Ce texte est la traduction du chapitre 5, « Feminism and Vivisection », du livre de Tom Regan, The Thee Generation: Reflections on the Coming Revolution, éd. Temple University Press, Philadelphie, 1991. Nous remercions l’auteur pour l’autorisation donnée à cette publication.
Le féminisme prend plus d'une forme et s'exprime par plus d'une voix. Je ne pourrai pas les considérer toutes. Si je suis raisonnable, cette diversité tempérera la confiance avec laquelle j'atteins mes conclusions. Quelle que soit la forme que prend le féminisme, et quelle que soit la voix par laquelle s'exprime sa philosophie, le mieux, à mon avis, est de nous demander quelle est son attitude face à une conception de la personne humaine que l'on trouve de façon répétée dans la pensée morale et politique occidentale - une conception qui, bien qu'elle soit loin de n'avoir jamais été critiquée, est néanmoins si répandue et profondément ancrée qu'elle me semble bien mériter l'appellation que je lui donnerai de « conception traditionnelle ». C'est cette conception que l'on retrouve chez des penseurs aussi variés que Thomas Hobbes, John Stuart Mill, John Locke et Emmanuel Kant, par exemple. Aussi, laissez-moi commencer par esquisser les caractéristiques principales de ce point de vue largement partagé.
Le premier point à noter est le puissant accent que ces théoriciens mettent sur la rationalité, non seulement sur la présence de celle-ci chez les humains normaux, mais également sur sa valeur ou importance. La théorie normative de Hobbes en est un bon exemple. Comment pouvons-nous échapper à l'état de nature ? Pas au moyen de notre force brute. Pas par un déferlement de sentiments de sympathie, de compréhension, de compassion, d'amitié et d'amour. Non, étant donné notre nature égoïste, ce n'est qu'au moyen de notre raison que nous pouvons nous libérer de l'existence « de brute » qui autrement serait notre lot. Mill, lui aussi, malgré les nombreux points qui distinguent sa théorie de celle de Hobbes, se range avec enthousiasme du côté de celui-ci quand on en vient au rôle de la raison dans la vie humaine. C'est la raison, après tout, qui nous sépare des cochons, lesquels sont nos cousins sur le plan émotionnel, et c'est en grande partie grâce à notre capacité à prendre plaisir à exercer nos facultés rationnelles que nous sommes en mesure de construire une vie qui vaille vraiment d'être vécue - une vie tournée vers la culture de l'esprit, plutôt que vers la satisfaction des penchants du corps. Quant au théoricien des droits naturels qu'était John Locke, nous ne sommes pas surpris d'apprendre que de son point de vue seuls les êtres rationnels peuvent posséder des droits naturels, non plus que nous ne sommes choqués de découvrir que dans la théorie de Kant les seuls individus envers lesquels nous pouvons avoir des devoirs moraux directs sont des individus comme nous : les êtres rationnels. Voire, selon la théorie de Kant, nos actes moralement justes n'ont aucune valeur morale du tout si nous les accomplissons uniquement parce que nous le désirons ; quelque valeur qu'elles peuvent avoir est imputable exclusivement à l'exercice de notre maîtrise rationnelle, tout particulièrement en présence de désirs contraires. Dans toutes ces théories, donc, notre identité en tant qu'êtres rationnels est à la fois affirmée et grandement valorisée, alors que dans le même temps, notre identité en tant qu'êtres physiques, enracinés dans la biologie du passé et liés étroitement à l'écologie du présent, tend à être soit complètement ignorée, soit grandement minimisée.
Cette exaltation de la raison par rapport à l'émotion et plus généralement par rapport aux capacités non intellectuelles ne peut se faire qu'au prix du dénigrement de l'importance ou de la valeur de ces dernières. Les sentiments ne sont pas dignes de confiance ; la raison, elle, l'est. Les émotions doivent être - impérativement - contrôlées, et seule la raison est à la hauteur de cette tâche. Les appétits charnels du corps doivent être mis à leur place - doivent être domptés - et c'est de la raison que claque le fouet. Présent dans toutes ces théories, ce dénigrement de ce que notre nature a de non rationnel est peut-être le plus évident dans la théorie de Kant, qui voit en la raison une capacité de ce qu'il appelle notre « être nouménal », une force qui transcende le monde naturel et opère libre du déterminisme causal. Dans toutes ces variations comme dans d'autres sur le même thème principal, nous voyons que c'est notre lien avec le reste de la nature qui est identifié à cette part de nous-mêmes qui demande à être contrôlée ou domptée. C'est la nature, s'exprimant au travers de notre corps, qui a besoin d'un maître, et c'est à ce qui nous sépare du reste de la nature - à notre esprit, notre raison - qu'incombe le rôle de dompteur et de contrôleur. Le salaire du corps, c'est le péché. Seule la raison apporte le salut.
Parallèlement à cette exaltation de la raison (de l'esprit) par rapport aux sentiments ou aux émotions (au corps), nous trouvons une exaltation de l'objectif par rapport au subjectif. La norme de comportement à laquelle il est juste que je me conforme ne peut différer de celle à laquelle il est juste que vous vous conformiez, pas plus que la somme de 2 et de 3 ne peut différer entre vous et moi. Kant fait reposer l'objectivité de cette norme sur le critère de l'universalisabilité (ce qu'il appelle l' « impératif catégorique »), alors que Mill avance pour cela le principe de l'utilité ; Hobbes place la norme de comportement moral dans les règles approuvées par des personnes en l'état de nature, alors que Locke fait reposer la moralité sur les universels « Droits de l'Homme ». Dans chaque cas cependant il est admis qu'il n'y a qu'un et un seul fondement objectif, impartial, abstrait et universel pour la moralité, un fondement identique pour tous, en tout temps et en tous lieux. Et puisque c'est sur la raison seule et non sur nos sentiments ou nos émotions que l'on peut compter pour découvrir un tel fondement et, une fois celui-ci découvert, pour l'appliquer, c'est la raison, sobre et objective, et non les sentiments, passionnés et subjectifs, qui doit nous guider moralement.
