Tom Regan est professeur de philosophie morale au North Carolina State University à Raleigh (États-Unis). Il est l’auteur d’un livre qui, selon les mots de Peter Singer, « est la plus impressionnante tentative à ce jour pour développer une théorie éthique qui soit clairement basée sur des droits et qui inclue des animaux non humains parmi les détenteurs de ces droits ». Il s’agit de : The Case for Animal Rights (University of California Press, Berkeley, 1983).
Le 25 novembre dernier, Regan était invité à Milan (Italie) par la revue Etica & Animali pour donner une conférence sur le thème : « Est-il possible de s’opposer aux droits des animaux sans s’opposer aussi aux droits des humains ? ». J’y suis allé, et, en compagnie de Karin Karcher, étudiante en philosophie à Hambourg (Allemagne), et de Léo Vidal, étudiant lui aussi en philosophie à Gand (Belgique), je l’ai interrogé.
Il peut être bon de lire, avant cette interview, l’article de Paola Cavalieri dans ce numéro des CAL, pour avoir une idée du cadre éthique de Regan. Mais celui-ci n’est pas seulement un philosophe académique, c’est aussi un militant, et c’est surtout dans ce sens que je l’ai interrogé. Son discours traduit les complexités propres à tout effort de transformer profondément la réalité. Cela apparaît en particulier dans son attitude à l’égard des mouvements pour le « bien-être des animaux » (« animal welfare ») – plus ou moins l’équivalent américain de la défense animale française. D’une part, il en fait une critique radicale, son propos n’étant pas d’être simplement bienveillant avec les animaux, mais de lutter pour que leur soient reconnus les droits de tout « sujet-d’une-vie », c’est-à-dire de tout être conscient ayant une vie à lui à mener. Mais par ailleurs, il reconnaît l’importance du travail effectué par ces mêmes organisations pour le bien-être des animaux, dans les domaines de l’information et de l’éducation, pour rendre le public conscient de la réalité de ce que subissent les animaux non humains.
J’ai profité des conseils que donne Regan sur cette nécessité d’informer et j’ai ajouté des encadrés sur trois formes courantes d’expérimentation animale qu’il mentionne. J’ai noté au passage qu’aucune ne se faisait sous anesthésie, non parce que dans le cas contraire elles seraient justifiées, mais pour démentir cette antienne de ceux qui défendent l’expérimentation animale, selon laquelle l’anesthésie est la règle.
David Olivier : Où en est le mouvement aux États-Unis ?
Tom Regan : Je crois qu'il a atteint un stade de redéfinition de ses objectifs. Je crois qu'il a manqué au mouvement une perspective claire sur quels moyens nous devons employer pour arriver aux fins que nous poursuivons. Le mouvement des droits des animaux est un mouvement abolitionniste ; notre but n'est pas d'élargir les cages, mais de faire qu'elles soient vides. Mais parmi les personnes qui ont ces buts, qui se définissent comme militant pour les droits des animaux et donc comme distincts de ceux qui militent pour le bien-être des animaux, beaucoup ont dépensé énormément d'énergie à lutter pour des réformes. Leur raisonnement a été : on ne pourra faire cesser la vivisection du jour au lendemain, et donc il faut travailler à obtenir telle ou telle réforme ; le pays ne deviendra pas végétarien demain matin, donc il faut travailler pour les poules en batterie, etc.
Je pense qu'ils ont tort. Il n'y a aucune donnée empirique, historique, qui suggère qu'on se débarrasse de quelque chose en commençant par la réformer. Les pratiques qui ont été abolies, comme l'esclavage, n'ont pas d'abord été réformées. En fin de compte, les gens les ont mises à la poubelle.
