En tant que mouvement pleinement constitué, l’altruisme efficace a moins de dix ans. Il grandit vite. Il attire de l’argent, recrute des équipes d’individus motivés et bien formés, s’emploie activement à avoir une bonne visibilité et y parvient, du moins dans certains milieux, ce qui permet d’élargir le vivier des personnes qui contribueront à son développement. Les organisations qui en relèvent se sont multipliées, les thèmes sur lesquels il intervient aussi. Il a mis en place les outils qui en font un véritable réseau.
Le label « Altruisme efficace » (AE) rend ce pôle de la philanthropie repérable. Le discours qui le caractérise est sans doute un facteur d’attractivité pour les sympathisants. Ils entrent dans la maison de mots, s’approprient le vocabulaire. Ils sont en phase avec la valeur positive associée à l’idée de rationalité, séduits par le projet de bâtir une sorte d’altruisme scientifique. De ce que j’en perçois à travers les forums, ces sympathisants sont également en accord avec le caractère foncièrement utilitariste du mouvement. Ces éléments, qui constituent le bagage typique des altruistes efficaces (AEs), sont-ils ce qu’il a de plus précieux ? Il se pourrait que la richesse du mouvement soit au moins pour partie ailleurs : dans le fait de créer les conditions pour que des équipes travaillent sur des programmes, apprennent de leur expérience et s’améliorent chemin faisant ; dans le fait de créer une ambiance et des supports qui encouragent l’acquisition de connaissances et la discussion constructive ; dans la densité de communication entre les différentes zones du mouvement, qui permet aux travailleurs d’organisations distinctes de fonctionner de façon collaborative ou complémentaire.
La philanthropie à l’ère du philanthrocapitalisme suscite le même genre d’hésitation quand on se demande ce qu’il importe d’en retenir. L’essentiel est-il dans l’ode au businesslike, dans la conviction d’être entré dans une nouvelle ère où l’on est « ciblé » et « stratégique » ? Cela a certainement son importance pour générer des vocations de philanthropes dans les milieux sensibles à ce type de discours. Cet état d’esprit infléchit dans une certaine mesure les pratiques des fondations, sans doute avec la conviction d’aller vers plus d’efficacité, mais aussi avec des excès que certains dénoncent et que d’autres cherchent à corriger de l’intérieur. Pour partie, on a le sentiment d’un verbiage enrobant des truismes ou des évolutions prévisibles. Par exemple, il est évident qu’il y a des aspects communs à la gestion de toutes les organisations d’une certaine taille ; il est peu surprenant que des savoirs et usages d’une époque en la matière touchent à la fois le secteur lucratif et non lucratif. On peut être agacé par la prétention abusive à la nouveauté et à la détention des clés de l’efficience. Car le décor mental propre à un lieu et temps n’est pas composé de pièces entièrement neuves. Il ne constitue pas non plus un guide précis pour l’action. Les responsables d’un organisme ou d’un programme doivent compter sur leur propre travail, intuition et expérience pour les conduire. Ils navigueront différemment selon qui sont leurs partenaires et qui ils sont eux-mêmes. Aucune route ne s’impose comme étant évidemment la bonne uniquement en agitant des généralités sur le rendement social de l’investissement et la maximisation d’impact. Les professionnels expérimentés en ont conscience.
Pour en revenir à l’AE, si l’on prend en considération la jeunesse du mouvement, celle de beaucoup de ses membres, et le fait que ce sont les éléments du discours typique qui attirent les nouveaux arrivants, il n’est pas étonnant que ce discours prenne encore beaucoup de place. Il n’est pas surprenant non plus qu’il ait donné lieu parfois à des applications discutables (dont il n’est pas exclu qu’elles se répètent), ou à un excès d’optimisme dans la portée des outils conceptuels mis en avant. Mais il importe tout autant de souligner que des mises en garde contre ces penchants s’expriment de l’intérieur même du mouvement. Nous allons en donner deux illustrations, avec des réflexions empruntées à Harish Sethu et à Brian Tomasik.
