Ce livre porte sur une composante particulière du mouvement animaliste : le courant de pensée qui se préoccupe d’attirer notre attention sur l’importance des maux qui affectent les bêtes dans la nature, et qui appelle à chercher les moyens de réduire la souffrance des animaux sauvages. Ce courant sera désigné ci-après par le sigle en vigueur dans les milieux anglophones : RWAS (Reducing Wild-Animal Suffering). Le sigle sera utilisé à la fois comme adjectif, et comme substantif ( « les RWAS » désignant alors les personnes qui forgent cette pensée ou y adhèrent).
L’état d’esprit dans lequel on aborde un sujet peut, même involontairement, affecter la façon dont on le traite. C’est pourquoi je commence par donner quelques informations sur la manière dont j’ai été amenée à côtoyer le courant de pensée dont il sera question dans les pages qui suivent.
Les premiers tenants de la libération animale que j’ai connus en chair et en os étaient les fondateurs des Cahiers antispécistes. C’était en 1993. Bien que nos rencontres fussent rares, c’est beaucoup grâce à eux que j’ai été initiée aux réflexions sur l’éthique animale, après les avoir découvertes en lisant Peter Singer. Avec David Olivier et Yves Bonnardel (les fondateurs des Cahiers), j’ai assez vite été plongée dans une façon de penser de type RWAS. Pendant un temps, j’ai cru être « de la famille » parce que plusieurs dimensions de cela m’allaient bien (je ne devrais pas employer le passé, car elles me vont toujours bien) : d’une part, l’affirmation que tous les maux ne viennent pas des humains et que quantité de malheurs qui frappent les animaux ont d’autres causes ; d’autre part, l’idée que la conformité à la nature ne peut servir de guide moral, parce que ce précepte est vide, n’indique aucune direction du tout. Mais cela je l’avais pensé par moi-même, et ensuite l’avais trouvé exprimé de façon plus élaborée chez John Stuart Mill1. De plus, sans y avoir réfléchi plus avant, les perspectives entraperçues un peu plus tard, en parcourant un texte de David Pearce, de futur radieux où les prédateurs auraient été transformés en herbivores m’étaient sympathiques. On ne veut pas la mort des panthères, celle des antilopes non plus ; il est donc agréable de croire qu’il existe un avenir où leurs aspirations à la vie cesseraient d’être foncièrement contradictoires. Cependant, ce type de perspective n’occupait guère de place dans mes pensées. Peut-être parce qu’il s’agit d’un éventuel futur très lointain, et d’un futur auquel je n’ai aucune contribution à apporter. Bien que convaincue que la nature n’est pas paradisiaque, bien que constatant qu’il est fréquent dans les conversations courantes de trouver des expressions qui n’en vantent que le côté admirable, ce thème de la nature n’a jamais occupé chez moi la place considérable qu’il prend dans la pensée d’Yves Bonnardel. De même, je n’ai pas l’investissement de David Olivier sur le sujet : pour lui, le « coming out anti-prédation2 » des Cahiers antispécistes en 1996 représente un tournant très important, et une idée qu’il poursuit toujours. En 1996, je n’étais pas membre de la rédaction des Cahiers, et n’ai pas connu l’ambiance qui faisait que c’était vécu comme un cap à la fois important et difficile à franchir. Finalement, j’en reste, comme bien des gens, à trouver insoutenables les scènes de prédation, et à comprendre que, du point de vue de la proie, c’est un moment terrifiant3.
Assez vite, sans être en désaccord sur le fond, j’ai commencé à trouver lourde, insistante, répétitive, l’expression d’une distanciation avec les fausses croyances sur la nature, position qui a même été anoblie par création d’un « isme » dédié : antinaturalisme. Cette position « antinaturaliste » a été endossée par un microcosme antispéciste (je ne parle encore que du microcosme francophone et de ce que je percevais à travers lui). Avec le temps, cette position est devenue plus grossière, plus simpliste, plus manichéenne (où était-ce là, en germe, depuis le début ?). Peut-être existe-t-il dans les milieux mi-intellectuels, mi-militants, de tous ordres, une pente fatale qui pousse vers un certain prêt-à-penser, et vers des formules et attitudes figées, qui sont à la fois des marqueurs d’appartenance au milieu en question, et des rails faciles à suivre pour s’adresser à l’extérieur4. Toujours est-il que la proposition vraie « Il se produit des tragédies dans la nature (c’est-à-dire indépendamment des humains) » se mua en « la nature est mauvaise », en ce qui ressemblait à une volonté d’inculquer la détestation de la nature (et de ceux qui en disent du bien). Le bon antinaturaliste ne parlait que du malheur dans la vie sauvage, un peu comme si on projetait des documentaires animaliers composés uniquement de scènes de violence et d’agonie. Parallèlement, le marquage de la différence avec les éthiques environnementales holistes tournait à la recherche du maximum de bêtises que l’on pouvait repérer chez les personnes qui se sentent une fibre « écolo ». C’était facile parce qu’on peut repérer chaque jour quelqu’un qui, sur un fil de discussion quelconque, vante naïvement la perfection de la nature et lui oppose la malignité humaine, ou quelqu’un qui encense les bons produits naturels contre les pernicieux produits chimiques5.
