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Cahiers antispécistes n°05 - décembre 1992

La libération des animaux : ce dont il s’agit, ce dont il ne s’agit pas (1/2)

Traduit de l’anglais par David Olivier

Nous reproduisons ici la première partie du chapitre 5, « What Liberating Animals Is and Isn’t About », du livre de S.F. Sapontzis, Morals, Reason, and Animals (« La morale, la raison, et les animaux ») [a]. La seconde partie du même chapitre paraîtra dans le prochain numéro des CAL.

Nous remercions l’auteur et l’éditeur pour l’autorisation qu’ils nous ont gracieusement donnée pour cette publication.

Tout en fournissant des étiquettes accrocheuses, les expressions de « libération animale » et de « droits des animaux » ont constitué une source considérable de malentendus et de débats sans objet. Mon but dans le présent chapitre est d'expliciter ce qui, selon moi, se trouve revendiqué en faveur des animaux sous le couvert de ces étiquettes. En précisant ces choses j'espère aider à dissiper quelques-uns des malentendus qui existent concernant le fait de libérer les animaux et de les inclure parmi les détenteurs de droits moraux. Nous serons après cela en position de faire face à la tâche de justifier le fait de « libérer » les animaux et de leur faire bénéficier de « droits » moraux [b].

I. Le sens moral du mot « animal »

Un des malentendus dont j'ai parlé concerne l'emploi du mot « animal » dans ces expressions. Lors d'une présentation publique des thèses de la libération animale il est rare de ne pas voir quelqu'un se lever pour s'enquérir si les mouches, blattes et autres bestioles doivent jouir du droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur [c]. Celui qui écrase un moustique sera-t-il coupable de meurtre dans le « Meilleur des Mondes » que nous réservent les partisans des droits des animaux ? Ce railleur est vite rejoint, quand ce n'est précédé, par un autre qui accuse les militants de la libération animale de discrimination à l'encontre des plantes, et de se rendre ainsi coupables de « chauvinisme animal ». Les arguments qui soutiennent la libération animale impliquent-ils également qu'il faille libérer les végétaux ? Bien évidemment, ces opposants ne sont pas d'authentiques militants de mouvements de libération des moustiques et des tomates. Le but réel de leurs interventions est de s'opposer au mouvement de libération animale au moyen d'une argumentation du type reductio ad absurdum (c'est-à-dire, visant à montrer à quelles conséquences ridicules cette libération mènerait). Comme le notait William James il y a longtemps déjà, la première réaction à laquelle sont confrontées les révolutions est la dérision.

Ces reductio ad absurdum basées sur les insectes et les plantes ne peuvent cependant fonctionner, parce que la plupart des partisans de la libération animale admettent qu'une condition, dite de « possession d'intérêts », doit être remplie avant qu'un être ne puisse détenir des droits moraux. Suivant ce critère, proposé semble-t-il la première fois par Leonard Nelson dans A System of Ethics, tous les êtres qui ont des intérêts, et eux seuls, peuvent détenir des droits moraux [1]. Le fait d'avoir des intérêts est à interpréter de la manière suivante : S a un intérêt en x si et seulement si x affecte (ou affectera, ou est susceptible d'affecter) les sensations de bien-être éprouvées par S . L'expression « sensations de bien-être » doit à son tour être comprise comme se référant aux sensations de plaisir et de douleur, au fait de se sentir en bonne forme ou au contraire malade, enthousiaste ou déprimé, ou encore satisfait ou frustré, et aux nombreuses autres sensations qui contribuent positivement ou négativement au plaisir, à la jouissance et à la satisfaction que peut apporter la vie. Or dans les expressions de « libération animale » et « droits des animaux », le mot « animal » désigne tous les êtres et seulement ceux-là qui satisfont au critère de possession d'intérêts. Les expressions « être sensible » ou « animal sensible » sont parfois employées en ce sens - et, soit dit en passant, elles n'excluent pas ces personnes souvent évoquées qui sont insensibles à la douleur, puisque la douleur n'est qu'une parmi la large gamme de sensations possibles de bien-être ou de mal-être. (D'autres raisons pour accepter le critère de possession d'intérêts seront discutées dans les chapitres 7 et 14 [d].)

