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Cahiers antispécistes n°27 - octobre 2006

Comment la politique française de défense du gavage s’appuie sur les études de l’INRA

Le texte reproduit ci-après constitue le chapitre 2 (pages 21 à 23) du livre L’INRA au secours du foie gras paru aux éditions Sentience en 2006.

Le débat opposant les Français qui défendent le foie gras à ceux qui le condamnent – en raison de la maltraitance qu'implique le gavage – n'a aujourd'hui aucun relais dans les instances politiques nationales : les pouvoirs publics se comportent comme une entité monolithique alignée sur les positions du CIFOG.

Ainsi, constatant une intensification de la contestation du gavage dans l'opinion, le ministère de l'agriculture augmente les subventions publiques accordées à l'interprofession du foie gras « afin de permettre à cet organisme de développer son action de communication » :

Les campagnes de dénigrement de ces produits et des pratiques agricoles associées, qui visent notamment le foie gras, sont un sujet de préoccupation. [...] l'État participe déjà, via l'Office national interprofessionnel des viandes de l'élevage et de l'aviculture (Ofival), au budget de l'interprofession du foie gras (le Cifog) pour 310 000 euros par an. Afin de permettre à cet organisme de développer son action de communication, cette participation sera accrue en 2004 et s'élèvera à 325 000 euros.

Réponse du gouvernement à la question écrite numéro 32192 du député Alain Merly, 12e législature [1], publiée au Journal Officiel le 30 mars 2004, page 2529

Mais promouvoir le foie gras auprès des consommateurs ne libère pas les professionnels des obligations inscrites dans les recommandations européennes [2]. En 2004, alors que les dates d'interdiction des cages de batterie individuelles approchent [3] et que les menaces pesant sur le gavage demeurent, les producteurs demandent deux nouvelles mesures de soutien au ministère de l'agriculture :

Le 20 juillet dernier [2004], le CIFOG a été reçu par les conseillers techniques du Ministre de l'Agriculture afin d'exposer à nouveau les demandes de la profession. Le Président Alain Labarthe a particulièrement insisté sur la nécessité de décaler l'application de la recommandation du Conseil de l'Europe de 5 ans. Par ailleurs, il a défendu l'idée et la nécessité de prévoir une reconnaissance officielle du foie gras en tant que patrimoine gastronomique culturel et national français.

Foie Gras Info (lettre d'information du CIFOG), numéro 77, juillet 2004, page 3

Au mépris des engagements européens de la France, le ministère de l'agriculture accède à ces deux demandes.

2005 : Le ministère de l'agriculture permet l'installation de nouvelles cages individuelles de batterie

En toute discrétion et en toute illégalité, par une simple lettre adressée au président du CIFOG, le ministre français de l'agriculture reporte de cinq ans l'application des interdictions relatives aux cages individuelles :

Ainsi que je vous l'ai récemment écrit, je me félicite de la décision de l'interprofession de s'engager à respecter, à terme, les dispositions de ces recommandations. Toutefois, je comprends les difficultés que celles-ci peuvent représenter pour les producteurs de foie gras français. C'est pourquoi j'accueille favorablement votre demande de report de cinq ans des échéances initialement prévues, passant donc respectivement au 31 décembre 2009 et au 31 décembre 2015. Je compte sur votre interprofession pour que ces délais soient respectés.

Lettre de Dominique Bussereau (ministre de l'agriculture) à Alain Labarthe (président du CIFOG [4]), 3 juin 2005, souligné par nous

Ce sursis est mis à profit par les grands groupes industriels qui dominent le marché du foie gras. Ils se lancent dans des campagnes de recrutement de nouveaux exploitants gaveurs (cf. chapitre 27) auxquels ils apportent toute l'assistance nécessaire à l'installation de salles de gavage équipées de cages individuelles.

Des institutions politiques locales favorisent ces installations par de généreuses aides publiques :

Grégory E. a saisi l'opportunité offerte par le groupe Euralis Gastronomie et s'est lancé dans le gavage de canards. Une fois formé par un gaveur expérimenté, il a pris les commandes en septembre 2005 de son bâtiment de 1000 places [en cages individuelles] flambant neuf. […] Au final, Grégory E. a investi 113855 € […] il a bénéficié d'une aide de 6000 € du conseil régional des Côtes d'Armor et d'un prêt d'honneur à taux zéro pour un montant de 5000 € du conseil général 22. Par ailleurs, le conseil régional du Morbihan lui a également attribué une aide de 6000 € et le conseil général 56 une subvention de 12000 €.

É. Viénot, « Adieu le métier de magasinier, Grégory gave des canards ! », Filières Avicoles, juin 2006, pages 57-59

Nul doute que dans le processus de réexamen de la recommandation européenne relative aux canards, les autorités françaises comptent s'appuyer sur les conclusions favorables aux cages individuelles des experts de l'INRA pour défendre leur politique.

2005 : Le ministère de l'agriculture produit un rapport destiné à « assurer la protection du foie gras en tant que produit »

Dans la lettre précitée, le ministre de l'agriculture confirme au CIFOG que ses services travaillent à un rapport destiné à défendre le foie gras :

Enfin, comme vous le savez, une étude a été récemment confiée au Comité Permanent de Coordination des Inspections (COPERCI) du Ministère de l'Agriculture, de l'Alimentation, de la Pêche et de la Ruralité, d'une part pour faire un état des lieux des connaissances scientifiques disponibles à ce jour concernant le bien-être des palmipèdes gras et, d'autre part, pour proposer les solutions les plus pertinentes de nature à assurer la protection du foie gras en tant que produit.

Lettre de Dominique Bussereau (ministre de l'agriculture) à Alain Labarthe (président du CIFOG), op. cit.

