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Cahiers antispécistes n°17 - avril 1999

La raison et la pitié

Le livre de Florence Burgat, Animal mon Prochain (éd. Odile Jacob, février 1997, 140F), a suscité un long débat au sein des Cahiers depuis sa parution début 1997. Nous avons en fin de compte décidé d’en présenter ici trois commentaires, du clavier d’Yves Bonnardel (p. 7), d’Estiva Reus (ci-dessous) et de David Olivier (p.41).

La rédaction

La publication en 1997 d'Animal mon prochain de Florence Burgat m'est apparue comme une bonne nouvelle. Enfin, en France, une philosophe professionnelle se penche sur le statut des animaux dans la pensée occidentale. Non pas, comme Ferry [1], pour s'illustrer dans la défense de l'humanisme (compris comme une entreprise de légitimation de la suprématie humaine). Ni même, à la manière de Goffi [2], pour établir un recueil des théories en présence (pour et contre l'inclusion des animaux parmi les patients moraux). Mais bien cette fois pour démonter les rouages des doctrines qui, depuis des siècles, justifient l'exploitation des animaux, pour nous en faire sentir les faiblesses, et pour montrer combien elles imprègnent les mentalités et les pratiques contemporaines. Un livre très personnel qui n'est pas écrit à la première personne. Florence Burgat ne nous assène pas son opinion sur ce que les humains font aux animaux. Elle parle uniquement de ce que les autres font ou disent. Pourtant, il ne s'agit pas d'une description mais bien d'une analyse. Patiemment, par touches successives, l'auteure sème le doute sur le bien-fondé de la croyance commune en une coupure radicale entre l'homme et l'animal. C'est une stratégie qui valait la peine d'être tentée. Peut-être amènera-t-elle certains lecteurs à s'interroger sur leurs convictions, mieux que ne l'aurait fait une attaque plus frontale, qui aurait déclenché chez eux une réaction immédiate de rejet.

La réaction d'Yves Bonnardel
au livre de Florence Burgat

Dans ce numéro des Cahiers, Yves Bonnardel nous livre ses réflexions sur Animal mon prochain. Il offre une présentation très fouillée de ce livre, auquel il reconnaît de nombreuses qualités. Il parvient pourtant à la conclusion paradoxale selon laquelle cet ouvrage « très intéressant » « ne propose au final rien qui combatte réellement le spécisme » (CA 17, p. 20). Ce jugement est à l'image des sentiments ambivalents que lui inspire ce texte, qui à la fois le séduit et le met en colère. Il n'est pas certain que sa colère soit pleinement justifiée.

Y. Bonnardel a eu raison, je pense, de déplorer la place accordée par F. Burgat à la DUDA, et surtout l'absence chez elle de tout regard critique sur cette déclaration. Mais au-delà de cette objection, qu'il argumente clairement, on sent chez lui comme une envie d'exploiter la moindre maladresse ou le moindre silence de l'auteure pour étayer le soupçon qui l'habite : celui d'avoir affaire à quelqu'un qui écrit un livre pour écrire un livre, sans véritable engagement en faveur des animaux. Et comme le texte n'est pas rédigé à la première personne, tout ce que F. Burgat ne dit pas en son nom est tenu pour preuve de son manque d'engagement : « le lecteur ne saura jamais ce que pense l'auteure de ces histoires de "contre-nature" » (CA 17, p. 16), « on ne saura jamais [...] ce qu'elle pense véritablement de l'alimentation carnée » (p. 19), etc.

Le commentaire d'Yves est émaillé d'annotations étranges, où il reproche à l'auteure de ne pas dire ce qu'il faudrait, tout en reconnaissant qu'elle le dit quand même. C'est ainsi qu'elle se rendrait coupable d'une « "angélisation" de la consommation de viande » (CA 17, p. 16) bien qu'elle ait montré par ailleurs « que la viande résulte d'un véritable "penchant au meurtre" » (p. 16). C'est ainsi qu'après avoir avoir écrit que F. Burgat met « à nu le rôle idéologique de la notion d'instinct » (p. 12), qu'elle montre combien « les présupposés naturalistes-spécistes ont dominé jusqu'à présent pratiquement toute recherche sur l'animal » (p. 14), qu'elle débusque « les présupposés spécistes qui font écran à une vision moins idéologisée des animaux » (p. 14), qu'elle explique « comment le concept d'humanité se construit envers et contre celui d'animalité » et « comment les animaux en font les frais » (p. 14), Yves Bonnardel conclut sans sourciller qu'elle ne propose rien qui combatte le spécisme parce qu'elle « rate la critique des notions de Nature et de celle d'Être » (p. 20).

Ailleurs, il semble que l'auteure ait bien dit ce qu'il fallait, mais ne l'ait pas dit comme il fallait, et que du coup ça compte pour de la margarine. Par exemple, Y. Bonnardel reconnaît chez elle nombre d'idées qu'il approuve : F. Burgat note que les discriminations intra-humaines sont construites sur le mode de la discrimination spéciste (CA 17, p. 8) ; elle évoque la « virilité carnivore », sujet sur lequel Y. Bonnardel a lui-même beaucoup réfléchi (CA 17, p. 14) ; elle développe encore un autre thème qui lui est cher : celui des liens entre le mépris de l'animal et le dégoût qui nous a été inculqué de certaines fonctions corporelles (CA 17, p. 15). En somme, elle a tout bon, mais ne se voit décerner qu'un mesquin « peut mieux faire ». Et pourquoi cela ? Le problème serait que « la façon dont l'auteure aborde ces sujets n'est guère politique » (CA 17), qu'elle « présente une analyse assez fondamentale, mais d'une façon toujours peu politique » (p. 15), que dans son approche « manque le lien politique, la signification politique, l'affirmation politique, l'engagement politique » (p. 20) bref, qu'elle « évite la politisation de la "question animale" » (p. 20). Et quand, à gauche, on vous dit qu'une approche n'est pas politique, il faut comprendre qu'on la juge mauvaise [3].

Il est vrai qu'on ne retrouve pas chez Florence Burgat les analyses développées dans les Cahiers (par Yves Bonnardel et David Olivier) des notions d'Essence et de Nature [4]. Il est vrai que l'auteure ne traite pas directement de la situation des animaux dans notre système social, et des rapports de force dont ils sont les victimes. Il est vrai qu'elle n'expose pas une théorie éthique personnelle sur la considération qu'on devrait leur accorder. Mais pourquoi lui faire grief de tout cela, alors que ce n'est pas le sujet de son livre ? Dès les premières lignes, elle annonce au lecteur que son propos sera d'examiner la manière dont est construit le discours sur la différence entre l'homme et l'animal. Et c'est exactement ce qu'elle fait par la suite. Alors, pourquoi tant de réserves chez Yves Bonnardel ? Certes, il y a la question de la DUDA. Mais un autre élément alimente sa défiance envers l'auteure : dans son dernier chapitre, celle-ci suggère que la morale pourrait avoir pour fondement la pitié. Faute capitale, qui permettrait à un esprit averti de détecter l'antispéciste molle qu'un rien pourrait faire basculer dans le camp adverse, car :

(...) dire cela, n'est-ce pas oublier que c'est justement par la raison que les antispécistes [...] remettent en cause l'humanisme et ses conclusions discriminatrices ? [...] Oublier cela, n'est-ce pas quelque part donner raison à l'humanisme ? (CA 17, p. 17)

Il est à craindre que cette dernière remarque ne provoque chez le lectorat des Cahiers l'impression erronée d'avoir affaire à une opposition bien connue, et sur laquelle son opinion est déjà faite. Il croira reconnaître dans la référence à la pitié le registre habituel de la défense animale, dont il sait qu'elle reste spéciste. Il se rangera donc spontanément du côté des tenants de la raison, puisqu'on lui rappelle que c'est là que se trouvent les partisans de l'égalité animale. Il le fera d'autant plus volontiers que l'on est généralement persuadé, dans le milieu antispéciste, d'être solidement ancré sur le roc de la raison, et que cela est d'un grand réconfort. Nous sommes une poignée que la multitude ignore ou réprouve. Qu'importe ? La terre était-elle plate aux temps où la majorité le croyait ? En éthique, c'est pareil. Nous avons la vérité pour nous, alors que le reste du monde se complaît dans l'idéologie, cette fausse pensée qui n'est que reflet dans l'esprit des rapports de domination. Qu'avons-nous à faire des sentiments ? Concernant les animaux, nous connaissons déjà la solution, et seule la raison nous l'inspire. Inutile d'en appeler à la pitié, car - comme le note Y. Bonnardel - il est « plus simple et plus sûr de leur reconnaître l'égalité éthique » (CA 17, p.19).