Ce thème du caractère désirable de la prédominance de la raison ne se limite pas au domaine des conflits biographiques internes qui traversent les individus. Il est rejoué dans les comparaisons faites entre la nature humaine et la nature au sens général. Cette dernière est sauvage, perfide, « méchante » (pour reprendre la description mémorable due à Hobbes). Ce ne sont pas que nos propres désirs, c'est aussi la nature elle-même qui a besoin d'être contrôlée, domptée, domestiquée et amenée à coopérer. C'est peut-être chez Hobbes que l'acceptation de ces idées est la plus évidente, mais Locke, lui aussi, en est partisan : c'est seulement après que nous, humains, ayons « adjoint notre travail » à une partie de la nature, seulement après que nous l'ayons prise en nous comme notre « propriété », qu'elle atteint quelque valeur qu'elle a. Par ailleurs, pour Mill comme pour Kant, le monde naturel, bien qu'il puisse être, et parfois soit, une source de plaisir esthétique, de fascination, d'étonnement et de sublimité, est cependant dépourvu de toutes ces valeurs autrement qu'à travers l'appréciation d'un observateur humain. Par conséquent, en dépit de leurs nombreuses différences, tous quatre de ces grand penseurs s'accordent pour affirmer que la nature n'a aucune valeur indépendante de son appréciation ou utilisation par les humains. C'est nous, les humains, qui donnons de la valeur à la nature, particulièrement au travers de l'utilisation que nous faisons de notre raison. C'est principalement l'imposition d'un contrôle rationnel sur le monde naturel, pratiqué au nom de l'avancement de nos intérêts et de ceux d'autres humains, et exprimant nos réalisations en tant qu'êtres culturels, qui donne une valeur à la nature.
Remarquez, de plus, comment le point de vue de Hobbes reste présent chez les trois autres de ces penseurs, sinon dans sa lettre lorsqu'on l'interprète comme une thèse historique, mais au moins dans son esprit. Il est, bien évidemment, faux que les humains aient vécu l'existence solitaire dépeinte par Hobbes. Tout le monde le sait. Et pourtant, chacune des théories citées retourne à ce mythe. Nous retrouvons cela dans l'insistance que met Locke sur les « Droits de l'Homme » - c'est-à-dire, les droits des individus membres de l'espèce Homo sapiens. Nous trouvons cela encore dans la célèbre « preuve » avancée par Mill du principe d'utilité : c'est, soutient-il, parce que je souhaite mon propre plaisir et que je le vois comme un bien que je dois souhaiter que tous aient du plaisir et que je dois considérer ce plaisir de tous comme tout à fait un grand bien. Enfin, chez Kant, le soi nouménal, qui est la source de toute liberté et de toute valeur dans la vie humaine, transcende le monde physique et, à ce titre, peut mener ses réflexions et prendre ses décisions comme s'il existait tout à fait seul, suspendu dans un vide intemporel. En somme, quand vient le bilan, c'est sur les intérêts, les plaisirs, la liberté ou les droits d'humains individuels, séparés, abstraits de leurs relations biologiques avec le monde naturel et des relations culturelles qu'ils ont avec la société dans laquelle ils vivent réellement, que les principes fondamentaux de moralité dépendent en dernier ressort, d'après les théories discutées ci-dessus. Et c'est ainsi que, malgré la démontrable inexactitude de la description de l'état de nature faite par Hobbes, interprétée dans un sens historique, ces diverses philosophies morales continuent à perpétuer une vision des êtres humains individuels comme êtres « solitaires » - comme des atomes de raison abstraits de leur structure moléculaire biologique et culturelle.
Une dernière similitude doit encore être remarquée. Elle a trait au rôle normatif que joue la notion d'impartialité. Juger de manière impartiale c'est juger sans permettre qu'aucun facteur personnel n'entache son jugement. Tel serait le cas, par exemple, d'un juge qui déciderait de la culpabilité ou de l'innocence des accusés selon qu'il les connaît ou non, selon la sympathie qu'ils lui inspirent, ou selon le bénéfice qu'il peut retirer du verdict qu'il rendra. Les quatre penseurs cités sont unanimes à interdire la partialité dans l'établissement des jugements moraux : Locke, par son affirmation des droits fondamentaux de tous les humains ; Mill par l'exigence valeureuse qu'il fait de prendre en considération et de compter de façon égale les plaisirs et les peines de tous ; Hobbes, par son insistance à ce que les règles de la moralité soient appliquées de la même manière à tous ; et Kant par son exigence catégorique que chacun d'entre nous se demande si nos maximes individuelles peuvent être universalisées, c'est-à-dire si tous pourraient agir comme nous le faisons et pour les mêmes raisons. En un mot, la moralité, pour tous quatre de ces penseurs, nécessite la défaite de la partialité et le triomphe de l'impartialité.
Nous avons donc ici en résumé l'image de la personne humaine - l'être humain individuel - qui caractérise de façon récurrente une si grande part de la pensée morale et politique occidentale. Chacun de nous est égoïste par nature, avec une prédisposition innée à ne rechercher que son propre bien. De plus, cet égoïsme profondément ancré en nous s'exprime par notre détachement de, plutôt que par notre appartenance à, une communauté biologique, écologique ou sociale. Et de fait, la tâche la plus importante à laquelle nous sommes tous confrontés est d'arriver à fondre l'appétit naturel que nous avons pour notre propre bien individuel dans le tissu plus vaste de la vie, et particulièrement dans celui de la société humaine. La solution à ce problème ne réside pas dans nos émotions ou sentiments, qui sont irrationnels et susceptibles de nous tromper, et que, de toutes façons, nous partageons avec de nombreux autres animaux. Au contraire, elle réside dans notre capacité à raisonner, caractéristique distinctive de l'espèce humaine. Une fois que l'on a compris cela, la clef qui permet de faire éclore l'essence de la vie humaine bonne devient également apparente. Cette éclosion passe par la culture des caractéristiques typiquement humaines - de notre raison, et, plus généralement, de notre esprit. Ce n'est qu'ainsi que nous pouvons dépasser les limites à notre accomplissement qui nous sont imposées par notre corps et ses besoins. Ce triomphe de l'esprit sur le corps déborde également dans nos relations avec le monde naturel, lequel peut être considéré comme une sorte de corps commun, nécessitant à ce titre tout autant que notre propre corps individuel d'être dompté et domestiqué. La réussite de la domestication de la nature, à laquelle nous pouvons tous prendre part, est ce qu'on appelle « culture ». Plus grand est le triomphe sur la nature, plus la culture est élevée, et inversement moins grand est ce triomphe, plus « primitifs » sont la culture et le peuples qui l'a produite. Dans le cas particulier, enfin, d'une vie morale pleinement épanouie, le développement va dans la direction de l'objectivité par opposition à la subjectivité, de l'impartialité par opposition à la partialité, et - bien entendu - de la raison par opposition à l'émotion.