Puis, pendant une longue période, je me suis tournée vers d’autres sujets et n’ai plus guère prêté attention à cette forme, devenue pesante à la longue, de discours contre la nature et contre les idées s’y rapportant. Je restais néanmoins un peu de la famille, au sens où c’est l’évidence même que les animaux sauvages vivent des épreuves pénibles, et que si de nouvelles idées, propositions, initiatives de terrain, surgissent pour améliorer leur existence, la moindre des choses est d’y prêter attention.
Ces dernières années, j’ai regardé, très superficiellement d’abord, une certaine montée en puissance des réflexions RWAS au niveau international. Vu de loin, et bien que beaucoup d’écrits soient de bonne facture, j’avais tout de même l’impression que, le plus souvent, on brodait sur une trame établie une fois pour toutes, avec un déroulé extrêmement prévisible, et peu différent de ce que j’avais connu dans le milieu francophone des années 19906. Je repérais bien quelques motifs nouveaux (eux-mêmes infiniment décalqués) comme la référence aux stratégies de reproduction r et K (nous y reviendrons au chapitre 1), mais sans me demander si cela changeait quelque chose.
Dans ce picorage peu organisé, ce qui a fini par piquer ma curiosité, ce fut moins le survol d’articles académiques que certains posts et échanges lus sur les réseaux sociaux. C’est ainsi que j’ai saisi des choses que j’aurais pu apprendre bien plus tôt par des lectures systématiques, mais que je n’avais pas faites. C’est par cette voie, par exemple, que j’ai réalisé que tuer des prédateurs était une des méthodes envisagées pour secourir les proies. C’est de cette façon que j’ai découvert l’importance que revêtaient, dans une région du mouvement RWAS, des préoccupations futuristes, telles que le souci d’éviter d’introduire des animaux sauvages sur d’autres planètes lorsque le genre humain en arriverait à les rendre habitables grâce à la terraformation. Sur un réseau social fréquenté par des RWAS (je ne saurais plus retrouver la source exacte), un intervenant demandait s’il ne faudrait pas cesser de préconiser le ralentissement de la croissance démographique humaine, parce que plus il y a d’humains, plus il y a de chances que naissent des scientifiques de génie, et donc qu’on trouve vite des remèdes à la souffrance des animaux sauvages. Ce à quoi un autre intervenant répondait que non, parce que le danger était que ces progrès des sciences permettent d’arriver trop tôt à la mise en place de la terraformation, avant qu’on ait conscience du danger de répandre la souffrance dans l’univers, et qu’on risquait donc d’exporter inconsidérément des animaux sauvages sur les planètes colonisées. Mon attention a cependant surtout été attirée par d’autres considérations, qui elles valent pour le temps présent. Je suis reconnaissante à Lara André de me les avoir fait découvrir. (Il s’agit d’une personne dont je ne sais rien, sinon qu’elle est brésilienne, probablement philosophe de formation, et qu’elle est très impliquée et informée sur la problématique RWAS.) C’est sur sa page Facebook que j’ai lu les réflexions que lui inspiraient des informations contenues dans des liens qu’elle partageait, dont toute une série allant dans le même sens : elle se réjouissait d’alternatives évitant de créer des espaces verts, ou de planter des arbres, où auraient pu proliférer des animaux. Elle citait par exemple avec approbation une ingénieuse technique de « climatisation » sans électricité au Bengladesh pour rafraîchir l’atmosphère sans végétation supplémentaire7, ou une vidéo montrant comment lutter contre la chaleur en peignant les routes en blanc8. Elle se désolait, à l’inverse, d’un projet chinois de ville sylvestre avec profusion d’arbres au sol et sur les bâtiments9. C’est aussi sur une page Facebook (j’ai oublié laquelle) que j’ai trouvé le lien vers un article de Brian Tomasik dans lequel il recommandait de recouvrir son jardin de gravier ou de macadam, afin d’éviter qu’une foule d’insectes, promis à une existence misérable, vivent et se reproduisent dans la pelouse10. Ces indices indiquant que, chez certains du moins, on en était arrivé au stade de prescriptions concrètes ont été le déclencheur qui m’a poussée à regarder de plus près ce qu’était cette pensée RWAS, y compris des articles à caractère théorique et général où on ne trouvait rien de tel : ces textes qu’au fond je n’avais jamais interrogés, en les rangeant sans réfléchir dans ma case mentale « musique connue », ou en ne retenant du récit que les points que ses compositeurs mettaient en évidence, alors que des pièces restées dans l’ombre sont indispensables pour qu’ils fassent sens. Les chapitres qui suivent sont le résultat de cette exploration.
Le chapitre 1 montre comment le thème « la nature est cruelle » a très largement dépassé chez les RWAS le constat (indéniable) que la souffrance et la mort sont souvent présentes dans la vie sauvage, pour évoluer vers un descriptif totalement catastrophique de l’étendue et de la profondeur du mal dans la nature.
