Cet article est une recension du livre Encore carnivores demain ? Quand manger de la viande pose question au quotidien d’Olivier Néron de Surgy avec Jocelyne Porcher, préfacé par Périco Légasse (Quae, mars 2017, 184 pages). Sauf indication contraire, toutes les citations incluses dans l’article sont tirées de cet ouvrage. Elles ne sont pas suivies d’un numéro de page, car l’auteur a utilisé une version électronique d’Encore carnivores demain ?. Nicolas Bureau a suivi le plan du livre : les intertitres de son article correspondent aux titres des différentes parties de l’ouvrage, dont il fournit un résumé commenté.
La Rédaction
Encore carnivores demain ? pose la question des rapports entre animaux et humains, et expose notamment « les problèmes et les bienfaits dont la domestication est la source ». Il s’adresse aux mangeurs de viande, comme aux autres : « quant au végan, qui refuse la consommation de tout produit d’origine animale, il s’en trouvera peut-être plus éclairé à son tour, pour notamment reconnaître [au mangeur de viande] une liberté réfléchie, une liberté qui n’empiète pas de façon inconsidérée sur celle d’autrui : celle de ses congénères et celle des animaux ».
Puisque l’ouvrage a visiblement le bon goût d’inclure les animaux dans le cercle de considération morale, on se demande d’emblée de quelle « liberté réfléchie » pourrait disposer le « mangeur de viande » lorsqu’il est question de tuer ou de faire tuer un autre individu pour son plaisir gustatif.
Le premier chapitre du livre revient sur « la façon dont se sont tissées nos relations avec les animaux » et les bénéfices que nous en tirons. « Nous », ce sont les humains, bien sûr. Qui d’autre ? Le deuxième chapitre recense les problèmes liés à l’utilisation des animaux : environnement, santé, bien-être animal, problèmes sociaux… Dans un troisième chapitre, le livre résume les principaux courants de pensée liés à l’utilisation des animaux. Le dernier chapitre expose des changements susceptibles d’intervenir dans les trois prochaines décennies si les utilisations d’animaux demeurent inchangées ou si les droits de ces derniers sont étendus.
Certains éléments présentés dans cet ouvrage se veulent assez factuels, en particulier dans les deux premiers chapitres. Cette volonté contraste avec le ton de la préface de Périco Légasse, qui, dès la première phrase, nous annonce la couleur : « C’est à la consommation de viande que je dois mon humanité. » Nous n’en saurons pas plus, la suite de la préface oscillant entre fierté d’être omnivore et mystique sacrificielle : « Lorsque je partage une volaille fermière, une épaule d’agneau ou une côte de bœuf avec des amis réunis autour le table (sic), je veille à ce que l’assistance honore l’animal sacrifié », écrit Légasse. Nul doute que l’animal « sacrifié » lui sait gré de ces précautions.
Dans son introduction, l’ouvrage s’interroge sur le « discours culpabilisant » des militants de la cause animale, qui, certes, « contribuent sans doute à réduire les brutalités inutiles ». Le bât blesse assez rapidement : « mais de là à dire que nous, mangeurs de viande, nous en serions responsables parce que nous consommons les produits de ces établissements ! ».
Il est étrange de s’étonner de ce fait pourtant assez simple à comprendre. C’est la loi de l’offre et la demande : oui, lorsque nous achetons de la viande, nous avons une part de responsabilité dans le problème. C’est la logique même de la consommation, et la raison d’être du boycott.
Les auteurs reviennent sur la diffusion des images d’abattoirs : « n’est-il pas outrageux de laisser penser, par ces tapages occasionnels, que les professionnels missionnés pour tuer des animaux – et rien que des animaux – sont tous des salauds ? ». Si, mais à l’exception d’une frange minoritaire et vertement critiquée par une bonne partie des animalistes, personne ne le fait. Au contraire, même : L214, l’association à l’origine de ces images, dit très clairement le contraire. Qu’on lutte contre un système, pas contre des gens. Passons sur le « rien que des animaux », qui ne peut que faire frémir un antispéciste.