Cette attitude n'est pas sans rappeler l'ambiance qui régnait, il y a quelque vingt ans, chez les intellectuels marxistes. Il eût été malséant alors de reconnaître ouvertement qu'on s'appuyait pour convaincre sur l'émotion que suscitaient les vies gâchées des pauvres, ou sur l'aversion qu'inspiraient les riches. Il n'était pas très courant non plus d'expliquer son engagement par la révolte ressentie devant le malheur ou l'oppression. C'eût été rabaisser la politique au rang de la sensiblerie. Avoir une pensée politique, c'était comprendre les mécanismes objectifs d'exploitation, analyser l'état des forces productives et rapports de production, discerner les contradictions qui laissaient entrevoir les bouleversements sociaux à venir. Tout reposait en apparence sur une vérité [5] découverte par Marx : « la classe ouvrière est exploitée » (1). Celle-ci monopolisait toute la réflexion. On répétait inlassablement la démonstration permettant de l'établir et on l'invoquait sans relâche pour expliquer les évènements locaux ou mondiaux. Comme on tenait pour évident que « l'exploitation est un mal » (2), il s'en déduisait un principe d'action : « militer pour renverser le capitalisme » (3). Il était implicite que les propositions (1) (2) et (3) s'enchaînaient logiquement. De sorte que la première étant établie par la seule raison, il paraissait en aller de même pour les trois réunies. Le problème est qu'à y regarder de plus près (1) n'implique ni (2) ni (3), et qu'aucune des deux dernières propositions ne relève du simple constat.

Si cela est exact, alors il ne faut pas se cacher que la justification du combat antispéciste soulève une difficulté du même ordre. Il est certes capital de dévoiler la réalité crue de l'exploitation dont les animaux font l'objet, et pour cela de faire voir les hymnes à la glorieuse humanité comme autant de musiques composées pour couvrir le bruit du massacre. Mais si « politique » soit-elle, la mise en évidence d'un rapport de domination ne définit pas à elle seule une éthique. Or, le fondement de la morale est une des questions évoquées dans Animal mon prochain. Sachant la place qu'entendent donner les antispécistes à l'argumentation éthique, il serait dommage que cet aspect du débat passe inaperçu. Et puisqu'en la matière Y. Bonnardel semble en désaccord avec F. Burgat, le mieux est de commencer par confronter leurs arguments respectifs.

Un débat aux contours flous

Confronter des arguments suppose que l'on ait affaire à deux thèses antagonistes. Or, sur la question de la pitié, on ne voit pas exactement en quoi ces thèses s'opposent. On ne saisit pas très bien non plus la conception de l'éthique que chacun entend promouvoir.

Y. Bonnardel estime qu'il y peu à espérer du sentiment spontané de pitié, pour des motifs que l'on comprend sans peine : sentiment inconstant, rarement ressenti par les oppresseurs pour leurs victimes, susceptible de se porter sur des êtres qui n'en ont nul besoin (les plantes), ou d'être absent même devant le résultat d'un massacre (les étals de boucherie). Il rejette une morale à deux vitesses : fondée sur la justice pour les humains et sur la pitié pour les animaux. On ne saurait compter sur la pitié car - écrit-il (p. 17) - « comment attendre d'un sentiment qui existe depuis que le monde est monde, qu'aujourd'hui il acquière une force telle qu'il change le monde [6] ? »

Je partage son inquiétude. Mais en quoi cela constitue-t-il une critique de F. Burgat ? Jamais elle n'a prétendu qu'il suffisait de s'en remettre à notre compassion spontanée pour atteindre le meilleur des mondes [7]. Au contraire, elle indique explicitement que la pitié ne suffit pas [8] :

La pitié ne suffit pas, précisément parce qu'elle suscite une défense au spectacle de la souffrance et qu'une fois passée la confrontation, bien des motifs peuvent recouvrir l'exhortation à porter secours... (Burgat 1997, p. 201)

Si la pitié est doublée du désir de son évitement, les discours de légitimation de la violence sont d'une redoutable efficacité : la pitié « molle et sentimentale » déplore et élude. Les stratégies individuelles et collectives de contour font si aisément barrage à la pitié qu'à l'évidence celle-ci ne peut suffire à lutter contre l'oubli et, partant, à modifier des comportements si profondément ancrés dans l'histoire de l'humanité qu'on leur attribue une origine immémoriale et, en tant que telle, légitimante. (id. p. 202)

C'est parce que l'oubli n'est pas assimilable à l'amnésie totale, mais lié au souvenir et à l'enfouissement du souvenir, au savoir et à la négligence, à la conscience d'outrager et au refus d'en porter la responsabilité, qu'il est le clair-obscur où peut être ressassée la figure ambivalente de l'animal comme visage et comme viande. [...] Consumer l'animal, dans les proportions que permet la technique moderne, sans crainte et sans tremblements, et proclamer dans le même temps « aimer les animaux », exprime la césure propre à une époque où l'animal n'a jamais été si étranger. (id. p. 205-206).

De même, rien ne laisse supposer que F. Burgat préconise une morale à deux vitesses. Il ressort simplement de son livre que certains philosophes (les théoriciens du droit naturel, Kant...) ont prétendu fonder l'éthique sur la raison, tandis que d'autres (Rousseau, Schopenhauer...) en ont cherché l'origine dans la pitié. Que les seconds aient la faveur de l'auteure ne prouve pas qu'elle veuille promouvoir une morale moins exigeante réservée aux seuls animaux. Car Rousseau et Schopenhauer avancent une réflexion éthique à vocation générale, et s'en servent principalement pour traiter des préceptes moraux régissant les rapports entre humains.

Somme toute, il semble que l'on ait affaire à une controverse qui n'en est pas une. À moins qu'Y. Bonnardel et F. Burgat ne s'opposent sur la conception même de l'éthique ? Difficile à dire, car aucun des deux ne développe sa position sur ce point. Y. Bonnardel paraît penser qu'il est possible de fonder l'éthique sur la seule raison, et que cette éthique aurait pour principe premier la justice [9]. F. Burgat semble plaider pour une morale où la raison aurait pour fonction de remédier aux insuffisances de la pitié, lorsqu'elle écrit :

Il n'y a pas de contradiction à penser une origine non rationnelle de la morale, à laquelle la réflexion argumentée apporterait son soutien. (Burgat 1997, p. 221)

Reste qu'elle ne va guère au-delà de cette remarque, et qu'on sent effectivement chez elle une défiance envers les philosophies qui valorisent exclusivement la raison. Mais de quelle raison s'agit-il ? Une réponse possible est que F. Burgat récuse l'appel à la raison au sens où l'entendaient certains théoriciens du droit naturel (Pufendorf, Burlamaqui...) évoqués dans le premier chapitre de son livre, où elle montre comment « le recours à Dieu fonctionne inlassablement pour établir les postulats nécessaires à la mise en place de l'anthropocentrisme » (p. 43). Pour ces philosophes, la loi morale a été établie par Dieu. La raison est la faculté donnée par le Créateur à l'homme, et à lui seul, de découvrir et de comprendre les décrets divins [10].

Elle s'identifie au sens moral, que Dieu a imprimé dans chaque homme pour qu'il connaisse Sa volonté (et que, pour plus de sécurité, il a complété par la révélation). La raison, définie d'emblée comme ce que les animaux n'ont pas, sert à justifier leur relégation du côté des choses. Elle est le signe de la « dignité métaphysique » de l'homme, placé, lui, du côté de Dieu. On comprend qu'après s'être employée à déconstruire les discours basés sur ce présupposé, F. Burgat ne veuille pas se rallier aux philosophies de la raison, entendue dans le sens ci-dessus. On se doute aussi que lorsqu'Y. Bonnardel préfère la raison à la pitié, ce n'est pas de cette raison-là dont il parle.

