Le texte ci-dessous est la traduction d’un témoignage disponible sur le site The cyberactivist [1]. Sous forme de textes brefs et incisifs qui auraient pu faire partie d’un journal intime, l’auteur nous y donne un aperçu du travail qu’il devait accomplir quotidiennement dans un abattoir. Le morceau que nous avons choisi de vous présenter évoque bien entendu les souffrances par lesquelles passent des millions, des milliards de poulets tous les jours, mais il nous permet également d’apercevoir l’autre côté du miroir : que se passe-t-il dans la tête d’un employé d’abattoir ? Les souffrances des poulets, d’une part, et de l’employé, d’autre part, ne sont pas comparables, mais il est rare de trouver des témoignages de cet ordre. Ce point de vue ne pourrait-il constituer un argument supplémentaire à l’encontre des mangeurs d’animaux : ont-ils déjà songé à ce qu’ils font endurer aux tueurs qu’ils engagent ?
Par ailleurs, l’auteur nous a lui-même confirmé que cet abattoir, dans lequel il a travaillé jusqu’en décembre 2002, fournissait Kentucky Fried Chicken (KFC), chaîne de restauration rapide américaine, contre laquelle People for the Ethical Treatment of Animals (PETA) a récemment monté une campagne.
Anne Renon
Voici un sujet concret auquel la plupart des gens ne pensent même pas, même ceux qui se battent pour les droits des animaux : comment les personnes dont la tâche est de tuer les poulets sont-elles affectées ? C'est que la machine à tuer ne parvient jamais à trancher la gorge de tous ceux qui défilent, surtout de ceux qui n'ont pas été correctement insensibilisés par le bac électrique. Il y a donc un « tueur » dont la tâche consiste à attraper ces poulets de manière à éviter qu'ils soient ébouillantés vivants dans le chaudron. (Évidemment, le tueur ne peut les attraper tous, j'en reparle plus loin.)
(En lisant ce qui suit, gardez à l'esprit que je travaillais dans le plus petit de tous les abattoirs de Tyson. Ils en ont des bien plus grands qui traitent des centaines de milliers de poulets par nuit. Bien sûr, ils ont aussi plusieurs tueurs ; il y a toujours un tueur par chaîne.)
Voici la situation : votre supérieur vous informe que cette nuit c'est vous qui êtes de service dans a salle de mise à mort. Vous vous dites, « Merde ! Cette nuit, ça va être dur ! » Quel que soit le temps dehors, il fait chaud dans la salle de mise à mort, entre 32 et 38 degrés. Les chaudrons maintiennent aussi le taux d'humidité autour de 100%. La vapeur d'eau forme dans l'air une sorte de voile permanent. Vous mettez votre tablier en plastique pour vous couvrir tout le corps et le protéger contre le sang qui gicle, contre l'eau chaude qui asperge la lame de la machine à tuer et nettoie le sol. Vous mettez vos gants d'acier et prenez le couteau. Il est très coupant, il faut qu'il le soit.
De la pièce d'à côté viennent les cris des poulets en train d'être suspendus par les pattes dans les pinces d'acier, ainsi que le cliquettement de ces pinces. Vous entendez le bruit des moteurs qui font avancer les poulets sur la chaîne. Le tout est tellement fort que vous pouvez hurler sans vous entendre vous même. (J'ai essayé, juste pour voir.) Vous communiquez donc par signes si quelqu'un vient dans votre salle ; mais cela n'arrive pas souvent, on n'y vient que par obligation. Et en évitant de vous surprendre - avec ce couteau que vous avez dans la main, il ne faudrait pas que vous vous retourniez brusquement...
Arrivent donc les poulets ; ils passent dans le bac électrique d'insensibilisation, puis dans la machine à tuer. C'est le moment de se mettre au travail. On peut s'attendre à devoir s'occuper d'un poulet sur cinq environ, dont beaucoup ne sont pas insensibilisés. Ils arrivent, comme je l'ai dit, à la vitesse de 182 à 186 par minute. Il y a du sang partout, qui tombe dans le bac de 8 x 8 x 50 cm sous la machine, sur votre visage, sur votre cou, vos bras, sur toute la surface de votre tablier. Vous êtes couvert de sang. Parfois il vous faut essuyer le sang coagulé, sans quitter des yeux la chaîne, de peur d'en manquer un ; ce qui arrive...
Vous ne pouvez pas les prendre tous, mais vous essayez. Chaque fois que vous en manquez un, vous « entendez » les cris terribles qu'il fait en se débattant dans le chaudron, se heurtant aux parois. Merde, encore un « poulet rouge ». Vous savez que pour chaque poulet que vous voyez souffrir ainsi, il y en a jusqu'à dix que vous n'avez pas vus. Vous le savez, tout simplement. Vous croisez les doigts pour que la machine n'ait pas de panne ou de défaillance. Vous voulez juste arriver à la fin de la nuit et rentrer chez vous. Mais il reste encore deux longues heures et demie avant la pause. Pendant plus de deux heures vous allez tuer sans répit. Au mieux une douzaine de poulets par minute ; au pire, bien plus que ça.