Eh bien, certaines penseuses féministes [*] n'ont rien à redire des vues que je viens de résumer. Pour elles, le problème n'est pas lié à ces idées elles-mêmes (à la conception traditionnelle), mais au refus qui est fait aux femmes de leur attribuer ces qualités particulières qui sont essentielles, cette conception de la personne humaine étant admise, pour vivre une vie humaine bonne et pleine. Mary Wollstonecraft exprimait admirablement le point de vue de ce courant de la pensée féministe quand en 1792 elle soutint dans son classique A Vindication of the Rights of Women que les femmes ne sont pas moins pourvues que les hommes des caractéristiques spécifiquement humaines :
En quoi consiste la prééminence de l'homme (= de l'humanité) sur la création bestiale ? La réponse est aussi claire que le fait qu'une moitié est moindre que le tout : en la Raison (...). À quelle fin furent implantées les passions ? Pour que l'homme en s'affrontant à elles puisse atteindre un degré de connaissance refusé aux bêtes.
Par conséquent, la perfection de notre nature et de notre capacité au bonheur doit être mesurée par le degré de raison, de vertu et d'humanité qui caractérisent l'individu et qui découlent naturellement de l'exercice de la raison, de la connaissance et de la vertu [1].
La mention ici de la « vertu » ne doit pas tromper. Commentant la pensée de Wollstonecraft, la philosophe australienne Val Plumwood note que « les vertus masculines sont tenues pour des vertus humaines, pour les caractères qui distinguent les humains de la sphère de la nature ; il s'agit tout particulièrement des qualités de rationalité, de transcendance et de liberté (...). Le caractère humain idéal auquel [Wollstonecraft] adhère diverge nettement de l'idéal de caractère féminin, qu'elle rejette, “détestant cette chétive élégance de l'esprit, cette sensibilité exquise, et cette douce docilité des manières”. Au contraire, elle exhorte les femmes à devenir “plus masculines et plus respectables [2]”. »
Que cette « masculinité » dût trouver son expression dans le pouvoir et la domination, c'est là un point qui n'échappa pas à Amelia Bloomer qui, écrivant au XIXe siècle, affirma que « [l'homme] a apporté la Bible pour prouver qu'il est le seigneur et maître de la femme, et lui a enseigné que résister à son autorité est résister à la volonté de Dieu. Je conteste que la Bible enseigne quelque doctrine de la sorte », affirma Bloomer, concluant que « Dieu les a créés différents dans leur sexe, mais égaux dans leur intellect, et leur a donné une domination égale [3] ». Au jeu de la domination, semble-t-il, on peut jouer à deux aussi bien qu'à un seul.
Comme le montrent ces citations représentatives de la pensée de Wollstonecraft et de Bloomer, certaines penseuses féministes sont prêtes à travailler à l'intérieur du concept traditionnel de la personne humaine sans le remettre en question. Ce qu'elles remettent en question, ce sont les obstacles sociaux et légaux qui empêchent d'arriver à l'égalité de traitement des femmes et des hommes ; elles soutiennent ainsi une conception de la justice qui se trouve au coeur même de la tradition libérale de la pensée politique occidentale, d'où l'adéquation de l'appellation de « féminisme libéral » que l'on applique aujourd'hui couramment à cette variété de pensée féministe.
À un degré limité les féministes libérales ont réussi à atteindre certaines de leurs fins. Ainsi par exemple, des opportunités d'éducation et de carrière qui jadis étaient fermées aux femmes leur sont de plus en plus ouvertes. Certains penseurs (parfois appelés « traditionnalistes sexuels ») sont d'opinion que les féministes libérales sont déjà allées trop loin. Mais d'autres philosophes au sein du mouvement féministe pensent que les féministes libérales ne sont pas allées assez loin. Voire, aux yeux de certaines féministes, les revendications mêmes que les féministes libérales préconisent comme éléments de solution - comme par exemple de plus grandes opportunités d'éducation et professionnelles pour les femmes - sont en fait ressenties non comme des solutions mais comme une part du problème fondamental auquel fait face le féminisme.
Les féministes qui critiquent la position libérale forment un groupe hétérogène, sans voix ni identité univoques. Je ne pourrai discuter des positions de toutes. Mais permettez-moi d'esquisser brièvement une ligne de critique qui leur est commune à l'encontre du féminisme libéral.
Selon celle-ci, ce n'est pas assez que les femmes puissent entrer équitablement en compétition avec les hommes pour l'accès aux opportunités éducatives, aux emplois, aux salaires, ou aux avantages sociaux ou professionnels. Tout ce que l'on gagnerait par ces changements, s'ils avaient lieu, est ce qu'Ariel Salleh a appelé la « masculinisation » du féminisme [4]. Val Plumwood explicite cette idée en écrivant que « le problème pour les femmes était [selon le féminisme libéral] de postuler à la pleine humanité, c'est-à-dire de se conformer à l'idéal principal de caractère humain, défini par des traits qui caractérisaient également la masculinité, et d'entrer dans et de s'adapter aux institutions sociales correspondantes de la sphère publique. Cela impliquait peut-être d'apporter à ces institutions quelques retouches, mais c'était fondamentalement aux femmes de changer et de s'adapter (en y étant éventuellement aidées), et c'était les femmes (ou ce que la société avait fait d'elles) qui constituaient le problème. En résumé, cette position exige l'égale participation des femmes à un concept ou idéal masculin d'humanité, et la stratégie militante correspondante est de demander l'égalité d'accès pour les femmes à une sphère définie de façon masculine et à des institutions masculines [5]. »
À la lecture de ce passage on ne peut pas ne pas remarquer combien souvent le mot « masculin » y est répété - « institutions masculines », « sphère définie de façon masculine », « concept ou idéal masculin d'humanité ». Pourquoi Plumwood s'exprime-t-elle en ces termes ? Une réponse possible à cette question est, je pense, la suivante.
Historiquement, du moins dans la civilisation occidentale, ce sont les hommes - non pas tous les hommes, bien sûr, mais, comparativement aux femmes, un nombre très disproportionné d'hommes - qui ont reçu l'opportunité d'accéder à l'éducation, et ainsi de cultiver leur esprit ; ce sont les hommes qui ont bénéficié de la possibilité d' « adjoindre leur travail » à la nature et ainsi de devenir propriétaires ; ce sont les hommes qui se sont vus encourager à poursuivre leurs intérêts à l'extérieur du foyer, où que cela les mène ; et ce sont les hommes qui ont été en position de contribuer de façon majeure à notre culture. Aux femmes, en contraste, a été dévolu le rôle de satisfaire les besoins sexuels des hommes (en tant qu' « objets sexuels »), de gérer le foyer (sans salaire) et d'élever les enfants (sans salaire, à nouveau), avec pour résultat que comparativement peu de femmes ont pu acquérir de la propriété, ou poursuivre leurs intérêts en dehors du foyer, ou atteindre un niveau d'éducation ou d'emploi comparable à celui d'un homme, ou contribuer en grand nombre à forger notre culture - nos arts, notre commerce, nos religions, notre technologie, notre droit, notre littérature et (hélas !) notre philosophie.