Ce que nous disons - du moins, certains d'entre nous - est : si votre engagement, ce sont les droits des animaux, si c'est là votre philosophie, si vos fins sont abolitionnistes, alors vous devez vous engager pour des moyens abolitionnistes. Notre but est d'arrêter des choses, non de les réformer. À l'avenir, ce qu'on nous verra faire, je crois, est de chercher non pas par exemple à réduire le nombre d'animaux employés dans un domaine donné, mais à faire cesser tel ou tel type de recherche : par exemple, la recherche animale sur la cigarette ; nous allons dire : « Arrêtez ça ! » ; ou aussi, les expériences de privation maternelle, ou la recherche animale sur la toxicomanie, nous allons dire : « Arrêtez ça ! ». Nous n'allons pas parvenir à arrêter immédiatement la recherche animale en cardiologie ; mais il y a des choses qu'on peut espérer arrêter, comme le test de Draize, ou de dose létale 50 ; ou certains types de recherche particulièrement agressifs, qui ont lieu sur les campus. Ce que nous dirons à chaque fois sera : « Arrêtez ça ! ».
Nous allons donc insister sur la clarté : sur quel est votre but, si vous êtes un militant des droits des animaux. Cela va faire des remous, ce ne sera pas facile pour tout le monde.
D.O. : Et dans les autres pays, en Grande-Bretagne et ailleurs ?
T.R. : Je ne suis pas totalement compétent pour parler du mouvement dans les autres pays. Ici en Italie, je vois des militants des droits des animaux - et je vois qu'il y en a aussi en France, en Belgique - et c'est encourageant pour moi. En Grande-Bretagne, il y a eu des militants depuis fort longtemps ; ils ont eu beaucoup de succès avec certaines de leurs campagnes, comme celle contre la fourrure, qui a été très efficace chez eux. Mais il n'y a pas eu vraiment de communication, de pont entre les militants radicaux là-bas et aux États-Unis. Et je crois qu'eux non plus n'ont pas été vraiment clairs à propos de quels moyens sont à employer pour quelles fins ; le mouvement a avancé un peu en roue libre.
D.O. : L'ALF (Front de Libération des Animaux) n'a-t-il pas joué un rôle dans la radicalisation du mouvement ?
T.R. : En Angleterre, peut-être ; l'ALF y a été actif depuis longtemps. Mais aux États-Unis, l'ALF a amené au passage de lois extrêmement répressives et réactionnaires. Par exemple, certains actes qui étaient des délits sont maintenant qualifiés de crimes. Cela va certainement avoir des effets très négatifs sur certains types d'actions.
Le FBI classe l'ALF parmi les organisations terroristes. Selon ses chiffres, il y aurait une centaine de militants ALF aux États-Unis. En revanche, le magazine Newsweek y estime à dix millions le nombre de gens impliqués dans le mouvement des droits des animaux. L'ALF, c'est donc 0,001% du mouvement. Mais cela suffit pour la propagande d'en face, pour nous traiter tous d'extrémistes, de terroristes, de gauchistes et ainsi de suite. Et ce sont ceux qui font cette propagande qui contrôlent les médias et qui s'y expriment massivement. Je crois donc qu'actuellement, l'ALF fait du mal au mouvement ; - mais en fait, s'il cessait ses actions, je pense que la propagande dirait la même chose de toute façon.
D.O. : Et à propos des origines du mouvement, dans les dernières décennies ? D'où vient-il, à quoi est-il lié, quelles sont ses racines idéologiques ?
T.R. : Je crois en fait qu'il n'a été lié à aucune idéologie ; et c'est là le problème, en partie. Parce que, de par ses fondements, il devrait l'être ; une de nos comparaisons favorites, c'est : le racisme, le sexisme, le spécisme. Mais aux États-Unis, vous avez de grandes organisations pour les droits des animaux qui vous déclarent qu'ils n'ont pas, en tant que tels, de position sur le droit des femmes à la liberté de reproduction, ou sur la discrimination que subissent les gays et les lesbiennes. Et on se dit, ils n'ont pas compris ; on ne peut avoir une position pour les droits des animaux, sans en avoir une sur ce genre de question sociale. Je crois que le mouvement des droits des animaux, en fait, ne s'est pas rendu compte lui-même de sa propre idéologie, n'a pas pris la mesure de son propre engagement.