Quid d’une société où l’on garantirait « une vie et une mort douces pour chaque bête parmi les dizaines de milliards d’animaux dont nous avons besoin chaque année » ? La réponse des auteurs est sans appel :
Les idéologues antiviandes nous bassineraient encore. Parce que, soi-disant, il est mal de tuer. Or, depuis que l’homme est homme, il tue pour se nourrir. Combien d’autres espèces animales ne le font pas ? Il est normal, pour l’être humain, de faire cela. Il lui est naturel de manger de la viande, et le plaisir que cet acte lui procure est tout aussi naturel. Laissons-nous le droit de garder un pied dans la nature, que diable !
Utiliser comme argument le fait que ça se pratique « depuis que l’homme est homme », ce n’est pas seulement proscrit de toutes les copies d’élève depuis que l’homme est homme, c’est aussi un paralogisme que l’on nomme « l’appel à la tradition ». Vu que l’ancienneté de quelque chose n’est aucunement un indice de moralité, on ne peut s’en servir pour justifier quoi que ce soit. Quant au caractère « naturel » de la chose… C’est un autre paralogisme, « l’appel à la nature ». Quoi que veuille dire « nature », d’ailleurs. Je ne le sais pas. Cela dit, ce paragraphe a le mérite de résumer assez bien une autre idéologie, le carnisme : la viande serait quelque chose de « normal, naturel et nécessaire ».
Heureusement, le texte nous surprend un peu plus loin grâce à un regard plus scientifique et rationnel sur la façon dont on traite les animaux :
À la lumière des connaissances scientifiques et de leurs perpétuelles mises à jour, nous pourrions trancher de façon plus consensuelle sur ce qui est convenable et sur ce qui ne l’est pas. Après avoir interdit à quiconque de molester son chien, nous ferions raisonnablement passer la morale et la science avant la tradition. Et peut-être nous résoudrons-nous alors à prohiber l’ébouillantage de crustacés vivants ou le gavage de canards, par exemple, parce que ça leur fait trop mal.
Il est heureux de voir que les auteurs mettent en avant les recherc… Ha ! Au temps pour moi, tout cela est balayé dans le même paragraphe par une analogie boiteuse : « Mais, quand même ! Les lions prennent-ils des gants avec les gazelles ? »
Les lions se lèchent pour se nettoyer, tant qu’on y est. Il paraît raisonnable de penser que ce n’est pas parce que le lion le fait que l’humain doit nécessairement le faire. Pas simplement parce que l’humain n’est pas un lion, mais aussi parce que « l’ordre naturel » n’est pas quelque chose de prescriptif. S’il existe, il est descriptif.
Ce chapitre, principalement historique, nous entraîne dans un voyage auprès de l’animal depuis le Paléolithique (gibier) jusqu’à aujourd’hui (collaborateur junior en CDD). C’est l’occasion de mettre en doute certaines idées reçues, comme le fait que la consommation de viande soit la cause du développement du cerveau humain, alors qu’elle « pourrait aussi en être une conséquence ».
On lit notamment que la chasse a procuré aux humains, outre la viande ou les peaux, la possibilité de développer la sociabilisation, la compagnie ou l’étonnement. Et qu’au Néolithique, alors qu’auparavant les chasseurs étaient très respectueux des animaux – qui n’étaient sans doute pas considérés comme « présents [sur la Terre] pour l’homme » – les relations avec ces derniers ont changé. L’homme s’est éloigné des animaux sauvages et a diversifié les utilisations des animaux domestiques. « L’animal est inscrit au fondement de nos sociétés. » C’est vrai.
Les auteurs citent deux grands basculements de l’humanité : la naissance de l’agriculture (dont l’élevage) et la révolution industrielle. Le second est lié à ce que la paléontologie nomme « événements de grande extinction » (ELE en anglais) : des événements majeurs dans l’histoire de la biosphère, comme la disparition des dinosaures, et, donc, ce que nous sommes en train de faire à la planète. La place des produits carnés dans cet ELE, produits qui avaient jusqu’alors peu d’incidence écologique, est selon les auteurs à préciser.