Ainsi, le critère qui détermine si un être est en ce sens moral un « animal » n'est pas le même que le critère biologique qui distingue la faune de la flore. Et les partisans de la libération animale ne se trompent pas non plus sur ce point, puisque la plupart d'entre eux sont tout à fait disposés à reconnaître qu'il existe fort probablement des animaux, au sens biologique du terme, qui ne possèdent pas d'intérêts, et qui, par conséquent, ne peuvent détenir de droits moraux. Cependant, puisque ceux parmi les êtres non humains auxquels le bon sens courant tend le plus facilement à attribuer des intérêts (les chiens ou les cerfs, par exemple) sont communément appelés « animaux » (et l'usage courant qui est fait là de ce terme ne correspond pas non plus à son sens biologique), le fait de parler de libération animale ou de droits des animaux pour se référer à l'extension des droits moraux à tous les êtres possédant des intérêts constitue un raccourci commode et défendable, sinon tout à fait heureux. D'autres expressions possibles comme « libération des possesseurs d'intérêts » ou « droits des êtres sensibles » pourraient nous aider à nous exprimer de façon plus rigoureuse devant un parterre de philosophes, mais peuvent difficilement jouer le rôle de slogans pour un mouvement qui mobilise au moins autant le grand public que le milieu des philosophes professionnels.

Quant aux insectes et aux plantes, tous ceux parmi eux qui satisfont au critère de possession d'intérêts doivent être inclus dans les préoccupations du mouvement de libération animale, si ses partisans se veulent cohérents. Cependant, à ce jour, il n'existe aucune donnée sérieuse montrant que les plantes possèdent des sensations de bien-être - en parlant de données sérieuses nous excluons les trop connus rapports sur la « vie secrète des plantes ». (Les questions d'éthique de l'environnement concernant les plantes seront discutées au chapitre 14.) Quant à savoir si les insectes en général, ou certains d'entre eux, possèdent des intérêts, il s'agit d'une question plus ouverte. S'il est vrai, comme le défend Donald R. Griffin, qu'il existe de bonnes raisons pour penser qu'au moins certains insectes sociaux sont des « psychologues naturels » conscients et pensants, il peut y avoir une bonne raison, si nous examinons les données sans parti pris, pour penser que certains insectes au moins éprouvent des sensations de bien-être. Griffin expose son idée directrice de la manière suivante :

J'ai mentionné la suggestion stimulante faite par Jolly (1966) et Humphrey (1978) selon laquelle la conscience peut avoir pris naissance au cours de l'évolution humaine au moment où les groupes sociaux ont atteint une taille et un degré d'interdépendance qui rendait important pour chaque membre de pouvoir comprendre l'humeur, les intentions et les pensées de ses compagnons. L'idée proposée par Humphrey, selon laquelle certains primates ou les premiers humains, en raison de leur interdépendance sociale, se trouvaient dans la nécessité d'être ce qu'il appelle des « psychologues naturels », repose sur l'hypothèse selon laquelle une interaction efficace entre les membres du groupe exigerait que chacun puisse comprendre l'état d'esprit et la façon de voir de ses compagnons (...). Pouvons-nous étendre cette idée à d'autres animaux qui vivent en groupes sociaux, y compris aux insectes sociaux ? Le degré d'interdépendance qui existe chez ces derniers est encore plus fort que chez n'importe quelle espèce de vertébrés, sauf peut-être au sein de notre propre espèce. L'importance que revêt pour une abeille ou une fourmi ouvrière le fait d'évaluer correctement l'état d'esprit de ses soeurs peut être encore plus grande que n'est chez les primates le besoin de pouvoir s'évaluer mutuellement en tant que psychologues naturels [2].