L'engagement du mouvement doit être : faire cesser la répression, partout, quelle qu'elle soit ; qu'elle soit contre les femmes ou les Noirs, contre les Indiens ou les Chicanos - et ce sont ces gens-là avec lesquels vous partagez un sentiment d'injustice, de révolte. Ce sont eux nos alliés potentiels.
Ainsi, dans un sens, le mouvement n'a pas été assez large ; mais dans un autre sens, il l'a été trop, car aux États-Unis, beaucoup de gens ont pensé pendant longtemps que chaque fois que n'importe qui faisait n'importe quoi pour aider un animal, c'était bon à prendre. Pour moi, cela n'est pas forcément vrai, d'un point de vue des droits des animaux. Car encore, en faisant quelque chose pour cet animal-ci, vous posez les fondements de l'exploitation sans fin des animaux dans l'avenir.
Par exemple, il y a maintenant aux États-Unis une loi qui oblige à faire faire de l'exercice chaque jour aux chiens de laboratoire ; il faut les promener. Bien sûr, les chercheurs n'en avaient pas envie, ils se sont battus férocement contre la loi, mais elle est passée. Je crois que, d'un point de vue de droits des animaux, ce n'est pas là un objectif valable pour nous. Les sort des chiens dans les laboratoires sera meilleur s'ils font de l'exercice, que s'ils n'en font pas ; ce sera mieux pour ce chien-ci, mais après viendra une nouvelle génération de chiens, et puis une autre, et ce que vous faites, c'est poser les fondements pour une exploitation sans fin des chiens dans les laboratoires. Quand vous réformez l'injustice, mon opinion est que vous la prolongez.
Rien ne permet de dire qu'en faisant cette réforme, vous épargnez à des chiens futurs d'être dans les laboratoires. Et si c'était le cas, si vous pouviez dire : nous allons travailler à améliorer le sort actuel des chiens dans les laboratoires, afin qu'à l'avenir, il n'y ait plus de chiens dans les laboratoires, alors, d'un point de vue des droits des animaux, cela signifierait que vous justifiez l'exploitation de ce chien-ci, afin que demain, ce chien-là ne soit pas exploité - et vous utilisez alors ce chien-ci comme moyen pour une fin. Et cela non plus, n'est pas justifié.
D.O. : Mais s'abstenir de lutter pour l'amélioration relative du sort de ce chien-ci - la seule amélioration qu'il puisse espérer pour lui-même - au nom de l'abolition générale, dans laquelle lui n'a pas d'intérêt, n'est-ce pas aussi l'utiliser, dans un sens négatif peut-être, comme moyen pour une fin ? S'il a le droit de ne pas être dans une cage, il n'en préférerait pas moins une cage plus grande, et si vous vous abstenez de lutter pour cela, afin de garder votre énergie dirigée contre l'injustice fondamentale, ou pour concentrer sur elle l'attention du public, vous vous abstenez d'aider ce chien-ci afin d'en aider un grand nombre d'autres. Voyez-vous cela comme juste ?
T.R. : Il faut voir que, si vous vous battez pour les droits des animaux, vous n'avez pas à vous inquiéter de savoir s'il y a ou non quelqu'un là-bas en train d'essayer d'élargir les cages : il y aura toujours quelqu'un pour ça. C'est là le rôle des avocats du bien-être des animaux. C'est leur travail. Le problème ne se pose pas dans ces termes que, si vous ne le faites pas, personne ne le fera. Par contre, si vous, vous n'êtes pas là pour défendre l'abolition totale, personne d'autre ne le fera à votre place. C'est là le message particulier de la position des droits des animaux. Ce que nous disons, personne d'autre ne le dit.
