeur de synthèse et de stockage des lipides chez les oiseaux.
D. Guémené, G. Guy, J-M. Faure, « Foie-Gras, Gavage et Bien-être animal : vers un peu d'objectivité [3] ! », Actes des 6e Journées de la Recherche sur les Palmipèdes à Foie Gras, Arcachon, 7 et 8 octobre 2004, pages 81-87
Pourtant, lorsque l'on consulte l'article d'un autre chercheur de l'INRA qu'ils citent en référence quelques lignes plus haut, on lit :
Chez les oiseaux, le foie est beaucoup plus actif. C'est le lieu de synthèse privilégié des lipides de réserves (graisses neutres : triglycérides). Normalement, ces lipides ne demeurent pas dans le foie. Ils sont secrétés dans le sang sous forme de lipoprotéines VLDL : ces VLDL transportent les acides gras destinés au tissu adipeux.
Jean-Claude Blum (INRA), « Caractéristiques anatomiques, physiologiques et biochimiques en relation avec la formation du foie gras chez les palmipèdes », in ITAVI, Le point sur les facteurs de réussite du gavage, session du 15 novembre 1990, souligné par nous
Gérard Guy lui-même signe deux autres articles dans lesquels il contredit à son tour la thèse du stockage naturel dans le foie, qu'il défend publiquement par ailleurs :
[…] chez les oiseaux, bien que les lipides soient principalement synthétisés dans le foie, le stockage final se fait dans les muscles et le tissu adipeux.
J. Zanusso, H. Rémignon, G. Guy, H. Manse, R. Babilé, « The effects of overfeeding on myofibre characteristics and metabolical traits of the breast muscle in Muscovy ducks (Caïrina moschata [4]) », Reproduction Nutrition Development, volume 43, 2003, pages 105–115
Les triglycérides synthétisés par les hépatocytes sont destinés à être incorporés dans des lipoprotéines, principalement les VLDL (very low density lipoproteins) puis à être secrétés dans le sang et exportés vers les tissus périphériques, en particulier les tissus adipeux, pour y être stockés.
S. Davail, G. Guy, J-M. André, R. Hoo-Paris, « Stéatose hépatique, substrats énergétiques et activité de la lipoprotéine-lipase posthéparine chez le canard mulard et pékin au cours du gavage », Actes des 5e Journées de la Recherche sur les Palmipèdes à Foie Gras, Pau, 9 et 10 octobre 2002, pages 96-99
Un spécialiste des oiseaux migrateurs confirme – y compris pour les oies et les canards sauvages – qu'en phase prémigratoire le stockage des graisses ne se fait pas dans le foie :
Ces réserves sont essentiellement faites de graisses qui sont déposées en particulier dans la fourchette claviculaire, mais aussi dans la plus grande partie de l'organisme, sous la peau et autour des différents organes (reins, tube digestif, cœur, foie, gonades, etc…).
Alain Tamisier (CNRS de Montpellier), cité dans Fondation ligue française des droits de l'animal, Analyse critique du rapport du Comité scientifique de la santé et du bien-être animal sur la protection des palmipèdes à foie gras, 2000, souligné par nous
Dans une communication scientifique, les chercheurs de l'INRA décrivent comme « un “défaut” de transport des lipides » le phénomène qu'ils présentent dans la presse généraliste comme « la mise à profit » d'une « capacité naturelle des oiseaux à accumuler des réserves » :
Il a été démontré que c'est un « défaut » de transport des lipides par les VLDL (Very Low Density Lipoproteine) qui limite leur transfert vers les sites de stockage périphériques (Blum, 1990).
D. Guémené, G. Guy, J-M. Faure, op. cit.
Voici effectivement comment l'article cité par ces chercheurs (Blum, 1990) décrit le mécanisme de formation de la stéatose hépatique, et donc du foie gras :
Lorsque les apports alimentaires sont faibles ou légèrement excessifs […] l'animal s'engraisse, mais il n'y a pas de foie gras : une partie du glucose est utilisé à des fins énergétiques, les lipides néoformés en petite quantité sont évacués au fur et à mesure de leur formation vers le tissu adipeux […]. Au contraire, lorsque l'ingestion alimentaire imposée par gavage est élevée […], les lipides s'accumulent parce que le système de transport est défaillant. […]
Le foie devient gras parce qu'il conserve in situ une partie des graisses neutres synthétisées intensément pendant le gavage. […] C'est parce qu'elles [les lipoprotéines VLDL] sont secrétées en quantité insuffisante que le foie devient gras.