En replaçant maintenant en arrière-fond les idées que j'ai présentées précédemment, ce que nous pouvons voir est donc que les hommes, dans une mesure énormément plus grande que les femmes, ont reçu l'opportunité de réaliser la sorte de vie humaine pleine et bonne qui découle de l'acceptation de la conception traditionnelle de la personne humaine. L'interprétation qui nous est offerte ce ce fait par les penseuses comme Ariel Salleh est que cette conception tradionnelle de l'individu humain et la conception correspondante de la vie humaine pleine et bonne ne sont pas des idées objectives et impartiales, dépourvues de tout biais sexuel, comme elles peuvent le sembler à première vue ; au contraire, ce sont des vues sexuellement marquées, discriminatoires et idéologiques, de ce que les hommes pensent que la personne humaine est ou peut être, et de ce qu'est une vie humaine bonne et pleine, si vous êtes un homme. Simplement, ces croyances normatives, au lieu d'être énoncées en ces termes francs et directs, sont exprimées dans le langage de l'humanité, incorporant un idéal de la vie bonne et pleine pour tous les êtres humains. Le message est clair : les hommes sont la mesure de toutes choses - ou du moins, de ces choses.
Le résultat est que la sorte de vie à laquelle historiquement la plupart des femmes ont pu accéder a été considérée comme bien moindre qu'une vie humaine bonne et pleine. Et les vertus traditionnellement associées à l'état de femme - celles associées aux soins des enfants et à la conduite du foyer, celles qui sont identifiées à la compréhension, à la sympathie, à la compassion, à la tendresse, au côté « sensible » et émotionnel de la nature humaine - ont été reléguées à un niveau de prestige très bas aux yeux des hommes, comme autant de vertus qu'aucun homme ne voudrait (ou ne devrait) estimer chez un autre homme ni désirer posséder lui-même. Il n'est donc pas étonnant que des penseuses comme Wollstonecraft, elle-même fascinée par la conception traditionnelle de la personne humaine, abjurent les vertus « féminines » et encouragent leurs soeurs à devenir « plus masculines et plus respectables ». Une fois admise la conception traditionnelle, la seule façon pour une femme de se bâtir une vie vraiment digne de ce nom est d'émuler les manières et les vertus traditionnellement accessibles aux hommes - par exemple en cultivant leur raison (par opposition à leur « sensibilité exquise ») et en réclamant leur juste part du droit de dominer la nature en en possédant des parties.
Ainsi nous sommes en mesure de comprendre pourquoi Plumwood s'exprime comme elle le fait (en parlant par exemple d' « institutions masculines » et de « concept ou idéal masculin d'humanité »), et pourquoi il y a des féministes comme Salleh qui désirent prendre leurs distances avec la position féministe libérale. Pour dire les choses de façon aussi simple que possible, Salleh et les autres féministes qu'elle représente pensent que le féminisme libéral n'est pas un vrai féminisme mais plutôt un « masculinisme » - une tentative de la part des femmes de s'ajuster aux catégories mâles, aux valeurs mâles, aux institutions mâles, et aux attentes du partriarcat (pour reprendre un terme très courant dans la littérature féministe). Par volonté de concision, au risque de simplifier de façon abusive, j'appellerai ce courant féminisme d'une éthique du souci bienveillant [**].
Une façon d'aborder ce courant du féminisme est de citer quelques observations de Marilyn French. Celle-ci voit en l'acceptation par le féminisme libéral de la conception traditionnelle de la personne humaine une acceptation regrettable du patricarcat. Selon ses vues un véritable féminisme doit rejeter le patriarcat, et non simplement s'y adapter :
Le patriarcat est une idéologie fondée sur la présupposition selon laquelle l'homme est distinct de l'animal et lui est supérieur. À la base de cette supériorité il y a le contact que l'homme a avec une puissance/connaissance supérieure appelée dieu, raison ou contrôle. Le sens de l'existence de l'homme est de se dépouiller de tout résidu animal et de réaliser pleinement sa nature « divine », c'est-à-dire la partie de lui qui semble ne ressembler à aucune partie possédée par les animaux - la pensée, l'esprit ou le contrôle. Au cours de la réalisation de ce processus, l'homme a tenté de soumettre la nature tant à l'extérieur qu'à l'intérieur de lui ; il a créé un environnement de substitution dans lequel il paraît ne plus dépendre de la nature. Le but des esprits les plus influents a été de créer un monde entièrement factice, un monde dominé par l'homme, l'unique créature qui controle sa propre destinée. Ce monde, s'il était achevé, serait entièrement sous le contrôle de l'homme (...), et l'homme lui-même aurait supprimé ou dissimulé ses liens corporels et émotionnels fondamentaux avec la nature [6].
Quand French dit de l'idéologie patriarcale qu'elle est fondée sur la présupposition selon laquelle l'homme est distinct des « animaux » et leur est supérieur, elle veut dire, je pense, que les autres éléments qui entrent dans la vision patriarcale du monde - comme la célébration de la raison contre l'émotion, et de l'esprit contre le corps - dérivent naturellement (bien que pas nécessairement logiquement) de cette présupposition plus fondamentale. Ainsi, attaquer le patriarcat à sa racine implique de l'attaquer à cet point - au point où il est admis que l'Homme est « distinct de l'animal et lui est supérieur ». Et ceci à son tour revient à dire que l'objet de notre examen critique est et doit être la conception traditionnelle de la personne humaine.
Deux lignes de critique très différentes se présentent ici à nous. La première insiste que les femmes, tout autant que les hommes, sont « distinctes de l'animal et lui sont supérieures ». C'est là la ligne que poursuivent les féministes comme Mary Wollstonecraft dont l'argumentation porte sur l'égalité des femmes et des hommes et qui demandent un traitement plus juste, plus équitable, pour les femmes. En d'autres termes, c'est là le chemin familier frayé par les féministes libérales, un chemin qui selon l'expression parlante d'Ariel Salleh ne peutmenerqu'àla « masculinisation » du féminisme, si celui-ci s'en tient là. Mais pour les féministes comme Ariel Salleh, un vrai féminisme ne peut s'en tenir là. Un vrai féminisme doit démanteler l'idéologie du patriarcat, non seulement au niveau de ses branches, si l'on peut dire - c'est-à-dire non seulement au niveau des lois et pratiques sociales qui discriminent injustement à l'encontre des femmes - mais doit la démanteler entièrement racine comprise. Et ceci veut dire - ou du moins je le crois - qu'un vrai féminisme doit se dissocier des présupposés fondamentaux du patriarcat, y compris de celui qu'identifie Marilyn French : du présupposé selon lequel « l'homme est distinct de l'animal et lui est supérieur ».