Il n'en découle cependant pas que la reductio ad absurdum basée sur la référence aux insectes sorte victorieuse de son attaque contre la libération animale. Si certains insectes éprouvent des sensations de bien-être, un code moral se proposant de respecter tous les êtres sensibles sera alors plus compliqué que dans le cas contraire où aucun insecte ne s'avérerait sensible. Bien évidemment, on peut dire la même chose de n'importe quel code moral : plus grande est la diversité du groupe d'êtres à respecter, plus compliqué doit être le code moral. Par exemple, le fait de traiter moralement ses « semblables » est devenu plus compliqué depuis que les femmes et les minorités raciales et ethniques ont été incluses parmi ceux qui possèdent des droits et auxquels on doit le respect. Au fond de nous-mêmes nous regrettons sans doute tous à un degré ou un autre que la vie ne soit pas plus simple, mais le fait qu'il puisse être plus compliqué de mettre en oeuvre une éthique révolutionnaire donnée plutôt que de se contenter du statu quo n'implique pas que cette éthique révolutionnaire soit ridicule, erronée, ou même moins justifiée que le statu quo.

De plus, le fait de reconnaître à certains insectes des droits moraux ne résout pas en lui-même le problème de la manière dont nous devons les traiter, particulièrement dans les situations où il existe un conflit d'intérêts. En raison tout spécialement du fait que, comme il ressort de l'analyse que nous avons faite du statut de personne au sens moral [e], la détention de droits moraux n'implique pas nécessairement la possession du même ensemble de droits que d'autres détenteurs, ou de la même priorité de droits, l'extension des droits moraux à ceux qui auparavant n'en jouissaient pas ne règle pas la question de la manière dont nous devons les traiter. Au contraire, cette extension ouvre la voie à des questions concernant la manière dont nous devons (moralement) les traiter qui n'avaient pas auparavant paru se poser [3]. Par exemple, la Proclamation d'Émancipation ne fut pas l'aboutissement mais plutôt le point de départ du mouvement pour les droits civiques, et la Métaphysique des mœurs de Kant n'est pas une simple série de déductions tirées des Fondements de la métaphysique des mœurs mais plutôt une oeuvre bien plus compliquée et touffue. Ainsi, si, dans les tentatives pour trouver une réponse à ces nouvelles questions concernant la manière dont nous devons (moralement) traiter les animaux, la simple application directe des concepts couramment associés aux idées de libération et de droits, telles celles d'égalité, d'autodétermination, et ainsi de suite, s'avérait ridicule, alors nous pourrons nous attendre à ce que ces applications simples et directes se voient, pour cette raison même, rejeter. C'est là ce qui s'est produit dans l'élaboration d'autres mouvements de libération, comme l'illustre le rejet récent de la revendication par des travailleurs masculins du droit pour eux, en vertu de la non discrimination sexuelle, de jouir de congés de maternité. Dans la pratique effective, l'existence de conséquences ridicules n'a pas pour effet de discréditer les principes qui fondent une réforme morale - l'apparition de telles conséquences est plutôt l'occasion d'une interprétation plus pratique et subtile de ces mêmes principes, d'une interprétation qui en élimine les conséquences ridicules. (Nous reviendrons au chapitre 13 sur la question de la place à donner ou à ne pas donner aux reductio ad absurdum dans l'argumentation éthique [f].)