En 2018, Sethu publie un article intitulé « Classer les stratégies employées dans la défense animale peut être trompeur »1. Il n’est pas exclu que son texte vise y compris des raccourcis qui ont cours chez ACE ou au Sentience Institute. Sethu est enseignant-chercheur en informatique à l’Université Drexel (Philadelphie). Il appartient à la mouvance de l’AE. À la date de rédaction de cet article, il dirigeait bénévolement Humane League Labs, le département de The Humane League dédié à la recherche sur les modes d’action utilisés dans la défense animale et sur leur impact. Dans l’article précité, il évoque l’alternative « action en direction des individus versus action institutionnelle », qualifiant ce débat de « question mal posée ». Il évoque d’autres débats usuels, estimant qu’ils constituent tout autant des questions mal posées quand on en attend des réponses univoques : « Vaut-il mieux parler d’éthique ou de santé ? » ; « Vaut-il mieux demander aux gens de devenir véganes ou de réduire leur consommation de produits animaux ? ». Pour Sethu, l’empressement à classer les stratégies par ordre d’efficacité pousse à l’erreur : on néglige l’interdépendance entre les différentes méthodes alors qu’elle est forte ; on néglige le fait que le temps pour que diverses approches fassent effet est différent, ce qui fausse les comparaisons entre elles. Sethu évoque aussi les biais liés à l’attrait pour ce qui a une apparence de scientificité : la confiance excessive en des tests menés dans des conditions expérimentales conduit à sous-estimer l’importance des éléments de contexte en situation réelle ; le goût de la quantification porte à privilégier les effets les plus faciles à mesurer et ceux qui se manifestent à court terme. L’objectif de Sethu n’est pas de dénigrer le travail de recherche sur les méthodes de la défense animale, dont il est lui-même un des acteurs. Il est de mettre en garde contre des illusions qui ont cours.
Brian Tomasik est l’auteur d’un long article intitulé « Du rapport coût-efficacité de la bienfaisance dans un monde incertain », dont la première version date de 20132. C’est dans ce texte qu’il revient, à plusieurs reprises, sur la difficulté (impossibilité ?) d’estimer les conséquences d’une décision du fait de la multiplicité des effets indirects. (Un passage de l’article portant sur ce thème a été cité supra, chap. 12, § 4.2.). On trouve aussi dans cet article des considérations qui peuvent être lues comme une sérieuse mise en cause de l’AE dans ce qu’il a de prétentieux ou de naïf. Voici un extrait assez long de ce texte. Il me semble intéressant d’en prendre connaissance, en gardant à l’esprit qu’ici encore, c’est un altruiste efficace qui s’exprime.
Les groupes se voient souvent eux-mêmes comme différents et spéciaux. Les gens aiment se sentir comme s’ils étaient en train de découvrir des choses nouvelles, comme s’ils étaient des pionniers sur des terres inexplorées. J’ai souvent vu de vieilles choses recyclées sous un nouveau label plus sexy, bien que les gens finissent par faire en gros ce qu’ils faisaient déjà avant. Ça ressemble à des effets de mode. […] Je pense que le mouvement de l’AE est par certains côtés comme une mode. Il est composé de jeunes personnes idéalistes qui croient avoir découvert les principes permettant d’améliorer le monde. […] Il y a certainement quelques idées et méthodes nouvelles dans l’AE, mais la plupart des principes du mouvement sont très anciens.
- L’altruisme a été présent avant même que des humains existent (chez des mammifères, oiseaux, etc.). Même les formes modernes datent d’au moins plusieurs siècles. « Avoir le meilleur impact sur le monde » a été l’objectif de moult idéalistes de tous les temps.
- La quantification et la pensée rationnelle sont anciennes également ; même sous leurs formes modernes, il y a des décennies qu’elles sont largement répandues dans les sciences économiques, la finance, l’ingénierie, etc. Les principes sur la manière d’être « efficace » sont bien connus dans le monde de l’entreprise et, franchement, ils le sont aussi de beaucoup d’acteurs du secteur non lucratif, en particulier dans les meilleures associations.
- Les bases philosophiques de l’AE ont été elles aussi discutées depuis des lustres. Les principaux aspects nouveaux concernent des technologies émergentes et des scénarios relatifs au futur lointain auxquels ne pouvaient pas penser les générations antérieures.
- Quand nous considérons les effets indirects, nous réalisons que nos actions ne sont pas immensément plus importantes que ce que font déjà d’autres altruistes.
Je crois utile de s’instruire dans de nombreux domaines. La littérature académique et philanthropique contient déjà des écrits importants sur les mouvements sociaux, sur ce qui marche ou pas, sur les techniques de collecte de fonds, sur la gestion des organisations, etc. Il en va de même sur n’importe quel sujet sur lequel vous envisagez de travailler, que ce soit le bien-être animal ou la coopération internationale. Les grandes fondations disposent d’un personnel intelligent qui a déjà beaucoup réfléchi à ces questions. Même l’homme de la rue a accumulé dans sa vie une sagesse dont vous pouvez tirer des enseignements. Quand on pense à la quantité de connaissances qu’il y a dans le monde, et au peu que nous pouvons apprendre au cours de notre vie, on est porté à l’humilité. Il faut reconnaître ce qu’est notre place dans ce vaste tableau, plutôt que de supposer que nous avons les réponses (en particulier au jeune âge qui est celui de beaucoup d’entre nous).
