« La volonté des animaux » est paru en février 2008 sous la forme d’une brochure éditée par l’association Droits des Animaux, toujours disponible auprès de cette association. Nous publions ici une version révisée et annotée par l’auteur à l’occasion de la publication de son texte dans les Cahiers antispécistes.
Certaines références ont été corrigées à la demande de l’auteur en mai 2009. D’autres modifications mineures ont été effectuées, à nouveau à la demande de l’auteur, en février 2014.
J'ai abondamment illustré mon propos d'exemples variés, tant au sujet des facultés cognitives animales, que des espèces concernées, non seulement pour montrer à quel point le fameux « propre de l'homme » prend l'eau de toutes parts, mais aussi pour faire état du fait que certains animaux dont nous pensons habituellement qu'ils sont dénués de pensée (par exemple, les poissons) sont en réalité, comme les autres, des êtres conscients. Ceci permet donc de décaler la frontière établie provisoirement par Tom Regan en 1983, qui basait ses démonstrations sur la conscience animale sur le cas des « mammifères d'un an et plus ». C'est sur une base solide que nous pouvons désormais englober, dans le cercle de la conscience, les poissons et les oiseaux qu'il avait dans une démarche de prudence morale inclus « au bénéfice du doute ». Force est de constater que sans la recherche en éthologie cognitive, il eût été difficile de plaider à partir de notre intuition pour la présence d'une conscience, en particulier chez les poissons, qui sont physiquement très différents de nous.
Je précise cependant que relayer des observations éthologiques ne signifie pas légitimer celles qui violent les droits des animaux. Il est certain qu'un monde sépare, d'un point de vue éthique, les chercheurs qui étudient les animaux de manière invasive, de ceux qui les étudient de manière respectueuse, ou qui mènent leurs recherches sur une relation fondée sur l'empathie. Ce fut notamment le cas d'Irene Pepperberg, qui vécut plus de 20 ans de complicité avec le perroquet Alex, ce qui n'a pas affecté ses recherches, bien au contraire. C'est à la seconde catégorie de chercheurs que je dédie cet essai.
Il n'est point permis de supposer l'esprit dans les bêtes, car cette pensée n'a point d'issue. Tout l'ordre serait aussitôt menacé si on laissait croire que le petit veau aime sa mère, ou qu'il craint la mort, ou seulement qu'il voit l'homme. L'œil animal n'est pas un œil, l'œil esclave non plus n'est pas un œil et le tyran n'aime pas le voir. Alain, Les Dieux
Pour la plupart des gens, le fait de tuer les animaux ne constitue pas un problème, du moment qu'on les tue sans souffrance. On parle alors de « tuer humainement ». Bien entendu, personne n'accepterait d'être « tué humainement », sauf peut-être si c'est dans son intérêt, par exemple s'il s'agit d'abréger ses souffrances. Ce n'est certainement pas l'intérêt des animaux d'être tués pour finir en pièces détachées dans les rayons des supermarchés.
Pourquoi donc accordons-nous si peu d'importance au fait que les animaux puissent continuer à vivre leur vie ? On trouverait probablement plusieurs raisons à cela. Mais l'une des plus importantes est sans doute que les humains ont tendance à penser qu'ils sont les seuls animaux doués de conscience, au point que certains sont convaincus de ne pas être des animaux du tout.
Ces préjugés mentaphobes (terme que nous devons au célèbre éthologiste Donald R. Griffin, qui dénonçait naguère l'interdit d'inférence dans l'étude du comportement animal), qui reflètent notre crainte d'admettre que la conscience n'est pas le propre de l'homme, nous permettent de tuer les autres animaux sans avoir à en éprouver aucune culpabilité. En niant l'existence, pourtant évidente intuitivement, d'une conscience chez les animaux, nous les ravalons au rang des plantes, à ceci près qu'on admet que les animaux peuvent souffrir – malgré la contradiction que cela représente, c'est la conception de la plupart des gens. Mettre un terme à la vie d'un animal, sans le faire souffrir, n'est alors pas plus grave que mettre un terme à la vie d'une plante. Aussi la mise à mort d'un animal n'est-elle plus un obstacle à l'utilisation que nous attendons de leur dépouille. Il est en notre pouvoir de jouir du corps des animaux comme si ce n'était pas le corps de quelqu'un, d'en faire une matière première ou un objet de plaisir, de la viande, du cuir, de la fourrure, tout ce qu'on voudra, sans en éprouver ni honte ni remords.
En refusant toute conscience aux animaux sous prétexte qu'ils seraient guidés par leur instinct, donc par leurs gènes, alors que les humains n'agiraient que par leur libre-arbitre, nous faisons preuve d'une grande hypocrisie : nous prêtons plus volontiers une conscience aux animaux que nous côtoyons, plutôt qu'à ceux qui finissent dans nos assiettes. Aux uns, chiens, chevaux ou chats, il ne manque que la parole, les autres, cochons, moutons ou vaches ne sont que des automates, ces « animaux-machines » chers à Descartes.
Nos préjugés coûtent très cher (et c'est peu dire) aux animaux, car leur sort tragique ne tient à rien d'autre qu'au regard que nous portons sur eux. Il est donc urgent que chacun réalise l'étendue de son ignorance concernant la subjectivité animale. Une réflexion sur la conscience des animaux aurait sa place dans les manuels scolaires, si notre pays jugeait bon de prendre ses responsabilités et de mettre un terme au tabou de la conscience animale.
Il faut être une brute pour refuser aux animaux le regard, l'intériorité, la subjectivité. Elisabeth de Fontenay
La conscience ne peut être observée directement : il nous faut l'appréhender à travers les comportements de celui chez qui on se propose de la déceler. Or, ce n'est que très récemment que les scientifiques ont cherché à interpréter les comportements comme indices révélateurs de la conscience chez les animaux. Cela n'était pas le cas précédemment : les béhavioristes, parce qu'ils considéraient que la conscience ne peut être observée de manière objective, essayèrent d'expliquer tous les comportements étudiés par des hypothèses simplistes de type stimuli-réponses, ce qui revenait à nier purement et simplement l'existence d'une conscience chez les animaux.
