Présentation du numéro 28
Parce que développer une vision inclusive de tous les sentants est un long chemin et qu'il faudra pour le parcourir mobiliser beaucoup d'énergies et d'intelligences, nous consacrons ce numéro à trois auteurs – différents par leurs sources d'inspiration – mais qui chacun participent à cette pensée libre et vivante qui est tout le contraire de la répétition des idées convenables dans la niche sociologique où l'on vit, ou de la prétention à tout inventer dans l'ignorance de ce qui a déjà été pensé.
Le premier, Andrew Linzey, est un théologien qui s'élève contre l'interprétation anthropocentrique du message évangélique. Il est un acteur de premier plan du mouvement pour les droits des animaux et un homme qui, de l'intérieur de l'Église, œuvre en faveur d'un nouveau christianisme dans lequel les humains se donneraient pour mission de relayer l'amour de Dieu pour toutes les créatures.
De son livre Animal Gospel nous aurions pu retenir des extraits aux thèmes et au ton familiers aux militants animalistes. Nous avons préféré publier les pages les plus théologiques de son livre. C'est cela qui constitue son apport distinctif.
Savoir si sa lecture des Écritures est plus conforme à la vérité divine que celle qui a prévalu jusqu'ici est une question qui n'a de sens que pour les croyants. Mais il y a une autre vérité des religions qui celle-là vaut pour tous : la réalité des croyances et des pratiques de ceux qui y adhèrent, et l'impact de leurs transformations sur la marche du monde.
Le christianisme, dans son courant dominant, est sans doute historiquement (avec l'islam ?) la religion qui a cultivé au plus haut point l'idée d'une différence absolue entre les humains et les animaux. C'est probablement aussi celle qui a fait le plus pour dépouiller ses fidèles de tout sentiment de devoir direct envers les bêtes. Un premier pas vers cet état de fait fut peut-être franchi quand la nouvelle religion se démarqua du judaïsme en rejetant tous les interdits alimentaires [1].
Après que la religion d'amour ait œuvré pendant deux millénaires à asseoir l'indifférence et le mépris envers nos prochains non humains, on ne peut que saluer Linzey, et d'autres chrétiens comme lui, bâtisseurs d'une théologie qui en finit avec une conception singulièrement pingre de la charité. Leurs voix ont bien plus de chances d'atteindre le cœur des croyants que celles d'étrangers à leur foi.
Si l'on compte parmi ces étrangers, il y a bien sûr des pans entiers de l'approche de Linzey qu'il est impossible de faire siens, telle sa tentative de fonder les droits des animaux, ou plus généralement une approche déontologique, sur les droits de Dieu. Mais ses écrits font aussi surgir avec force des thèmes qui peuvent interpeller chacun. Un exemple en est la façon dont il se libère d'une idolâtrie de la nature dont restent prisonniers bien des athées et croyants. Chez lui, c'est la foi dans la sollicitude du créateur pour la création tout entière, et dans la promesse d'une nature réconciliée, qui permet la lucidité sur le fait qu'un mal est un mal, fût-il naturel.
Cette conscience de la souffrance inhérente à la marche ordinaire de la nature est à l'inverse une raison du refus de Peter Singer de croire en un Dieu de bonté. Nous reproduisons à la fin de ce numéro le texte de son intervention, en mars 2006, dans un colloque dédié à l'œuvre de John Stuart Mill. Plusieurs autres personnalités de la philosophie et des sciences sociales étaient au programme. L'assistance n'était pas plus animaliste ou militante que dans d'autres colloques universitaires. Pourtant, Singer fut l'orateur le plus chaleureusement applaudi par la salle. Le public a senti qu'il incarnait la philosophie vivante, celle qui s'adresse à tous et qui discute les idées en gardant à l'esprit qu'il s'agit d'éclairer les décisions que nous avons à prendre. Il discutait vraiment des idées : il ne croit pas que quelques intuitions morales rassemblées à la hâte constituent un bagage suffisant pour passer à l'action [2]. Il le faisait en cherchant sans cesse jusqu'où ces idées peuvent nous guider face à la difficulté du réel. C'était aussi une sorte de dialogue avec Mill, respectueux et familier à la fois : « Doit-on légaliser l'euthanasie ? Criminaliser le négationnisme ? Que penses-tu de l'éthique envers les animaux ? De l'écologie ? Du paternalisme légal ? … C'est bien pensé ce que tu écris là, une aide précieuse pour nous ! Sur cet autre point, désolé, je te trouve un peu faiblard… »
Dans cette conférence, il fut question des animaux, mais aussi de divers autres thèmes. Nous ne les jugeons pas hors sujet dans une revue comme les Cahiers. Il n'y a pas une éthique pour les hommes et une autre pour les bêtes. De plus, certains de ces autres thèmes touchent directement le mouvement animaliste. Le mot « utilitarisme » y fait régulièrement des incursions, dans un contexte souvent confus et passionnel. D'où l'intérêt de mettre à la disposition des lecteurs de quoi mieux situer ce dont il s'agit, et de saisir la diversité de ce courant. Le texte de Singer contient par ailleurs une longue discussion sur la liberté de pensée et d'expression. Espérons qu'elle contribue à nous protéger de la fermeture d'esprit consistant à croire que la vérité tient en quelques formules et que tous les moyens sont bons pour rabaisser ou faire taire ceux qui refusent de s'aligner sur le dogme.