Les chapitres 2 et 3 traitent de l’humanité, qui est l’agent désigné comme devant mener à bien la tâche d’amendement de la nature. Il apparaît que la pensée RWAS est fortement dépendante d’une conception classique de l’excellence humaine, tandis que le reste des animaux n’est caractérisé que par son impuissance et sa vulnérabilité.
Le chapitre 4 traite du rapport qu’entretient le courant RWAS avec le mouvement de libération animale. Nombre d’auteurs RWAS sont fortement impliqués dans le mouvement des droits des animaux. Pourtant, il y a doute sur la compatibilité entre la perspective RWAS et des revendications majeures du mouvement de libération animale.
Le chapitre 5, qui a inspiré le titre de cet essai, explique que les RWAS ont posé le problème de la souffrance dans la nature dans des termes tels que le remède est, logiquement, d’éliminer les animaux sauvages, soit l’immense majorité des animaux, même si ce n’est explicite que chez quelques auteurs.
Le chapitre 6 évoque la position d’un opposant à la pensée RWAS, Martin Balluch, et soutient que, de part et d’autre, on se montre plus affirmatif sur la connaissance des faits, ou sur la portée des principes, qu’on n’a les moyens de le faire.
On ne trouvera pas dans les pages qui suivent un exposé systématique des idées défendues par les RWAS, avec l’intégralité de l’argumentaire tel qu’il se présente dans leurs écrits. Cela, nul n’est plus apte à le faire que les penseurs de ce courant eux-mêmes11. Le propos n’est pas non plus de vous assener ce que vous devez penser du courant RWAS. Cet ouvrage s’en tient à mettre en évidence des caractères de cette pensée qu’on ne perçoit pas forcément en écoutant une conférence, ou en parcourant un texte introductif sur le sujet.
J’insère tout de même ici quelques lignes sur mon propre ressenti à propos des RWAS, non pour vous enjoindre d’avoir le même, mais parce qu’il a pu influer, même inconsciemment, sur des formulations employées dans les chapitres qui vont suivre.
À aucun moment, lors de ma plongée dans les écrits RWAS, je n’ai eu le sentiment d’être face à des travaux très inspirants, de ceux qui font surgir une façon inédite et féconde de voir le réel. Jamais je n’ai senti ce souffle qui fait que vous vous sentez joyeux et plein d’allant pour participer à l’aventure de rendre le monde meilleur, en suivant les lignes tracées par quelques visionnaires. Je ne doute ni de l’intelligence, ni du travail fourni par les auteurs des textes parcourus. Néanmoins, non seulement je n’ai pas eu envie de les rejoindre, mais parfois j’ai éprouvé presque un sentiment d’exaspération, en particulier envers la grande composante de ce courant où il est beaucoup question d’éthique et de spécisme, et où l’essentiel du discours en faveur de l’intervention dans la nature consiste à dénoncer une profusion d’idées fausses ayant cours chez d’autres qu’eux. Cette composante de la littérature RWAS a des allures d’imposante cathédrale théorique, alors qu’elle me semble pleine de pièces branlantes ou manquantes, et fonctionne souvent comme une chambre d’écho. Ce ne sont pas tant les pièces manquantes qui m’agacent (il serait impossible à quiconque de les fournir) que la façon trop assurée qu’ont les architectes de présenter l’édifice. Si seulement les auteurs avaient avoué « nous aussi nous sommes perdus », ils m’auraient été plus sympathiques. Mais il y a ce soupçon d’avoir affaire à un milieu qui a la conviction d’être à l’avant-garde, voire d’être face à une conception des avant-gardes emboîtées à la manière de poupées russes : à l’avant-garde du règne animal se trouve l’humanité ; à l’avant-garde de l’humanité, les tenants de la libération animale ; et à l’avant-garde de la libération animale, les RWAS, ceux qui voient plus loin que le problème local de l’oppression des animaux par les humains. Chacun de nous, il est vrai, se voit à l’avant-garde quand il a le sentiment d’avoir raison. Mais il reste troublant de constater que cette avant-garde de l’avant-garde repose sur les bonnes vieilles manières de penser la partition entre les humains et les autres animaux, qu’elle reprend une des façons conventionnelles de penser la nature, et que l’atmosphère de l’ensemble évoque une confiance dans le progrès par les sciences et par la prise en main du monde par les peuples supérieurs qui n’aurait pas dépaysé les élites occidentales du XIXe siècle.
Reste que la souffrance des animaux sauvages est une réalité. Peut-être qu’avec le temps je verrai dans la pensée RWAS une source porteuse d’espoir, parce qu’elle aura évolué vers un contenu différent, et que ce courant aura quelques réalisations concrètes attrayantes à son actif. Peut-être que sa forme actuelle n’aura été qu’un détour avant d’arriver à cet état plus prometteur. Pour l’heure, mon sentiment à son propos rejoint celui d’une amie qui se reconnaîtra, dont je me permets de citer anonymement un mail privé : « Non, je ne suis pas emballée par cette pensée. Ce qui s’en dégage me fout un peu les chocottes à vrai dire. »