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Cahiers antispécistes n°14 - décembre 1996

Dégénérescence, quand tu nous tiens…

Parce que les notions de décadence, de perversion et de dégénérescence sont souvent utilisées par des personnes « moralisatrices » désireuses de fustiger divers comportements « dévoyés », la tentation est grande d'y voir des concepts éthiques. En fait, il s'agit au contraire d'instruments anti-éthiques, qui visent à remplacer le jugement moral, de bien et de mal, par une échelle de plus ou moins grande réalité d'un acte ou d'une situation pourtant par ailleurs bien réels.

Prenons l'exemple de l'inceste entre soeur(s) et/ou frère(s). Un jugement éthique déclarant un tel acte mauvais aurait à se justifier, ce qui paraît difficile quand il n'y a pas de victime. La notion de perversion permet de contourner le problème en déclarant plutôt l'acte d'une certaine façon... inexistant. Ainsi, au XIXe siècle, pour expliquer la prohibition de l'inceste, on a affirmé que le frère et la soeur, vivant ensemble depuis le plus jeune âge, se connaissent trop pour éprouver une curiosité et une attirance sexuelles réciproques. Il saute pourtant aux yeux que la seule conclusion éventuelle de ce raisonnement est que l'inceste n'existe pas ; si l'inceste existe, c'est que le raisonnement pèche, pas le phénomène. Ce qui est bizarre, c'est que les auteures de l'argument savaient déjà que l'inceste existe - un peu comme si Newton, ayant appris l'existence de la lévitation, avait écrit la théorie de la gravitation universelle pour la condamner. Or ce type de raisonnement est assez typique des arguments employés contre les « perversions », etc.

Cet étrange mécanisme de condamnation par déni de réalité se trouve déjà dans les calculs que faisait Platon sur le degré de réalité d'objets pourtant bel et bien réels par ailleurs ; une chose était pour lui d'autant plus noble qu'elle était plus réelle, les seuls vrais réels étant les idées, créés par Dieu [1]. Comme on ne peut dénier totalement la réalité d'une réalité, on se contente de la placer bas sur l'échelle du réel : elle devient un fait pervers, dégénéré, une sorte d'image sans substance du phénomène vraiment vrai dont elle est censée dériver [2]. Ainsi, l'amour incestueux ou homosexuel n'est pas un vrai amour ; une Française qui ne vénère pas la France n'est pas une vraie Française ; une femme qui ne désire pas enfanter n'est pas une vraie femme ; un chat végétarien n'est pas un vrai chat. Les pervers et autres dégénérés sont projetés dans une sorte de non-être ; ils ne sont rien en plein, ils ne sont qu'autre chose mal.

Retournons à l'éthique. À moins de croire à la réalité suprême des idées platoniciennes, on doit considérer tout ce qui est réel comme l'étant « à plein titre ». Le jugement éthique ne peut donc s'appuyer que sur les caractéristiques propres de l'objet à juger. On peut, bien sûr, comparer deux objets différents, par exemple deux actes possibles entre lesquels on doit choisir, mais en jugeant d'abord chacun en lui-même, sans faire a priori de l'un le modèle dont l'autre serait une copie, nécessairement imparfaite. Les notions de perversion, etc. s'appuient au contraire par leur fonctionnement même sur une norme fixée au départ ; c'est pourquoi elles sont foncièrement réactionnaires, remplaçant l'éthique par un impératif de conformité à une Idée (réputée) immuable. Il n'est pas étonnant qu'elles soient à la base des délires hitlériens de pureté, des fantasmes normatifs médicaux et des objections naturalistes contre l'antispécisme.