Le troisième auteur dont il sera question dans ce numéro est Florence Burgat. Dans son dernier livre, Liberté et inquiétude de la vie animale (Kimé, 2006), cette philosophe explore, selon un cheminement qui lui est propre, un domaine qui, aux Cahiers, nous apparaît comme central depuis quelques années : l'énigme de la sentience, et la façon dont on n'en finit pas d'exploiter cette énigme pour tenter de réduire les animaux au statut de matière sans esprit. C'est en effet la façon la plus radicale – peut-être même la seule façon – de les exclure de la sphère de la considération morale. Parce que Florence Burgat s'appuie sur des pensées qui ne nous sont pas familières, elle nous fait entrevoir d'autres intuitions sur le propre de la vie sensible, et de nouveaux chemins pour échapper à la négation de la conscience animale.
Un mot pour finir à l'attention de nos abonnés : nous sommes conscients que de longs mois s'écoulent entre la parution de deux numéros. C'est que les membres de la rédaction ont d'autres activités que la confection de la revue. Nous sommes tout à fait décidés à en poursuivre la publication, mais ne saurions promettre d'amélioration sur les délais. Merci de votre patience passée et à venir.
[1] Les interdits alimentaires religieux, dans leur grande majorité, concernent la consommation de certains animaux ou de certaines composantes de leurs corps (tel le sang, symbole de la vie). On a pu interpréter ce fait comme le symptôme d'une conscience de la violence liée à l'alimentation carnée. Il ne s'agit que d'interprétations. Les interdits alimentaires de la Bible ou du Coran ne sont assortis d'aucune explication, et il est difficile de trouver une logique à la sélection des animaux dont la consommation est proscrite. S'ajoutent aux interdits alimentaires des rites précis relatifs à l'abattage des bêtes (présents dans le judaïsme et dans l'islam, mais absents eux aussi du christianisme). Certaines obligations sur la façon de procéder semblent clairement relever à l'origine d'une intention de limiter la souffrance, même si l'obéissance aveugle à la loi finit par empêcher l'adoption de nouvelles techniques visant le même but et réputées plus efficaces. Il est par ailleurs tentant de voir dans le rituel un moyen d'évacuer la culpabilité induite par le fait de tuer. La mise à mort des animaux à des fins utilitaires est transfigurée en offrande à Dieu, ou en acte accompli en son nom. Ainsi les musulmans doivent-t-ils invoquer le nom de Dieu au moment de l'abattage, et prononcer la formule « Au nom de Dieu, Dieu est le plus grand » pendant que le sang s'écoule. Cela paraît significatif dans la mesure où n'existent pas de cérémonies comparables pour cueillette des pois chiches ou le découpage des carottes. Quoi qu'il en soit, les interdits et prescriptions des grandes religions monothéistes semblent nettement moins favorables aux animaux que ceux de religions comme l'hindouisme ou le bouddhisme.
Sur ce thème, on peut lire Olivier Assouly, Les nourritures divines – Essai sur les interdits alimentaires, Actes Sud, 2002.
[2] Ce thème apparaît à plusieurs reprises dans ses écrits. Un texte récent sur le sujet est disponible sur Internet : Peter Singer, « Faut-il faire confiance à ses intuitions morale ? », 2007, http://www.project-syndicate.org/co...