La domestication est-elle un mal ? Voici ce qu’en disent les auteurs :
L’idée qui prévaut chez les « libérateurs des animaux » est que l’élevage (et, plus généralement, la domestication) est uniquement un rapport d’exploitation, une mise en esclavage. Selon une autre vision, moins unilatérale, les animaux ne sont pas des victimes impuissantes qu’il faudrait libérer du joug humain : la domestication est réalisée avec eux, à partir de relations intensifiées par eux et par les êtres humains, puis renforcées intentionnellement par ces derniers. […] L’approche de la domestication sous le prisme de la domination tend à ignorer le fait que les relations entre humains et animaux sont essentiellement des relations de travail. Pour les paysans, les animaux sont d’abord des partenaires de travail.
Dans la recension des utilisations d’animaux, les auteurs distinguent « celles qui tirent profit du corps des animaux » (productions alimentaires ou cosmétiques…) et « celles qui les impliquent dans une relation de travail » (élevage, transport…). Si la frontière est assez floue a priori, elle l’est à mon avis aussi une fois cette recension lue. Il semblerait que la relation de travail apparaisse quand on sollicite les animaux pour leurs compétences et (ou ?) quand ils y trouvent à leur tour des bénéfices (nourriture, protection…). Restent pas mal de zones grises, notamment la principale : la viande, production alimentaire et produit de l’élevage. Puisque cet ouvrage se concentre sur la viande, il nous propose un peu plus d’éléments de réflexion.
Qu’est-ce que la viande ? C’est « un tissu musculaire qui a subi des transformations structurales et biochimiques au cours des phases de rigidité cadavérique et de maturation. Selon le Codex alimentarius de 2005 (une publication de l’ONU), la viande correspond à toutes les parties d’un animal destinées à la consommation humaine ou jugées saines et propres à cette fin ». Elle est l’aliment le plus désiré et le plus craint à la fois : « elle est désirée parce qu’elle est supposée rendre fort. […] La crainte est […] surtout d’ordre moral : tuer suscite un sentiment de culpabilité, et manger la chair d’un animal qui nous ressemble un peu nous rapproche du cannibalisme, un tabou presque universel. »
Il semblerait qu’il y ait pour les auteurs une bonne viande et une mauvaise viande, ce qui donne davantage de sens à la distinction tirer profit/relation de travail. L’ouvrage donne l’exemple de deux agriculteurs qui s’occupent d’une ferme de 200 ovins. Ils veulent donner à leurs animaux les meilleures conditions de vie possibles. On peut s’interroger sur le sens de « possibles », dans un contexte où les animaux sont de toute façon tués. En outre, la prévention des maladies repose sur l’alimentation et l’homéopathie, pratique pseudo-scientifique qui n’a jamais démontré d’efficacité supérieure à un placebo. Améliorer la prévention des maladies grâce à des choses qui fonctionnent réellement augmenterait le bien-être des animaux. Bref : il y a selon moi encore des efforts à faire pour s’approcher des « meilleures conditions de vie possibles ».
On apprend avec surprise que dans la ferme des 200 ovins citée « le taux de mortalité des agneaux est inférieur à 5 % (moins de 5 animaux sur 100 meurent chaque année, en moyenne), tandis que le taux de mortalité moyen était de 16 % en France, en 2012, selon les Réseaux d’élevage ovin, et ce chiffre augmente depuis plusieurs années ». Cela est tout de même un peu cynique quand on y pense : le taux de mortalité de l’ensemble des animaux, rappelons-le, est plus proche des 100%, étant donné qu’on les tue pour les manger.
Le cynisme continue :
Les agneaux naissent à la période la plus naturelle, entre la mi-mars et la mi-avril, et font leurs premiers pas hors de la bergerie à l’âge d’un mois. Ils sont sevrés naturellement au bout de six mois, ce qui ne génère pas de « deuil » (stress) de sevrage chez la mère. Ces « tardons » (agneaux de printemps élevés sous la mère) sont tués à 8 mois au moins, après avoir profité de l’été.
Après avoir profité de l’été. Quelle munificence.
Quand les brebis ne procréent plus ou ne participent plus activement à l’élevage des agneaux, elles ne sont pas systématiquement tuées, contrairement à ce qui se passe dans les élevages conventionnels : [les agriculteurs] gardent au moins celles avec lesquelles ils ont développé des liens.
N’en jetez plus.