Au bout d'un moment, l'ampleur démesurée des meurtres que vous accomplissez et du sang dans lequel vous baignez vous affectent vraiment, surtout si vous ne parvenez pas à débrancher toutes vos émotions et à vous transformer en un zombie de la mort. Vous avez l'impression d'être un rouage dans une grande machine de mort. C'est ainsi d'ailleurs qu'on vous traite, pour une grande part. Parfois vous viennent des pensées bizarres. Il n'y a que vous et les poulets en train de mourir. Vous êtes assailli de sentiments surréalistes et votre comportement barbare finit par vous horrifier.
Vous êtez en train d'assassiner des oiseaux sans défense par milliers - 75 000 à 90 000 par nuit. Vous êtes un tueur.
Vous ne pouvez vraiment en parler à personne. Les gars avec qui vous travaillez vous prendront pour un tendre. Votre famille et vos amis ne veulent pas en entendre parler. Cela les met mal à l'aise, ils ne savent pas très bien que dire ni que faire. Ils peuvent même vous lancer des regards bizarres. Certains ne veulent plus trop vous fréquenter quand ils savent ce que vous faites pour vivre. Vous êtes un tueur.
Vous êtes désespéré, vous pensez à autre chose, de peur de finir comme ceux qui perdent l'esprit. Comme ce type qui est tombé à genoux en suppliant Dieu de le pardonner. Ou celui qu'ils ont traîné à l'asile, qui n'arrêtait pas d'avoir des cauchemars où il était poursuivi par des poulets. J'en ai eu des comme ça, moi aussi. (Frissons.) Très angoissants. Il faut essayer de penser à autre chose pour essayer de se distancer de la situation. Il faut empêcher votre esprit de se noyer dans ces centaines de litres de sang qui vous entourent. La plupart des gens qui travaillent dans cette salle ou dans la cage à suspendre les poulets prennent quelque chose, un stimulant pour les aider à tenir le rythme, et quelque chose aussi pour échapper à la réalité.
Vous devenez plus facilement violent. Quand vous vous énervez vous tendez très facilement à attaquer la personne ou la chose qui vous irrite. Vous utiliserez plus facilement une arme que vous ne l'auriez fait auparavant. Tout spécialement un couteau ; un couteau tranchant. Vous êtes un tueur.
Vous vous mettez à ressentir un dégoût envers vous-même, envers ce que vous avez fait et continuez à faire. Vous avez honte de dire aux autres ce que vous faites la nuit pendant qu'eux dorment dans leur lit. Vous êtes un tueur.
Les gens ont tendance à vous éviter, même les autres employés de l'abattoir, que ce soit par instinct ou parce qu'ils savent ce que vous faites et ne comprennent pas comment vous êtes capable de faire ça nuit après nuit. Vous ne pouvez pas être normal. Vous empestez la mort. Vous êtes un tueur. Un meurtrier de masse.
Vous finissez par débrancher toutes les émotions. Rien ne peut plus vous importer sinon vous risquez d'ouvrir les vannes qui retiennent tous ces sentiments négatifs que vous ne pouvez vous permettre de ressentir, tout en continuant à faire ce travail. Vous avez des factures à payer. Il faut manger. Mais vous ne voulez pas de poulet. Ça, il faut vraiment que vous ayez faim pour en manger. Vous savez de quoi est faite chaque bouchée. Toute l'horreur, toutes ces choses négatives. Toute la brutalité.
Tout ces choses, concentrées dans chaque bouchée.
Beaucoup de gens qui font ce métier commettent des actes violents. Des crimes. Les gens avec un passé criminel tendent à se retrouver dans ce métier. On ne peut pas être doué d'un solide sens moral et tuer des êtres vivants nuit après nuit.
Vous vous sentez à part de la société, vous n'avez pas l'impression d'en faire partie. Vous êtes seul. Vous vous savez différent des autres gens. Ils n'ont pas dans leur tête ces visions de mort horrible. Ils n'ont pas vu ce que vous avez vu. Et ils ne veulent pas le voir. Ni même en entendre parler.
Sinon, comment feraient-ils, après, pour avaler leur bout de poulet ?
Bienvenue dans le cauchemar dont je me suis échappé. Je vais mieux maintenant. Je m'adapte avec les autres, au moins la plupart du temps...
[1] http://www.cyberactivist.blogspot.com/. Virgil Butler, « Inside the Mind of a Killer », 31 août 2003.