La rédaction entière des Cahiers – c’est-à-dire Yves et David – s’est rendue l’été dernier en Espagne pour participer à la « Deuxième rencontre intergalactique contre le néolibéralisme et pour l’humanité », impulsée par les Indiennes zapatistes en lutte au Mexique. Yves, qui s’était fortement engagé dans l’organisation de cet événement, avait obtenu que s’y tiendrait parmi les tables de discussions une « sixième table », « Contre toutes les formes d’exclusion et de marginalisation », regroupant des thèmes moins classiques comme la question des handicapées, des prisonnieres politiques, des immigrées, des enfants et des animaux non humains. Nous publions tout d’abord ci-dessous des extraits du texte de motivation qui avait été présenté par Yves pour la tenue de cette table, suivi des conclusions qui furent émises par la sous-table sur l’antispécisme.
Avec nous se trouvait une petite dizaine d’amies lyonnaises, antispécistes ou sympathisantes. L’ensemble des rencontres s’est plutôt bien passé, et en particulier la sous-table antispéciste de la table 6, comme en témoignent ses conclusions. Cependant, il était clair que l’ensemble des militantes était très loin d’être acquis à la cause antispéciste – la plupart n’en avait jamais auparavant entendu parler. Il y eut par ailleurs de nombreuses « magouilles » destinées, comme d’habitude, moins à argumenter contre les antispécistes qu’à étouffer la question.
Le dernier jour de la rencontre, les Lyonnaises furent violemment prises à parti par un certain nombre d’« antifascistes » principalement allemandes, farouchement opposées aux idées de Peter Singer. On tenta de nous faire exclure de la rencontre, au motif que les positions de Singer, sur les humaines handicapées en particulier, seraient fascistes. On nous refusa toute possibilité de répondre à ces accusations.
Rentrées à Lyon, les Lyonnaises, passablement traumatisées par l’événement, rédigèrent deux brochures en réponse à nos agresseurs/ses – en signant « Comité La manipulation verbale », reprise ironique d’une accusation lancée contre nous. On trouvera à partir de la page 35 trois extraits de la première de ces brochures, intitulée Agression à AntifascistLand [*]. Le premier extrait est une chronologie des événements ; les deux autres abordent le fond du débat.
Proposition à la réunion européenne de Prague (mars 1997)
préparatoire à la Deuxième Rencontre Intergalactique
La politique a été inventée comme telle par les Grecs - par les propriétaires grecs - pour régler entre eux à l'amiable leurs problèmes de dominants.
La politique, la discussion, la démocratie, la liberté grecques étaient une politique, une discussion, une démocratie, une liberté de dominants. Tous ceux, toutes celles qu'ils tenaient sous leur coupe, dont ils étaient propriétaires, ou qui étaient des citoyens de seconde zone, en étaient exclues : les métèques, mais surtout, les femmes, les esclaves, les enfants et les autres individus sensibles non humains.
Leur politique, leur démocratie, leur liberté impliquaient l'asservissement des autres.
Nous allons nous rencontrer pour discuter démocratiquement et librement, en vue de changer le monde et d'établir une véritable démocratie, une véritable égalité et une véritable liberté. Nous allons nous réunir parce que nous sommes opprimées par un système qui bénéficie à d'autres (parfois à nous-mêmes aussi), le néolibéralisme. C'est la lutte contre ce système qui nous réunit. Mais ce système affecte tout autant les individues dont nous sommes propriétaires, comme les enfants humaines ou les autres êtres sensibles d'autres espèces ou encore les femmes, et les diverses autres discriminées, les handicapées, les "idiotes", les asociaux/asociales, etc.
Et nous pouvons très bien nous réunir contre le néolibéralisme, et peut-être en triompher, et créer un monde où les propriétaires seront égaux et libres, un monde de justice, de liberté, d'égalité et de fraternité, un monde de démocratie, qui sera encore et toujours construit sur la négation des intérêts des autres.
Contre le néolibéralisme et pour l'Humanité... les femmes tentent (et parviennent difficilement) de se faire entendre dans ce concert d'hommes. Les indigènes sont à l'origine du mouvement, mais restent très minoritaires/minorées. Les "mineures" sont carrément absentes, exclues absolument et non prises en compte comme opprimées/dominées/exploitées spécifiques. Les victimes des autres diverses discriminations (vieux/vieilles, handicapées physiques, "malades" mentales, immigrées, homosexuelles, "criminelles"...) n'ont pas la place pour formuler, communiquer et analyser ce qu'est leur vie dans ce monde. Les non-humains, eux, ne sont de toute façon pas même incluables a priori : la Rencontre est "pour l'Humanité" : qu'on se le dise !
Que chacune laisse un instant de côté ses sentiments, ses justifications, son idéologie, ses catégories de pensée, et s'attache à l'individue sensible et essaye d'imaginer un moment, selon sa force, ce que vit une "mineure" d'être sous tutelle pendant 10 à 20 ans, ce que vit une "criminelle" dans sa geôle, ce que vit une femme d'être propriété du mari ou du père, ce que vit une vieille au rencart dans un monde qui n'est plus le sien, ce que vit le non-humain gardé en cage pour finir égorgé, etc.
Si nous ne voulons pas être un énième regroupement de dominantes luttant sous couvert d'universalisme pour nos seuls intérêts de propriétaires plus ou moins spoliées par le système actuel, posons le problème des autres : de tous ceux, toutes celles qui sont victimes d'autres systèmes d'exploitation que directement ou uniquement capitaliste.