À certains endroits de son livre, F. Burgat donne à la raison une acception différente, où elle désigne la capacité à avoir une démarche intellectuelle complexe ou hautement abstraite. Il semble que l'auteure estime que la pitié fonde plus solidement la morale que la raison comprise dans ce second sens. Mais cette idée n'apparaît que dans des passages où elle rapporte la pensée d'autres auteurs, de sorte qu'on ne sait pas jusqu'à quel point elle reprend leur opinion à son compte :

Pour être universel, le fondement de la morale ne doit pas réclamer le détour de médiations trop complexes ni un degré d'abstraction trop élevé, faute de quoi il perd toute chance d'être efficace. Schopenhauer réfute l'idée que la morale serait de l'ordre d'un devoir issu d'argumentations subtiles, et non de l'expérience. L'intensité des impératifs ne peut provenir d'une doctrine inculquée mais d'une émotion personnellement ressentie. (Burgat 1997, p. 223)

F. Burgat et Y. Bonnardel nous invitent donc à une réflexion sur le rôle respectif de la pitié, de la justice et de la raison en matière d'éthique. Toutefois, leurs propos sur ce thème suggèrent plus qu'ils n'expliquent. Si nous voulons aller plus loin, il faut au préalable préciser ce qu'on entend par « raison » et par « justice ». Il s'agit malheureusement de notions si polysémiques et complexes qu'on ne saurait être exhaustif.

La raison

Dans une première acception, la raison désigne la faculté d'accéder à la connaissance au sens de « vérité ». On recourt à la raison pour déterminer si une proposition (une croyance, une hypothèse, une théorie...) est vraie ou fausse. Pour établir qu'elle est fausse, on montre soit qu'elle n'est pas conforme aux faits, soit qu'elle n'est pas conforme à la logique. L'exercice de la raison consiste dans des opérations telles que la confrontation d'une hypothèse à la réalité par l'expérience, l'établissement de relations de cause à effet, le respect du principe de non-contradiction etc. Cette définition est conforme à celle proposée par David Hume :

La raison est la découverte du vrai ou du faux. Le vrai ou le faux consistent en un accord ou un désaccord, soit entre les relations réelles entre les idées, soit avec l'existence de faits réels. (Hume, 1993, p. 52)

Dans une seconde acception, la raison (qu'on appelle alors plutôt « rationalité » ou « rationalité instrumentale ») est l'aptitude à employer la meilleure méthode pour atteindre un objectif qu'on se donne. La rationalité porte ici sur les moyens mis en oeuvre et non sur le but poursuivi. Pour se débarrasser d'un voisin gênant, il est plus rationnel d'utiliser le cyanure que la camomille.

Enfin, on signalera un troisième sens du mot raison, plus large et plus flou que les précédents. Parfois « raison » devient synonyme de « pensée » ou « d'intelligence » ou encore de « faculté de combiner des idées ». l'enchaînement des idées ne repose pas exclusivement sur des règles logiques. Il peut s'appuyer, par exemple, sur des analogies ou sur la mise en rapport d'événements très différents par l'excitation d'un élément de la mémoire (les histoires de madeleines et autres petits gâteaux). Il semble que, dans cette acception, on estime qu'un sujet est d'autant plus doué de raison qu'il arrive à relier un plus grand nombre d'idées entre elles, que les notions qu'il manipule sont plus abstraites, ou que sa pensée arrive à prendre plus de distance par rapport à son expérience immédiate.

La justice

Il existe trois acceptions du mot justice (en laissant de côté ce qui a trait au droit positif et aux institutions judiciaires).

1)La justice formelle. Il s'agit du principe qui veut que l'on traite de façon similaire les cas similaires. Une règle respecte ce principe dès lors que n'y figure aucun nom propre, ni aucune description permettant de désigner une personne en particulier. Elle peut en revanche faire référence à des catégories d'individus, ou à des rapports existant entre eux. Ce principe reste formel, car il n'indique pas grand chose sur le contenu des règles que nous devrions adopter. Les énoncés « les enfants doivent secours et assistance à leurs parents âgés » et « les enfants doivent tuer leurs parents lorsque ceux-ci atteignent soixante ans » respectent tous deux la justice formelle..

2)La justice comme l'une des vertus cardinales. L'approche de la morale par les « vertus », un peu tombée en désuétude de nos jours, s'attache à l'étude des traits de caractère qui disposent les personnes à faire le bien, et qu'il convient de développer par l'éducation. Cette approche dérive parfois vers un interminable catalogue de qualités estimables (la prudence, la tempérance, le courage, la gratitude, l'honnêteté, la modestie, etc.). La justice y occupe cependant avec la bienfaisance (dite aussi « charité ») une place primordiale. Selon Schopenhauer, la conduite morale repose tout entière sur ces deux vertus :

ce principe, cette proposition première, sur la teneur de laquelle au fond tous les moralistes sont d'accord, en dépit des formes si variées qu'ils lui imposent, je veux ici le ramener à une expression, la plus simple et à mon sens la plus pure : « Ne lèse personne, aide plutôt chacun selon ton pouvoir ». (Schopenhauer, 1991, p. 66)

Une personne est juste si elle s'abstient de porter préjudice à autrui ; elle est bienfaisante si elle agit positivement en sa faveur.

3)La justice comme équité. Ce troisième sens du mot justice est celui qui nous intéresse le plus directement. Il ne concerne pas seulement la façon d'agir face à une circonstance précise de la vie. Il traite aussi du procédé par lequel on parvient à établir les préceptes moraux dans leur énoncé général. De plus, c'est à des préceptes construits de cette manière qu'Y. Bonnardel semble se référer lorsqu'il parle d'égalité éthique. En effet, dans cette troisième acception, la notion de justice renvoie aux idées d'équité ou d'impartialité. Être juste, c'est agir en prenant en compte à part égale tous ceux concernés par notre action. Une société est juste quand ses lois sont établies en accordant la même considération aux aspirations et aux intérêts de tous [11]. Certains philosophes ont voulu mieux faire comprendre cette démarche en l'illustrant par deux fictions : celle du spectateur impartial et celle de la position originelle [12]. Voici comment Adam Smith explique la première :

la plus petite perte ou le plus petit gain que nous faisons a plus d'importance pour nous, nous cause plus de peine ou plus de joie, que ce qui arrive de plus considérable aux personnes avec lesquelles nous ne sommes pas étroitement liés [...]. Il faut donc que nous changions de position, pour comparer les intérêts opposés : nous ne devons les voir, ni de notre place, ni avec nos yeux, ni de la place ni avec les yeux de la personne en opposition avec nous, mais de la place et avec les yeux d'un tiers impartial et désintéressé. (Smith 1860, p. 152)

On peut préciser les traits du spectateur impartial de façon à ce que son choix coïncide avec celui préconisé par l'utilitarisme classique. Ce personnage est alors doué de la sympathie la plus extrême (il ressent exactement les affections de tous les êtres sensibles et ne ressent rien d'autre). Il est omniscient (il sait évaluer toutes les conséquences d'une décision). Il peut traiter toute l'information requise rapidement et sans erreur. Le spectateur s'identifie à tous les acteurs en présence ; il éprouve la somme de ce qu'ils sentiraient dans les différentes options envisageables. Il évalue ce faisant ce que serait sa propre joie ou peine dans chaque cas. En retenant la solution qui lui assure le plus grand bonheur, le spectateur impartial choisit en fait celle qui maximise le bonheur de la collectivité [13].