Assez vindicatifs à l'égard de ceux qui ne se rangeaient pas de leur côté, à qui ils opposaient systématiquement « l'objection d'anthropomorphisme », dans un contexte scientifique déjà fortement marqué par la fameuse théorie de « l'animal-machine » de Descartes, les béhavioristes n'ont pour autant quasiment rien laissé à l'état des connaissances, sinon une vision mécaniste de l'animal.
L'éthologie (étude du comportement des animaux dans le cadre de leur espèce) aura également contribué à une approche réductrice des animaux, en les envisageant principalement à l'aune de leurs instincts, qui déterminent leur comportement, tel celui d'un robot amélioré.
Mais certains éthologistes audacieux ont cherché à penser l'animal dans sa subjectivité. L'éthologie cognitive et les sciences cognitives, précédées par les brillantes études de terrain de primatologues comme Jane Goodall, ont permis d'étudier avec succès la personnalité des animaux à partir de protocoles rigoureux, et les preuves scientifiques abondent à présent, mettant en évidence le fait que les animaux sont, comme nous, des êtres conscients.
Cette continuité cognitive entre les humains et les autres animaux peut être décelée au travers de deux aptitudes principales que nous partageons avec eux.
Le contenu d'une perception consciente implique une réflexion immédiate sur les événements présents, mais aussi le fait de se souvenir et d'anticiper. Un animal est doué de conscience perceptive s' « il pense consciemment à une chose présente ou absente, plutôt que de réagir à cette chose lorsqu'elle se présente à lui, sans avoir conscience de l'existence de cette chose, de ses propriétés ou des effets qu'elle produit » (Griffin, 1992, à partir des travaux de Natsoulas, 1978). Étant en mesure d'avoir l'idée de ce qu'ils vont faire avant de le faire, les animaux ont des intentions, ce qui permet de les considérer comme doués de volonté.
Les animaux ont des croyances liées à leurs représentations mentales, ce qui permet de dire que les animaux portent un regard subjectif sur le monde. La représentation mentale, centrale dans l'étude de la cognition, remplace aujourd'hui l'hypothèse béhavioriste du stimulus-réponse, au sens où le comportement animal est fonction de l'information reçue et analysée. Aussi les animaux traitent l'information de manière critique, ce qui signifie qu'ils peuvent confirmer leurs croyances ou les infirmer. En clair, les animaux peuvent se tromper, et changer d'avis. Par exemple, les poissons turbots (psetta maxima), élevés en captivité et nourris avec des granulés rouges associent un objet (les granulés rouges) à une propriété (la comestibilité). Ils croient que ces granulés sont comestibles. Lorsqu'ils sont lâchés dans la nature, les jeunes turbots essaient de picorer des petites pierres qui leur rappellent les granulés qui leur étaient distribués. Certains meurent de faim, d'autres survivent en observant leurs congénères expérimentés se nourrir de crevettes [1]. Ces poissons, en renonçant à se nourrir de ce qu'ils croyaient auparavant être une nourriture comestible, ont ainsi révisé leur croyance sur les propriétés d'un objet (la comestibilité de l'objet « granulé rouge »).
Les animaux ont la capacité à se représenter mentalement l'espace, de manière souvent spectaculaire, à l'exemple du casse-noix d'Amérique, qui stocke des graines dans des centaines de caches à l'automne et les retrouve plusieurs mois plus tard, ou des mulots sylvestres qui confectionnent leurs propres panneaux indicateurs grâce à des branches et des cailloux qui leur servent à marquer les endroits qui regorgent de nourriture… et prennent des raccourcis pour gagner leur trou ! De telles « cartes mentales » sont élaborées également par les poissons, mêmes aveugles, comme en témoigne Theresa Burt de Perera (Université d'Oxford), qui a étudié les poissons aveugles des cavernes du Mexique, soulignant qu'ils « possèdent une gamme de compétences cognitives qui surprendraient beaucoup de gens ».
Au nord de l'Angleterre, des troupeaux de moutons évoluent au milieu des ravins, sans berger ni chien de troupeau. Ils ne tombent jamais, de même qu'ils ne se perdent pas, et savent où s'abriter en cas de pluie, à quel endroit traverser la rivière, etc. Ceci n'est pas le fait de leur instinct : cette connaissance des lieux est enseignée de génération en génération par voie parentale, des brebis aux agneaux. On suppose que ces animaux ont hérité du savoir des bergers qui les ont instruits à une époque lointaine où ils restaient à toute heure avec leur troupeau [2].
Archie, le labrador, a quant à lui pris le train tout seul pour rentrer à la maison, lorsque son maître l'a perdu (Aberdeenshire). Il est descendu à la bonne gare (sans jamais avoir été dressé pour ça). Deux policiers, le système de télésurveillance et plusieurs employés des chemins de fer ont confirmé cette aventure [3]. Bien entendu il n'est pas question ici d'observations menées par des scientifiques, les sceptiques les rejetteront donc avec désinvolture, les qualifiant volontiers de récits sans valeur. Mais, comme le rappelle Dominique Lestel « personne n'a d'anecdotes semblables à raconter sur son grille-pain ou sa bicyclette [4] ». Et d'ajouter : « On sous-estime toujours la force des anecdotes sous prétexte qu'elles ne sont pas scientifiquement correctes. Mais leur accumulation finit par bousculer notre univers [5]. »
On citera aussi l'esprit de déduction dont font preuve les animaux, en témoigne le chien Ricco, qui possède un vocabulaire de plus de 250 mots, ce qu'ont pu vérifier Juliane Kaminski, Josep Call et Julia Fischer, chercheurs à l'Institut Max-Planck de Leipzig : lors d'expériences où lui était proposée une foule d'objets dont il connaissait le nom, sauf pour l'un d'entre eux, Ricco s'est illustré par sa faculté d'associer, au mot qu'il ne connaissait pas, l'objet qu'il ne connaissait pas.