Une des raisons pour lesquelles les AEs peuvent se croire spéciaux est que c’est à travers le mouvement de l’AE qu’ils ont pris connaissance de beaucoup d’idées puissantes qui sont en réalité beaucoup plus anciennes et générales, dont des concepts issus de l’économie, de la sociologie, de la gestion et de la philosophie. […] Avec le temps, j’ai acquis une conscience croissante de la quantité considérable de choses que d’autres gens avaient trouvées et comprises, et j’ai senti de plus en plus combien il était difficile de déterminer de quelle manière on peut avoir le plus grand impact. (Tomasik, op. cit.)
Dans ce même article, l’auteur fournit des liens vers des réflexions d’autres AEs qui vont au moins partiellement dans le même sens. La discussion sur la page Facebook « Effective Altruism » autour de l’essai de Tomasik montre que les participants prennent au sérieux les questions qu’il soulève (bien que seules certaines soient commentées).
Le discours-type de l’AE a certainement une influence sur le mouvement. Il opère comme un filtre, parce qu’il est un attracteur pour des personnes d’un certain profil. Il influe dans une certaine mesure sur les domaines d’intervention choisis et sur les types d’approches qui vont être privilégiés pour les traiter. Mais je suis très incertaine sur le degré auquel il déterminera la trajectoire du mouvement dans la durée. Même le socle utilitariste n’est pas forcément si décisif que cela pour tracer le chemin qui sera pris. L’idée peut sembler étrange, et peut-être est-ce vous qui voyez juste si vous ne la partagez pas. Il est clair pour moi aussi que l’AE est un compartiment de la philanthropie qui présente une unité doctrinale plus forte que le reste à cause des bases philosophiques communes à ses membres. Il est évident que c’est avec des concepts utilitaristes que les AEs raisonnent à titre personnel, que c’est ce bagage commun qui leur permet d’échanger entre eux, parfois de façon très sophistiquée. Il est certain que c’est cet arrière-plan qui nourrit l’ambition de porter à son acmé la théorie et la pratique de l’investissement altruiste rationnel, d’aller vers la maximisation de la production de bien (grâce à l’indifférence aux causes, la priorisation des causes, etc.). Mais l’adhésion à l’utilitarisme laisse tellement de marge dans la façon concrète de répondre à la question « Que devons-nous faire ? » que ce n’est plus une marge, c’est un océan, une étendue infinie de possibles. L’ampleur de l’ignorance des faits, l’incertitude sur l’évaluation des conséquences, la multiplicité des variantes d’utilitarisme, et le fait qu’il y a peu de chances qu’on trouve jamais une manière incontestable de traiter l’éthique des populations, font que des facteurs autres que des principes éthiques jouent forcément un rôle majeur dans les options que l’on pense à envisager, et dans la décision qui est prise de s’engager dans tel type d’interventions et pas dans tel autre.
Qui plus est, faute de boule de cristal, je n’arrive même pas à prédire si l’ancrage utilitariste de l’AE est destiné à demeurer perpétuellement aussi prononcé. Actuellement, il est certain que cet ancrage est très fort. Non seulement il marque les raisonnements des sympathisants et salariés de l’AE, mais le mouvement compte dans ses rangs les meilleurs penseurs utilitaristes. Néanmoins, peut-on totalement exclure la venue d’un temps où les AEs se diraient, en bons raisonneurs utilitaristes soucieux d’efficacité, que trop d’utilitarisme nuit au nécessaire élargissement de leurs soutiens ? Imaginons qu’ils en viennent à juger très improbable que l’éthique utilitariste puisse devenir dominante, et deviennent très sensibles à ce qu’elle a de choquant pour d’autres qu’eux. Ou imaginons que ces athées se persuadent que, pour des raisons sociologiques, anthropologiques ou autres, il ne faut pas s’attendre à un déclin des religions. Ne pourrait-il pas arriver que, pour accroître l’audience du mouvement, l’AE recoure à des collaborateurs venus d’autres familles éthiques, et que certains d’entre eux finissent par occuper des positions de pouvoir dans des instances qui pèsent sur les orientations du mouvement ? Si cela se produisait (ce n’est qu’une hypothèse), à terme, le système de valeurs de l’AE deviendrait plus flou, ou davantage sujet à des compromis au cas par cas, pour maintenir la cohésion du mouvement malgré sa diversité accrue.