La seconde fiction est celle construite par John Rawls dans sa Théorie de la justice pour répondre à la question suivante : comment faudrait-il procéder pour déterminer les principes et institutions fondamentales d'une société juste ? Sa réponse est que ces principes seraient ceux choisis par des personnes rationnelles placées dans une « position originelle » où elles se trouveraient sous le « voile d'ignorance ». Elles opteraient alors pour des règles équitables, par simple prudence, sans qu'il soit nécessaire de les supposer altruistes ou bienveillantes. En effet, dans la position originelle, les individus maîtrisent toutes les informations d'ordre général (ils connaissent la psychologie humaine, la théorie économique, les sciences politiques...), mais ils n'ont aucune information sur ce que seront leurs caractéristiques personnelles dans le type de société qu'ils choisiront. Ils ignorent leur statut social, leurs atouts naturels (force, intelligence...), leur conception du bien, leurs traits psychologiques, etc. Selon Rawls, on obtiendrait dans ces conditions un accord unanime sur l'énoncé des principes régissant une société juste, et ces principes sont ceux qu'il faut s'efforcer d'établir dans la société réelle [14].

On voit que la théorie du spectateur impartial et celle de la position originelle sont deux façons imagées de dire que, pour établir la justice, on doit faire abstraction de ce qui nous pousse à accorder plus de poids à nos intérêts qu'à ceux d'autrui.

Après avoir un peu précisé le sens des mots, revenons à notre problème : quel rôle la pitié et la raison ont-elles à jouer dans la construction des préceptes éthiques et dans leur application ? La question est ardue. Mes connaissances en philosophie étant superficielles et lacunaires, les considérations qui vont suivre doivent être tenues pour provisoires et ouvertes à la critique.

Éthique et raison

Peut-on construire les principes éthiques en s'appuyant uniquement sur la raison, de sorte que toute personne dotée de cette faculté (et acceptant de s'en servir) reconnaisse nécessairement ces principes comme valables ? Examinons d'abord ce qu'il en est si l'on entend par raison la capacité à juger du vrai et du faux. J'ai trouvé chez deux philosophes des arguments conduisant à une réponse négative. Le premier est David Hume qui pose le problème en ces termes :

Si la pensée et l'entendement étaient à eux seuls capables d'établir les frontières du bien et du mal, le caractère de vertu ou de vice devrait se trouver dans certaines relations des objets où être une réalité de fait, découverte par notre raisonnement. (Hume, 1993, p. 57-58)

S'il en était ainsi, la morale pourrait faire l'objet d'une démonstration. Elle s'appuierait uniquement sur des faits avérés et sur des rapports entre ces faits, rapports directement observables ou établis par la logique. Mais, poursuit Hume, cela est impossible parce que la morale fait appel à un élément qui n'est pas du ressort de la raison mais du sentiment. Nos jugements moraux naissent du sentiment d'approbation ou de désapprobation que suscitent en nous certains faits, et non des seules propriétés objectives de ceux-ci :

Prenez n'importe quel acte reconnu comme vicieux : par exemple, un meurtre avec préméditation. Examinez-le sous tous les angles et voyez si vous pouvez constater ce fait ou cette existence réelle que vous nommez le vice. De quelque manière que vous le considériez, vous ne découvrirez que certaines passions, certains motifs, certaines volitions et pensées. Il n'y a, en l'occurrence, pas d'autre fait. Le vice vous échappe totalement tant que vous considérez l'objet. Vous ne pouvez jamais le trouver avant d'orienter la réflexion vers votre propre coeur et de constater qu'un sentiment de désapprobation s'élève en vous contre cet acte. Voilà un fait : mais il est l'affaire de l'impression et pas de la raison. Il se trouve en vous-même, non dans l'objet. (Hume, 1993, p. 64)

Un auteur contemporain, Richard Hare, parvient aussi - par une voie très différente - à l'idée que la formulation d'un principe moral ne peut être assimilée à l'établissement d'une vérité. Son approche repose sur l'étude des propriétés formelles des mots ou phrases employés dans le domaine éthique, dont il observe que le contenu n'est pas entièrement descriptif. Un énoncé descriptif est une proposition qui relève du vrai et du faux. C'est une phrase dont on a entièrement compris le sens si l'on sait dire à quelles conditions elle est vraie.

« Ce chat est blanc » est un énoncé descriptif. John et Juliette peuvent être en désaccord sur ce point, mais uniquement parce que Juliette porte des lunettes à verres bleus (erreur sur l'appréciation des faits), ou parce que John, maîtrisant mal le français, pense que « blanc » veut dire « ventriloque » (méconnaissance des conventions du langage).

« Passe-moi le sel » est un énoncé prescriptif. Il n'est ni vrai ni faux. Il a néanmoins une signification précise. C'est un impératif (une prescription). Il exprime le désir de Juliette d'amener John à accomplir un certain acte.

Les discours éthiques ont une dimension prescriptive. Anne dit : « la peine de mort, c'est bien » et Zoé : « la peine de mort, c'est mal ». Toutes deux savent qu'il s'agit de faire passer un condamné de vie à trépas, et leur conflit ne se résoudra pas en regardant les entrées « bien » et « mal » d'un dictionnaire. Ce qu'elles expriment, c'est une préférence différente : « je veux (ne veux pas) que le code pénal prévoie la peine capitale ». C'est une injonction adressée à autrui (en l'occurrence la collectivité tout entière) de faire une certaine chose.

Les remarques précédentes conduisent à l'idée que la connaissance du vrai et du faux ne suffit pas pour établir le contenu d'une morale qui obtiendrait l'adhésion de tous. Ce qui ne signifie pas que la raison n'ait rien à faire dans les discussions éthiques. Au contraire, elle a un rôle immense à jouer, parce que les réflexions éthiques sont construites en combinant des éléments prescriptifs et descriptifs, et que la raison sert à évaluer les seconds [15]. En matière de spécisme, il y a déjà fort à faire en attaquant la dimension descriptive des discours qui cherchent à exclure les animaux de la sphère de prise en considération morale :

— Ils recourent à des affirmations qui ne sont pas conformes aux faits : les animaux sont des machines dépourvues de sensations, ils n'ont pas d'activité intentionnelle, ils n'ont pas de raison...

— Ils sont contradictoires : les expériences sur animaux sont significatives pour les humains parce que les animaux nous ressemblent, mais ne soulèvent aucune objection éthique parce qu'ils diffèrent radicalement de nous [16].

— Ils font appel à des implications qui n'ont de logique que l'apparence : les animaux ne sont pas des agents moraux donc (?) ils ne sont pas des patients moraux.

— Ils reposent sur des pétitions de principe ou des affirmations totalement invérifiables : les humains ont une âme, les animaux n'en ont pas.

— Etc.

Si l'on suit R. Hare, il n'en demeure pas moins vrai que les discours éthiques ne sont pas entièrement réductibles à leur contenu descriptif. Admettre qu'ils expriment aussi des préférences, des désirs de provoquer certaines actions, n'est-ce pas s'engager inévitablement dans la voie du relativisme [17] ? Certains aiment le café sucré, d'autres le préfèrent sans sucre. Après avoir fait ce constat, il ne reste plus rien à dire. Ou plutôt si : on peut toujours étudier la physiologie, le caractère, la culture des uns et des autres de façon à expliquer pourquoi leurs préférences diffèrent. Mais jamais cela ne conduira à démontrer la proposition suivante : le café qui a vraiment le meilleur goût, c'est le café sans (avec) sucre. On peut craindre que cela ne vaille aussi pour les jugements moraux. Certains pensent que nous avons des devoirs envers les seuls humains, d'autres que nous en avons envers tous les êtres sensibles. Sommes-nous condamnés à dire que la théorie éthique n'a rien à nous apprendre sur ce débat, que cette prétendue théorie n'existe d'ailleurs pas, et qu'il faut laisser la place à la psychologie et la sociologie ? Ou bien peut-on encore espérer fonder l'éthique sur la raison, en essayant les autres sens du mot raison ? À première vue, il faut répondre à cette dernière question par la négative. La rationalité instrumentale est certainement utile pour atteindre au mieux les objectifs jugés bons ; elle n'est d'aucun secours pour définir le bien. Quand à la raison au sens flou de « pensée », elle conduit au relativisme à la vitesse de la lumière. N'importe quel discours est construit en combinant des idées. Et puisqu'il est permis à la pensée de les relier par tous les moyens du bord (analogies, images, mythes, souvenirs, etc.) elle produira en matière de morale les jugements les plus variés.