Jean-Claude Blum (INRA), op. cit.
D'autres articles signés par Gérard Guy expliquent de manière similaire la formation du foie gras :
L'accumulation excessive de lipides dans le foie est à l'évidence la conséquence d'une lipogenèse hépatique intense qui se fait principalement à partir des glucides alimentaires apportés massivement par le gavage. […] C'est donc avant tout un déséquilibre entre la synthèse et la sécrétion dans le sang des lipides qui explique l'engraissement hépatique des Palmipèdes à foie gras.
S. Davail, G. Guy, D. Hermier et R. Hoo-Paris, « Évolution de la lipoprotéine lipase au cours du gavage », Actes des 4e Journées de la Recherche sur les Palmipèdes à Foie Gras, Arcachon, 4 et 5 octobre 2000, pages 66-70
Pour provoquer la formation de foie gras, les oiseaux ne sont pas nourris avec les aliments qu'ils ingèrent quand ils sont laissés libres dans la nature, mais avec des préparations à base de maïs (le plus souvent une pâtée semi-liquide). L'alimentation est volontairement carencée pour provoquer le défaut de transport des lipides, comme l'explique cette brochure éditée par l'Association Générale des Producteurs de Maïs :
Le maïs est l'aliment de gavage par excellence. Il est riche en amidon, source de glucides […] Il est pauvre en facteurs lipotropes. La synthèse des lipides a lieu dans le foie à partir du glucose (glucides). [….] L'accumulation hépatique est favorisée par un défaut de facteurs lipotropes.
AGPM-Technique, Élevage et gavage des canards mulards, Arvalis, mars 2000, page 10
Deux chercheurs de l'INRA qualifient eux-mêmes un régime « analogue au régime de gavage classique » de « très incomplet » :
Dans le premier essai, l'aliment est très incomplet. Analogue au régime de gavage classique, il renferme seulement du maïs (74,5%), du sucre (20%), du suif (5%) et du chlorure de sodium (0,5%). Dans le deuxième essai, l'aliment est complet et équilibré. Il renferme 74% de maïs, 15% de farine de soja, 3% de farine de poisson, des sels minéraux, toutes les vitamines nécessaires et des facteurs lipotropes (choline, méthionine).
P. Auffray et J.C. Blum, « Hyperphagie et stéatose hépatique chez l'oie après lésion du noyau ventro-médian de l'hypothalamus », Comptes rendus de l'Académie des sciences, volume 270, 1970, pages 2362-2365
Des scientifiques de l'INRA affirment que les oies et les canards gavés sont « “adaptés” à la production de foie gras » :
Des palmipèdes « adaptés » à la production de foie gras. […] Seules des souches (oie landaise, canard de barbarie) ou des hybrides (canard mulard) adaptés pourront toutefois êtres utilisés avec profit car l'intensité de la stéatose hépatique, qui reste un processus extraphysiologique, varie selon le génotype […]. Les génotypes destinés à la production de viande, comme l'oie polonaise, développent des stéatoses plus réduites […].
D. Guémené, G. Guy, J-M. Faure, op. cit., souligné par nous
Cette affirmation est présentée comme un argument en faveur du gavage. Pourtant, à y regarder de plus près, ces chercheurs nous apprennent surtout que les producteurs de foie gras utilisent des espèces et lignées qui ont une meilleure capacité à développer un gros foie gras que les espèces qu'ils n'utilisent pas ou plus. Le contraire aurait été surprenant.
De plus, sur la simple constatation que ces animaux développent une hypertrophie du foie particulièrement prononcée lorsqu'on les gave, ils concluent que ce sont des « palmipèdes “adaptés” à la production de foie gras ».
