Cet article est paru sous ce titre dans le quotidien italien Il Giorno le 24 juin dernier.
L'écroulement d'un modèle culturel consolidé ne détermine pas à tout coup une période de vide. Il n'est pas non plus inévitable que soient perdues les réserves d'enthousiasme idéal que le modèle avait suscité. De nouveaux ferments travaillent parfois sous la surface, prêts à catalyser les énergies libérées, quand s'en présentera l'occasion. Après une longue période de divorce entre politique et éthique est réapparue en Italie aussi, anticipée et favorisée par la publication de la Théorie de la justice de John Rawls [1], cette approche qui voit au centre de la philosophie politique un examen systématique des principes et les valeurs éthiques qui devraient constituer le fondement de la société bonne ou juste. En même temps, une direction convergente était prise par le lent mais constant développement de l'éthique pratique - c'est-à-dire de cette application de l'éthique aux problèmes moraux concrets qu'exigèrent, et obtinrent, au début des années 70 les étudiants sur les campus des universités américaines. De fait, l'éthique pratique n'embrasse pas seulement des domaines d'étude, comme la bioéthique ou l'éthique des affaires, mais aussi d'authentiques mouvements politiques. Parmi ceux-ci, le plus affirmé et historiquement enraciné est peut-être le mouvement féministe.
Le féminisme existait, naturellement, bien avant que l'éthique pratique ne fît son apparition. Et pourtant, dans ses versions les plus récentes, il est redevable du climat philosophique des vingt dernières années. Le féminisme récent a aiguisé ses armes dans la discussion bioéthique sur l'avortement, et se base en outre sur d'importante prises de position éthiques, comme le refus d'une vision hiérarchique et dualiste de la communauté morale et la mise en valeur de notions comme celles de soin (care) et de responsabilité par opposition aux normes abstraites et universelles du monde de l'éthique masculine. C'est à partir de ces bases que les nouvelles auteures ont développé une critique globale de la perspective « androcentrique » du monde, touchant à des domaines aussi divers que l'éthique environnementale, qu'elles se sont réappropriée dans un mode holistique et organiciste sous la forme de ce que l'on appelle l' « écoféminisme », ou que l'histoire de la science, dont elles ont opéré une déconstruction fondée sur l'idée que la prétendue objectivité scientifique n'a d'autre fonctions que celle, idéologique, de cacher les présupposés théoriques dont est imprégnée cette activité.
Il était naturel qu'au long de tels parcours, le féminisme radical rencontrât un autre mouvement politique qui doit beaucoup à la réflexion en éthique pratique : le mouvement de libération animale. Née d'un raffinement de l'idée d'égalité, et dorénavant enracinée dans les zones de tradition philosophique anglo-saxonne, l'opposition théorique et pratique au traitement actuel des animaux constitue une réalité qui, malgré les incompréhensions de l'establishment culturel continental, est en train de se répandre rapidement dans des pays comme l'Italie ou la France. La rencontre entre les deux mouvements ne vient cependant pas seulement de raisons contingentes : la remise en question de ce que Harriet Taylor Mill au siècle dernier définissait comme la « distinction dégradante » unit en un sens profond la lutte pour les droits des femmes et la lutte pour les droits des animaux.
À cette affinité naturelle, le féminisme récent a ajouté la forte connotation politique qui le caractérise. Comme l'écrit Norma Benney : « Le renversement du patriarcat est la raison d'être du féminisme (...). Mais si pendant que nous poursuivons cet objectif nous ne prenons pas conscience de la souffrance des non-humains, je crains que nous n'ayons pas compris le concept de liberté. » Les liens idéologiques qui sous-tendent la double exploitation fondée sur le sexe et sur l'espèce sont donc mis à nu et approfondis par la théorie critique développée par beaucoup d'écrits féministes récents. Si Carol Adams, en particulier, repère dans l'utilisation de la violence instrumentale et dans la privation des êtres de leur individualité vive de profonds parallèles entre le fait de tuer des animaux pour en faire de la nourriture et la violence sexuelle contre les femmes, d'autres auteures imputent au « regard patriarcal » non seulement la réduction des femmes à des machines de reproduction, mais aussi l'assujettissement inconditionnel des individus animaux et de la nature. De plus à la culture masculine est dans l'ensemble attribuée la responsabilité de la disparition de la scène occidentale de cette empathie et de cette « sagesse biologique » qui seules auraient pu empêcher l'actuelle totale réification des non-humains dans les laboratoires et les élevages.
De tels développements théoriques commencent à produire des alliances politiques. Aux débats académiques s'adjoignent les premières structures organisationnelles correspondantes. Il semble raisonnable de penser que n'est pas loin le moment où en Italie aussi ces mouvements et d'autres encore à base éthique trouveront un terrain commun pour rénover cette scène politique qui aux yeux de plus d'un paraît aujourd'hui déserte.
[1] Éd. du Seuil, 1987 (A Theory of Justice, éd. Harvard University Press, Cambridge, 1971).