Logan Grosenick de l'Université de Stanford a prouvé que les poissons Astatotilapia burtoni du lac Tanganyika (Tanzanie) utilisent pareillement ce type de raisonnement déductif pour déterminer le rang social de leurs adversaires : en cas de conflit de territoire, l'individu qui aura eu l'occasion d'observer un affrontement entre deux congénères, choisira d'affronter le perdant, pour augmenter ses chances de l'emporter.
Autre exemple : en présence d'une ressource alimentaire inconnue, un rat noir s'appuie sur l'odeur de l'haleine de ses voisins ayant goûté l'aliment pour éviter les risques d'empoisonnement : s'ils sont en bonne santé, il décide de le consommer, sinon il s'abstient [6] (Galef, B., 1990, Galef & Whiskin, 2001).
Aaron P. Blaisdell et son équipe (département de psychologie de l'Université de Californie) ont par ailleurs prouvé que les rats étaient capables de raisonnement causal, (distinguer les causes des effets), ce qu'on croyait jusque-là être « le propre de l'homme ». Dans une phase d'apprentissage, des rats ont observé un dispositif dans lequel un signal lumineux précédait dans une première phase un signal sonore, et dans une seconde une distribution de nourriture. Après leur avoir appris ce modèle, on pouvait s'attendre à ce que les rats prédisent qu'un signal sonore serait suivi d'une distribution de nourriture, puisque l'un comme l'autre étaient associés au signal lumineux. Pourtant, quand on a introduit dans le dispositif un levier déclenchant également le signal sonore, ils s'en sont détournés, ayant compris que générer un signal sonore au moyen d'une cause alternative (le levier) n'entraînerait pas une distribution de nourriture, car la manipulation d'un effet (le signal sonore) n'influence pas sa cause (le signal lumineux).
Par ailleurs, les rats nous ont démontré que savoir qu'on ne sait pas, c'est aussi possible chez les animaux non humains. Allison Foote et Jonathon Crystal de l'Université de Géorgie aux Etats-Unis ont proposé à des rats de classer des sons en deux catégories, « sons courts » et « sons longs », avec la possibilité de ne pas répondre quand ils ne savaient pas. Mais ils recevaient dans ce dernier cas moitié moins de friandises que lorsqu'ils réussissaient à les classer. Les rats ont néanmoins choisi d'utiliser ce joker, et ceci uniquement lorsque les sons n'étaient pas faciles à classer, étant à peine trop longs ou trop courts. Après les singes, les rats ont ainsi démontré que la métacognition n'est pas non plus le « propre de l'homme ».
L'aptitude des animaux à se représenter le monde se vérifie aussi par leur capacité à élaborer des concepts [7]. Ceci a été notamment démontré chez la poule, selon cette procédure : dans un premier temps des poules doivent discriminer deux congénères à partir de diapositives. Ensuite, on leur soumet des nouvelles photographies qu'elles doivent correctement identifier à celles présentées initialement. On a montré (Ryan & Lea, 1990, d'après Zayan, 1992) qu'elles sont capables de reconnaitre un congénère (qui leur est inconnu), à des âges successifs, dans un sens (poussin de 2 jours identifié au poussin de 33 jours) comme dans l'autre (poussin de 33 jours identifié au poussin de 2 jours), et ceci malgré les très grandes différences morphologiques inhérentes à son développement. Ce qui implique qu'elles aient dû « se former une représentation mentale des propriétés de chacune de [leurs] congénères qu'elles ont reconnue malgré tout comme individu relativement invariant » (Zayan, 1992). Lors d'autres observations, des poules ont réussi à associer une diapositive présentant une partie précise du corps d'une poule (patte, aile...) à la diapositive présentant la poule entière (familière comme étrangère), ce qui prouve qu'elles peuvent abstraire une congénère fictive particulière (Domken & Zayan, 1998) : elles élaborent une représentation générale de la poule, « un prototype de toutes les apparences possibles d'une congénère ». Aussi, selon Zayan, « tout se passe comme si les volatiles avaient l'idée de poule, c'est-à-dire le concept de poule ».
On a de même démontré que les pigeons reconnaissent les êtres humains sur une photo, appuyant correctement avec leur bec sur une touche quand un visage humain apparaît lors d'une projection de photos portant sur différents thèmes (objets, plantes, animaux...). Ce qui implique qu'ils aient généralisé le concept d'être humain (Herrnstein, Loveland, 1964).
Encore plus frappant : lors d'une mémorable expérience, qui consistait à montrer des photographies de tableaux de grands peintres, les pigeons, qui devaient discerner les œuvres selon leur style pictural, ont pu distinguer les tableaux de Picasso de ceux de Monet (Watanabe, 1995) ! Et, nous rapporte Temple Grandin [8] (Université d'État du Colorado), « si on leur présente un Manet, assez semblable à un Picasso première manière, ils les confondent. Ces volatiles font la même erreur que des étudiants de première année aux beaux-arts. »
En étudiant les moutons, Keith Kendrick, professeur de neurobiologie à l'Institut Babraham (Cambridge), a constaté en 2001 que ces animaux ont une vie mentale extrêmement complexe : ils peuvent se souvenir d'au moins 50 faciès ainsi que le « profil » de chacun d'eux, et ce même après une année de séparation.
L'éthologiste américaine Irène Pepperberg a entraîné un perroquet, le célèbre Alex, à nommer les caractéristiques des objets qu'elle lui présentait, avec 80 % de succès : il dit « la couleur » quand la chercheuse lui demande de citer la différence entre deux triangles en bois de couleurs différentes, « bois » quand elle lui demande de dire ce qui est identique, « matière et couleur » lorsque l'un des triangles est remplacé par un triangle en plastique de couleur différente. Des journalistes sceptiques ont par la suite présenté à Alex trois objets qu'il n'avait jamais vus, il ne s'est pas davantage trompé en les dénombrant [9] !
