Le texte reproduit ci-après constitue la conclusion (pages 227 à 230) du livre L’INRA au secours du foie gras paru aux éditions Sentience en 2006, dans lequel il est simplement intitulé « Épilogue ».
Les torts causés aux animaux dans les élevages ont connu une forte croissance en quelques décennies du fait de l'augmentation de la consommation carnée et de la généralisation de l'élevage industriel.
La population dans son ensemble n'est pourtant pas indifférente aux conditions de vie imposées à ces animaux. Des méthodes d'élevage couramment pratiquées sont même très majoritairement réprouvées par les Français (cf. encadré suivant). Des lois et règlements protégeant les animaux sont progressivement élaborés. L'existence même de telles lois témoigne qu'ils ne sont plus assimilés à des choses. On reconnaît ainsi que leur condition d'êtres sensibles leur ouvre des droits, que leurs intérêts importent en tant que tels, indépendamment de l'utilité que les humains peuvent trouver à leur exploitation [1]. Il existe aujourd'hui une réelle possibilité de voir notre société se soucier sérieusement du bonheur et du malheur des animaux, tant au niveau individuel (choix de consommation) qu'au niveau collectif (réglementation).
Selon un sondage réalisé fin octobre 1999(1), 95,2% des personnes interrogées estiment qu' « en élevage intensif, les animaux n'ont pas assez d'espace » et 80,5% estiment que « les mutilations sont inadmissibles ».
Un sondage a été effectué en janvier 2000 pour cerner la perception de l'élevage des poules pondeuses en batterie(2). Voici le pourcentage de sondés ayant jugé « très important » ou « assez important » chacun des problèmes suivants :
- les poules disposent de très peu d'espace : 89% ;
- les poules ne peuvent pas sortir du bâtiment d'élevage : 85% ;
- les poules sont enfermées en cage : 83%.
Parmi les personnes interrogées, 83% considèrent que l'affirmation « C'est un système incompatible avec les conditions de vie décentes pour les poules » s'applique « tout à fait » ou « plutôt » à cette méthode d'élevage. À la question « À l'avenir, seriez-vous tout à fait favorable… à interdire l'élevage des poules pondeuses en cage et n'autoriser que l'élevage en plein air, sachant que cette mesure entraînerait une augmentation du prix des œufs ? », 86% des sondés ont répondu « oui ».
Un sondage sur différentes questions relatives à l'agriculture(3) a été effectué fin janvier 2004 pour l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture et la revue 60 Millions de consommateurs. À la question « Concernant les conditions de l'exercice de l'agriculture, quelle importance accordez-vous au bien-être animal ? », 78% des sondés ont répondu « beaucoup ».
(1) Sondage sur un échantillon représentatif de 874 personnes réalisé à l'initiative de l'association Consommation, logement et cadre de vie (CLCV) avec la participation financière de la Direction générale de l'alimentation (DGAL) ; cité dans Florence Burgat, « La demande concernant le bien-être animal », Le Courrier de l'environnement de l'INRA, numéro 44, octobre 2001, http://brg.jouy.inra.fr/Internet/Pr....
(2) Sondage sur un échantillon représentatif de 959 personnes réalisé à l'initiative de l'Institut technique de l'aviculture (ITAVI). Les résultats sont présentés et commentés dans Luc Mirabito et Pascale Magdelaine, « Impact de la perception des systèmes d'élevage des poules pondeuses sur la demande des consommateurs finaux et approche de l'élasticité de la demande », Sciences et Techniques Avicoles, numéro 34, janvier 2001, pages 5-16.
(3) Les résultats complets de ce sondage réalisé sur un échantillon représentatif de 1002 personnes sont disponibles sur http://www.60millions-mag.com/page/....