Quid des voix discordantes ? Des personnes qui se poseraient des questions de justice derrière ce traitement des animaux ? « Quant à ceux qui leur lancent “Mais alors, comment pouvez-vous tuer ces animaux ? C’est cruel !”, Murielle et Stéphane répondent : “Non, pour nous, ça ne l’est pas. Si nous ne les élevions pas pour finalement les tuer, il n’y aurait plus de tels animaux”. »
D’une part, ce n’est pas nécessairement vrai. Dans un monde sans élevage, certaines races disparaîtraient probablement, certes. Mais pas toutes. D’autre part, et surtout, et alors ? Les animaux, comme les humains, n’encourent pas de préjudice du fait de n’être pas nés. Pour souffrir, pour être victime d’une atteinte à ses droits ou ses intérêts, il faut exister. Un être potentiel n’existe pas. Et il n’y a pas de valeur particulière à apporter à l’existence d’une race ou d’une espèce en particulier non plus.
Commentant la thèse selon laquelle il serait bon, ou indifférent, de faire naître des animaux heureux, pour ensuite les tuer et les remplacer par d’autres animaux heureux, le philosophe Nicolas Delon conclut à la « fragilité de l’appel au bienfait de l’existence pour justifier le remplacement » :
Premièrement, parce que vaches et truites ne subissent pas de tort personnel en n’étant pas mises au monde, bien que leurs vies puissent être bonnes ; deuxièmement, parce que les raisons impersonnelles dépendent de l’existence des raisons personnelles, c’est-à-dire d’êtres pour lesquels des choses sont bonnes. Or, un monde plus peuplé d’animaux heureux ne serait meilleur, du seul fait qu’il en contiendrait plus, pour aucun d’eux. Nous avons donc de plus fortes raisons de laisser vivre les animaux que de les tuer pour pouvoir en créer d’autres 1.
Les auteurs d’Encore carnivores demain ? nous rappellent que la FAO « estime que l’ensemble des terres cultivables suffirait, dans les prochaines décennies, à fournir aux humains une alimentation exclusivement d’origine végétale, malgré la croissance démographique ». Ils reviennent aussi sur certains propos concernant la viande et son coût environnemental, et il est vrai qu’il existe des arguments très exagérés dans ce que l’on peut entendre ou utiliser.
Nombre d’articles rapportent que l’élevage mobilise 70% des terres agricoles, arables ou non ; c’est vraisemblable. Ils accréditent aussi l’idée que ce haut pourcentage d’utilisation des terres soit largement responsable de la faim dans le monde ; c’est beaucoup plus contestable.
L’argumentaire « antiviande » relatif à la santé est également étudié par cet ouvrage :
Il est vrai […] que les études épidémiologiques, toujours plus poussées, découvrent ou confirment les effets potentiellement néfastes de la consommation de viande – bien souvent sans préciser laquelle –, et d’aucuns en profitent pour étayer leur message antiviande. Or, cela fait longtemps qu’on connaît de tels effets et, comme pour bien d’autres choses, ce qui fait le poison, c’est avant tout la dose !
Oui, la dose fait le poison, c’est tout à fait vrai. D’un point de vue purement nutritionnel, il faut avoir un régime équilibré, végane ou pas, voilà tout.
Toujours au chapitre « santé », les auteurs écrivent :
Il apparaît qu’inciter ou forcer les populations à consommer seulement des produits d’origine végétale pourrait aggraver certains troubles du comportement alimentaire. En tout cas, une modification de régime sera d’autant mieux tolérée qu’elle interviendra lentement. En effet, certains médecins nutritionnistes ont observé une fréquence relativement élevée de carences en vitamines B12 ou D et parfois en fer chez les personnes qui passent brusquement d’un régime carné à un régime végétarien.