Au niveau des objectifs, voilà ce que nous devons dire. Mais au niveau pratique, immédiat, le plus urgent est l'information ; il se trouve qu'encore aujourd'hui les gens ne savent pas ce qui arrive aux animaux. Cela peut nous sembler incroyable ; mais c'est la réalité. Je fais des conférences tout le temps, et je parle aux gens du test de Draize - on pourrait penser que le monde entier sait ce qu'est le test de Draize, mais les gens ne le savent pas. C'est la même chose pour les expériences de privation maternelle ; les gens ne savent pas ce que c'est. Notre tâche doit donc être d'éduquer, d'informer ; d'élever les consciences. Et c'est là une tâche que nous avons en commun avec les gens pour le bien-être des animaux. Et c'est aussi le seul espoir pour amener plus de gens à rejoindre le mouvement.
Ainsi, au niveau pratique, je crois que la plus importante des choses que peut faire un activiste, c'est de tenter d'être le porte-parole des animaux, et de l'être avec humilité, sans mépris ni dédain. Il ne s'agit pas de mépriser celui à qui vous parlez, même s'il n'est pas pour les droits des animaux ; il s'agit de l'aimer, d'affirmer son humanité. C'est ce que je dis aux militants : c'est à quelqu'un que vous parlez. Et peut-être, ce quelqu'un ignore ce qui arrive aux animaux ; ou alors, il en sait un peu, mais pas beaucoup ; ou il en sait pas mal, mais il s'en fiche ; ou cela le préoccupe, mais pas assez pour qu'il fasse quelque chose. Reculez d'un pas, et regardez : cette personne en face de vous, c'est aussi celui que vous étiez - tous, nous avons été cette personne-là. Moi-même, adolescent, j'ai été apprenti-boucher ! J'étais sourd à leurs cris, aveugle à leur souffrance.
C'est cela que je veux dire, quand je dis qu'il faut confirmer l'humanité de celui qui est en face. Si nous nous mettons en colère, si nous lui parlons avec dédain, alors nous l'aliénons, et nous aurions mieux fait de nous taire. Il arrive que les militants des droits des animaux soient le pire ennemi des animaux. L'espèce de mentalité « police végan », cela ne m'intéresse pas. Tout ce que je veux, c'est amener une personne à faire juste une chose, une seule chose. Aller acheter un shampoing qui n'a pas été testé sur animaux. Si elle le fait, elle fait un premier pas, elle a réfléchi ; et alors, de mon point de vue, elle est devenue une militante. Elle a rejoint de mouvement des droits des animaux. Le premier pas entraîne un deuxième, et alors, on est impliqué dans le mouvement.
Léo Vidal : Dans le domaine de l'alimentation, votre position, c'est aussi de préconiser immédiatement le végétarisme, ou le véganisme, et non une autre façon d'élever les animaux ?
T.R.. : C'est cela. Beaucoup de gens vont chercher à faire des réformes, pour différentes raisons. Ce sera pour l'environnement ou, plus encore, pour la santé. Les gens savent de plus en plus qu'ils mangent des antibiotiques, des hormones anabolisantes, etc., et que c'est cela qu'ils donnent à leurs enfants ; et ils se fâchent. Ils vont se mettre à exiger une certaine qualité alimentaire. Je crois qu'à ce niveau, les choses se feront d'elles-mêmes. Ce n'est pas un sujet pour les droits des animaux. Ce qui est notre sujet, c'est de dire : on ne les mange pas. C'est une position très exigeante, évidemment ; mais c'est la position abolitionniste, sur le sujet des animaux. Si nous, nous ne disons pas cela, pour les animaux, alors qui le dira ? Il faut que la voix des droits des animaux existe, qu'elle s'exprime. C'est pour cela qu'il faut prendre cette ligne-là, même si elle est forte. Mais elle n'exclut personne.
Je crois aussi que nous devons montrer ce que subissent les animaux, dans son horreur. Il faut montrer le mal, avec violence ; mais il faut dire le bien. Notre message doit être positif, et que ce soient les images qui montrent le mal. Notre message doit être pacifique. Nous sommes des militants pacifistes, des opposants à cette guerre qui est menée contre les autres animaux. Nous sommes partisans d'une façon de vivre qui soit de compassion, qui soit plus juste. Ce sont des choses positives : pour la paix, pour la justice. Le message verbal doit être positif, mais le message visuel ne doit rien épargner au public.