Pourtant, Richard Hare n'est pas un tenant du relativisme. Il soutient au contraire que les questions éthiques se traitent rationnellement. La raison dont il parle est un peu plus extensive que celle de Hume, mais il n'y ajoute qu'un aspect bien précis de la pensée et du langage. Poursuivant son enquête sur les caractéristiques des énoncés moraux, il observe qu'ils n'expriment pas des préférences quelconques. Les impératifs qui y figurent ont ceci de particulier qu'ils sont universels ou « universalisables », et les usagers de la langue comprennent qu'ils ont cette propriété. Anne disant « la peine de mort c'est bien » admet qu'elle y est favorable y compris dans le cas où elle serait la criminelle à exécuter. Plus exactement [18] :

Il découle de l'universabilisation que si je dis maintenant que je devrais faire une certaine chose à une certaine personne, je m'engage à soutenir que cette même chose devrait m'être faite, si je me trouvais exactement dans la même situation, ceci incluant le fait d'avoir les mêmes caractéristiques personnelles et les mêmes motivations qu'elle. (Hare, 1981, p. 108)

une personne qui porte des jugements moraux différents sur des cas dont elle admet qu'ils sont identiques dans leurs propriétés universelles non morales rencontre la même sorte d'incompréhension que si elle commettait une incohérence logique (par exemple une contradiction). (id. p. 115)

On voit que les impératifs universalisables de Hare rejoignent ce qu'on a qualifié plus haut de règles justes (la justice comme équité). Du coup, le spectre du relativisme recule. Si vous êtes sous le voile d'ignorance, opterez-vous pour une société où les humains mangent les poulets, sachant que vous risquez d'être un poulet vous-même ? Une personne se prêtant à cette expérience répondrait sans doute : « je préfère un monde où les humains ne mangent pas les poulets ».L'introduction de préférences, sous réserve qu'elles aient un caractère universel, n'impliquerait donc pas la pluralité des jugements moraux.

À ce point, il semble que l'on soit parvenu à l'idée que la raison suffit effectivement à fonder l'éthique, si par raison on entend la capacité à juger du vrai et du faux + la capacité à produire et comprendre des impératifs universels. Tout repose sur la raison et la justice, conformément à la thèse d'Y. Bonnardel. Est-ce à dire que les sentiments n'ont rien à voir avec la morale ? C'est ce qu'il convient d'examiner maintenant.

Éthique et sympathie

Plutôt que de la pitié, on parlera de la sympathie qui a un sens plus large. Par sympathie, on entend la faculté d'être affecté par les sentiments des autres, dans le même sens qu'eux (positif ou négatif), sans que ce soit nécessairement de la même manière (on peut être triste qu'un ami soit malade sans se sentir soi-même mal portant) ni au même degré. Les sentiments que nous éprouvons par sympathie peuvent déterminer nos actions.

Paco aime beaucoup se promener par tous les temps. Je n'aime pas sortir quand il pleut. Il pleut. Paco prend l'air affairé et réjoui de celui qui est sur le départ. Je propose des substituts. Et si on jouait à la balle à l'intérieur ? Il suit la balle avec lenteur, comme écrasé par l'ennui. Et si tu allais faire pipi tout seul dans le jardin ? Franche consternation de Paco qui reste planté devant la porte ouverte. Finalement, on sort à deux et on revient trempés comme des éponges.

Ai-je sacrifié mes intérêts à ceux de Paco ? Il serait plus exact de dire que ses intérêts sont devenus les miens, ou plutôt se sont ajoutés aux miens pour provoquer la décision finale. Sortir sous la pluie m'a paru moins désagréable que de supporter l'impression pénible que j'aurais eue en décevant sont attente. La sympathie a la merveilleuse propriété de favoriser la convergence des intérêts. Dans le microcosme formé par Paco et moi, je me suis mise spontanément, sans aucune délibération morale, à jouer le rôle de spectatrice impartiale. Se sont additionnés en moi le déplaisir de me mouiller et la joie de Paco de gambader nez au vent, et j'ai choisi la solution qui assurait la plus grande satisfaction globale, qui était aussi la meilleure solution pour moi. (À ceci près qu'il n'est pas certain que ce que je perçois - mes regrets si je déçois Paco - mesure exactement le désagrément que lui cause une privation de sortie).

Dans sa sphère d'action limitée, la sympathie mime si bien la morale (à moins que ce ne soit la morale qui mime la sympathie ?) qu'on aurait tort de la négliger. Le domaine sur lequel elle s'exerce n'est pas définitivement fixé. C'est pourquoi nous devrions réfléchir aux moyens de développer la sympathie des humains envers les autres animaux.

On peut d'abord chercher à déculpabiliser ceux qui sont déjà sensibles à leur souffrance, mais qui n'osent pas l'exprimer en actes, parce que c'est mal vu, ridicule, perçu comme une trahison envers l'humanité.

Ensuite, il faudrait trouver le moyen pour que ceux qui jusqu'ici sont restés indifférents, aient mal quand les animaux ont mal. Vu à la télé : un reportage sur le « retour » à la terre d'anciens citadins. C'est un jeune couple avec un enfant. La caméra est sur l'homme. Il raconte qu'ils ont choisi de faire du foie gras parce que l'investissement requis n'est pas trop lourd, qu'il a fallu beaucoup de travail et de sacrifices, mais qu'ils sont si heureux de vivre au grand air. Derrière lui, très visibles, des rangées de canards au jabot proéminent, enserrés dans des cages qui les bloquent ailes repliées, tous haletant le bec ouvert. Pourquoi 99% des spectateurs s'identifient-ils aux éleveurs et ne remarquent-ils pas les canards ? Je ne sais pas pourquoi. Il nous faudrait une armée de psychologues qui veuille bien travailler à expliquer cela [19]. Si nous comprenions, peut-être saurions-nous quoi faire pour que les autres voient ce qui nous crève les yeux.

Enfin, il ne suffit pas pour susciter une sympathie active de faire reconnaître les animaux comme des victimes, fût-ce d'atroces souffrances. Car il est rare d'éprouver un intérêt très vif pour ceux dont on sait seulement qu'ils sont frappés par le malheur. Quand Lady Diana se tue dans un accident de voiture, des millions de gens pleurent de vraies larmes, envoient des bouquets de fleurs, s'appliquent à écrire des lettres d'amour ou de condoléances que personne ne lira. Quand on apprend qu'une famine ou un génocide sévissent quelque part, il faut nous abreuver d'images d'enfants amputés, hagards et squelettiques pour que certains d'entre nous se décident à envoyer cent francs à une association humanitaire, ou à signer la lettre toute prête que leur a adressée Amnesty International. La différence, je crois, c'est qu'avant que le malheur arrive, la princesse (et pas le quidam du bout du monde) était déjà aux yeux des gens l'héroïne d'une histoire, le sujet d'une vie à laquelle ils participaient par l'imagination. Or, à quelques exceptions près, la façon dont on parle des animaux est à l'opposé de celle dont on parle des humains dans les magazines « people » ou dans les oeuvres de fiction [20]. Ils sont rarement racontés « de l'intérieur » par leurs émotions, leurs espérances, leurs hésitations, leurs peurs. Une émission animalière vous montre la parade nuptiale du cui-cui : le mâle déploie devant la femelle ses ailes pourpres à carreaux jaunes. Voix off : « Statistiquement, les femelles sont plus attirées par les grands que par les petits carreaux. Or, il semblerait que les mâles à grands carreaux soient plus rarement porteurs du gène responsable de la cirrhose du cui-cui... ». Restent sur l'écran deux pitoyables marionnettes dont dame Nature tire les ficelles pour atteindre au mieux son but : la perpétuation de l'espèce. Il nous faudrait une armée d'éthologistes, de cinéastes, d'écrivains, qui sachent relater une autre vie des bêtes, où elles seraient aussi les sujets d'une histoire, racontée avec des mots ou des images tels qu'on se sente concerné par leur vie.