L'expertise en bien-être animal devrait être un moyen de savoir comment leur assurer une vie satisfaisante. Malheureusement, le but de cette expertise se trouve fréquemment dévoyé. Comme nous l'avons vu tout au long de cet ouvrage pour le cas du foie gras, des données essentielles attestant du mal-être animal sont occultées dans les interventions publiques des experts. Imaginons le discours d'un chercheur de l'INSERM faisant de même dans le débat sur la nocivité du tabac :
Nous avons étudié les effets du tabagisme sur la santé et le bien-être des fumeurs. Pour cela, nous avons analysé l'impact du passage de la fumée dans la gorge. Nous avons constaté qu'en l'absence d'irritation de la trachée, le passage de la fumée n'est pas une source d'inconfort, et que la fréquence des toussotements diminue même avec le phénomène d'habituation physiologique. La nicotine a un effet relaxant sur la grande majorité des sujets étudiés. Les résultats de nos recherches scientifiques ne valident pas les critiques virulentes adressées à l'industrie du tabac ; nous avons même observé qu'une personne qui arrête de fumer à temps peut retrouver des poumons similaires à ceux d'un non-fumeur.
Rien ne serait vraiment faux dans un tel discours, qui éviterait soigneusement les mots « cancer du poumon » et toute comparaison entre l'espérance de vie des fumeurs et des non-fumeurs. Les fabricants de cigarettes se chargeraient de faire connaître ces résultats aux médias, qui pourraient alors les rapporter ainsi : « Les recherches de l'INSERM concluent au caractère apaisant du tabac ».
Contrairement aux apparences, la plupart des travaux réalisés à l'INRA – et dans les organismes partenaires de l'institut – au titre de la recherche en bien-être animal ne sont pas conçus pour impulser l'amélioration des conditions de vie dans les élevages. Bien au contraire, ces travaux sont souvent commandés par les filières de production et le ministère de l'agriculture dans un but exactement opposé. Confrontés à la pression de l'opinion ou des institutions européennes en faveur de mesures qu'ils jugent trop favorables aux animaux, ces filières et le ministère attendent des scientifiques qu'ils leur fournissent des données – et leur soutien dans le débat public – pour en contester le bien-fondé.
Les travaux réalisés à l'INRA apparaissent aux yeux du profane assortis du label « recherche publique ». S'il s'agit effectivement d'études partiellement réalisées avec les deniers publics, nombre d'entre elles n'ont rien d'une recherche construite en fonction des préoccupations de la collectivité dans son ensemble. Si le propos était d'accompagner le débat citoyen sur l'avenir à donner à l'élevage en général, et à l'élevage industriel en particulier, cette recherche s'emploierait à offrir des données permettant de comparer toutes les options ouvertes : maintien du système en place, réforme légère ou profonde, ou abolition. En revanche, dès lors qu'il est acquis qu'il s'agit de préserver et perfectionner l'existant, il devient sans objet, et même contre-productif, d'en détailler les méfaits ou d'explorer des modifications qui en compromettraient la logique.
L'argent des contribuables consacré au « bien-être » sert donc de fait à alimenter des recherches sur l'adaptation des animaux aux conditions extrêmes des élevages industriels et à financer des publications dont l'effet est de contribuer à pérenniser ce mode d'élevage. Parmi les scientifiques en charge de ces études, beaucoup sont d'ailleurs des zootechniciens, plus qualifiés pour maximiser la rentabilité des productions animales que pour étudier les besoins des animaux concernés. Lorsqu'aux contraintes techniques et économiques régissant la conception de ces univers concentrationnaires s'ajoute l'exigence de porter un minimum d'attention au bien-être des animaux, les commanditaires des études attendent des chercheurs qu'ils trouvent la solution dans le bricolage de détail. Il s'agit alors de concevoir le dispositif le moins cher à installer et à entretenir, celui qui ne compromet en rien la logique et les performances de l'organisation en place. Et tant pis si l'amélioration apportée au sort des animaux ne se réduit elle aussi qu'à cela : un aménagement de détail d'un système qui leur est massivement nuisible.