La réalité évidemment est que cet idéal est une invention humaine, correspondant aux choix et aux volontés de qui le met en avant. On dit ainsi souvent des animaux familiers qu'ils sont dégénérés, car ils ont perdu leur autonomie, ne savent pas par exemple trouver leur propre nourriture. En réalité, un chat familier donné n'a généralement pas perdu son autonomie, étant né en appartement. Si on parle de perte, et de dégénérescence, c'est qu'on se réfère à un modèle - le Chat sauvage, voire l'Animal - qui n'a materiellement aucun rapport avec l'individu concerné mais dont il serait la copie ; cette copie serait mauvaise, dégénérée, parce que l'Animal, défini en opposition à l'Homme, est un être de nature, donc sauvage. La critique de l'existence des animaux familiers, souvent présentée sous un jour animaliste, a ainsi comme fonction réelle de sauvegarder le respect dû à un certain idéal, l'Animal, et avec lui l'opposition spéciste centrale Homme/Animal.

Qu'en est-il si à l'inverse on adopte un point de vue éthique ? Un chihuahua vit bien en appartement, mieux qu'en pleine forêt. Il ne saurait se nourrir seul. Conclusion : il vaut mieux qu'il vive en appartement plutôt qu'en forêt, et que des humaines le nourrissent. Un loup vit mal en appartement, et sait se nourrir seul. Donc il vaut mieux qu'il vive en forêt et se nourrisse seul. Quant à savoir s'il vaudrait mieux « dédomestiquer » les animaux familiers, que disparaissent les chihuahuas au « profit » des loups, cela supposerait :

1) que le problème se pose réellement en ces termes, c'est-à-dire qu'un chihuahua de moins en appartement permet un loup de plus dans la forêt, ce qui est douteux ;

2) que l'on sache que le loup en forêt est plus heureux que le chihuahua en appartement, ce qui est discutable.

L'idée de « dégénérescence » sert tout particulièrement à l'encontre de la remise en cause de la prédation ; elle se présente souvent sous un vernis scientifique. De fait, quand on change les conditions de vie d'une population, les caractéristiques des individus changent elles aussi au fil des générations. Rien ne permet de dire a priori qu'il s'agit d'un mal, a moins d'établir a priori la situation héritée du passé comme modèle. En particulier, les éventuelles « qualités » perdues ne sont généralement perdues que parce qu'elles ne servent plus à rien, c'est-à-dire ne sont plus des qualités. Si les gazelles, n'étant plus poursuivies par les lions, deviennent moins rapides à la course, on ne voit pas où est la perte, sauf peut-être esthétique, c'est-à-dire à nos yeux. Justifier les massacres au nom de l'esthétisque, cela fait plus penser à Néron qu'à un raisonnement éthique.

JEU - JEU - JEU - JEU - JEU - JEU - JEU - JEU

En croyant photographier un chat et une souris, le photographe a commis deux erreurs. Cherche-les.


Réponse :

Le photographe s'est trompé gravement. Un vrai chat serait, conformément à sa nature, en train de déchiqueter la souris. Une vraie souris serait, conformément à sa nature, éventrée, terrorisée et mourante.

Ces deux « animaux » - mais sont-ils encore dignes de ce nom ? - ont perdu leur essence. Le plus triste est sans doute qu'ils sont à ce point pervertis qu'ils ne s'en rendent probablement même pas compte eux-mêmes et croient mener une vie - mais peut-on encore appeler cela une vie ? - tranquille et joyeuse.

Il s'agit certainement encore de deux victimes des antispécistes !

[1] Platon condamne par exemple les artistes, auteurs d'une « production éloignée de la nature de trois degrés, (...) de trois degrés du roi (Dieu) et de la vérité » (La République, livre X, 598) ; le tableau qui représente un lit n'est qu'une imitation du lit, qui n'est à son tour qu'une imitation du seul vrai lit, l'idée de lit dont Dieu est l'auteur.

L'assimilation de la non-existence à un défaut se retrouve aussi dans la « preuve ontologique » par laquelle la scolastique voulait démontrer l'existence de Dieu : étant par définition parfait, il ne peut lui « manquer » l'existence. Notons aussi que pour un croyant la pire offense contre Dieu est de ne pas croire qu'il existe.

[2] La décadence, la perversion et la dégénérescence désignent des dérivations, des phénomènes de transformation. La décadence est une chute, une dégradation ; un aliment se pervertit, pourrit, devenant un faux aliment ; un dégénéré est un mal-engendré, une copie infidèle, dégradée.

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