Ce paragraphe aurait pu être écrit au sujet de n’importe quel régime alimentaire. De manière générale, passer brusquement d’un régime à un autre demande adaptation et information, pour ne pas développer de carences. L’exclusion des produits d’origine animale de son alimentation ne fait pas exception. Il est vrai qu’en France, les pouvoirs publics n’aident pas beaucoup à avoir de bons repères nutritionnels pour les régimes végétarien et végétalien, et c’est ça le réel problème : les personnes ont plus de mal à trouver les bonnes informations et à choisir les bons produits. Mais en tout état de cause, rappelons qu’un régime végétarien ou végétalien bien suivi est adapté à tous les âges de la vie 2. La seule supplémentation spécifique nécessaire (pour les végétaliens) est la vitamine B12 (qui est ajoutée de toute façon à l’alimentation des animaux d’élevage). La supplémentation, ce n’est pas un gros mot, et on le fait aussi pour les produits d’origine animale : lait de vache supplémenté en fer ou en iode par exemple. Quant à la vitamine D, presque tout le monde en manque sans supplémentation, végé ou pas végé.
Le texte s’attaque aussi au soja et aux problèmes qu’il causerait. Ces problèmes supposés sont complètement farfelus : la science est claire sur ce point. Hors cas d’allergie, le soja ne pose pas de problème3.
Quid du bien-être animal ? Les auteurs distinguent l’industrie animale, d’une part, c’est-à-dire l’élevage industriel, et les autres élevages d’autre part (traditionnels, paysans…). La situation serait bien différente dans les deux cas :
L’élevage désigne l’ensemble des moyens par lesquels on élève des animaux. On élève des enfants, on élève des élèves… on élève des animaux. C’est-à-dire qu’on les fait naître, on les fait grandir, et surtout on les accompagne (de même racine latine que compagnie et compagnon, qui partage le pain) vers un statut considéré comme supérieur : on les conduit individuellement à produire et à s’épanouir. Dans l’industrie animale, ceux qui font naître les animaux sont rarement ceux qui les nourrissent ; si ceux qui les nourrissent sont souvent ceux qui les font produire, à cause de leur nombre et de l’impératif du productivisme, ces hommes et ces femmes n’ont pas le temps de les accompagner. […] On peut considérer que les « vrais éleveurs » sont les accompagnateurs.
L’esprit très terre-à-terre qui est le mien a du mal à trouver une quelconque consolation dans le fait que les victimes ont été « accompagnées » par les mêmes personnes de leur naissance forcée jusqu’à leur mort contrainte. Cela a sans doute un effet positif contextuel sur leur bien-être : je le crois volontiers. Mais la destination est la même, et le chemin est grosso modo le même également. Cela relève de la même logique que l’argument selon lequel les éleveurs aiment leurs bêtes. Bien entendu qu’une grande partie des éleveurs aiment leurs bêtes. Mais peu importe les sentiments derrière un acte : ce qui compte, c’est l’acte lui-même. En outre, que la situation dans « l’industrie animale » soit pire ne rend pas bonne la situation des élevages traditionnels. Cela la rend… moins pire ?
La différence entre l’industrie animale et de plus petits élevages concerne aussi les conditions de travail. Et c’est surtout dans le cadre de « l’industrie animale » que la situation est affreuse, expliquent les auteurs :
Des enquêtes sociologiques montrent qu’en général cette ambiance est également sinistre, voire très pénible, pour les femmes et les hommes qui engraissent les animaux, parce que leur travail est routinier et pressé, parce que « ça pue là-dedans », parce qu’ils reçoivent de plein fouet la morosité des animaux… Et encore, parler seulement de « problèmes d’ambiance » et de « morosité » dans le milieu industriel ne vaut guère que pour les situations les meilleures : un quidam qui découvrirait, après avoir visité un élevage de porcs artisanal, l’enfermement des animaux et les mutilations qu’ils subissent dans une porcherie industrielle standard, parlerait très probablement de maltraitance et de souffrance, une souffrance animale qui touche ces femmes et ces hommes.
D’où l’intérêt, encore une fois, de changer de modèle. Je pense que les animalistes et les auteurs de cet ouvrage sont au moins d’accord sur ce point. Mais en tout état de cause, ces « petits élevages » sont anecdotiques et absolument pas généralisables : il serait impossible de nourrir la planète dans ces conditions. Le mythe de l’élevage heureux sert bien souvent, malheureusement, d’alibi pour ne pas trop penser à la réalité actuelle de l’élevage.