David Olivier : Vous avez parlé de ceux que nous devons voir comme nos alliés, vous avez mentionné à ce titre les humains opprimés, victimes de l'injustice. Mais beaucoup pensent que le mouvement écologiste est aussi notre allié. Qu'en pensez-vous ?
T.R. : Sur des objectifs particuliers, il peut y avoir accord entre les militants des droits des animaux et les écologistes. Par exemple, aux États-Unis, la chasse aux bisons, qui ne sont pas très nombreux, est interdite. Il y a des gens qui voudraient pouvoir les chasser. Bien sûr, les gens des droits des animaux sont contre cela ; mais aussi les écologistes, parce qu'ils estiment que les bisons jouent un rôle écologique important. Il y a donc accord sur ce point. Mais il est essentiel de voir, du point de vue des droits des animaux, que par sa nature même, la philosophie écologiste ne prend pas au sérieux les individus animaux. Ce qui lui importe, c'est une sorte de tout mal défini - qu'elle nomme la communauté biotique, ou l'écosystème, ou autrement. C'est toujours un système ; et pour eux, il n'y a pas de mal à détruire les vies dans ce système quelle qu'en soit la raison, tant qu'on n'en détruit pas trop - tant qu'on ne tue pas trop, qu'on ne piège pas trop, etc. Par son principe, par sa philosophie, l'écologie est accepte la chasse de loisir, le piégeage commercial, etc. Aldo Leopold, l'auteur du Sand County Almanach [1], qui est un peu la Bible des écologistes, était chasseur de loisir ; cela, tout en glorifiant les animaux sauvages. A l'inverse, et c'est là pour nous un désaccord très important, on trouve chez les écologistes un grand mépris pour les animaux domestiqués. Léopold qualifiait les vaches de « pucerons à quatre pattes ». La base philosophique de l'écologie est cette approche « holistique », globalisant ; cela est tout-à-fait en désaccord avec le point de vue des droits, pour lequel les individus comptent.
Il me semble que nos alliés potentiels sont à chercher du côté des mouvements qui prennent les individus au sérieux. C'est le cas des mouvements des femmes, pour la justice raciale, des mouvements des travailleurs. Le problème, bien sûr, est qu'ils prennent les individus au sérieux, qu'ils veulent la justice, mais qu'ils continuent à fonctionner à partir d'un paradigme humanocentrique. Alors vous voyez, en quelque sorte, nous nous situons à part de tout le monde : à part des « holistes », et aussi des individualistes, qui sont humanocentriques. Mais le paradigme de ces derniers est plus proche du nôtre, parce qu'il met l'accent sur l'individu.
Et, malheureusement, notre mouvement n'a rien fait du tout en direction de ces gens. En termes militants, mon idée est que tout le monde devrait adhérer, par exemple, à Amnesty International. Il faut commencer à prendre des contacts, à connaître les gens qui sont dans ces mouvements ; à tisser des liens sociaux. Il est un peu simplet de notre part de penser qu'il va suffire de leur apporter nos géniales idées et qu'ils vont sauter en l'air en s'écriant : « Bon sang ! Mais c'est bien sûr ! » Ce n'est pas ainsi que cela va se faire. La coalition va se former par une interaction entre les gens. Ils doivent nous connaître. Si nous les aidons, ils nous aideront ; c'est ainsi, je crois, que cela se passera.
Karin Karcher : J'ai une seule question, théorique, sur la philosophie des droits des animaux. Au centre de votre théorie se trouve la question de la valeur inhérente [2] des individus. J'ai un problème à ce sujet. Vous ne faites pas découler cette valeur de capacités particulières ; vous ne dites pas : « La valeur inhérente découle de la possession par tous les sujets-d'une-vie [3] d'un certain type de rationalité, ou de conscience de soi ». Ceci parce que vous voulez éviter de tomber dans l' « erreur naturaliste ».