On découvre, grâce à des chercheurs de l'Université de Padoue en Italie, que les poissons (Gambusia affinis) sont eux aussi capables d'opérations arithmétiques rudimentaires. Ils peuvent compter directement jusqu'à 4, et estimer un plus grand nombre, chose qu'on croyait jusque-là réservée aux humains et à certains grands singes. Ainsi, « des organismes aussi divers que les primates et les poissons téléostéens, qui divergent il y a plus de 450 millions d'années, partagent des capacités de discrimination comparables sur les petites quantités » (Agrillo, Dadda, Serena, Bisazza, 2008). Cette aptitude a été également démontrée chez l'éléphant par Irie-Sugimoto (Université de Cornell), qui a présenté le résultat de ses recherches en août 2008 au congrès international annuel de la Society for Behavioral Ecology. Comme les poissons, les éléphants doivent en effet dénombrer leurs effectifs, les premiers pour rejoindre un banc important, ce qui offre une protection contre les prédateurs, les seconds « pour ne pas perdre en route des membres du groupe » d'après Mya Thompson, Université de Cornell.
Longtemps sous-estimées à cause de la petite taille de leur cerveau, les capacités cognitives des oiseaux sont de plus en plus étudiées. Ainsi, quoique leur cerveau soit physiquement différent du cortex des mammifères, des oiseaux peuvent comprendre la notion de zéro une fois apprise (Pepperberg, 2005), montrant ainsi une bien meilleure compréhension de la notion de quantité que la moyenne des enfants âgés de trois ans, le fait d'appréhender le concept mathématique de zéro n'émergeant que vers l'âge de quatre ans chez l'humain.
De la même façon, le singe, qui nous est proche biologiquement, et à qui l'on attribue pour cette raison la plus grande intelligence du monde animal, est égalé voire surpassé par beaucoup d'autres animaux. Les professeurs Curtis et Morrow-Teschet, de l'Université d'Etat de Pennsylvanie, ont évalué les capacités cognitives des cochons, à qui ils ont appris à jouer avec des ordinateurs, ce qui a permis d'étudier notamment les images qu'ils élaborent de leurs congénères et d'eux-mêmes, leur créativité et leur capacité d'anticipation [10]. Ces chercheurs, ainsi que leurs collègues du centre de recherche de l'Université de Bristol, sont tous d'accord pour conclure que les cochons démontrent une habileté à résoudre des problèmes, beaucoup plus facilement que les plus intelligents des singes. Qui pourra encore dire « bête comme cochon » ?
La capacité d'organiser des actions complexes témoigne également du fait que l'animal est capable de former des images mentales.
Si l'on conçoit l'intelligence comme la faculté de se représenter un problème, concevoir les solutions et les exécuter, alors que dire des corbeaux du Japon (observés par les spécialistes David Attenborough et Miles Barton), qui posent des noix sur les passages piétons, puis attendent que les voitures passent dessus pour récupérer les noix cassées quand le feu est au rouge ? Alex Taylor de l'Université d'Auckland (Nouvelle-Zélande) a observé l'utilisation d'un métaoutil chez un corbeau qui s'est emparé d'un court bâton pour atteindre un second, plus long, afin d'attraper une nourriture hors d'atteinte du bâton le plus court. Une corneille de Nouvelle-Calédonie, observée à l'Université d'Oxford, est quant à elle devenue célèbre pour s'être fabriqué un outil sans l'avoir appris de ses semblables ni des chercheurs en tordant une tige de fer pour fabriquer un hameçon (Kacelnik, 2002).
Donald Broom, (Université de Cambridge) décrit comment les vaches deviennent passionnées lorsqu'il s'agit de solutionner des défis intellectuels. Ainsi, dans l'expérience consistant à trouver une façon d'ouvrir une porte pour trouver de la nourriture, « leur activité cérébrale a clairement révélé de la surexcitation lors de la réussite [11] ». En Australie, l'éthologiste Caroline Lee a construit avec des barrières un labyrinthe spécial pour les moutons et a testé la capacité de 60 d'entre eux à trouver la sortie. Résultats : ils s'y retrouvent et améliorent leur performance… et se souviennent du parcours au moins 6 mois plus tard. De la même façon, les poissons arc-en-ciel, entraînés à trouver un trou dans un filet pour s'en échapper, apprennent en 5 essais et réussissent encore l'exercice du premier coup 11 mois plus tard (Brown, 2001), faisant taire le mythe caricatural de la « mémoire de 3 secondes des poissons ». Ces exemples parmi d'autres (il existe à ce jour plus de 500 études sur les capacités cognitives des poissons) révolutionnent l'idée que nous nous en faisons !
Ces actions complexes qu'organisent les animaux ne peuvent être assimilées à l'instinct, somme de réflexes innés et acquis. Elles témoignent d'une diversité de comportements qui, comme le souligne Donald Griffin, ne sont pas inscrits dans le programme génétique. Ainsi a-t-on observé un chef castor et ses troupes, lors d'une trouée catastrophique dans leur barrage, colmater la brèche avec de l'herbe et de la boue (Ryden, 1989 in Griffin, 1992). Pourtant, d'ordinaire ces animaux se servent de branches pour réaliser cet ouvrage, l'herbe et la boue n'étant utilisées qu'au stade final de la construction, pour l'étanchéité. Mais, du fait que réunir les branches aurait pris trop de temps, il était préférable, dans cette situation, d'effectuer un colmatage de fortune. Néanmoins, douze heures après, le chef castor est retourné à l'endroit colmaté, avec des branches récoltées et préparées à l'avance, pour refaire le travail dans les « règles de l'art », ce qui témoigne qu'il avait pensé au problème entre temps. Il a donc dû former des images mentales, car il n'aurait pu penser à ramasser des branches pour colmater la brèche, sans avoir gardé le souvenir de celle-ci.
Cet exemple témoigne en outre de la capacité d'anticipation des animaux, qui prennent en compte leurs besoins futurs, ce qui représente un autre aspect de leur aptitude à former des représentations mentales complexes, cette fois en fonction du paramètre temporel. Une telle aptitude a été décelée chez le geai buissonnier à l'Université de Cambridge en 2007. Placé dans une cage à trois compartiments séparés, où il résidait successivement selon trois périodes de la journée, cet oiseau, dès lors qu'il ne recevait plus sa ration dans l'un des compartiments, y a caché la quantité de nourriture qui convient en prévision de son repas du lendemain, trois fois plus que dans les compartiments où on continuait de le nourrir. Nicola Clayton, qui a mené ces recherches, nous spécifie qu'un tel comportement ne relève pas de l'instinct, mais d'une « stratégie intentionnelle liée à la capacité d'appréhender le futur ».