Eh bien, le premier élément de cette dissociation se trouve dans l'acceptation de notre animalité. Sans doute sommes-nous sociaux par nature (comme l'observe Aristote, et, selon une interprétation, le conteste Hobbes), mais animaux nous le sommes très certainement. Reconnaître cela n'est pas nous rabaisser, n'est pas nous prendre pour moins que ce que nous sommes. Au contraire, l'idée même qu'en reconnaissant et en acceptant notre animalité nous nous rabaissons et nous amoindrissons, cette idée même est elle-même un symptôme de l'idéologie qu'il s'agit de déraciner.
Mais une fois que nous avons accepté cela, nous avons un problème. À vrai dire, nous avons bien plus d'un problème. Je n'en envisagerai que deux. Pour commencer, si notre abandon du patriarcat implique réellement non seulement que nous acceptions notre animalité mais aussi que nous rejetions l'idée de notre supériorité sur l'ensemble des autres animaux à qui il manque une âme, ou la raison, ou le contrôle, alors nous devrons semble-t-il en arriver à reconnaître notre égalité morale avec ceux des animaux qui sont par ailleurs comme nous - c'est-à-dire avec les animaux qui ne sont pas seulement dans le monde, mais aussi conscients du monde, et qui, comme nous, réagissent au monde émotionnellement (par la peur ou l'angoisse, par exemple) et qui peuvent ressentir le plaisir ou la peine en fonction de ce qui leur arrive. Ainsi, si une perspective féministe éclairée condamne le fait de faire souffrir un animal humain, dans un contexte donné, ou de lui faire ressentir la peur ou l'angoisse, il semble que cette même perspective doive condamner de la même manière le fait de faire souffrir un animal non humain, ou de lui faire ressentir la peur ou l'angoisse, dans un contexte semblable. Il semble, dis-je, que cela soit le cas ; et le premier problème que je veux traiter est de quelle façon, d'un point de vue féministe, cela peut être le cas.
Le statut moral des animaux non humains pose au moins deux problèmes à beaucoup de philosophes féministes. Il y a d'abord la grande influence exercée par Carol Gilligan et sa théorie morale féministe - par son « éthique du souci bienveillant », qu'elle distingue des traditions morales patriarcales fondées sur les droits et devoirs individuels [7]. Il y a bien des aspects des thèses de Gilligan et des débats qu'elles ont suscités que je ne puis rapporter et discuter ici. Qu'il suffise de dire que si nous acceptons de nous référer à cette éthique du souci bienveillant comme paradigme central, alors nous mettrons naturellement l'accent sur l'importance qu'il y a à faire naître et à entretenir les relations interpersonnelles (par exemple, celles entre parent et enfant, entre amis, entre amants). Nous tenterons d'éviter les conflits, et, quand malgré cela ils se produisent, nous leur chercherons des solutions mutuellement profitables.
Cela est très bien, pour aussi loin que cela nous va. Mais cela va-t-il assez loin ? En particulier, quelles ressources l'éthique du souci bienveillant recèle-t-elle qui puissent nous amener à examiner la moralité de notre commerce avec les individus qui se situent à l'extérieur du cercle existant de ceux avec qui nous entretenons des relations qui nous tiennent à coeur ? Il est clair que ces ressources semblent dépendre entièrement de combien nous nous soucions de ces individus - de combien leur sort nous touche. Et pourtant, cela paraît être une base fort contingente, fort « hasardeuse », à donner à une idée morale si importante. Le même lien de souci, de non-indifférence, qui nous unit à certains, nous sépare d'autres. Il est certainement possible que nous devrions nous préoccuper de ce qui arrive à certains individus dans des cas où au contraire leur sort ne nous touche pas du tout. Et à moins que nous n'adjoignions à notre éthique du souci bienveillant quelque autre force motivante - si nous ne donnions quelque autre base à nos jugements moraux - nous courons le risque grave de nous retrouver avec une éthique excessivement conservatrice qui nous laisse aveugles aux obligations que nous avons envers des personnes qui nous sont indifférentes.
Cette possibilité n'est peut-être nulle part plus évidente que dans le cas de l'éthique de nos relations avec les animaux non humains. La vérité toute crue est que la plupart des gens se soucient peu de ce qui arrive aux non-humains, ou au plus leur accordent une attention très sélective, limitée par exemple aux animaux « familiers », ou aux exemplaires rares ou attirants d'animaux sauvages. Eh bien, dans ces conditions, que deviennent les animaux envers qui les gens sont indifférents, si l'on s'en tient à l'éthique du souci bienveillant ? Notons que nous ne pouvons dire - ce qui me semble naturel de dire - que nous devrions nous soucier de ces animaux, que nous avons un devoir de nous préoccuper de leur sort, et, dirais-je même, que ces animaux ont un droit de bénéficier de notre protection. Parler en ces termes pourtant naturels, c'est-à-dire utiliser le langage des droits et devoirs individuels, est hors de propos si l'on admet l'éthique du souci bienveillant, et ce genre de langage est hors de propos parce qu'il est vu comme une expression voilée de l'idéologie patriarcale.
Mais si ce langage est exclu, et que les liens moraux qui nous lient à autrui sont ceux que définit l'éthique du souci bienveillant, alors il semble douteux que nous puissions trouver dans notre théorie les ressources qui nous permettent d'amener les gens à se départir de leur attitude actuelle d'indifférence envers les animaux non humains et à prendre une attitude nouvelle, plus attentionnée. Et c'est ainsi qu'une éthique féministe qui se limite à une éthique du souci bienveillant sera, je le crois, incapable d'éclairer l'importance morale de l'idée selon laquelle nous autres animaux (humains) ne sommes pas supérieurs à tous les autres animaux - selon laquelle eux et nous sommes bel et bien moralement égaux. Car là où le souci est inégal, et que le vocabulaire des devoirs et des droits n'a pas voix au chapitre, les possibilités éthiques dont nous disposons semblent épuisées. Cela ne peut être une situation salutaire pour l'éthique du souci bienveillant.