Enfin, nous pouvons remarquer que même si lesdites questions du type « où placez-vous la limite ? » peuvent être amusantes et représenter un énigme sur le plan conceptuel, elles restent non pertinentes relativement aux grandes préoccupations concrètes actuelles du mouvement de libération animale que sont par exemple la remise en question de la justesse morale de l'élevage industriel, de l'expérimentation animale, de la chasse, des rodéos, et ainsi de suite. Si parmi les animaux non humains il en existe qui possèdent des intérêts, alors les animaux que le mouvement des droits des animaux cherche aujourd'hui à libérer (tels les porcs, singes, ours, chevaux, etc.) en possèdent certainement. Une fois qu'auront été réglées les questions actuellement débattues concernant la manière dont nous devons (moralement) traiter ces animaux-là, le moment sera peut-être venu de nous demander si les insectes possèdent des droits moraux, s'il faut les libérer, et quelle forme doit prendre un tel code moral éclairé. Le fait de mettre en avant la question des insectes avant que ces problèmes actuels n'aient été résolus ne représente rien d'autre qu'une tentative d'éviter de faire face aux questions bien claires et réelles qui se posent. (Bien entendu, les arguments développés dans la présente section présupposent que nous ne soyons pas les seuls animaux à posséder des intérêts ; cette hypothèse sera défendue au chapitre 7.)

II. Le langage de la libération
appliqué aux animaux

La notion de « libération » requiert elle aussi quelques éclaircissements quand il s'agit de l'appliquer aux animaux. Les partisans de la libération des animaux ou de leur inclusion parmi les détenteurs de droits moraux voient en cette extension une rupture révolutionnaire avec la tradition morale, y compris avec la composante de celle-ci qui s'oppose à la cruauté envers les animaux, et la voient comme impliquant en faveur des animaux un changement d'une grande importance morale. Cependant, selon Joel Feinberg, qui a par ailleurs exprimé des sympathies pour les droits des animaux, le fait de détenir des droits a une importance morale toute particulière parce que :

la possession de droits nous permet de nous « tenir debout comme des hommes », de regarder autrui dans les yeux, et de nous sentir dans un certain sens fondamental l'égal de quiconque. Se voir comme possédant des droits veut dire être fier, et l'être à juste titre, avoir ce minimum de respect de soi nécessaire pour mériter l'amour et l'estime d'autrui [4].

Ainsi, pour Feinberg, l'importance morale particulière qui s'attache au fait de posséder des droits se situe dans l'accroissement et la mise en valeur du respect que l'individu a pour lui-même ; cette analyse est soutenue par le lien étroit entre l'idée de droits et celle de dignité que l'on trouve dans les objectifs et la littérature des mouvements de libération humaine. Cependant, si notre bon sens nous permet d'admettre que les chats, les boeufs, les poules, les singes, les pandas, etc., possèdent un intérêt à éviter la douleur, à une liberté de mouvement, à avoir des compagnons, et à de nombreuses autres choses, il reste difficile d'imaginer qu'ils ressentent le besoin de se sentir « l'égal de quiconque », ou d' « être fiers », « à juste titre ». Si l'accroissement et la mise en valeur du respect des individus pour eux-mêmes est une composante essentielle de ce qui doit être accompli par la libération d'un groupe et l'extension des droits moraux à ses membres, alors il semblerait que les animaux soient incapables d'être libérés ou d'avoir des droits moraux. Ceci paraîtrait ne nous laisser que la seule tradition anti-cruauté comme seule base pour nous opposer aux excès de l'élevage industriel, de l'expérimentation animale, de la chasse, etc.

Cependant, conclure comme l'ont fait récemment certains philosophes que la libération animale représente « une bizarre exagération » de la tradition d'opposition à la cruauté envers les animaux serait une erreur [5]. Bien que la libération des animaux et leur inclusion parmi les détenteurs de droits ne puissent pas, semble-t-il, posséder cet aspect d'une importance particulière que décrit Feinberg et que possèdent les mouvements de libération humaine, ce que demandent les partisans de la libération animale n'en demeure pas moins fondamentalement différent de ce que demande la tradition d'opposition à la cruauté envers les animaux.