Nous proposons donc que, joint aux autres tables (dont la table Femmes qu'exigent les féministes), existe une table Dominations/Discriminations/Exclusions, qui réfléchisse sur les interrelations des modes dits "précapitalistes" de domination (comme le patriarcat...) entre eux et avec le capitalisme, ainsi que sur l'éthique et son rapport à la politique : sur l'utopie que nous voulons mettre en avant.
Nous proposons que le mot d'ordre de cette nouvelle rencontre intergalactique soit : contre toutes les oppressions
et que à côté de la table Patriarcat/Femmes existe une table sur ce thème.
(non définitive et non exhaustive)
Sous-tables spécifiques :
indigènes ; racisme/immigrées ; patriarcat/ enfants "mineures" ; patriarcat/diverses sexualités ; discrimination/ségrégation des vieux/vieilles ; la question des criminelles, l'idéologie de la culpabilité ; les handicapées, les hors-rapports-sociaux et/ou économiques ; spécisme/les autres êtres sensibles, non humains ; la main-mise du collectif sur l'individu.
Sujets autres qui devraient être traités :
l'éthique : morale et moralité, éthique et politique ; interrelations et articulations entre les diverses formes d'oppressions, et entre les diverses luttes.
Nous proposons que, tout comme celui de la place des femmes dans ce monde, ces différents thèmes figurent également, et nécessairement, comme sujets abordés par toutes les autres tables de discussion.
Ne pas vouloir prendre en compte la situation des dominées diverses que nous tenons sous notre joug, qui de plus bien souvent sont ceux et celles qui pâtissent le plus du néolibéralisme, c'est se refuser à vouloir un monde sans dominations, un monde juste.
Qu'en pensez-vous ?
Yves Bonnardel
« Contre toutes les formes d'exclusion et de marginalisation »
Sous-table « Spécisme et libération animale »
La question animale est une question éthique et politique. Les animaux sont des individus qui, comme les humaines, peuvent jouir et souffrir. Parce qu'ils ne sont pas humains, et il s'agit de l'unique raison qui est donnée en fin de compte, nous ne prenons pas en compte leurs intérêts propres. Nous appelons cette discrimination : spécisme.
C'est une discrimination arbitraire qui a des conséquences terribles, aggravées aujourd'hui par le néolibéralisme dans des proportions incroyables (nous pensons particulièrement aux individus élevés et/ou consommés pour notre alimentation et à ceux qui sont victimes d'expérimentation).
Selon l'idéologie néolibérale, il faut toujours consommer plus. Le système traditionnel déjà ne prenait aucunement en compte les intérêts des animaux, mais la situation a empiré actuellement dans une mesure très importante due à ce néolibéralisme consumériste.
Le système économique mondial fait pression pour développer l'exploitation intensive, augmentant ainsi la production comme la consommation.
C'est pourquoi le mouvement de libération animale doit se renforcer pour lutter contre le monstre du néolibéralisme. Si nous continuons à ne pas considérer les intérêts des animaux, la situation continuera d'empirer, et nous arriverons à ne vraiment plus les considérer qu'économiquement. Le néolibéralisme provoque déjà une exploitation meurtrière des êtres humains, mais qui est encore plus massive pour le reste des animaux sensibles.
Dans la société néolibérale, dans laquelle la liberté des individus est foulée aux pieds, où tout est marchandise, les êtres sensibles non humains sont considérés comme des produits de consommation. On les prive d'une vie satisfaisante, ils naissent comme nourriture à notre service, sont objets de consommation : des produits considérés sur la base de leur valeur productive et reproductive. Ils sont élevés dans des fermes dans lesquelles, avec une alimentation intensive et dans des espaces très réduits, ils sont engraissés, utilisés et tués. On ne leur permet pas non plus une reproduction normale, et ils sont fécondés artificiellement. Beaucoup sont utilisés pour l'expérimentation dans les laboratoires et cela constitue aussi de véritables et inqualifiables tortures.
Les nouvelles technologies comme la manipulation génétique aggravent les conditions de vie et les souffrances des animaux ; ainsi les multinationales qui se définissent elles-mêmes comme productrices de viande ont produit par exemple des variétés de vaches capables de produire 50 litres de lait par jour et des moutons qui donnent une plus grande quantité de laine par individu.
Dans un contexte où nous ne prenons pas en compte leurs intérêts, où la valeur première est le pouvoir et où le commerce est son instrument, les êtres non humains sont prisonniers, exploités et massacrés.
Actions personnelles que chacune doit entreprendre :
La chose la plus urgente, la plus immédiate et la plus facile à faire, est de refuser la consommation d'animaux. Il est important d'éliminer :
la consommation alimentaire de la chair de tout animal (de viande et de poisson)
l'utilisation des sous-produits comme le cuir, les œufs, les laitages...
Et il est également important de boycotter les produits qui ont été testés sur des animaux (produits d'hygiène, cosmétiques...).
Stratégies politiques de lutte :
faire de l'information directe sur les souffrances d'animaux, sur l'idée d'égalité et sur leurs droits à vivre une vie satisfaisante, à ne pas souffrir et à continuer à vivre ; les animaux ne sont pas des produits.
utiliser le réseau pour travailler ensemble et pour faire de l'information sur les faits et les idées.
faire des actions directes visant au sabotage économique des exploitations d'animaux et à sauver des individus.
Pour une culture contre le néolibéralisme et cette exploitation, pour une culture véritablement égalitaire, notre lutte doit considérer aussi cette situation de domination de l'espèce humaine sur les individus des autres espèces.
Nous tous qui sommes contre le néolibéralisme et contre toutes les formes de discriminations arbitraires, nous devons prendre conscience de cette oppression et lutter pour son abolition.
Almuñecar, le 1er août 1997
[*] Disponible à l'adresse des Cahiers, pour 10F port compris ; tout comme la seconde brochure, Pour une politique sans peur.