Du fait qu'ils ont des croyances issues de leurs représentations mentales, les animaux poursuivent des buts de manière intentionnelle [12], autrement dit ils savent vers quoi portent leurs mouvements. Dans la mesure où leur action fait suite à un objectif déjà présent dans leur esprit, et qu'ils peuvent contrôler leur comportement pour permettre sa réalisation, il est permis de les considérer comme doués de volonté.
On pourrait multiplier les exemples mettant en évidence la volonté de l'animal, qui use de divers stratagèmes pour arriver à ses fins. Ainsi les pluviers, oiseaux nichant au sol, adoptent, dans 40 % des cas observés, la feinte dite « de l'aile brisée » : à la vue d'un prédateur, ils se mettent à boiter en poussant éventuellement des cris de détresse, et traînent une aile au sol comme si elle était cassée. Lorsque le prédateur est conduit à bonne distance du nid, le pluvier s'envole brusquement, laissant le prédateur médusé.
L'éthologiste américaine Ristau a étudié la direction des pluviers durant la feinte de l'aile brisée, la manière dont ils ont surveillé les déplacements du prédateur, et la flexibilité de leur comportement. Elle a constaté que ces oiseaux ont modifié leur comportement en fonction des variations des mouvements de l'intrus. Si ces derniers ne semblaient pas intéressés par les postures adoptées par le pluvier, celui-ci « en rajoutait ». Ristau en conclut que la feinte de l'aile cassée du pluvier se prête à une explication intentionnelle : les pluviers mènent volontairement le prédateur loin de leur nid et modifient leur comportement à cette fin (Ristau, 1991). On citera aussi le coq qui émet des appels particuliers pour indiquer une source de nourriture aux poules, et utilise parfois ces mêmes signaux en l'absence de nourriture, pour les attirer et ainsi les courtiser (Marler, 1986).
Les travaux dirigés en 2006 par Clayton, éthologiste à l'Université de Cambridge, ont montré l'usage de tactiques chez les geais buissonniers, dont ceux qui avaient personnellement fait l'expérience de voler de la nourriture se méfiaient de leurs semblables et déménageaient leurs provisions.
Les animaux réussissent également à obtenir ce qu'ils veulent par imitation : dans les années 1950, certaines mésanges ont trouvé le moyen d'ouvrir les bouteilles de lait livrées sur le pas de la porte des habitants. Quelques semaines plus tard, elles avaient été imitées par un nombre si important de congénères qu'on a dû changer le procédé d'ouverture des bouteilles. Certaines mésanges avaient aussi fait la distinction entre les bouteilles de lait classique (coiffées d'un bouchon argenté) et celles de qualité supérieure (bouchon doré), qu'elles ont préféré pour leur goût crémeux, ne tardant pas à être imitées une fois encore par toutes les autres à travers le pays !
Ces capacités d'imitation sont telles qu'il est désormais convenu de parler de culture, bien que ce terme, à l'instar notamment de la capacité d'anticiper ou de l'usage d'outils, ait été réservé par le passé au seul humain, à tort.
Un exemple parmi d'autres est celui des macaques. En 1952, sur l'île de Koshima, des scientifiques jetaient sur le sable des patates douces en destination des singes qu'ils étudiaient. Les singes, qui appréciaient ces patates mais trouvaient leur saleté déplaisante, ont appris à les laver en imitant Imo, une petite femelle qui la première eut l'idée d'aller laver sa patate dans l'eau. Après quelques années, l'ensemble des membres du groupe (à l'exception des individus les plus âgés), profitait de cette innovation, qui sera transmise ensuite de génération en génération (les petits apprennent de leur mère en ramassant les patates que celle-ci laisse tomber lorsqu'elle les lave).
L'imitation n'est pas l'apanage des vertébrés, elle a été aussi mise en évidence chez les pieuvres qui savent imiter leurs congénères (Fiorito & Scotto, 1992). Au zoo Hellabrunn de Munich, une pieuvre a dévissé elle-même un bocal pour y trouver sa nourriture, cette fois en imitant le personnel animalier !
On a de même établi cette faculté chez diverses espèces de poissons, qui peuvent apprendre à éviter le filet de pêche en s'observant les uns les autres (Brown & Warburton, 1999, Brown & Laland, 2002, Reader et al., 2003, Özbilgin & Glass, 2004).
Les animaux peuvent aussi choisir de ne pas imiter leurs congénères s'ils estiment que ça n'en vaut pas la peine. En 2007, la psychologue Friederike Range et ses collègues de l'Université de Vienne ont mis deux groupes de chiens en présence d'une chienne à qui ils ont appris à soulever une boîte avec sa patte, ce que les chiens font d'ordinaire avec leurs crocs. Devant le premier groupe, elle a soulevé la boîte avec sa patte et une balle dans la mâchoire, dans le second sans la balle. Seuls les chiens qui l'ont observée agir sans la balle l'ont imitée, ceux qui l'ont vue agir avec la balle ne l'ont pas fait. Ils ont donc estimé qu'elle se servait de sa patte parce qu'elle ne pouvait le faire avec ses crocs, et que dans la mesure où eux n'étaient pas soumis à cette contrainte, ils n'avaient pas à suivre son exemple.
Une deuxième aptitude que nous partageons avec les animaux est l'empathie, largement observée dans le monde animal.
L'empathie, définie comme l'aptitude à percevoir, ressentir, les états émotionnels d'autrui, est un trait courant chez les animaux.
Les chercheurs de l'institut Brabaham ont montré que le fonctionnement cérébral des moutons présente d'importantes similitudes avec celui des humains, avec une grande proximité au niveau émotionnel (sentiment amoureux entre une brebis et un bélier, chagrin lorsque d'autres moutons meurent ou sont emmenés à l'abattoir…).
