• en
  • fr
  • de
  • it
  • pt-pt
  • es
Cahiers antispécistes n°08 - septembre 1993

La complexité de la conscience animale

Traduit de l’anglais par David Olivier

Le livre essentiel de Tom Regan sur la question animale, The Case for Animal Rights, débute par deux chapitres visant à établir d’une part l’existence de la conscience (awareness) animale (ch. 1) et d’autre part son niveau de complexité (ch. 2). On trouvera ici la dernière section, « 2.6 : Résumé et conclusion », du chapitre 2.

Le but des CAL n’est pas de vanter l’intelligence des animaux non humains pour prouver qu’ils ont de ce fait le même droit au respect que nous. Il n’en reste pas moins que le mépris dont ils sont victimes a abouti à une méconnaissance importante de leur complexité mentale, voire, chez Descartes et ses disciples, à la négation pure et simple de tout état mental subjectif animal. Il reste encore aujourd’hui de bon ton dans les milieux scientifiques et/ou qui se piquent d’esprit scientifique d’affirmer que les animaux ne souffrent pas. Certains, comme R.G. Frey ou S. Stich dont Tom Regan discute les thèses, leur accordent un esprit, mais sans contenu, ou au contenu indéterminable. Ainsi, ne désirant rien, ou rien de déterminable, ils n’auraient pas d’intérêts, ou pas d’intérêts déterminables ; ni, par conséquent, d’importance morale.

Ce texte n’est que le résumé fait par Tom Regan de son argumentation sur la complexité de la conscience animale ; les détails manquent donc. On y trouvera cependant plus qu’un exposé de conclusions : les grandes lignes de l’argumentation sont clairement indiquées. Nous avons mis quelques notes pour préciser les positions auxquelles l’auteur répond. Ajoutons que lorsqu’il parle d’animaux, dans cette section comme dans l’ensemble de la défense qu’il fait de leurs droits, Regan désigne explicitement par ce terme les mammifères non humains normaux âgés d’un an ou plus. Il s’agit pour lui non d’exclure les autres (humains handicapés mentaux profonds ou nourrissons, oiseaux, poissons, invertébrés…) mais d’appuyer son argumentation sur les cas les plus clairs (voir à ce sujet par exemple l’interview de lui dans les CAL n°2).

Nous remercions Tom Regan pour l’autorisation de publier ce texte.

La rédaction

Il résulte d'un faisceau d'arguments différents qu'il est raisonnable de voir dans les animaux mammifères des individus qui, comme nous, possèdent des croyances et des désirs. Ce point de vue s'accorde avec le bon sens courant et avec nos façons ordinaires de parler ; la théorie de l'évolution la soutient ; il s'accorde avec la façon dont ces animaux se comportent ; enfin seule une relation confuse existe entre d'une part la question du niveau relatif de capacité et de sophistication mentales de ces animaux et d'autre part celle de leur possession d'une âme immatérielle et immortelle. Ce faisceau de raisons prises dans leur ensemble ( « l'Argument cumulatif ») permet de fonder une imputation de « charge de la preuve » : jusqu'au jour où, si ce jour doit arriver, on aura produit des raisons contraires de force supérieure, nous restons d'un point de vue rationnel justifiés à croire que ces animaux possèdent des croyances et des désirs. Notre « théorie intuitive de croyance-désir », comme l'appelle Stephen Stich, gagne la partie, si l'on peut dire, à moins que ceux qui la contestent ne montrent qu'elle la perd.

Un des philosophes qui tentent d'assumer cette charge de la preuve est R.G. Frey. Selon celui-ci, les animaux ne possèdent pas de désirs parce qu'ils ne peuvent pas en posséder. Ils ne peuvent pas en posséder parce que, dit-il, la possession de désirs, si l'on interprète correctement ce terme, fait intervenir la possession de croyances, et que seuls les individus qui « ont un langage » peuvent avoir des croyances [*]. Nous avons montré (section 2.2) que cette dernière affirmation de Frey (que les croyances ne peuvent exister chez ceux à qui il « manque le langage ») était indéfendable parce que, entre autres raisons, elle mène à la conclusion absurde selon laquelle personne ne peut croire quoi que ce soit. Si, comme l'affirme Frey, l'existence de croyances a pour condition la maîtrise d'une langue (au moins jusqu'au niveau de la capacité à bâtir ou à comprendre des phrases), alors puisque pour apprendre à parler il faut avoir des croyances préverbales au sujet de ce qui est enseigné nous devons conclure que personne ne peut apprendre à parler, et donc que, selon Frey, personne ne peut croire quoi que ce soit. Parvenir à exclure les animaux de l'ensemble des individus possesseurs de croyances au moyen d'une analyse du phénomène qui implique que l'ensemble en question est vide constitue au mieux une victoire à la Pyrrhus.