Quelques définitions présentent les postures à l’égard des animaux :
L’animalisme est une attitude qui considère les animaux en tant qu’individus sensibles et qui, à ce titre, vise à les préserver des entraves ou des souffrances que les humains sont capables de leur infliger. Il remet en cause la vision classique de l’animal en tant que machine, à la manière de René Descartes, et en tant que ressource naturelle dont l’homme peut disposer à sa guise.
À cet égard, l’animalisme est un peu une extension de l’humanisme au monde animal. Précisons également qu’outre l’animalisme, une autre posture considère les animaux en tant qu’individus sensibles : la science.
Les auteurs reviennent ensuite sur les différences entre abolitionnisme et welfarisme, ainsi que sur le déontologisme de Tom Regan, l’utilitarisme de Peter Singer et la théorie des capabilités de Martha Nussbaum.
Un sous-chapitre au titre très mesuré (« De la critique philosophique à la croisade végane ») traite notamment des effets de la modernisation :
Les Trente Glorieuses (les années 1950, 1960 et 1970) ont connu un changement important dans notre relation quotidienne aux animaux et au sein du processus d’industrialisation de l’alimentation amorcé un siècle plus tôt : la disparition, dans notre paysage, de la mise à mort des animaux. Parce que les petits abattoirs situés au cœur des cités ne pouvaient plus absorber l’augmentation des flux d’animaux imposée par la demande croissante, il fallait en construire de plus gros, mieux placés pour le transport routier. L’aubaine était belle pour les reléguer en périphérie de nos lieux de vie sociale.
[Et aujourd’hui encore] l’évaporation, dans la consommation de viande, de la conscience de la mise à mort des animaux apparaît d’autant plus forte que la grande distribution a désincarné la viande elle-même, en la plaçant en barquettes, sous blister, en morceaux posés sur des lingettes qui absorbent, pour le cacher, le liquide rouge pris à tort pour du sang.
Que l’on nous cache la réalité derrière la production de viande, c’est une évidence. C’est justement ce manque de transparence que les enquêtes dans les abattoirs tentent de palier.
Quid du spécisme et de l’antispécisme ? Voici ce que les auteurs en disent :
La source principale des critiques adressées à l’antispécisme apparaît lorsqu’on pousse sa logique « jusqu’au bout », c’est-à-dire quand on la met à l’épreuve des réalités de notre vie avec les animaux. En l’occurrence, si l’on voulait éliminer la cruauté de l’homme envers tout animal et supprimer ses discriminations d’espèces, la seule solution serait de le priver de toute relation avec des animaux. Ne serait-ce pas là une nouvelle discrimination, très radicale, et même une source de cruauté envers les humains qui vivent avec des animaux, ou envers des animaux domestiques auxquels la présence humaine est clairement profitable, voire vitale ?
Nous resterons sur notre faim, les auteurs n’expliquant pas pourquoi l’antispécisme impliquerait de nous priver de toute relation avec les animaux. La suite de l’argumentation reposant sur ce postulat, c’est dommage.
Soit on ne fait rien d’autre que de tenter d’empêcher la reproduction des animaux domestiques (au risque de ne plus en voir un seul dans un futur pas très lointain) pas facile ! Soit on les abandonne dans la nature – pas gentil ! Soit on cesse de les utiliser aux fins pour lesquelles leur espèce a été façonnée depuis des siècles ou des millénaires – et c’est un peu comme les abandonner ! Dans tous les cas, accessoirement ou gravement, des hommes et des femmes en pâtiront aussi.
Passons sur le dernier scénario, qui n’a pour moi pas vraiment de sens – en quoi cela serait-il un abandon ? Cette liste, en vrac, méconnaît le caractère graduel de la « libération animale » (ou peu importe le nom que l’on donne à cet objectif), se concentre sur l’espèce plus que sur l’individu, ignore les autres options à notre disposition…
La suite du chapitre traite des avancées ou des reculs en matière de bien-être animal, et il semble évident qu’une fois de plus, les auteurs et les animalistes partagent pas mal d’opinions quant aux progrès qui devraient être faits dans ce domaine. Là où les avis divergent, c’est sur l’objectif final, et la logique derrière l’élevage ou l’utilisation des animaux.
