Cesser de manger de la viande ? Non, vraiment non. Je réalisais bien la souffrance animale engendrée par une telle alimentation, mon alimentation. Mais abandonner la viande m'apparaissait terriblement difficile.
Passionnée par les arts culinaires, exiler la viande de mes repas m'effrayait. Je m'imaginais être contrainte de vivre dans un désert gastronomique où les légumes à la vapeur, les noisettes et autres graines règneraient en maîtres à ma table. Les végétariens et végétaliens que je rencontrais jusqu'alors me renforçaient dans mes images de « no man's land » culinaire. Cesser de manger de la viande n'avait pas modifié outre mesure leur alimentation : les spaghettis sauce tomate, le riz trop cuit continuaient de se bousculer à leur table.
Pour moi, les repas c'étaient aussi un plaisir, un festin des sens. Et les viandes occupaient une place majeure dans mon alimentation : rognons au madère, jambon au porto, coq au vin... Aussi cesser de manger de la viande m'apparaissait comme un véritable renoncement : le renoncement à la chair. C'était comme prononcer les voeux perpétuels d'un ordre monastique austère et sinistre.
J'ai cessé de manger de la viande depuis un peu plus d'un an et rien de tout ce que je viens d'évoquer ne s'est réalisé. De nouveaux horizons culinaires s'ouvrent, notamment grâce au Brout'chou [1]. Et puis j'ai essayé de cuisiner les légumes comme autrefois je cuisinais les viandes : en sauce, avec des alcools (madère, vin rouge, etc.). Et à ma grande surprise, des légumes accommodés de la même manière offraient des goûts similaires aux viandes.
Alors je m'interroge : qu'est ce que tout cela signifie ? D'où viennent ces craintes de « no man's land » culinaire ? De quoi nous parle la cuisine française, la grande comme la petite ? D'où viennent nos goûts ?
En fait, nos goûts et comportements alimentaires sont construits, contraints par la culture culinaire à laquelle nous appartenons [2]. Et si nous regardons de plus près la cuisine française, si nous parcourons les menus des restaurants, les fiches recettes comme les livres de cuisine, deux constats s'imposent.
Primo, les viandes occupent une place royale : « en France, la viande rôtie est un plat de banquet, ou au moins le plat culminant d'un menu [3] ». Secundo, les légumes sont passés sous silence [4]. Et même si avec la Nouvelle Cuisine [5] les légumes ont enfin un droit de cité dans les menus, leur place reste sensiblement la même : celle de « petits légumes » d'accompagnement. Seuls les viandes et les poissons sont véritablement cuisinés c'est à dire préparés, travaillés, cuits et présentés suivant des règles culinaires établies.
Or ces règles culinaires excluant les légumes, les personnes de culture française comme moi les ont bien intériorisées, intériorisées au point d'être incapable d'envisager de cuisiner des légumes à part entière !
Aussi, en remettant en cause nos pratiques culinaires, nous pouvons ouvrir de nouveaux et vastes horizons gastronomiques : pommes de terre et fenouil au pastis, soupe à la bière, courgettes au madère... Des milliers de plats restent à inventer et tout un nouveau langage culinaire est à venir
Mettre à nu les normes culinaires de notre culture, c'est commencer à déceler les idéologies qui dominent nos moeurs, et pas seulement nos moeurs alimentaires : prendre conscience des implicites idéologiques de notre société afin de nous en affranchir.
Dans cet esprit de renouveau culinaire, voici une recette de légumes à part entière :
COURGETTES AU MADÈRE Ingrédients (4 personnes) - 2 à 3 courgettes - 1 boîte de champignons de Paris (300 g) - 1 verre de madère (voire plus...hips !) - 1 oignon - 1 cuillérée à soupe de maïzena - sel, poivre, huile PréparationLaver puis détailler les courgettes en petits dés. Faire revenir les dés de courgettes dans l'huile puis les champignons et l'oignon ciselé. Saler, poivrer et faire cuire environ 10 minutes. Quand le mélange est bien coloré, ajouter le madère et laisser cuire quelques minutes. Puis ajouter la maïzena délayée dans un peu d'eau froide, bien mélanger et faire cuire 2 minutes tout en remuant. Enfin laisser mijoter une dizaine de minutes. Ce plat peut être servi chaud comme froid. |
[1] Brout'chou, recueil de recettes végétariennes et végétaliennes concoctées par Valérie Girin. Voir brève p.24 de ces Cahiers.<
[2] Claude Fischler, L'homnivore, Paris, éd. Odile Jacob, 1990.
[3] Claude Lévi-Strauss, L'origine des manières de table. Mythologiques 3, Paris, Plon, 1968.
[4] Claude Fischler , op. cit., pp. 245-274.
[5] C'est en 1973 que la « grande cuisine française » va connaître une remise en cause radicale de ses pratiques : la Nouvelle Cuisine. Cette dernière repose sur différents principes comme : le choix des meilleurs produits, des menus plus équilibrés, l'expérimentation de nouveaux ingrédients. D'où la montée en puissance des légumes dans la Nouvelle Cuisine