Cette tradition représente depuis le début du XIXe siècle une force puissante dont l'influence a grandement contribué à modeler ce qui dans nos codes moraux et législatifs a trait aux animaux ; nous pouvons donc juger des principes fondamentaux de cette tradition en examinant nos attitudes et pratiques morales et légales actuelles envers les animaux. L'attitude qui prédomine aujourd'hui concernant les intérêts des animaux est que les conditions dont ceux-ci ont besoin pour pouvoir jouir d'une vie qui soit heureuse et source de satisfaction (par exemple la liberté de se déplacer, l'absence de douleur grave, et la vie elle-même) peuvent se voir sacrifiées de façon routinière à la poursuite du bonheur des humains, à condition que les animaux soient traités sans sadisme et que leur soient épargnées les souffrances qui peuvent le leur être de façon commode et économique. Dans la discussion qu'elle fait de la question de la mise à mort des animaux pour la satisfaction des désirs humains, Bonnie Steinbock formule cette éthique traditionnelle anti-cruauté de manière claire et concise : « [La] capacité [des animaux] à souffrir nous fournit quelque raison de les tuer sans douleur, si cela est possible sans sacrifice trop grand des intérêts humains » [6]. Ainsi, la tradition d'opposition à la cruauté envers les animaux continue à voir dans ceux-ci pour l'essentiel des ressources destinées à la consommation humaine et à les traiter comme tels, limitant le champ de la préoccupation morale au fait de veiller à ce que ces ressources soient manipulées et transformées de façon humaine.

D'un autre côté, le fait de « libérer » les animaux se réfère au fait de mettre fin au sacrifice routinier qui est fait de leurs intérêts au bénéfice des intérêts humains, même dans les cas où ce sacrifice est exécuté de façon humaine. Les partisans de la libération animale mettent l'accent sur l'obligation de respecter les intérêts des animaux eux-mêmes, par opposition au fait de se préoccuper exclusivement, ou même seulement en premier lieu, des intérêts que les humains ont dans l'utilisation des animaux. Par exemple, Tom Regan cherche à faire appliquer aux animaux la même logique dont découle qu'il est mal de traiter comme « de simples moyens » même les humains « marginaux » (par exemple les débiles profonds ou les victimes de lésions cérébrales) :

Il serait mal de traiter [les] humains [marginaux] simplement comme des moyens, parce qu'un tel traitement ne reconnaîtrait pas, et ne respecterait pas, le fait que ces humains sont les sujets d'une vie dont la valeur est logiquement indépendante du fait qu'un autre être quel qu'il soit trouve un intérêt dans leur existence (...). Les sujets d'une vie plus ou moins bonne possèdent une valeur logiquement indépendante de leur évaluation par qui que ce soit d'autre comme moyens (...) Tous les êtres qui possèdent une valeur inhérente (et eux seuls) possèdent des droits (...) Il est pour le moins difficile de comprendre comment quelqu'un pourrait raisonnablement nier qu'il existe de très nombreuses espèces d'animaux dont les membres satisfont à ce critère [7].

Le principal but poursuivi par ceux qui veulent étendre les droits moraux aux animaux est d'assurer que l'on ne puisse sacrifier les intérêts de ces derniers pour satisfaire les intérêts d'autrui autrement que dans le genre de situations et suivant le genre de principes qui justifient que l'on sacrifie les intérêts de certains humains pour satisfaire les intérêts d'autres. Par exemple, tout comme les textes actuellement en vigueur ont essentiellement pour effet de limiter les expériences médicales hasardeuses sur humains à celles dont il est plausible d'attendre non seulement des bénéfices pour la communauté dans son ensemble mais aussi un effet bénéfique (thérapeutique par exemple) pour le sujet lui-même, de même le fait d'étendre les droits moraux aux animaux aurait essentiellement pour effet de limiter les expériences médicales hasardeuses sur les animaux à celles dont il est plausible d'attendre un effet bénéfique (thérapeutique par exemple) pour les animaux utilisés comme sujets de recherche. Il est bien clair qu'une telle restriction dépasserait de loin ce qu'imposent même les plus avancées de nos réglementations humanitaires actuelles concernant l'utilisation et le sacrifice des animaux dans la recherche médicale, et son adoption marquerait un progrès révolutionnaire au delà de notre tradition d'opposition à la cruauté envers les animaux.