En appliquant un raisonnement analogue à celui des chercheurs de l'INRA, on devrait conclure que l'espèce humaine est adaptée à l'obésité et que certains humains le sont mieux que d'autres. En effet :
• lorsque l'on force quelqu'un à manger de très grosses quantités de nourriture, son corps grossit énormément de façon naturelle ;
• si l'on compare la manière dont grossissent deux personnes qui ont ingéré la même quantité de nourriture, celle qui devient obèse le plus rapidement est celle qui est la mieux adaptée des deux à la suralimentation.
L'absurdité d'un tel raisonnement aide à comprendre que c'est précisément parce que les canards et les oies utilisés par les producteurs ne sont PAS adaptés à ingérer les quantités de nourriture qu'on leur impose pendant le gavage que ces derniers les utilisent pour produire du foie gras :
On n'utilise donc pas un processus physiologique propre aux palmipèdes pour l'élaboration d'un mets mais bien un processus pathologique que l'on peut reproduire dans certaines espèces. Si l'on utilise ici le foie de l'oie ou du canard c'est que la pathologie y est plus facile à reproduire.
Dr M. Heymann, « Rapport anatomo-pathologique sur la stéatose hépatique nutritionnelle en tant que pathologie hépatique », document présenté lors de la 32e réunion du Comité permanent de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages du Conseil de l'Europe, Strasbourg, 8-11 octobre 1996
Ainsi, comme l'explique un article signé par Gérard Guy lui-même, c'est parce que l'organisme du canard commun arrive à mieux gérer les énormes quantités de graisse produites par la suralimentation (en les évacuant à temps de son foie), qu'il le « “protège” de la stéatose » :
Spontanément, le canard commun associe des VLDL plus abondantes à un engraissement périphérique plus élevé. Ces différences sont exacerbées par le gavage : le canard commun “se protège” de la stéatose par une sécrétion énorme des VLDL, ce qui aggrave son adiposité. L'exportation des triglycérides semble moins efficace chez le canard de Barbarie, qui reste comparativement plus maigre, mais stocke les lipides hépatiques jusqu'à développer un authentique foie gras.
D. Hermier, G. Guy, et S. Guillaumin, « Bases métaboliques de la sensibilité à la stéatose hépatique du canard », Actes des 4e Journées de la Recherche sur les Palmipèdes à Foie Gras, Arcachon, 4 et 5 octobre 2000, pages 55-58
C'est aussi la raison pour laquelle le canard commun n'est pas gavé par les producteurs de foie gras, au contraire du canard mulard, un hybride stérile, qui n'a pas cette même capacité à se protéger de la stéatose. Au lieu de constater que le canard commun est mieux apte à gérer les grandes quantités de nourriture qu'on le force à ingérer lors du gavage, Daniel Guémené et Gérard Guy constatent qu'il a « une mauvaise aptitude à la stéatose » :
Le canard commun (Anas platyrhynchos) présente ainsi une bonne aptitude à déposer du gras de couverture mais ne possède que de faibles capacités d'ingestion et une mauvaise aptitude à la stéatose ; c'est pour ces raisons qu'il n'est pas utilisé en gavage.
Daniel Guémené et Gérard Guy, « Gavage et production de foie gras », La Revue Avicole, mai-juin 2004, pages 96-98
Avec leur collègue Jean-Michel Faure, ces deux chercheurs soulignent que la sélection a été menée de façon à disposer d'animaux ayant une meilleure « aptitude à la stéatose » :
La sélection a donc bien permis l'obtention de génotypes mieux adaptés à cette production.
D. Guémené, G. Guy, J-M. Faure, « Foie-Gras, Gavage et Bien-être animal : vers un peu d'objectivité ! », op. cit.
Autrement dit, la filière du foie gras a effectué des sélections génétiques et créé des hybrides stériles avec l'objectif avoué de faire naître des animaux souffrant d'une limitation physiologique qui les rend encore moins capables que d'autres d'évacuer les énormes quantités de graisses produites dans leur foie par une suralimentation forcée, et ce dans le but d'obtenir plus rapidement des foies gras encore plus gros.
Cette sélection génétique se fait avec la participation active de l'INRA dans le cadre de son objectif d' « amélioration génétique des palmipèdes gras [5] ».
[1] « Alimentation progressive » est l'euphémisme qu'emploie le CIFOG à la place du terme « gavage ».