L’analogie entre l’investissement à but lucratif et l’allocation rigoureuse des ressources altruistes sert de fil directeur à toute la philanthropie « stratégique » contemporaine. C’est pourquoi, arrivés à ce point, il est terriblement tentant de rappeler ce qu’écrivait John Maynard Keynes à propos de la décision d’investir (The General Theory of Employment, Interest, and Money, 1936, chapitre 12). Dans la citation suivante, le passage sur les « esprits animaux » est célébrissime.
Le fait marquant est l’extrême précarité des bases sur lesquelles nous sommes obligés de former nos évaluations des rendements escomptés. Notre connaissance des facteurs qui gouverneront le rendement d’un investissement quelques années plus tard est en général très frêle et souvent négligeable. (Keynes, op. cit., § 3)
Outre l’instabilité due à la spéculation, il y a l’instabilité due à une caractéristique de la nature humaine : une grande partie de nos activités positives, qu’il s’agisse de morale, de plaisir ou d’économie, dépend de notre optimisme spontané plutôt que d’une prévision mathématique. Il est probable que nos décisions de faire quelque chose de positif dont les conséquences se feront sentir sur une longue durée future ne peuvent être prises que sous la poussée de nos esprits animaux – d’un besoin spontané d’agir plutôt que de ne rien faire – et non en conséquence d’une moyenne pondérée de bénéfices quantitatifs multipliés par des probabilités quantitatives. L’entreprise ne fait croire qu’à elle-même que le principal moteur de son activité réside dans les affirmations de son prospectus, si franches et sincères qu’elles puissent être. Le calcul exact des bénéfices à venir y joue un rôle à peine plus grand que dans une expédition au Pôle Sud. […] Ne nous hâtons pas de conclure que toute chose dépend de fluctuations psychologiques irraisonnées […] Nous voulons simplement rappeler que les décisions humaines engageant l’avenir, sur le plan personnel, politique ou économique, ne peuvent pas être inspirées par une stricte prévision mathématique, puisque la base d’un tel calcul n’existe pas, et que c’est notre besoin inné d’agir qui nous met en mouvement, notre moi rationnel faisant de son mieux pour choisir entre les options en présence, calculant quand il peut, mais se repliant souvent sur les impulsions dues au caprice, au sentiment ou à la chance. (Keynes, op. cit. § 7)
De même, ne nous hâtons pas de conclure que l’AE dépend en toute chose de « fluctuations psychologiques irraisonnées ». L’usage de la raison qu’il invoque si volontiers ne relève pas d’un simple affichage. Il s’efforce réellement de le mettre en pratique. Si des donateurs se fient à ses conseils, c’est parce qu’ils croient à la solidité des analyses qui les sous-tendent. L’AE attire des gens compétents dans diverses disciplines. Il est riche en participants entreprenants et désireux de bien faire. Il a une culture interne qui encourage l’acquisition de connaissances, la soumission de contributions, et la discussion calme autour de celles-ci. Il inclut des personnes capables de se distancer du vernis du discours-type, d’en percevoir les faiblesses ou les lacunes, et de réaliser les erreurs commises.
Néanmoins, le slogan de l’AE « User de la raison et des connaissances disponibles pour faire le maximum de bien » ne constituera jamais une grille suffisante pour rendre compte de ses orientations. La nature du bien n’est pas claire. La détection des gisements de bien à haut rendement ne peut pas relever d’une « stricte prévision mathématique, puisque la base d’un tel calcul n’existe pas ». Par conséquent, les chemins suivis par l’AE dépendent aussi du contexte dans lequel vivent ceux qui le font, des personnes et événements qui influent sur leurs sentiments et convictions, de l’enthousiasme que certains arrivent à communiquer à d’autres sur certaines perspectives…
Un mouvement c’est mouvant. Celui-là a déjà beaucoup bougé depuis sa naissance. Voyons où le conduira à l’avenir le cocktail de « moi rationnel faisant de son mieux pour choisir entre les options en présence », d’ « optimisme spontané » et de « besoin inné d’agir ».
L’AE constitue un jaillissement permanent d’études, rapports, analyses… en lien avec les différentes causes dans lesquelles il s’investit. En effet, la plupart de ses organisations sont de la famille « think tank » ou « centre de recherche », certaines ayant en parallèle d’autres activités. Ces travaux sont à la disposition de tous, la politique de l’AE étant de rendre largement public ce qu’il fait, en expliquant pourquoi et comment il le fait. Tirons profit de celles de ces ressources qui nous inspirent confiance. Cela n’exige pas de prendre pour argent comptant chacune des « affirmations de son prospectus, si franches et sincères qu’elles puissent être ». Quant à la boussole infaillible pour faire correctement le tri dans ce que les AEs proposent, elle n’est pas disponible. Il nous faudra faire, nous aussi, avec « l’extrême précarité des bases sur lesquelles nous sommes obligés de former nos évaluations ».