T.R. : C'est à cela que ça revient.
K.K. : Alors, d'où vient la valeur inhérente ? Vous dites que c'est une supposition théorique. Cela me pose des problèmes.
T.R. : Je vais tenter de vous répondre. Effectivement, si mon argumentation disait : « Tels individus ont telles et telles caractéristiques, qui en font des sujets-d'une-vie, et il en découle que ces individus possèdent aussi une valeur inhérente », alors je serais en train de commettre l'erreur naturaliste, qui consiste à déduire une valeur à partir de faits ; entre des assertions portant sur des faits et une assertion portant sur une valeur, une obligation, il paraît effectivement y avoir un vide logique. Mais mon argumentation ne dit pas cela ; ce qu'elle dit, c'est que nous avons un devoir moral fondamental non acquis de traiter tous les sujets-d'une-vie avec respect ; et ceci se base sur des arguments indépendants, développés plus tôt dans le livre. Ensuite, j'argumente que si nous avons envers eux ce devoir, alors, correlativement, eux ont un droit. Et si traiter des individus avec respect consiste à ne pas les traiter comme moyens pour une fin, alors on peut dire qu'ils doivent avoir un certain type de valeur qui ne soit pas instrumentale. C'est ce que j'appelle valeur inhérente. C'est une façon d'éclairer la notion selon laquelle nous avons un devoir fondamental de ne pas les traiter comme s'ils n'avaient de valeur qu'instrumentale, ce qui a été argumenté précédemment. Voilà donc d'où cela vient. Et les individus envers lesquels ma théorie affirme que nous avons ce devoir, se trouvent être les sujets-d'une-vie.
Cela ressemble beaucoup à ce que faisait Kant ; il dit simplement : l'humanité existe comme fin en soi. C'est pour lui un postulat.
K.K. : D'accord, mais cela reste un problème pour moi , pour ce qui est des animaux qui ne sont pas sujets-d'une-vie. Et il y en a énormément. Dans The Case for Animal Rights, vous laissez sans réponse la question de s'ils ont ou non une valeur inhérente.
T.R. : Effectivement, c'est pour moi une question ouverte. J'argumente qu'être un sujet-d'une-vie est une condition suffisante pour avoir une valeur inhérente, mais je ne tente pas de montrer qu'elle est nécessaire. Je laisse ouverte la question de savoir s'il y a d'autres candidats.
Malheureusement, beaucoup de gens m'ont mal compris sur ce point. Dans mon livre, je défends les droits des animaux en prenant comme type un individu mammifère normal, âgé d'un an ou plus. Mais il est bien évident que je ne considère pas qu'il faille avoir un an avant d'être sujet-d'une-vie. Simplement, je laisse à plus tard la discussion sur où placer la frontière entre ceux qui sont sujets-d'une-vie, et ceux qui ne le sont pas. Pour une huître, ou un scarabée, je ne crois pas que nous ayons d'arguments valables permettant de les qualifier de sujets-d'une-vie ; et la question se pose donc de savoir si eux aussi ont un droit à être traités avec respect. Dans mon livre, je ne réponds ni dans un sens, ni dans l'autre. Peut-être que c'est à vous de le dire, d'écrire un livre pour l'argumenter.
K.K. : Mais si l'animal n'est pas sujet-d'une-vie, mais n'en est pas moins capable de souffrir ?
T.R. : Je crois que pour le moins on peut admettre l'idée qu'il ne faut pas causer de douleur non nécessaire à des animaux sensibles, qu'ils soient ou non sujets-d'une-vie. Ceci laisse ouverte la question de ce qu'il faut qualifier de douleur non nécessaire.
K.K. : Cela ne me satisfait pas tout-à-fait. Je trouve que cela reste trop peu contraignant.