Le professeur Webster (Université de Bristol) a mis en évidence, à l'intérieur d'un troupeau de vaches, l'existence de petits groupes établis par affinités, en fonction de l'amitié. A l'inverse, elles peuvent se détester et garder rancune durant des mois, voire des années !
Le fait d'être pourvus d'empathie peut amener les animaux à se livrer à des actes d'altruisme.
Darwin signalait déjà, entre autres, le cas de vieilles corneilles devenues aveugles et incapables de se nourrir, qui étaient ravitaillées par leurs compagnes.
L'éminent Frans de Waal évoque ces rats qui, lors d'expériences en laboratoire (qui ne satisfont évidemment pas à l'éthique), refusèrent de s'alimenter dès lors qu'ils se rendaient compte qu'en actionnant le levier leur permettant d'avoir accès à la nourriture, des chocs électriques étaient simultanément administrés à leur voisin.
Au Kenya, une lionne, surnommée « Kamuniak », a défrayé la chronique pour avoir, malgré la faim qui la tenaillait, protégé farouchement, pendant plusieurs semaines, une antilope des assauts des prédateurs. Instinct maternel ? « Mais il a été répondu à cela que cette lionne n'a jamais été mère, étant probablement stérile, et qu'on pouvait donc difficilement parler de désir de maternité. Et ce n'est pas cela non plus qui a déterminé une vielle tortue géante mâle, dans un parc animalier près de la ville de Mombassa (Kenya), à adopter un jeune hippopotame orphelin, car celui-ci a multiplié les tentatives pour se faire accepter. Réticente au début, elle a finalement bien voulu le prendre sous sa protection, précise Paula Kahumbu, directrice du parc.
On a vu plusieurs fois des dauphins et des chiens sauver des humains de la noyade. En 1984, c'est une petite truie, Prescilla, qui sort de l'eau un petit garçon, recevant la récompense « William O. Stillman » décernée par la S.P.A. américaine. Dans un zoo britannique, relate Frans de Waal, on a vu un singe bonobo recueillir un étourneau assommé suite à un choc contre une vitre, puis grimper au sommet d'un arbre pour tenter de projeter avec douceur l'oiseau dans les airs. Mais celui-ci tomba dans une mare. Le singe le ramassa et s'en occupa, le préservant de la curiosité de visiteurs, jusqu'à ce qu'il puisse reprendre son vol.
La compassion chez les éléphants, tant à l'égard de leurs proches qu'à celui d'individus inconnus, montre pareillement que ce sentiment n'est pas réservé aux humains. Ainsi au Kenya, on a vu un éléphant venir à la rescousse d'un jeune rhinocéros embourbé [13].
Récemment, c'est un dauphin, Moko, qui a défrayé la chronique. Sur la côte orientale de l'île du Nord (Nouvelle-Zélande), il a sauvé deux baleines échouées en les guidant vers les eaux profondes à la stupéfaction générale (Reuters, 13 mars 2008).
Enfin, les innombrables cas d'adoptions recensés, au sein de la même espèce ou d'une espèce à l'autre (ce qui montre combien cet amour parental peut être flexible), témoigne de cette propension des animaux à l'altruisme : un nombre considérable de chiens et de chats, par exemple, ont adopté des cochonnets orphelins, souris, écureuils, canards, faons et même des tigres perdus par leurs parents. Aussi voit-on fréquemment, dans la rubrique insolite des médias, la photo de ces familles quelque peu surprenantes...
Les animaux auraient une théorie de l'esprit dans la mesure où ils auraient la capacité à se représenter les états mentaux des autres, ou à leur attribuer des croyances. On a vu que les animaux étaient au minimum en mesure d'appréhender les états émotionnels des autres, ce qui permet de dire qu'ils ont bien une théorie de l'esprit. Pourtant, cette attribution fait encore l'objet de controverses, certains estimant que les animaux ne peuvent se représenter ce que pensent les autres, qu'il s'agirait donc là d'un nouveau « propre de l'homme ». Dans les cas de tromperie par exemple (voir l'exemple du pluvier précité), ils estiment qu'on devrait considérer, au nom du principe de parcimonie (de deux explications, la plus simple est la meilleure), que les animaux agissent, non pas en se basant sur ce que pensent les autres animaux (explication mentaliste), mais en fonction des « caractéristiques de surface », par apprentissage conditionnel (explication comportementaliste). Mais que dire alors de ce cas de contre-tromperie chez les chimpanzés cité par Anderson (2001) :
(...) un individu fait semblant d'avoir été trompé par un autre. En voici un exemple : un chimpanzé découvre une friandise - par exemple une banane - qui sera sans nul doute accaparée par le chimpanzé dominant qui se trouve à ses côtés s'il la voit. Le premier chimpanzé évite alors de regarder vers la banane pour communiquer un état d'ignorance au dominant. Face à l'apparente indifférence de son congénère, le second chimpanzé quitte la scène pour se cacher derrière un arbre et observer les agissements du premier en son absence. Croyant le dominant parti, le premier chimpanzé se dirige vers la banane, déclenchant le retour précipité du second. Dans cette situation, il apparaît clairement que le comportement des chimpanzés - notamment celui du dominant - s'explique beaucoup mieux en termes de lecture des intentions de l'autre et de compréhension de l'attention qu'en termes d'apprentissage « aveugle ».
Dans le même ordre d'idées, des chimpanzés ont distingué l'expérimentateur humain qui sait où se trouve une nourriture dissimulée de celui qui ne le sait pas – n'étant pas présent au moment où elle a été mise en place (Premack, Woodruff, 1978). Plus récemment, on a vu des geais changer de cachette si un congénère les y avait vu enterrer une friandise, ce qu'ils ne firent pas dans le cas contraire (Clayton et Emery, 2006). Ils ont donc eux aussi discriminé leurs congénères en fonction d'un critère psychologique. On voit difficilement comment cela ne ressortirait pas d'une théorie de l'esprit.