Un ensemble de facteurs facilitent la poursuite de la maltraitance de masse en permettant à chacun de ceux qui y participent d'en minimiser l'importance, de détourner les yeux, d'en rejeter la faute sur d'autres, ou du moins de ne pas s'en sentir responsable au point de refuser d'être complice. C'est une des raisons pour lesquelles l'adhésion de plus en plus largement exprimée au principe d'un traitement éthique des animaux manque encore souvent de concrétisation dans les actes.
Pour partie, on assiste à un phénomène comparable à celui analysé par Stanley Milgram [2]. Parmi les auteurs des actions qui vont conduire à infliger des sévices graves à des millions d'animaux, très peu sont des personnages aux prises avec leur conscience, ou des êtres pathologiquement agressifs. Ce sont des agents qui se conforment aux normes et habitudes, et à l'idée qu'ils se font de leur rôle social.
Les scientifiques satisfont les commanditaires de leurs études et obéissent à l'esprit général insufflé par le ministère de l'agriculture. Ces chercheurs ne se livrent qu'à la compromission ordinaire des travailleurs ordinaires : ils font ce que l'on attend d'eux.
Les producteurs se dédouanent des maltraitances routinières qu'ils exercent sur les animaux en invoquant la demande des consommateurs et la légalité apparente de leurs pratiques. Les distributeurs s'en affranchissent en invoquant les lois du marché.
Dessin de Bhopal.
Les politiques ne sont pas en reste dans l'art d'avaliser la maltraitance des animaux. Ainsi, à la demande des producteurs de foie gras, les députés et sénateurs ont massivement voté une loi érigeant le foie gras produit « par gavage » en « patrimoine culturel et gastronomique protégé en France ». En cela, ils n'ont fait que se comporter en élus ordinaires, soucieux de ne pas encourir l'hostilité organisée des producteurs.
Le ministère de l'agriculture s'est chargé de prévenir tout sursaut de conscience chez les parlementaires en leur offrant de se retrancher derrière l'autorité de la science. Il a fait produire par ses services un rapport reprenant les travaux de l'INRA ; les auteurs de la proposition de loi s'y sont référés pour affirmer que la production de foie gras « n'est possible qu'en dehors de tout stress ou souffrance de l'animal » (cf. chapitre 2).
Quant aux acheteurs, ils jouissent d'autant plus facilement du plaisir de déguster un produit réputé exquis que les scientifiques, les politiques et les publicitaires les aident à oublier la sordide réalité du gavage pour se focaliser sur une communion sociale valorisante autour d'un produit dont l'image est faite de luxe, de fête et de célébration de la gastronomie nationale. Les acheteurs de foie gras savent que les oiseaux souffrent de la suralimentation forcée, mais refoulent cette pensée [3] ; il est bien plus confortable de se laisser bercer par les images d'élevages riants composées par le marketing.
Pour autant, l'ambivalence des comportements ne signifie pas que le désir largement exprimé de voir s'améliorer la condition animale soit pure hypocrisie. Il n'est pas vrai, par exemple, que le fait que les consommateurs achètent des produits issus de l'élevage industriel implique qu'ils mentent quand ils se prononcent pour une meilleure prise en compte du bien-être animal. On peut être coutumier des dépassements de la vitesse autorisée et approuver la mise en place de sanctions plus sévères pour ces mêmes infractions. On peut être fumeur et approuver les mesures de lutte contre le tabagisme. Il est coûteux – en temps, réflexion, information, manquement aux habitudes sociales ou familiales – de soumettre à délibération éthique chacun de nos milliers d'actes de consommation. Il est commode de se retrancher derrière l'excuse : « Que moi parmi des millions d'autres fasse ceci ou cela ne change rien ». En revanche, lorsque l'on répond à une consultation, en tant que citoyen, on est davantage en position de respecter le principe d'universalité propre au jugement éthique. On se prononce sur ce qui devrait être fait par tous dans les mêmes circonstances, ou sur ce qui devrait être permis et interdit pour tous.