Les thèses de Stephen Stich sont représentatives d'une deuxième ligne d'attaque à l'encontre de l'application de la théorie de croyance-désir aux animaux. Les croyances et les désirs sont bien, admet-il, des états psychologiques, et il accepte clairement l'Argument cumulatif en faveur de l'attribution aux mammifères normaux âgés d'au moins un an d' « un stock étendu », selon ses termes, tant de désirs que de croyances. Mais les croyances et les désirs ne sont pas seulement des états psychologiques, ils ont aussi un contenu : croire une chose c'est croire que cette chose est le cas. Et c'est sous ce rapport, dit-il, que la croyance animale nous échappe. Nous ne pouvons tout simplement pas dire ce que croient les animaux bien que nous ayons des raisons plus que suffisantes pour supposer qu'ils ont des croyances, entendues comme états psychologiques. La théorie de croyance-désir, pourrait-on dire d'après Stich, est au mieux la moitié d'une théorie quand on l'applique aux animaux [**].

Nous avons montré (section 2.3) que les arguments avancés par Stich pour nier que nous puissions dire ce que croient les animaux se fondent sur une interprétation fautive de ce que cela signifie pour deux individus de partager un même concept. Deux individus peuvent partager un même concept à des degrés divers ; il n'est pas nécessaire que toutes les croyances de l'un au sujet d'un certain x soient partagées par l'autre pour que l'on puisse dire qu'ils ont l'un et l'autre le même concept de x. Un enfant, par exemple, qui ignore tout de la chimie, n'a pas de ce fait un concept de lait ou de bouteille totalement différent du nôtre. Si l'on adopte ce point de vue, il devient raisonnable de tenir que les mammifères normaux âgés d'un an ou plus partagent bon nombre de nos concepts. Nous avons illustré ce point général en prenant l'exemple du concept d'os chez Médor. Puisqu'au moins une des croyances impliquées dans notre concept d'os (à savoir, la croyance de préférence selon laquelle les os sont à choisir pour satisfaire les désirs pour une certaine saveur) est une croyance que nous avons bel et bien de bonnes raisons de croire partagée par Médor, et puisque, si l'on suit Stich, nous n'avons aucune bonne raison d'affirmer que Médor a la croyance contraire à une quelconque des autres croyances que renferme notre concept d'os, il est raisonnable de considérer que Médor partage avec nous le même concept d'os, au moins dans une certaine mesure. Le contenu du concept d'os chez Médor, les croyances qu'il a au sujet des os, ainsi que, pour généraliser à partir de cet exemple, le contenu de bien d'autres concepts chez les mammifères en général et les croyances qui leur sont liées, sont en principe susceptibles de détermination - au moins « un petit peu ». Dans une large gamme de cas, ces animaux et nous-mêmes croyons la même chose.

Cette conclusion peut être remise en cause de diverses manières. Parmi les objections que nous avons examinées (section 2.4), une première mettait en doute la possibilité pour nous de nous fonder sur le comportement des animaux pour déterminer leurs croyances [***] ; une autre contestait la possibilité de dire à quoi ressemblent leurs expériences, puisque nous n'en avons pas d'autres indices que leur comportement non verbal. À cette seconde objection nous avons répondu qu'il est contraire au principe de parcimonie de multiplier plus que nécessaire les genres d'expérience (un genre pour les chiens, un autre pour les chats, un autre pour les humains, etc.), ce dont nous nous rendrions coupables si nous supposions par exemple que l'expérience gustative canine doit être différente de la nôtre. En réponse à la première objection, nous avons fait valoir que de façon générale le comportement doit s'interpréter globalement et non élément par élément. Si nous voulons nous fonder sur le comportement d'un animal pour déterminer le contenu de ses croyances, nous devons, non pas comme le suggère Frey fixer notre attention sur ses mouvements corporels isolés (tels que le mouvement de la queue d'un chien), mais précisément éviter cela. Nous devons nous demander si l'animal se comporte comme on s'attendrait qu'il se comporte si effectivement il avait les croyances que nous lui attribuons, et c'est là une question à laquelle il n'est possible de répondre que si nous prenons le temps d'envisager son comportement de façon globale (par exemple, si nous nous demandons ce que fait le chien en plus de remuer la queue, de quelle manière il la remue, à quels moments il la remue, et ainsi de suite). C'est en fonction du fait que le comportement d'un animal montre ou non qu'il a les attentes qu'il aurait s'il possédait un ensemble donné de croyances que nous pouvons ou non lui attribuer ces croyances, et que nous pouvons tester cette attribution ; il s'agit pour cela de déterminer, comme on peut en principe le faire, si l'animal a le comportement qu'on peut raisonnablement lui prévoir s'il possède les attentes en question. Ainsi dans au moins un grand nombre de cas le contenu des croyances animales ressort-il de la détermination empirique.