De même, on sait désormais que les suricates enseignent aux plus jeunes comment chasser des proies dangereuses comme les scorpions en tenant compte du niveau de connaissance de leurs élèves (Thornton et al., 2006) : ils prennent soin de retirer l'aiguillon vénéneux au début de l'enseignement, pour fournir des proies intactes à leur élèves lorsqu'ils deviennent plus expérimentés. Il paraît assez absurde face à de tels cas de continuer à prétendre que la théorie de l'esprit est « le propre de l'homme ». D'un point de vue évolutif, la présence d'une théorie de l'esprit chez d'autres animaux que l'humain est d'ailleurs très plausible : le simple jeu social des mammifères, par exemple, ne serait pas possible sans une interprétation des intentions de l'autre. Jamieson et Bekoff (1992) rappellent que certaines postures chez les canidés peuvent à la fois signifier le jeu ou l'agressivité, et donc que la lecture de l'intention de l'autre est nécessairement un préalable à tout jeu social chez ces animaux.
Les observations de Brian Hare et Michael Tomasello, chercheurs à l'Institut Max Planck d'anthropologie évolutionniste de Leipzig, ont mis en évidence le fait que les chiens interprètent le regard humain pour comprendre nos intentions, étant conscients de ce que nous voyons : si on lui lance une balle et qu'on lui tourne le dos quand il la rapporte, le canidé fait un détour pour poser la balle sous le regard de l'observateur. Si on lui désigne un objet, le chien ne tient pas compte de notre demande à partir du moment où il comprend que la direction de notre regard ne correspond pas à l'emplacement exact de l'objet indiqué. Ce qui atteste qu'il a une croyance sur ce que l'humain pense ou veut vraiment, face à deux indications contradictoires.
On peut donc dire que les animaux peuvent aussi s'intéresser à ce que pensent les autres, en plus de ce qu'ils ressentent. Et Frans de Waal d'avancer qu'il n'est pas parcimonieux de considérer que l'évolution ait sélectionné deux mécanismes distincts, l'un mentaliste, l'autre comportementaliste, pour des actions analogues ( « parcimonie évolutive »), du fait de la proximité qui nous lie aux animaux, en particulier les mammifères, et très probablement aussi les oiseaux. Pour Sober (1998), comme pour Griffin, il est plus parcimonieux d'un point de vue évolutif d'admettre l'hypothèse de la conscience car l'instinct ne saurait contenir les réponses à tous les problèmes complexes que les animaux rencontrent dans la nature.
Concluons. Contrairement à ce qu'ont affirmé de manière péremptoire, et en dépit du bon sens, certains philosophes, les animaux sont bien évidemment des êtres conscients. Mais trop de gens continuent de l'ignorer, victimes d'une vision dépassée de l'animal. Combien de temps encore va persister cet obscurantisme anthropocentrique ?
Aujourd'hui, la sensibilité des animaux est largement confirmée scientifiquement, et leurs capacités intellectuelles et cognitives nous apparaissent de manière spectaculaire à mesure que progressent nos connaissances sur eux. On découvre que les animaux ont bien une vie mentale : ressentir des émotions comme la souffrance, le plaisir, la peine, l'affection, éprouver de la compassion et agir de manière altruiste, être pourvus d'intentionnalité, et même d'abstraction... La question dès lors n'est pas de savoir si les animaux ont une conscience, mais de se demander : de quelles autres aptitudes devront-ils encore faire preuve pour mériter de vivre ?
L'une des aptitudes cognitives couramment exigées par ceux qui refusent qu'on reconnaisse des droits aux animaux est la conscience de la mort. Celle-ci en effet, en l'état actuel des connaissances, n'est établie que pour quelques animaux, tels l'humain et certains autres primates, ainsi que l'éléphant, même si l'on peut douter que les autres animaux n'aient aucune idée de la mort.
Sans conscience de la mort, les animaux peuvent-ils projeter de vivre ? Fuir un prédateur pourrait probablement n'être qu'un simple réflexe de peur, indépendant de toute volonté de continuer à vivre. Est-ce pour autant qu'on peut les tuer sans leur nuire, dès lors qu'ils ne voient pas venir leur mort ?
Il importe peu en réalité de savoir si les animaux veulent vivre ou ont conscience de la mort (ou de leur finitude), car ceci ne peut fonder le droit à la vie. En effet, si ce qui compte, pour un sujet, c'est le fait de réaliser que son existence peut être interrompue, alors le fait de le tuer sans qu'il s'en rende compte serait justifié moralement. Or tuer par surprise un humain pourvu de la conscience de la mort revient au même que tuer un animal qui en serait dépourvu : ni l'un ni l'autre n'en souffrent, puisque ni l'un ni l'autre ne savent qu'on va les tuer. Si c'est justifié pour le second, ça l'est donc aussi pour le premier. On peut d'ailleurs remarquer que s'ils en souffraient, c'est de toute façon le droit de ne pas souffrir qui serait impliqué.
Il faut donc trouver ailleurs le fondement du droit à la vie. Si l'on conçoit la mise à mort comme l'impossibilité définitive de concrétiser ses désirs, alors le droit à la vie doit constituer une protection contre cette privation. On peut même dire qu'il ne peut trouver d'autre fondement, sans quoi il se confond avec d'autres droits comme celui de ne pas souffrir ou d'être libre, et perd donc sa raison d'être. Le droit à la vie trouve donc, dans la protection de la possibilité du sujet d'exercer sa volonté, son seul fondement valable, en même temps que sa singularité par rapport aux autres droits fondamentaux.
Sans la crainte de mourir, diront certains, il ne saurait exister que des projets simples, voire triviaux, comme de satisfaire un plaisir ou un besoin. On pourrait être tenté d'établir une hiérarchie entre le noble (vivre pour vivre, projet que seuls les humains, conscients de leur temporalité, peuvent former) et l'ignoble (vivre pour se nourrir ou se reproduire, par exemple). Pourtant, la vie n'est pas une fin en soi mais un moyen, de même que l'argent, qui donne accès à autre chose qu'à lui. Vivre, ce n'est pas non plus simplement être en vie, de façon végétative, sans agir ni penser, mais pouvoir être réuni à ceux que nous aimons, accomplir nos désirs, être confronté au monde. Et les désirs, les projets d'un animal ne comptent pas moins pour lui, à son échelle, que les nôtres. Il importe donc de faire bénéficier les animaux non humains des mêmes protections dont nous bénéficions pour exercer notre propre volonté.