T.R. : Mais si j'avais argumenté comme je l'ai fait, pour aboutir aux conclusions auxquelles j'ai abouti, et pour ensuite me mettre à dire que tous les animaux ont des droits, je me serais mis dans mon tort. Tout ce que je tente de dire dans mon livre, c'est que si vous tracez le cercle des êtres qui ont des droits, et que vous le limitez aux êtres humains, alors vous vous trompez. Ce cercle inclue aussi d'autres animaux. Mais quels animaux ? C'est là une autre question.
K.K. : Mais la question se pose de savoir si votre théorie, en tant que théorie des droits, est du tout capable d'inclure d'autres animaux que les sujets-d'une-vie.
T.R. : Dans ma théorie, il n'est pas difficile de développer l'idée, pour les non sujets-d'une-vie, qu'il est mal de causer n'importe quelle souffrance gratuite, non justifiée. Cela est facile à inclure dans pratiquement n'importe quelle théorie. Le problème est qu'il nous faudrait alors un ensemble de principes pour nous dire qu'est-ce qui compte comme justifié et qu'est-ce qui compte comme gratuit. On pourrait peut-être dire - je ne voudrais pas le dire, mais on pourrait le vouloir - que le mieux que l'on puisse faire pour les êtres sensibles qui ne sont pas sujets-d'une-vie est de leur appliquer les principes utilitaristes.
K.K. : ??
T.R. : Si on a un animal sensible, mais qui n'a pas ces droits forts - le droit d'être traité avec respect - le principe qui s'applique à lui est est peut-être utilitariste. Pour sûr, ça ne me plairait pas...
K.K. : Je pense que la capacité à souffrir pourrait peut-être être une raison pour détenir des droits ; sans que ceci ne soit nécessairement lié à l'utilitarisme.
T.R. : Je suis d'accord. Mais le problème serait que ce droit à ne pas se voir imposer de souffrir, pour un animal sensible mais non sujet-d'une-vie, va être un droit prima facie, c'est-à-dire un droit non absolu, conditionnel, qui peut être écarté dans certaines circonstances. Le problème est justement de dire quelles sont ces conséquences.
David Olivier : Tous les droits ne sont pas des droits prima facie ?
T.R. : Non : le droit d'être traité avec respect est un droit absolu. En tout cas, tel est ma thèse : que c'est toujours mal de traiter un individu sujet-d'une-vie comme un simple moyen.
D.O. : Mais en pratique, les droits qui ont une formulation pratique, tel le droit de ne pas être tué, sont tous des droits prima facie ?
T.R. : C'est cela.
D.O. : Il nous semble, d'après notre expérience en France, que la question de la viande a une importance très centrale, en comparaison avec, par exemple, la vivisection ; et ceci non seulement à cause du nombre d'animaux impliqués, mais aussi à cause de son aspect culturel, parce que la viande concerne chacun, chaque jour. Mais j'ai de plus en plus l'impression qu'aux États-Unis, en particulier, personne ne donne vraiment à cette question sa place centrale.
T.R. : Personne ?
D.O. Cela me paraît clair par exemple dans Animals' Agenda. Tout est mis sur le même plan, alors que je trouve que l'impact psychologique de la consommation de la viande est bien plus grand.
T.R. : Je crois qu'il y a dans le mouvement une prise de conscience grandissante du fait que nous n'en avons pas fait autant que nous aurions dû par rapport aux questions de l'alimentation. C'est que la question de la vivisection a attiré beaucoup d'attention, alors qu'en fait, évidemment, la plupart des animaux tués le sont pour la viande. C'est là qu'il y a le plus de morts, et de souffrance. Il y a une conscience grandissante de la nécessité d'en faire plus dans ce domaine.
Il y a aussi une ouverture croissante aux États-Unis en faveur du végétarisme ; en partie pour des raisons de santé, d'écologie, etc. Quand je donne des conférences, je parle de tout cela : je mentionne les risques pour la santé, pour l'environnement ; j'explique que si on payait les hamburger au prix réel, en comptant les coûts induits en termes de perte de sol fertile, de pureté de l'eau et ainsi de suite, ils seraient bien plus chers. Il est important de parler de ces choses, pour amener les gens à commencer à réfléchir ; mais il faut aussi leur rappeler que le point de vue des droits des animaux dit autre chose sur ce sujet. Et ce point de vue ne parle pas que de la nourriture, il s'étend aussi aux cosmétiques, parce qu'ils sont testés sur les animaux, etc.