Il faut cependant réaliser que les stratégies de communication des uns et des autres tendent à exacerber et à opposer radicalement les différentes opinions, au point, par exemple, que manger de la viande et vouloir défendre le bien-être des animaux paraissent incompatibles. Mais le sont-elles vraiment ? Probablement pas.
Vouloir défendre le bien-être des animaux, sans doute pas, effectivement. Mais l’on peut légitimement considérer que défendre effectivement leur bien-être commence par ne pas les conduire à une mort qu’ils n’ont pas souhaitée. Or, jusqu’à l’arrivée d’alternatives de synthèse, la viande suppose la mort d’animaux.
Les auteurs envisagent quatre scénarios pour le futur :
On comprend sans peine que le scénario souhaité par les auteurs est le deuxième (ou le troisième assez similaire). Ce serait sans doute déjà un progrès. Il est en tout cas « peu risqué de parier sur une extension des droits des animaux parce que les sociétés humaines n’ont de cesse de légiférer contre toutes les formes de souffrance et de mise à mort ».
L’ouvrage se termine par une préconisation sociétale :
Le choix de tout un chacun reste lié à des décisions collectives, mais celles-ci ne sont pas limitées à des couples d’options antagonistes : manger l’animal ou ne pas le manger ; utiliser l’animal ou ne pas l’utiliser... Elles portent plus fondamentalement sur notre volonté commune, inscrite dans le droit autant que dans les usages, de vivre avec les animaux. Et vivre avec, c’est élever, c’est jouer, c’est aimer ou détester, c’est collaborer, c’est utiliser et aider… ce peut être aussi tuer ou se faire tuer. Dans ce cadre, la viande peut apparaître tel un coproduit de notre riche relation aux animaux. Aussi, pourvu qu’on ne fasse pas souffrir l’animal destiné à nous nourrir, qu’il ait une vie bonne et que son élevage soit inscrit dans une gestion durable des ressources, les problèmes posés par cette utilisation pourraient relever essentiellement de la morale individuelle et cesser d’être un terreau de crise sociétale.
Le grief principal que j’adresserais à cet ouvrage est la légèreté avec laquelle il écarte la question de la mort des animaux. Je ne peux que rejoindre les auteurs quand ils dressent le portrait de l’effrayante industrie animale, source de souffrances pour les animaux et les humains qui y travaillent, et aberration écologique. Et, à dire vrai, je préfère quand les opposants des animalistes sont au moins d’accord avec eux sur le fait que l’industrie animale est une abomination.
Mais là où je considère que la mise à mort est elle-même une souffrance et une atteinte évitable aux intérêts des animaux, eux considèrent qu’on peut « bien tuer », sans jamais vraiment expliquer pourquoi. « Bien mourir, c’est avant tout avoir bien vécu. » Pourquoi ? Toute la logique des auteurs ferait frémir si elle était appliquée à des humains. Or, même si les humains sont des animaux différents des autres (comme tous les animaux), la capacité de souffrir ou la sensibilité, caractéristiques pertinentes ici, sont partagées également par les cochons, les vaches ou les poulets. En somme, il faut, je pense, être spéciste pour adhérer à certains arguments de cet ouvrage.
Nombre d’arguments relèvent selon moi davantage de la rhétorique que de la logique. Parler de relation de travail, d’accompagnement de l’animal que l’on élève, cela nécessite déjà de souscrire à un certain nombre de thèses qui ne sont pas assez détaillées dans l’ouvrage à mon sens, et quand bien même : en quoi tout cela justifie-t-il la mise à mort ? En quoi cela justifie-t-il un certain nombre d’autres actes, inévitables même dans les « petits » élevages (insémination forcée de la vache laitière, élimination des mâles ou des femelles poussins…) ?
Jocelyne Porcher, à la fin de l’ouvrage, résume en fait parfaitement la logique sous-jacente de l’ouvrage : « si nous voulons vivre avec les animaux, alors acceptons et assumons que leur mort est – le plus tard possible, pour le moins d’individus possible et le plus dignement possible – une conséquence inévitable de notre relation. »
Ce qui est évident pour elle ne l’est en tout cas pas pour moi, et je n’ai pas trouvé dans ce livre de démonstration convaincante.