Rien de ce qui vient d'être dit ne balaye les craintes exprimées par Y. Bonnardel (et confirmées par F. Burgat) quand aux limites de la pitié. Nous pouvons rester imperméables aux sentiments des autres. La sympathie, lorsqu'elle existe, ne produit pas nécessairement une action en faveur d'autrui ; elle peut être submergée par des penchants plus forts jouant en sens contraire. Nous ressentons de façon très affaiblie la souffrance de ceux qui nous sont lointains, et parvenons aisément à refouler l'émotion qu'elle suscite lorsqu'elle dérange nos projets ou habitudes. Les mêmes qui s'attendrissent devant les jeux des agneaux cabriolant dans un pré les dégustent plus tard sous forme de côtelettes.

Agir en fonction de la sympathie qu'on éprouve sur l'instant n'équivaut pas à appliquer rigoureusement les principes d'une éthique fondée sur la justice. La cause est entendue. Il se peut néanmoins que la formulation d'une telle éthique doive beaucoup à l'existence de la sympathie. Comment l'idée de se comporter comme si nous sympathisions également avec tous (spectateur impartial) ou comme si nous pouvions être n'importe qui (position originelle) aurait-elle pu effleurer nos esprits si nous n'avions jamais ressenti les sentiments d'autrui ? Certes, cette expérience n'explique pas tout. S'il est exact que notre sympathie réelle ne concerne qu'un cercle restreint de personnes, pourquoi est-on allé inventer l'exigence de prêter attention aux intérêts de tous ? Peut-être cela a-t-il un rapport avec le trouble que suscite en nous le fait de savoir que la direction prise par notre affection repose sur des circonstances contingentes. Ils aiment celui-ci qui est leur fils ; mais si à la maternité on l'avait permuté avec un autre, c'est l'autre qu'ils aimeraient comme un fils. Peut-être cela a-t-il un lien avec cette idée qui nous traverse parfois : j'aurais pu être un(e) autre ? Enfant, j'avais inventé une histoire qui disait ceci : j'aurais pu être un humain ou un animal, je suis née humaine, j'ai eu de la chance ; j'aurais pu vivre dans un pays riche ou pauvre, je suis née dans un pays riche, j'ai eu de la chance ; j'aurais pu être une fille ou un garçon, je suis née fille, je n'ai pas eu de chance. C'est une idée étrange [21], mais vous l'avez certainement eue aussi (que vous auriez pu être Pygmée, exercer un autre métier, vivre à une autre époque...). Lorsque cette idée vous vient, vous pensez que vous auriez aimé, jugé, senti comme une personne très différente de vous. Et vous accédez à une sorte de solidarité avec ces autres moi possibles.

Ces remarques relèvent de l'introspection à quat' sous et ne remplacent pas, j'en conviens, une étude sérieuse des mécanismes mentaux et des circonstances historiques qui ont permis le passage de la sympathie vécue à l'exigence de justice universelle. Il n'en demeure pas moins plausible que l'expérience de la sympathie soit une des conditions qui ont rendu possible l'élaboration d'une éthique bâtie sur cette exigence.

Ceux qui redoutent que les sentiments ne biaisent notre jugement estimeront peut-être qu'il est d'un intérêt secondaire de savoir si la morale trouve son origine historique dans la sympathie. De nos jours, on peut formuler une éthique en s'appuyant uniquement sur la raison (au sens élargi de Hare), et c'est très bien ainsi. Mais est-il si évident qu'une fois instituée (énoncée), la morale puisse fonctionner indépendamment des sentiments ?

Les mobiles de l'action morale

On a parlé plus haut de la « recette de fabrication » des préceptes moraux qui s'accordait le mieux avec l'idée de justice : ils doivent être établis en usant de toutes les connaissances disponibles et en adoptant un point de vue universel. Cela n'épuise pas le sujet, car l'éthique n'est pas un simple discours. Elle se veut un guide pour l'action. Dès lors, il semble que l'on doive distinguer deux opérations :

(1) Énoncer des principes éthiques, ou du moins les comprendre si - comme c'est généralement le cas - ces principes traduisent des valeurs déjà reconnues et enseignées dans la société où l'on est.

(2) Mettre en pratique ces principes dans la conduite de sa propre vie.

Ce n'est pas parce qu'on a compris les règles du monopoly, qu'on a envie d'y jouer. De même, on pourrait concevoir qu'une personne ait parfaitement saisi ce qu'est l'universalisation ou la justice, et ne veuille pas en tirer les conséquences pratiques : « Si j'étais placée dans la position originelle, j'opterais pour un monde où les humains ne mangent pas les poulets. Mais, n'étant pas sous le voile d'ignorance, je sais que je suis une humaine. Je décide donc de manger des poulets. »

On pourrait objecter qu'il n'y a pas lieu de séparer les opérations (1) et (2). Il est improbable qu'une personne se mette à étudier les règles du monopoly si elle n'a pas l'intention d'y jouer. De même, si quelqu'un accepte de réfléchir à des questions éthiques, s'il en discute avec d'autres, c'est qu'il cherche à savoir comment il faudrait agir pour se comporter moralement. Et pourquoi se poserait-il la question : « Que dois-je faire ? » si à ses yeux elle n'avait pas le moindre lien avec cette autre question : « Que vais-je réellement faire ? ». Même s'il y a du vrai dans cette remarque, elle n'invalide pas totalement la distinction entre (1) et (2). En effet, il n'aura échappé à personne qu'on ne fait pas tous les jours ce qu'on estime être bien.

On peut contester sur un autre point notre façon de poser le problème. L'attitude hypothétique que nous avons prise pour illustration revient à faire dire à quelqu'un : « Je sais qu'il est injuste de manger des poulets. Mais puisqu'ils sont sans défense, je profiterai sans retenue de ma position de force. » Or, le cynisme s'affiche rarement. On rencontre plutôt des gens qui, quels que soient les arguments qu'on leur fait valoir, ne changent rien à leurs habitudes et qui dans le même temps refusent de reconnaître qu'ils commettent une injustice. Est-ce parce qu'ils n'ont pas compris ce que nous leur disions ? Il est douteux que la difficulté soit là. Le problème est qu'il ne suffit pas d'avoir compris pour agir en conséquence, ce qui nous ramène à l'idée qu'il y a bien une différence entre les opérations (1) et (2), et que la seconde mérite aussi qu'on s'y intéresse.

L'opération (2) relève de l'action. Laissons de côté les actions non intentionnelles (celles qu'on fait par réflexe ou par habitude). Il reste que pour agir, il faut le vouloir. On doit avoir un mobile (pas nécessairement conscient), être poussé par l'envie d'atteindre un but qui paraît désirable ou par le besoin d'échapper à une situation pénible. Il faut que les facteurs qui nous incitent à faire une certaine chose soient plus puissants que ceux qui nous poussent à ne pas la faire.

Présenter une analyse complète des causes de l'action dépasse mes compétences. Pour tourner la difficulté, je vais m'en tenir à deux exemples.

Une conversation avec Toto

Vous êtes face à un humain (nommons-le Toto) et vous cherchez à le faire agir d'une certaine manière. On s'intéressera aux mobiles de Toto et pas aux vôtres. Jusqu'à présent, Toto a consommé des produits d'origine animale. Votre objectif est de le persuader de devenir végétalien, et ce pour des raisons morales, c'est à dire en l'amenant à prendre en compte les intérêts des animaux. Deux stratégies d'argumentation s'offrent à vous.

Stratégie 1. Vous décrivez par le menu les conditions d'élevage, de pêche, de transport, d'abattage des animaux. Vous dites ce que vous savez de leurs besoins, aspirations, comportements, d'après ce qu'on a pu observer lorsqu'ils ne sont pas dans des conditions carcérales.

Stratégie 2.Vous jouez sur le fait que les convictions morales de Toto renvoient déjà aux notions de justice ou d'égalité. Il tient pour d'immenses progrès l'abolition de l'esclavage, ou la disparition de l'ancien régime qui privilégiait la noblesse. Il est sincèrement indigné du sort réservé de nos jours à tel ou tel groupe humain (les plus pauvres, les handicapés, les étrangers, les homosexuels...). Vous amenez Toto à expliciter les arguments qu'il emploie pour réprouver les discriminations qui le choquent. Vous dégagez ce qui constitue la structure commune de ces arguments et vous lui montrez que, logiquement, ils s'appliquent aussi aux animaux.