Nous avons vu que les sens et les intuitions, les différentes émotions et facultés, comme l'amour, la mémoire, l'attention et la curiosité, l'imitation, la raison, etc., dont l'homme se vante, peuvent être trouvés à l'état naissant, ou même pleinement développés, chez les animaux inférieurs.
Les animaux dont nous avons fait des esclaves, que nous ne voulons pas considérer comme nos égaux.
Darwin
Nous savons par intuition que les animaux ont une volonté propre. À l'évidence, ils font en sorte d'éviter les situations déplaisantes et recherchent celles qui leur procurent satisfaction. Mais les animaux, qui se sacrifient en défendant leurs semblables ou leurs petits, se blessent au cours d'affrontements territoriaux, ou entreprennent des migrations longues et éprouvantes, montrent que la simple recherche du plaisir n'est pas le résumé de leur vie.
La conscience des animaux, qui nous apparaît évidente quand nous les observons, est aujourd'hui établie scientifiquement, entre autres grâce aux progrès de l'éthologie cognitive. Il a été démontré d'une part que les animaux développent des stratagèmes, souvent complexes, pour arriver à leurs fins, et d'autre part que leur comportement est flexible, ce qui implique que les animaux s'adaptent aux problèmes qu'ils rencontrent, en choisissant la solution qu'ils estiment être la meilleure. Ceci signifie qu'ils recherchent de manière intentionnelle (en fonction de leurs croyances) ce qu'il y a de mieux pour eux, et non qu'ils obéissent aveuglément à un instinct comme certains le prétendent et le croient encore. Ce préjugé perdure toujours et sert à rabaisser les animaux au rang d'automates commandés par leurs instincts, ce qui est censé justifier qu'on puisse les tuer.
Le fait de tuer un animal (fût-ce sans douleur) a pour conséquence de le priver définitivement de la possibilité d'exercer sa volonté. Les animaux doivent donc être protégés par le droit à la vie, non pas simplement parce qu'ils vivent – les plantes aussi vivent – mais parce qu'ils ont des désirs, et la volonté de les concrétiser, ce qu'une plante ou un ordinateur ne font pas, ne faisant qu'agir sans penser ni vouloir. Seuls les animaux veulent quelque chose.
Qu'importe la portée de leurs projets, ou leur simplicité. On n'exige pas des humains qu'ils réalisent de grandes choses pour mériter de vivre. Se nourrir, se loger, procréer, avoir des relations sociales sont des préoccupations communes aux animaux et aux hommes. Pourquoi les humains auraient-ils le droit de faire tout cela, et pas les autres animaux ? De quel droit un chasseur met-il fin au voyage d'un oiseau migrateur ? De quel droit enferme-t-on un lion dans une cage ? De quel droit retire-t-on un veau à sa mère ? Chaque fois qu'un animal souffre de ces traitements, c'est aussi et surtout sa volonté que nous contrarions : volonté de se déplacer, volonté de ne pas être enfermé, volonté d'être au contact de l'être qui lui est cher. Chaque fois, il s'agit bien de quelqu'un qu'on empêche de faire ce qu'il veut.
Nous n'avons pas à nous permettre de contrarier la volonté des animaux. C'est un abus de notre position dominante que d'agir sur leur existence en les emprisonnant ou en les tuant. Nier toute volonté d'autrui à son profit c'est en faire un esclave. En France comme ailleurs, l'esclavage n'a donc pas été aboli, il ne le sera que lorsque nous aurons renoncé à empêcher les animaux de vivre leur vie.
[1] Jacques Bruslé et Jean-Pierre Quignard, Pas si bêtes les poissons, Belin, 2006.
[2] « Quand les animaux pensent – Les dernières découvertes scientifiques », Le Nouvel Observateur, 2200, juillet 2007.
[3] Dépêche ATS-AFP, 29 août 2005 (en France, voir notamment L'express, 29 août 2005). La porte-parole de la SPA britannique (RSPCA), Doreen Graham, a déclaré qu'il ne fallait pas « sous-estimer l'intelligence des animaux », et que si « le fait qu'il monte dans le bon train était sans doute une coïncidence », le fait qu'il descende au bon arrêt ne pouvait en être une. « Il a probablement reconnu des odeurs familières qui lui ont indiqué qu'il était près de chez lui » a-t-elle supposé. Toujours est-il que le canidé a compris que le train le ramènerait chez lui, et déduit à quel arrêt descendre.
[4] L'animal singulier, Seuil, 2004.
[5] Les origines animales de la culture, Flammarion, 2001.
[6] Communiqué CNRS, 26 juillet 2004.
[7] On définit couramment un concept comme « une idée ou représentation de l'esprit qui abrège et résume une multiplicité d'objets empiriques ou mentaux par abstraction et généralisation de traits communs identifiables par les sens » (Wikipedia), ce qui est proche de la définition du Dictionnaire de l'Académie française, neuvième édition : « Idée abstraite et générale ».
[8] L'interprète des animaux, Odile Jacob, 2006.
[9] Ces drôles d'oiseaux, Documentaire de Volker Arzt et Immanuel Birmelin (Allemagne, 2006), diffusé sur Arte le 5 septembre 2006.
[10] « If only pigs could talk », Daily Telegraph, Londres, 3 mars 1997.
[11] « The secret life of moody cows », Sunday Times, février 2005.
[12] L'intentionnalité en philosophie désigne tout état mental se rapportant à un objet réel ou imaginaire qu'on appelle « objet intentionnel » (Brentano, 1874). Ainsi croire, souhaiter ou supposer sont des activités mentales intentionnelles.
[13] Ibid.
[Études et ouvrages cités] Agrillo, C., Dadda, M., Serena, G., Bisazza, A., « Do fish count ? Spontaneous discrimination of quantity in female Mosquitofish », Animal cognition, 11 (3), 2008.
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