Tel est le premier problème que pose au féminisme d'une éthique du souci bienveillant la question du statut moral des animaux non humains. Un deuxième problème se présente quand nous réfléchissons à la manière dont le cercle de préoccupation pourrait être étendu pour inclure les animaux. Une manière envisageable pour ce faire - peut-être pas la seule manière, ni même la meilleure - est d'avoir recours à ce que j'appelle des « arguments de cohérence ». Le but de cette sorte d'arguments est de mettre en relief le caractère moralement arbitraire de l'exclusion que l'on fait de certains individus de son cercle de préoccupations morales. Ainsi par exemple, la douleur, c'est de la douleur, où qu'elle soit, et la mort prématurée de quiconque, en particulier d'un innocent, rend prima facie [***] le monde pire qu'il ne l'aurait été autrement. Certes, la souffrance et la mort nous touchent plus quand ceux qu'elles atteignent sont proches de nous, et peut-être que certaines personnes s'en soucient encore plus quand c'est à leur propre souffrance ou leur propre mort qu'ils sont confrontés. Mais le souci de la souffrance et de la mort d'autrui n'aurait pas de sens si cette souffrance elle-même ou cette mort prématurée étaient sans importance ou n'étaient pas indésirables. Ces grands maux sont prima facie indésirables indépendamment de l'identité particulière de ceux qui souffrent ou qui meurent.
Si on lui accorde cela, la raison est alors en mesure de mettre en lumière le caractère arbitraire des limites qui nous sont imposées par une éthique du souci bienveillant. Supposons que nous ne soyons effectivement pas très touchés par la souffrance et la mort de ceux qui nous sont étrangers - par exemple, par la souffrance et la mort des nombreuses personnes sans logement qui traînent leur vie (ou plutôt leur survie) dans les rues des grandes zones urbaines. L'indifférence que nous avons alors envers leur sort n'est pas une raison suffisante pour affirmer que nous n'avons aucune obligation à leur égard. Puisque la souffrance et la mort prématurée sont indésirables indépendamment de l'identité particulière de ceux qui souffrent ou meurent, elles sont tout aussi indésirables si ceux-ci nous sont étrangers que s'ils sont nos amis. Par conséquent notre obligation à aider autrui quand il en a besoin - par exemple, à prévenir ses souffrances évitables - demeure, que nous nous soucions de cet autrui ou que nous soyons indifférents à son sort. Peut-être est-il vrai que nous avons plus de chances de réussir à aider les personnes que nous connaissons le mieux (nos amis ou nos enfants par exemple), et peut-être est-il vrai également que, dans beaucoup de cas, les obligations les plus fortes sont celles que nous avons envers les personnes avec qui nous partageons une relation interpersonnelle qui nous tient à coeur. Mais ceci ne peut épuiser la question morale. L'univers moral ne s'arrête pas aux frontières de l'univers de ce qui nous touche. Dans de nombreux cas la raison montre que nous devons aider autrui, même quand il s'agit d'un individu dont le sort ne nous émeut pas.
La même sorte d'argument (fondé sur la cohérence) peut être développée au sujet du statut moral des animaux non humains. Car si la douleur et la mort prématurée sont indésirables dans le cas des humains, quelle que soit leur identité, alors il doit en être de même dans le cas des animaux non humains qui leur ressemblent de manière pertinente, quelle que soit l'identité de ces animaux. De cette manière, donc, une éthique du souci bienveillant peut tenter de surmonter ses tendances conservatrices et d'éclairer la manière dont les animaux non humains peuvent être admis dans la communauté morale, en tant qu'êtres qui doivent être protégés par certains des mêmes principes qui doivent protéger les êtres humains, même si ce qui leur arrive ne nous touche pas.
De plus, les partisanes d'une éthique du souci bienveillant peuvent essayer d'atteindre ces résultats normatifs sans renoncer à l'importance du rôle qu'elles veulent voir jouer au souci bienveillant dans une vie morale pleinement épanouie. En vérité, on pourrait même insister (comme je serais enclin à le faire) pour dire qu'un des grands défis que nous pose l'éthique du souci bienveillant est de mettre notre préoccupation en harmonie avec notre raison, de façon à ce que nous en arrivions à effectivement être touchés par la souffrance et la mort de ceux dont notre raison nous informe que leur souffrance et leur mort devraient nous toucher.
Mais maintenant, cette façon de tenter de résoudre le premier problème esquissé ci-dessus - celui auquel les féministes font face si elles tentent de remettre en cause la doctrine de la supériorité humaine tout en se fondant sur l'éthique du souci bienveillant - crée un second problème pour ces penseuses. Car si la façon la plus satisfaisante, ou au moins une des façons possibles, de surmonter le conservatisme moral de l'éthique du souci bienveillant, en particulier quand il s'agit de remettre en cause le chavinisme humain, est de faire usage d'arguments de cohérence, alors la critique féministe du patriarcat ne peut pas être aussi radicale que le voudraient certaines. Car puisque ces arguments font par leur nature même intervenir des appels à la raison et des principes abstraits de logique, et puisque de tels principes et de tels appels par leur nature même entrent dans la définition de la conception traditionnelle de la personne humaine (de la conception qui est justement tenue pour patriarcale jusqu'au coeur), il en résulte que les féministes d'une éthique du souci bienveillant doivent elles-mêmes frayer avec des éléments identifiables du préjugé qu'elles cherchent précisément à mettre à bas.
Pour dire la même chose plus simplement, ces féministes font face à un dilemme inévitable : soit leur théorie éthique est dépourvue des ressources théoriques nécessaires pour lancer l'attaque désirée contre le chauvinisme humain, soit elle possède ces ressources. Dans le premier cas, la théorie est déficiente en raison de la vacuité de l'affirmation de la supériorité humaine. Dans le second cas, la théorie est encore déficiente, cette fois selon ses propres normes, puisqu'elle doit alors incorporer des éléments de la conception même de la personne humaine (la conception patriarcale) qu'elle cherche à remplacer. De ces deux options c'est la seconde qui est la moins préjudiciable, et donc c'est celle-là qu'à mon avis les féministes d'une éthique du souci bienveillant devraient accepter. Mais quelle que soit l'option choisie, le féminisme d'une éthique du souci bienveillant ne peut être aussi radical que certaines le voudraient.
Supposons que j'ai raison, et que les féministes d'une éthique du souci bienveillant sont libres d'user d'arguments de cohérence pour mener à bien leur attaque contre cette sorte de chauvinisme humain qui provient de la vision patriarcale du monde. Si ceci nous est accordé, alors nous sommes en position de demander quelles vues ces féministes devraient tenir concernant les intéractions entre les humains et les animaux non humains, sinon en général, au moins dans certains contextes plus ou moins clairement définis - par exemple, dans le contexte de l'utilisation que font les humains des non-humains dans la recherche. Pour répondre à cette question, nous devons d'abord caractériser de façon générale la manière dont ces animaux sont utilisés dans ce domaine.