À la suite de cet entretien avec vous, Toto devient effectivement végétalien. On supposera qu'une seule des deux stratégies d'argumentation a provoqué ce revirement, l'autre ne l'atteignant en rien.

S'il a été sensible à la stratégie 1, il semble que le mobile de l'action (son changement de comportement) soit la sympathie. Vous avez réussi a éveiller suffisamment sa pitié pour qu'il lui devienne insupportable de contribuer à la souffrance des animaux. Il n'arrive plus à voir un chapelet de saucisses comme un produit banal et appétissant. Désormais, il ne peut s'empêcher d'imaginer (et jusqu'à un certain point de ressentir) ce qu'a subi celui qui est devenu saucisses.

S'il a été réceptif à la stratégie 2 (tout en ne « sentant » rien pour les animaux), on est tenté de dire que le mobile de l'action a été la raison. Toto a compris que jusqu'ici il ne maîtrisait pas tout à fait les règles de la langue morale. Il s'est rendu compte qu'il ne pratiquait pas correctement l'universalisation et a rectifié son erreur.

Si l'on adopte cette interprétation, on ajoutera peut-être que seule la seconde attitude relève véritablement du comportement moral. Dans le premier cas, Toto n'a fait qu'obéir à ses sentiments (que vous avez réussi à modifier) ; il a opté pour ce qui lui plaisait le plus ou lui déplaisait le moins. Dans le second cas, Toto a réellement sacrifié ses penchants et désirs personnels (qui sont restés les mêmes qu'avant qu'il ne vous rencontre). Il a agi par devoir. Il s'est plié aux exigences d'une loi universelle, quoi qu'il lui en coûte.

À mon sens, cette version de l'opposition entre pitié et raison, ou entre plaisir et devoir n'est pas acceptable. En premier lieu, la réceptivité à la première ligne d'argumentation relève au moins autant de la démarche morale que la seconde. Toto, dans ce cas, à répondu à l'injonction que vous lui adressiez : « Mets-toi à la place des animaux que tu consommes ! ». Or, même si elle est exprimée sous une forme plus abstraite et plus générale, la conception de la justice repose fondamentalement sur ce : « Mets-toi à la place des autres ! ». En second lieu, il n'est pas vrai que dans un cas Toto ait obéi à un sentiment et dans l'autre à la raison. Il a agi sous l'impulsion d'un sentiment dans les deux cas. Les arguments que vous avezutilisés dans la stratégie 2 lui ont montré qu'il était incohérent. Oui, et alors ? Vous l'avez informé d'un fait, et si ce fait lui était indifférent, il n'aurait eu aucune raison de modifier sa façon d'agir. Pas plus que si vous lui aviez appris que le Mont Gratapouf culmine à 622 m, et non pas à 581 m comme il le pensait jusqu'ici. Si Toto a changé sa façon d'agir, c'est parce qu'il lui était désagréable de passer pour illogique à ses propres yeux ou aux vôtres. Ou bien, parce qu'il a senti qu'il ne pourrait plus décemment employer les arguments appelant à l'équité dans une cause qui lui tient à coeur (les handicapés par exemple) si on le surprenait à les ignorer lui-même dès lors que les bénéficiaires ne l'intéressent pas. Ou encore, parce que vous lui avez interdit de continuer à se voir comme un homme juste en assimilant son comportement envers les animaux à celui du pire des tyrans. Bref, Toto a changé parce qu'il avait besoin de sauver l'estime qu'il avait pour lui-même, ou qu'il a craint de subir la désapprobation des autres.

Une conversation avec Zaza

Le plus souvent, vous ne tombez pas sur Toto mais sur Zaza qui, elle, ne change pas. Elle élude la question ou se réfugie derrière son intime conviction. David Olivier a déjà rencontré Zaza et ça l'a un peu déprimé :

Bien que nécessaire, l'argumentation rationnelle au sujet du spécisme a quelque chose de frustrant. Car nos adversaires, eux, ne s'embarrassent guère de chercher des arguments qui tiennent debout ; et ils s'occupent peu d'examiner les nôtres. Pour eux, le spécisme se passe de justifications rationnelles. Il m'est arrivé récemment de presque supplier, de dire (à une anarchiste d'ailleurs) : « Mais dis-moi, pourquoi, donne-moi un seul argument, pourquoi forcément tu considères que la souffrance des poules en batterie est un sujet secondaire... » Sa seule réponse : « Pour moi, c'est comme ça. » (texto). Pourquoi ? Parce que. (CA 5, p. 41)

Quelquefois pourtant, Zaza accepte la discussion. Il n'est pas rare alors qu'elle se contredise, ou mente sur les faits. Vous croyez l'avoir prise en défaut et vous avez la certitude qu'elle en est consciente. Pourtant, elle ne se met pas à réfléchir intensément pour mieux justifier sa position. Elle ne cesse pas non plus de s'empiffrer de cadavres. Elle n'y pense plus, et si elle vous revoit, elle parle d'autre chose. Pourtant, Zaza n'est pas idiote. Elle a autant de raison que n'importe qui. Le problème est qu'elle n'a pas envie d'entendre ce que vous dites. Elle était bien tranquille et vous la dérangez. Vous prétendez perturber ses habitudes de consommation et mettre du désordre dans sa représentation du monde. Alors elle fait ce qu'elle peut pour résister. Elle s'efforce de croire tout ce qui l'aide à nier la réalité de la souffrance (Les poules ne sont pas malheureuses en batterie puisqu'elle n'ont jamais rien connu d'autre...). Elle s'abstient de porter un regard critique sur les doctrines qui restreignent les devoirs moraux à l'humanité. Au contraire, elle ne demande qu'à les tenir pour vraies. Elle se rassure en observant que (presque) tout le monde pense comme elle.

Zaza fait de son mieux pour fuir le malaise que vous menacez de créer chez elle. Elle cherche à empêcher la détresse des animaux de la contaminer par sympathie, en même temps qu'elle s'efforce de préserver sa bonne conscience. Et tant qu'elle y parvient, son comportement ne change pas. C'est bien pour cela qu'il est si difficile de la faire basculer, et non parce que la raison lui ferait défaut.

Conclusion (oecuménique)

Il semble que ce qui motive l'action soit nécessairement un sentiment (ou une sensation). Comment quelqu'un qui n'éprouve rien pourrait-il accomplir un mouvement intentionnel quelconque ? Il serait comme une pierre ou un lac. Une pierre douée d'intelligence (capable de comprendre des informations, de les mémoriser, de détecter si elles sont vraies ou fausses...) resterait inerte (même s'il lui poussait des petites jambes velues) tant qu'elle n'aurait envie de rien et ne serait dérangée par rien, tant qu'elle resterait insensible.

Que le mobile de l'action réside dans les sentiments n'empêche pas la raison (en tant qu'instrument d'information, de réflexion, de calcul) d'avoir un rôle à jouer dans la conduite ou l'orientation de nos actes. La raison peut nous apprendre que tel objet qui nous semblait au premier abord attrayant ou repoussant n'a pas en réalité les propriétés que nous lui attribuions, et donc changer notre envie de l'atteindre ou de l'éviter. La raison sert aussi à déterminer le meilleur moyen d'atteindre un but que le sentiment nous rend désirable [22].

Dire qu'on agit par sentiment ne contredit en rien l'idée que les convictions morales ont un effet sur nos actes, puisque ces convictions nous font voir certaines choses comme souhaitables. Cela ne nous engage pas non plus à nier le rôle de la raison dans l'élaboration d'une pensée morale cohérente. C'est pourquoi Y. Bonnardel fait bien de miser sur la force de « l'égalité éthique ». Cette notion constitue le socle commun des grands courants de la philosophie « savante » et l'idée de justice fait partie des valeurs largement reconnues dans le public. Il est vrai que, rationnellement (en appliquant les règles de l'universalisation), on peut établir une argumentation solide en faveur de l'inclusion des animaux parmi les patients moraux.