Nous essayons aux États-Unis d'atteindre les jeunes, qui sont des gens à la recherche d'une culture, qui ne considèrent pas d'emblée que parce que les choses ont toujours été ainsi, il est juste qu'elles soient ainsi. Il y a cette sorte d'inquiétude que l'on trouve chez les jeunes ; et nous avons beaucoup à leur offrir, en particulier aux étudiants et aux lycéens, qui sont souvent dans une vraie période de rébellion. C'est ainsi qu'on voit aux États-Unis une énorme croissance du végétarisme. C'est presque une mode. Je suppose que ce n'est pas à la mode en France et en Belgique ?
Léo Vidal : En Belgique, il y a peu de végétariens, et ils le sont généralement pour des raisons écologiques, ou de santé. Quelle est la part qu'occupent les animaux dans la motivation des végétariens aux États-Unis ?
David Olivier : En France aussi, il y a peu de végétariens, et la plupart d'entre eux disent que c'est pour leur santé. Mais je pense qu'il peut aussi y avoir une raison sous-jacente, qui est qu'ils n'aiment pas l'idée qu'un animal soit tué. Mais il y a une forte pression culturelle sur eux qui les empêche d'exprimer ce genre de motivation.
T.R. : Aux États-Unis, la part qu'occupent les animaux dans la motivation des jeunes est de plus en plus grande. En réalité, très peu d'entre eux vont être végétariens pour des raisons de santé, vu toutes les façons dont ils maltraitent leur corps. En fait, l'intérêt égoïste me paraît constituer une motivation faible.
Mais en France, ce doit être particulièrement dur, avec votre tradition de « haute cuisine ». Le monde entier a applaudi aux grands chefs français ; c'est une question de fièrté nationale, il me semble, une part de l'identité nationale...
D.O. : Surtout en opposition aux pays anglophones, dont la cuisine est considérée comme horrible, avec le ketchup et tout ça...
T.R. : Oui, c'est vrai ! Elle est terrible. Surtout chez les Anglais. Du monde entier c'est là qu'on mange le moins bien.
D.O. : Une dernière question : vous avez parlé de culture. Quelles relations voyez-vous entre la philosophie et la culture ? Pourquoi avez-vous appelé l'organisation que vous avez fondée « Culture and Animals Foundation » ?
T.R. : Ce que nous faisons, c'est de l'activisme culturel. Nous sommes des militants culturels. Cela veut dire que nous allons utiliser la puissance de la poésie, de la dance, de la musique ; la puissance du théâtre, du droit, du roman, et ainsi de suite. Nous mettons l'accent là-dessus ; et nous sommes seuls à faire cela. C'est pour ça que je dis : nous devons être dans le théâtre en train de jouer et dehors en train de manifester.
Si nous attendons que les gens viennent à nous, nous ne serons jamais que très peu nombreux. Il faut aller là où les gens vont. Si les gens vont au théâtre, ayons quelque chose au théâtre pour les animaux. S'ils s'intéressent à la poésie, à la dance, à la musique, ayons de la poésie, de la dance, de la musique. La plus importante des choses qu'un militant puisse faire, c'est d'apporter son message à une maison des jeunes, à une église. Je vais souvent dans les églises, dans leurs cercles de jeunes. Il faut aller là où vont les gens, que ce soit au niveau culturel ou au niveau de la vie de tous les jours.
[1] Aldo Leopold, A Sand County Almanach, éd. Oxford University Press, Oxford, 1949.
[2] Pour l'explication du sens des expressions « valeur inhérente » et « sujet-d'une-vie » dans la philosophie de T. Regan, voir en particulier l'article « Combien comptent les animaux ? », P. Cavalieri, dans le présent numéro.
[3] Cf. note 2.