La réponse à cette question est simple et directe. Que la recherche soit fondamentale ou appliquée, que l'expérience ait pour but de tester un produit ou de transmettre un savoir, ces animaux sont traités comme de simples moyens pour certaines fins - pour des fins choisies par les chercheurs individuels, généralement avec l'aval de la société. Les animaux sont appelés « outils », « modèles », et ainsi de suite, termes qui continuent encore aujourd'hui à réfléter l'idée cartésienne selon laquelle les animaux non humains sont les « machines de la nature », dépourvues de toute pensée et de toute sensation. Certes il arrive que des efforts soient faits pour supprimer ou réduire la souffrance infligée aux animaux, mais il n'existe aucune loi (du moins aux États-Unis) qui impose l'emploi d'anesthésiants dès lors que l'animal se trouve dans un contexte scientifique ; la décision de leur emploi est légalement laissée à la discrétion du ou des chercheurs. Et, bien sûr, il n'y a pas de loi qui protège dans les laboratoires les animaux non humains contre une mort prématurée. Pour preuve, s'il en fallait une, il y a le fait que, bien que des centaines de millions d'animaux soient tués chaque année au nom de la science, aucun chercheur n'a jamais été déclaré coupable d'avoir enfreint une loi fédérale ou d'Êtat quelle qu'elle soit pour avoir tué un animal dans ce contexte.
Le problème concret que cette pratique courante dans la recherche scientifique pose au féminisme d'une éthique du souci bienveillant est, je crois, qu'elle paraît directement contraire à ce qu'une telle éthique, supplémentée par des appels à la logique, voudrait approuver. Car si les humains ne sont pas « distincts de l'animal et supérieurs à lui », alors le féminisme d'une éthique du souci bienveillant, renforcé par des arguments de cohérence, doit exiger que nous prenions au sérieux notre égalité morale avec nos cousins animaux. Et ceci à son tour implique, je crois, que nous ne permettions pas que l'on fasse à ces animaux « au nom de la science » ce que nous ne permettrions pas que l'on fasse à un des nôtres - en particulier, à un de ces humains avec lesquels nous partageons déjà une relation interpersonnelle attentionnée. Ainsi, puisque nous ne permettrions certainement pas à un chercheur de faire du mal à un de nos amis, ou à un époux, ou à un parent, ou à un de nos enfants, en les traitant comme un « outil » ou un « modèle » dans l'espoir d'en tirer des bienfaits pour autrui, je pense que nous devons conclure que la science, si elle était guidée par les principes moraux du féminisme d'une éthique du souci bienveillant enrichis par un appel à la logique, ne permettrait pas que l'on interagisse de cette façon non plus avec les animaux non humains. En ce sens, et pour ces raisons, le féminisme d'une éthique du souci bienveillant doit conclure en faveur de l'abolition totale de toute utilisation des animaux à leur détriment dans des buts scientifiques.
Que cette conclusion soit juste ou non, elle semble en tout cas stimulante. Relativement peu de scientifiques s'en réjouiront (bien que le nombre d'antivivisectionnistes parmi eux croisse chaque jour). Et peut-être peu de féministes s'en réjouiront-elles (ainsi par exemple les féministes libérales affirmeront-elles peut-être que nous « rabaissons » l'importance de l'humanitude si nous soutenons l'égalité morale des humains avec d'autres animaux). Et pourtant c'est là la conclusion à laquelle je crois que nous devons aboutir si : 1) nous acceptons le point de vue selon lequel, si nous voulons démanteler l'idéologie patriarcale, nous devons l'attaquer à ses racines, et 2) parmi ces racines se trouve l'idée selon laquelle les humains sont « distincts de l'animal et supérieurs à lui », et enfin 3) une éthique féministe peut laisser une place au raisonnement moral, particulièrement sous la forme d'arguments de cohérence, et peut ainsi surmonter le conservatisme moral qui paraît inhérent à l'éthique du souci bienveillant. Ces points sont tous trois sujets à controverse, et aucun d'entre eux n'admet de preuve simple ni même de défense simple et raisonnable. Mais ayant reconnu, voire, insisté sur les problèmes qui nous font face en ces eaux troubles, je pense que nous avons raison de conclure que tout comme la nature a, dit-on, horreur du vide, de même le féminisme d'une éthique du souci bienveillant doit avoir horreur de la vivisection.
Il est peu probable que les défenseurs du status quo dans le domaine de la recherche scientifique trouvent réjouissante la perspective de voir des féministes d'une éthique du souci bienveillant arriver à des postes de décision. On peut même prévoir l'accusation selon laquelle obliger la science à se conformer aux exigeances d'une telle éthique concernant le traitement des animaux non humains reviendrait à « politiser » cette recherche « apolitique » de la vérité. Et ceci à son tour fait planer sur le travail des scientifiques l'ombre de l' « ingérence extérieure ».
Eh bien, je crois que nous en savons assez pour reconnaître cette propagande quand nous la voyons, et qu'il ne sera pas facile de nous tromper par de tels appels à la « neutralité » de la science et des scientifiques relativement aux valeurs. Cependant l'accusation selon laquelle nous risquons de « politiser » la science, ainsi que la crainte de l' « ingérence extérieure », méritent au moins un bref commentaire.