Ainsi, même s'il est vrai que le langage de la « libération » des animaux et de leur inclusion parmi les détenteurs de « droits » moraux ne peut avec quelque vraisemblance se référer à un changement dans l'attitude de ces animaux envers eux-mêmes, ce langage peut par contre en toute vraisemblance désigner, et de fait désigne, la volonté de changer l'attitude que nous avons envers les animaux, pour remplacer l'attitude actuelle qui les considère comme des êtres à traiter avec humanité mais qui n'en restent pas moins essentiellement des ressources au service de la satisfaction des intérêts humains, par une autre attitude qui voit en eux des êtres comme nous, dont l'intérêt à jouir d'une vie heureuse et satisfaisante est à respecter et à protéger tout comme sont respectés et protégés les intérêts humains fondamentaux. De cette façon, le fait de libérer les animaux impliquerait de changer l'attitude que nous avons à leur égard essentiellement de la même façon que le fait de libérer les Noirs et les femmes implique de changer l'attitude des Blancs et des hommes à leur égard. En conséquence, même si au mouvement de libération animale manque la dimension de réhaussement de l'image de soi (self-consciousness-raising dimension) que possèdent les mouvements de libération humaine, le fait d'appliquer le langage de la « libération » et des « droits » au cas des animaux peut se comprendre et représente une façon appropriée d'exprimer cet appel à un changement révolutionnaire dans notre tradition morale.

.../...

[a] Éd. Temple Univ. Press, Philadelphie, 1987.

[b] Nous avons publié dans le numéro 3 des CAL (avril 1992) une version abrégée du chapitre qui suit celui-ci dans Morals, Reason, and Animals, c'est-à-dire du chapitre 6, « Three Reasons for Liberating Animals » [NdT].

[c] Allusion à la façon dont sont énoncés les droits humains dans les textes fondateurs américains [NdT].

[1] A System of Ethics, Leonard Nelson, éd. Yale University Press, New Haven, 1956, pp. 136 à 144.

[d] Morals, Reason, and Animals, chapitre 7 : « Can Animals Have Interests ? » ( « Les animaux peuvent-ils avoir des intérêts ? ») ; chapitre 14 : « Plants and Things » ( « Des plantes et des choses ») [NdT].

[2] Animal Thinking, Donald R. Griffin, éd. Harvard University Press, Cambridge, 1984, p. 186 (traduction française La Pensée animale, éd. Denoël, 1988).

[e] Dans le chapitre 4, « People and Persons » (sur le concept de personne) [NdT].

[3] Arthur L. Caplan a mis l'accent sur ce point dans ses écrits sur l'éthique de la recherche animale, par exemple dans « Beastly Conduct : Ethical Issues in Animal Experimentation » ( « Conduite bestiale : questions éthiques dans le domaine de l'expérimentation animale »), dans New York Annals of Science 75 (1983) : pp. 159 à 169.

[f] Ch. 13, « Saving the Rabbit from the Fox » ( « Sauver le lapin du renard ? ») [NdT].

[4] Joel Feinberg, « The Nature and Value of Rights » ( « La nature et la valeur des droits »), in The Journal of Value Inquiry 4 (1970), p. 252.

[5] Leslie Francis et Richard Norman, « Some Animals Are More Equal than Others » ( « Certains animaux sont plus égaux que d'autres »), dans Philosophy 53 (1978), p. 527. Voir aussi Christine Pierce, « Can Animals be Liberated ? » ( « Les animaux peuvent-ils être libérés »), dans Philosophical Studies 36 (1979), pp. 69 à 75.

[6] Bonnie Steinbock, « Speciesism and the Idea of Equality » ( « Le spécisme et l'idée d'égalité »), dans Philosophy 53 (1978), p. 253.

[7] Tom Regan, « An Examination and Defense of One Argument Concerning Animal Rights » ( « Examen et défense d'un argument au sujet des droits des animaux »), dans Inquiry 22 (1979), pp. 208, 209 et 212.

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