Les études biaisées et le marketing mensonger – qui masquent les réalités de l'élevage – montrent, par leur existence même, que leurs commanditaires ressentent le besoin d'aider les consommateurs à oublier ce qu'endurent les animaux de leur fait. Il devient compliqué et coûteux d'empêcher l'aspiration du public à un meilleur traitement des animaux d'avoir des conséquences sur les comportements d'achat et la législation.
Nombre d'expertises en bien-être animal ne sont que les paravents scientifiques déployés pour défendre les positions des filières viande. Le débat démocratique s'en trouve faussé. Le plus grave dans cet état de fait ne réside pas dans la part plus ou moins juste faite aux opinions et intérêts relatifs des producteurs, des consommateurs et des citoyens. Ce ne sont pas eux les premiers concernés, mais bien les animaux. « Parler de choix de société, certes, c'est la terminologie convenue, mais c'est réducteur […] la véritable société n'est pas seulement celle des humains, même s'ils (et certains d'entre eux davantage que d'autres !) se considèrent, et sont effectivement, hélas, les seuls “décideurs”. Tous les vivants sont en société, en convivance [4]. » Tous les sentients [5] voient leur existence affectée par les choix des humains, et en premier lieu ceux que ces derniers tiennent sous leur dépendance de leur naissance à leur mort.
Si les études biaisées sur le bien-être animal ne sont pas acceptables, c'est parce qu'en anesthésiant la conscience des consommateurs, on n'anesthésie pas pour autant les canards, les poules, les cochons, les dindes… dans les élevages. Les mutilations, l'enfermement, l'entassement, la peur, les maladies, les blessures, les manipulations brutales, la frustration des besoins sociaux, les agonies douloureuses…, eux les vivent en toute conscience. Si on ferme les yeux, ils n'en sont pas moins mal.
Le foie gras est l'organe d'un oiseau rendu délibérément malade par la suralimentation forcée. C'est aussi un mets apprécié. Comme sont appréciées les chairs de millions d'autres animaux élevés pour la plupart dans des conditions exécrables. Parce qu'ils n'ont aucun pouvoir de se rebeller ni de fuir, on peut choisir d'oublier ce qui leur est fait. Cet oubli n'est pas l'ignorance. C'est savoir et ne pas vouloir savoir, enfouir la connaissance que l'on a, au moins confusément, de la vie et de la mort misérables qu'on leur inflige. « Ne pas voir, ne pas entendre, afin de ne rien troubler du calme de la viande [6]. »
L'autorité de la science sert à occulter la violence faite à des êtres sensibles. La science a pourtant vocation à dire ce qui est. Dire ce qui est serait déjà agir contre l'oubli.
[1] Sur ce thème, on peut consulter la transcription de la conférence « Éthique et alimentation » donnée par Antoine Comiti et David Olivier à l'Institut d'Études Politiques de Lyon le 9 mars 2005. Voir en particulier la quatrième partie de cet exposé intitulée « Peut-on interdire un aliment au nom des intérêts des animaux ? » sur http://stopgavage.com/conf_iep_legi....
[2] Stanley Milgram, Soumission à l'autorité, Calmann-Lévy, 2004.
[3] Cf. l'étude mentionnée au chapitre 26 : « Le bien être animal élément perturbateur de la consommation de foie gras ? », in Contexte, structure et perspectives d'évolution du secteur français du foie gras, étude réalisée par l'ITAVI et le CIFOG pour le compte de l'OFIVAL, juin 2003, pages 42-53.
[4] Françoise Armengaud, « L'anthropomorphisme : vraie question ou faux débat ? », in Florence Burgat, Les animaux d'élevage ont-ils droit au bien-être ?, INRA Éditions, 2001, page 183.
[5] Êtres sensibles, conscients.
[6] Florence Burgat, Animal mon prochain, Odile Jacob, 1997, page 197.