La réalité toute simple est que la science est déjà politisée. Comme le note la biologiste Lynda Birke, « les scientifiques ne sont pas aujourd'hui libres de choisir comme ils l'entendent la ligne de recherche qu'ils mèneront ni la manière dont ils la mèneront : l'opinion publique et, bien plus, les sources de financement disponibles imposent des contraintes sur ce qui peut être fait. Ainsi une femme désireuse de mener une recherche sur des sujets touchant les préoccupations féministes aura-t-elle très probablement du mal à obtenir les crédits nécessaires, ainsi que le soutien institutionnel, les locaux, et ainsi de suite. Mais un scientifique menant une recherche militaire d'un intérêt douteux pour l'humanité a de grandes chances d'obtenir une abondance de moyens provenant du budget de la défense [8]. »
Ce qui est vrai de la recherche touchant des questions féministes l'est tout autant de celle ayant pour but de développer les méthodes de substitution à l'expérimentation animale. Considérons par exemple le soutien alloué au développement de telles méthodes de substitution dans le domaine de l'éducation. Comme l'affirme le rapport du Bureau d'évaluation de la technologie du Congrès des États-Unis intitulé « Méthodes de substitution à l'utilisation des animaux dans la recherche, les tests et l'éducation » : « à long terme, le problème le plus grave sera peut-être le manque de gratifications professionnelles académiques allouées aux universitaires travaillant dans ce domaine. Les promotions, les postes et les augmentations de salaire récompensent de façon prédominante la productivité dans le laboratoire de recherche, et non les efforts faits pour développer des innovations dans les techniques et les matériaux utilisés pour l'enseignement [9]. » La science est-elle « apolitique » ? Qu'on nous fasse grâce désormais de cette propagande clinquante. Ce qui inquiète les scientifiques (certains scientifiques) n'est pas que la science, guidée par des valeurs féministes, puisse se « politiser » (et ainsi souffrir d' « ingérence ») ; ce qui les inquiète est que la « politisation » en question puisse ne plus être celle qui leur convient. Et cela, bien sûr, est une tout autre histoire, une histoire qui exige que l'on évalue soigneusement les arguments en présence. Et quels que soient les mérites de ceux-ci, nous pouvons au moins être d'accord avec Lynda Birke quand elle écrit que « le cri d'"ingérence" qui résonne quand on soulève la question de la responsabilité publique [de la science] est bien entendu un non-sens, puisque la science est déjà politique, et que, dans ce sens, elle est déjà l'objet d'"ingérences" [10]. »
J'ai argumenté que le féminisme d'une éthique du souci bienveillant soutient la position abolitionniste concernant l'utilisation des animaux à leur détriment dans des buts scientifiques. Ce faisant j'aboutis à une conclusion déjà atteinte par certaines féministes - par Frances Power Cobbe, par exemple, qui fut dans l'Angleterre victorienne une figure majeure tant du mouvement des suffragettes que de celui contre la vivisection, et parmi nos contemporains par Coral Lansbury, Carol Adams et Roberta Kalechofsky. Cependant, un nombre comparativement faible d'entre les penseuses et les militantes féministes contemporaines les plus en vue ont rejoint Cobbe et les autres dans cette conviction, ce qui est d'autant plus étonnant étant donné, d'une part, le rôle initial joué par les femmes dans le mouvement antivivisectionniste et, d'autre part, le nombre proportionnellement très élevé de femmes, comparé au nombre d'hommes, parmi les dix millions de personnes qui, selon les estimations, constituent le mouvement pour les droits des animaux, en un sens large.
Les chantres de la vivisection du siècle dernier ne se faisaient pas prier pour couvrir de mépris les femmes comme Frances Power Cobbe en invoquant la « sentimentalité » excessive qui, disaient-ils, caractérisait « cet essaim d'oisifs bourdonnants », ces « sottes et futiles femmes fourvoyées » [11]. Qu'est-ce qui pouvait expliquer qu'il y eût tant de femmes, et si peu d'hommes, pour « braire tenacement » contre les nobles scientifiques attelés à leur quête des « dons cachés de guérison » recelés par la nature ? Le physiologue français Elie de Cyon connaît une réponse à cette question. « Est-il nécessaire de répéter que les femmes - ou plutôt, les vieilles filles - représentent le contingent principal de ce groupe ? Que mes adversaires me contredisent, s'ils peuvent me montrer parmi les meneurs de cette agitation une seule jeune fille, riche, belle et aimée, ou quelque jeune épouse ayant trouvé dans son foyer la pleine satisfaction de ses affections [12]. » En portant leur affection vers les animaux, donc, les femmes expriment la frustration qu'elles ressentent en raison de manque d'affection dont elles sont elles-mêmes l'objet. Manque d'affection de la part des hommes, bien sûr.
Elie de Cyon avait au moins le mérite de la franchise dans son adhésion aux préjugés patriarcaux, ce qui n'est pas le cas de tous. Mais le même genre de préjugés dont fait preuve Elie de Cyon à l'encontre des femmes peut être trouvé aujourd'hui dans les attitudes qui prévalent au sein de la science à l'égard des animaux non humains. Du moins est-ce là ce que je crois et que j'ai soutenu par mon argumentation. Le grand dommage est que trop peu de penseuses et de militantes féministes ont vu ce lien, que trop peu ajoutent leur voix à celle d'Alice Walker, qui reconnaît dans l'oppression que subissent les animaux non humains dans les laboratoires un schéma d'oppression identique à celui que subissent les femmes dans le monde entier. Trop peu sont celles qui ont vu cela, et dit cela, du moins jusqu'à ce jour.
[*] La langue anglaise est moins prompte à préciser le genre que ne l'est la française ; en particulier la question se pose dans cette traduction s'il faut accorder « féministes » au masculin ou au féminin. Si l'on admet qu'il y a des féministes hommes, la règle classique voudrait que, même minoritaire, « le masculin l'emporte ». On peut trouver cela particulièrement ironique ici et préférer l'emploi systématique des formes doubles comme « penseurs/euses ». Cependant, pour éviter cette lourdeur, et puisqu'il faut du coup choisir, j'ai préféré accorder « féministes » toujours au féminin sans de ce fait exclure d'éventuels hommes. [NdT]
[1] Mary Wollstonecraft, A Vindication of the Rights of Women (traduction française : Défense des droits de la femme, Petite Bibliothèque Payot, 1976).
[2] Val Plumwood, « Women, Humanity and Nature », Radical Philosophy, v. 48 (1988), p. 22.
[3] Amelia Bloomer, « Response to Mr. T.S. Arthur's 'Ruling a Wife' », cité dans Feminist Quotations: Voices of Rebels, Reformers, and Visionaries, dir. par Carol McPhee et Ann Fitzgerald, éd. Crowell, New York, 1979, p. 124.
[4] Ariel Salleh, « Contributing to the Critique of Political Epistemology », Thesis Eleven, n°8 (1984).
[5] Plumwood, « Women, Humanity and Nature », p. 26.
[**] Qu'on pardonne la lourdeur de cette traduction de l'expression ethic-of-care feminism !. C'est que ce mot care a de nombreuses nuances dont je retiens ici le souci, dans le sens de « se soucier de », « être touché par », « ne pas être indifférent à », avec un sens de bienveillance. Le sens premier de to care, celui de « soigner », renvoie aux soins des enfants. [NdT]
[6] Marilyn French, Beyond Power: Of Women, Men and Morals, éd. Ballantine Books, 1986, p. 341.
[7] Carol Gilligan, In a Different Voice: Psychological Theory and Women's Development, éd. Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1982.
[***] Prima facie = « de prime abord », « sauf cas particulier ». [NdT]
[8] Lynda Birke, Women, Feminism and Biology: The Feminist Challenge, éd. Routledge, Chapman, and Hall, Londres, 1986, p. 159.
[9] U.S. Congress Office of Technology Assessment, Alternatives to Animal Use in Research, Testing and Education, éd. Dekker, New York, 1988, p. 214.
[10] Birke, Women, Feminism and Biology, p. 159.
[11] This swarm of buzzing idlers ; Silly women led astray. Ces mots sont tirés d'un poème d'auteur inconnu, « Somnia Medici » paru dans Zoophilist n°5 (1er mai 1885), p. 1.
[12] Elie de Cyon, « The Anti-Vivisectionist Agitation », Contemporary Review v. 43 (1883), p. 506.