Après avoir exposé les raisons qu'il y a de voir dans les animaux tels que Médor des individus possédant croyances et désirs - dès lors qu'on admet, comme on le fait toujours, que tel est le cas pour les êtres humains -, nous avons brossé à grands traits (section 2.5) certaines des conséquences les plus importantes qui en découlent. Il est raisonnable de considérer ces animaux comme possédant la capacité à agir avec intention, si la même capacité est attribuée aux humains. Ce sont eux qui parce qu'ils veulent ceci ou qu'ils recherchent cela prennent l'initiative d'agir de telle ou telle façon ; et ils agissent ainsi dans le but de satisfaire leurs désirs. Ils ne font pas que réagir à des stimulus externes, comme c'est le cas chez les plantes quand elles s'infléchissent vers la lumière. De plus, du fait que les croyances comme la croyance de préférence concernent le lien général qui existe entre un choix et la satisfaction d'un désir, les animaux comme Médor doivent non seulement être capables de percevoir les objets individuels (par exemple, cet os-ci) ; ils doivent aussi être capables de se souvenir et, sur la base de leurs expériences passées, de forger des concepts généraux. Et puisque bon nombre de leurs croyances correspondent à des attentes au sujet de l'avenir, ils doivent aussi avoir un sens de l'avenir - de fait, un sens de leur propre avenir. En tant qu'individus qui provoquent délibérément une suite d'évènements maintenant avec l'intention d'amener la satisfaction de leurs désirs à un instant futur, ces animaux peuvent raisonnablement être vus comme possédant une idée de leur propre avenir (c'est-à-dire, des croyances à son sujet et des attentes liées à ces croyances). Il est donc raisonnable de les voir non seulement comme conscients mais aussi comme conscients d'eux-mêmes.

La perception, la mémoire, des désirs, des croyances, la conscience de soi, des intentions, un sens de l'avenir : voilà quelques-uns des traits les plus marquants de la vie mentale des mammifères normaux âgés d'un an ou plus. Si nous ajoutons à cette liste les dimensions importantes de l'émotion (la peur ou la haine par exemple) et de la sensibilité (capacité à ressentir le plaisir et la douleur), nous commencerons à nous approcher d'une esquisse acceptable de cette vie mentale. Il reste certes possible en théorie de nier que les animaux possèdent une vie mentale aussi complexe au profit par exemple d'une théorie du comportement de type stimulus-réponse, tout en affirmant à l'inverse la présence d'une vie mentale complexe chez les êtres humains. Mais des arguments doivent être exigés si on veut justifier d'envisager les humains et les animaux de façon aussi différente, et ces arguments doivent être assez forts pour assumer la charge de la preuve qui résulte de l'Argument cumulatif. Le présent chapitre a examiné plusieurs des arguments les plus importants qui explicitement s'attaquent à la question des croyances et désirs animaux. Bien que notre examen des arguments en présence n'ait pu être exhaustif, et que certaines questions controversées rencontrées en cours de route n'aient pu, comme nous l'avons librement admis, être tranchées avec une certitude philosophique totale, nous n'en espérons pas moins avoir examiné et défendu suffisamment d'éléments pour montrer que ces arguments majeurs échouent à satisfaire cette charge de la preuve. Persister, malgré l'échec de ces arguments, à appliquer une théorie de stimulus-réponse aux animaux tout en restant favorable à la théorie de croyance-désir dans le cas des humains - ou, pire encore, dénigrer en les taxant d' « anthropomorphisme » les personnes qui utilisent la théorie de croyance-désir pour comprendre les animaux et leur comportement - revient à se faire le porte-parole plutôt que le dénonciateur d'un préjugé. Perpétuer contre vents et marées une vision du monde qui accorde aux animaux une vie mentale « primitive », ou qui - il y a des cartésiens endurcis par mi nous - leur refuse toute vie mentale, dénote une conception de ces animaux aussi éloignée de la réalité que l'est le lion représenté dans le tableau de Stefan Lochner, Saint Jérôme en son étude, d'un lion véritable.

[*] Frey affirme que croire quelque chose c'est croire qu'une certaine phrase est vraie. [NdT]

[**] L'argument de Stich est que puisqu'un chien, par exemple, n'identifie pas toujours comme os les mêmes objets que nous, et puisqu'il ne partage pas au sujet des os les mêmes croyances que nous (sur leur origine anatomique, etc.), il n'a pas notre concept d'os. [NdT]

[***] Frey affirme qu'on ne peut déduire du comportement d'un chien qui agite la queue quand il entend son maître à la porte qu'il croit que son maître arrive, en raison du fait que le même chien agite également la queue en d'autres circonstances. [NdT]

Share and Enjoy !

0Shares
0 0