Mais le principed'égalité éthique n'est pas une loi de la nature s'exerçant indépendamment de nous. Si on ignore la loi de la chute des corps, les pierres lancées en l'air nous retombent quand même sur la tête. Si on ignore la « loi » d'égalité éthique, il n'y a pas d'égalité. La notion de justice est une construction intellectuelle, une idée qu'on aurait probablement été incapable de concevoir sans l'expérience concrète de la sympathie.

Admettre la justice comme une valeur positive entraîne sans doute une certaine propension à se comporter équitablement. Il existe néanmoins tant de facteurs jouant en sens contraire, et tant de moyens de se prétendre juste sans l'être réellement, que, sans le secours de la sympathie effectivement ressentie, on négligerait bien plus souvent les intérêts des autres.

Le match entre à ma droite la raison desséchante, et à ma gauche la sympathie partiale et oublieuse ne présente pas beaucoup d'intérêt. Pour penser et mettre en oeuvre les principes éthiques, il faut la raison et la sympathie. En s'interrogeant sur la morale et la pitié, F. Burgat a soulevé une vraie question, trop peu évoquée jusqu'ici dans les Cahiers. Nous devrions y réfléchir plus avant, et lui savoir gré de nous ouvrir des pistes nouvelles. Une auteure qui ne se borne pas à écrire que les animaux sont des femmes comme les autres n'est pas nécessairement suspecte...

RÉFÉRENCES

BURGAT Florence (1997), Animal, mon prochain, Odile Jacob, Paris.

HARE Richard (1981), Moral thinking, Clarendon Press, Oxford.

HARE Richard (1989), Essays in Ethical Theory, Clarendon Press, Oxford.

HUME David (1985), A Treatise of Human Nature, Penguin Books, Londres. (La première édition de ce livre date de 1739-1740)

HUME David (1993), La morale, Traité de la nature humaine, Livre III, GF-Flammarion, Paris. (traduction française du livre III de l'ouvrage précédent, également traduit chez GF-Flammarion sous le titre Dissertation sur les passions, Traité de la nature humaine, Livre II)

RAWLS John (1987), Théorie de la justice, Seuil, Paris. (Première édition 1971)

SCHOPENHAUER Arthur (1991), Le fondement de la morale, Le livre de poche, Paris. (Première édition 1841)

SMITH Adam (1860), Théorie des sentiments moraux, Guillaumin et Cie, Paris. (Première éd. 1752)

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Notes

[1] Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Éditions Grasset, 1992.

[2] Jean-Yves Goffi, Le philosophe et ses animaux, Éditions Jacqueline Chambon, 1994.

[3] Il y aurait une sociologie à écrire sur l'usage du mot « politique » en France. En se reportant à la définition du dictionnaire, un étranger devinerait-il que lorsqu'un candidat à une élection se vante d'être apolitique, il y a 90% de chances qu'il appartienne à la droite la plus réactionnaire ? Saurait-il que pour sensibiliser un public d'intellectuels « progressistes » à la lutte contre les accidents domestiques, il doit affirmer que la question est hautement politique ? Invité à un mariage, comprendrait-il si on le priait discrètement de ne pas parler politique, qu'on lui demande d'éviter tout sujet polémique ?

[4] Analyses que je tiens pour des contributions importantes et originales à la critique du spécisme.

[5] A supposer que la théorie de Marx soit correcte, ce qu'il serait hors de propos de discuter ici.

[6] Une jolie phrase qui malheureusement vaut aussi pour la raison. Comment attendre d'une faculté qui existe depuis que le monde est monde qu'aujourd'hui elle acquière une force telle qu'elle change le monde ?

[7] Elle n'a rien dit non plus qui autorise Y. Bonnardel à affirmer comme il le fait (p. 18) que « F. Burgat parle de la pitié comme si son objet [...] était fixé de toute éternité ».

[8] Le plus étonnant est qu'Y. Bonnardel mentionne lui-même ce fait, ce qui ne l'empêche pas de poursuivre sur sa lancée.

[9] C'est l'impression qui ressort des quelques remarques figurant dans son commentaire. J'ignore si elles expriment exactement sa pensée.

[10] On retrouve cette doctrine intacte dans la version actuelle du Catéchisme de L'Église catholique (les numéros de page ci-après envoient à l'édition Mame/Plon de 1992) :

« La loi morale est l'oeuvre de la Sagesse divine. » (p. 405)

« La loi naturelle exprime le sens moral originel qui permet à l'homme de discerner par la raison ce que sont le bien et le mal, la vérité et le mensonge. » (p. 406)

« Cette loi est dite naturelle non pas en référence à la nature des êtres irrationnels, mais parce que la raison qui l'édicte appartient en propre à la nature humaine. » (p. 406)

[11] Ce qui ne veut pas dire une société où tous ont une situation identique, ni une société ou chacun tire un contentement égal de la vie.

[12] On ne traitera pas ici de la question de savoir si ces deux approches conduisent ou non au même résultat.

[13] C'est dorénavant le personnage ainsi décrit que nous nommerons « spectateur impartial ». Il ne correspond pas exactement à celui de Smith, chez qui le spectateur n'est pas un être fictif doté de qualités extraordinaires, mais plutôt un observateur réel (un passant) regardant une situation dans laquelle il n'est pas impliqué. C'est pourquoi Smith distingue le jugement de cet observateur de celui qui résulte du principe d'utilité (alors que les deux se confondent quand on considère le spectateur doté de super-pouvoirs). L'observateur smithien peut manquer d'information, ou voir son regard biaisé par l'adhésion à des préjugés communs. (Je dois cette précision à un ami « smithologue » dont je tairai le nom, ne sachant pas s'il souhaite être cité).

[14] La théorie de Rawls traite de la justice entre humains. Elle pourrait cependant être transposée à un ensemble plus vaste. Il suffirait d'ajouter que, dans la position originelle, les individus ignorent aussi l'espèce à laquelle ils appartiendront. A première vue, on pourrait objecter que cela est impossible, puisque l'on impute aux personnes placées sous le voile d'ignorance un degré de rationalité inaccessible aux animaux. Comment pourraient-ils avoir les connaissances générales requises, comprendre les options en présence, les comparer entre elles en se projetant par l'imagination dans les différentes situations qu'ils pourraient occuper ? Cependant, une telle objection ne paraît pas décisive dans la mesure ou elle s'applique aussi à beaucoup d'humains (et sans doute même à tous).

[15] ] Dans certains cas, la divergence des jugements repose uniquement sur des questions de faits, de sorte que les progrès de la connaissance suffiront à réconcilier les points de vue. Si Anne et Zoé s'accordent à penser que les condamnations pénales doivent avoir pour seul but de faire reculer la criminalité, alors il ne reste qu'à savoir s'il est vrai ou non que la peine capitale a un effet dissuasif sur les meurtriers potentiels.

[16] ] Cette contradiction est flagrante lorsque les expériences jouent sur la ressemblance psychique. C'est ainsi que la recherche en psychologie a fait un usage immodéré de rats, ou que les antidépresseurs humains sont testés sur des animaux (ce dernier exemple est donné par F. Burgat).

[17] Le relativisme consiste à nier qu'il existe un code moral unique à valeur universelle. Il n'existerait que des convictions morales variables selon les personnes et selon le contexte historique et social, entre lesquelles aucune théorie ne permettrait de trancher.

[18] La définition exacte est nécessaire car elle indique qu'Anne n'adopterait pas un point de vue universel si elle optait pour la peine de mort avec cette arrière-pensée : « connaissant ma psychologie, je suis sûre de ne jamais commettre un meurtre ».

[19] Plusieurs articles parus dans les Cahiers Antispécistes cherchent déjà à percer ce mystère, et c'est aussi à cela que s'emploie F. Burgat.

[20] Voir à ce sujet les propos sur les proies et prédateurs rapportés par Y. Bonnardel dans « Qui va à la chasse garde sa place » (Cahiers antispécistes n.15-16), ainsi que les réflexions de David Olivier dans « La nature ne choisit pas » (CA n.14).

[21] Si j'étais une souris, une rwandaise ou un garçon, je ne serais pas moi. Cela a-t-il seulement un sens de dire « Moi aurait pu être une souris » ?

[22] Cf. Hume, 1985, Livre II, section III, p. 460-465.

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