Ce rapport est effectivement remis au ministre en juin 2005. Il comporte « un bilan des études scientifiques disponibles en matière de bien être des palmipèdes gras en France » avec l'objectif avoué d'en tirer des arguments permettant de défendre la pratique du gavage :

Le foie gras, fleuron de la gastronomie française, est-il aujourd'hui menacé ?

De futurs règlements européens ou des associations opposées au gavage des oies et des canards feront-ils interdire un jour ce mets qui a fait la réputation des plus grandes tables françaises ? Pour toute la filière « palmipèdes gras », ce serait une faute d'ignorer le danger que représentent certains groupe de pressions se prévalant de la défense des animaux.

Le Royaume-Uni qui incarne la puissance des traditions à bien des égards, vient de décréter officiellement la fin de la très traditionnelle « chasse à courre ». [...] Les animaux domestiques ne manquent pas non plus de défenseurs. Au nom du bien-être animal, deux modes d'élevage ont été interdits : les veaux de boucherie élevés en cases individuelles et les truies attachées.

Aujourd'hui, la production de foie gras est attaquée par des opposants au gavage. […]

C'est dans ce contexte qu'il est nécessaire de faire un bilan des études scientifiques disponibles en matière de bien-être des palmipèdes gras en France y compris les alternatives au gavage pour la production de foie gras.

Par ailleurs, dans l'hypothèse où les conclusions de ces études ne suffiraient pas, la France pourrait-elle, au nom de la tradition et du patrimoine gastronomique, maintenir en l'état ou légèrement modifiées, les pratiques actuelles assurant la production de foie gras ?

Ministère de l'agriculture - Comité permanent de coordination des inspections [5], Foie gras et patrimoine culinaire français - Foie gras et bien-être animal [6], rapport remis au ministre le 14 juin 2005, pages 4-5, souligné par nous

Dans ce rapport, les seules études scientifiques retenues sont celles de l'INRA qui concluent à l'innocuité de la pratique du gavage, études commandées et financées par les producteurs et le ministère lui-même [7].

2006 : Le foie gras obtenu par gavage devient « patrimoine culturel et gastronomique protégé en France »

Inquiet des recommandations européennes et de la contestation du gavage par une partie de l'opinion publique, le CIFOG fait valoir « la nécessité de prévoir une reconnaissance officielle du foie gras ». Le ministère de l'agriculture prépare le terrain ; le Parlement s'exécute :

[…] des réflexions vont être menées pour préserver la pratique du gavage en conférant au foie gras la reconnaissance juridique d'un produit issu de la tradition culturelle et gastronomique française.

Réponse du ministère de l'agriculture à la question écrite numéro 54141 du député Éric Raoult, 12e législature [8], publiée au Journal Officiel le 8 février 2005, page 1314

Le ministère de l'agriculture transmet le rapport réalisé par ses services aux élus des régions productrices. Des députés en tirent argument, lors de la discussion de la loi d'orientation agricole, pour présenter un amendement qui stipule : « Le foie gras fait partie du patrimoine culturel et gastronomique protégé en France. On entend par foie gras le foie d'un canard ou d'une oie spécialement engraissé par gavage ». L'exposé des motifs de cet amendement se réfère explicitement au rapport du ministère – qui lui-même renvoie aux études scientifiques de l'INRA – pour assurer que le gavage n'est pas contraire au bien-être animal :

Les conclusions du comité permanent de coordination des inspections remises au ministre de l'agriculture au mois de juin 2005, viennent appuyer très utilement notre stratégie de défense de la production du foie gras français tant au plan national que communautaire. […]

Du point de vue scientifique, l'état des recherches permet de répondre de manière incontestable aux idées reçues sur le bien-être des palmipèdes gras en période de gavage. Le foie d'un palmipède gavé n'est pas pathologique, il s'agit d'un stockage de graisse physiologique qui n'est possible qu'en dehors de tout stress ou souffrance de l'animal, d'un phénomène réversible, et non d'une lésion hépatique.

Exposé sommaire de l'amendement numéro 354 sur la loi n° 2006-11 du 5 janvier 2006 d'orientation agricole [9], présenté par MM. Herth, Roumegoux et Peiro le 30 septembre 2005, souligné par nous

À l'automne 2005, l'amendement est soumis au vote de l'Assemblée et du Sénat [10], qui l'approuvent [11]. La loi est promulguée en janvier 2006 [12]. La suralimentation forcée de millions d'oiseaux encagés est donc légalement élevée au rang de patrimoine culturel protégé de la France.

Ainsi, les études de l'INRA ont fourni la caution scientifique nécessaire pour étayer les dispositifs politiques et juridiques destinés à défendre la filière du foie gras. Ces mêmes études constituent aujourd'hui les armes des représentants de la France dans le processus de réexamen des recommandations européennes concernant cette production. Les autorités françaises comptent sur les travaux de l'INRA pour plaider que le gavage ne nuit pas au bien-être des oiseaux et que les contraintes fixées en 1999 doivent donc être réduites ou, mieux, levées.

[2] Recommandation concernant les canards de Barbarie et les hybrides de canards de Barbarie et de canards domestiques et Recommandation concernant les oies domestiques et leurs croisements adoptées le 22 juin 1999 par le Comité permanent de la Convention européenne sur la protection des animaux dans les élevages. Le texte de ces recommandations est disponible sur le site du Conseil de l'Europe : http://www.coe.int/T/F/affaires_jur....

[3] L'article 10 de la recommandation concernant les canards interdit les cages individuelles dans les nouvelles installations à compter du 31 décembre 2004 et dans l'ensemble des installations à compter du 31 décembre 2010.

[5] Les rédacteurs de ce rapport sont Philippe de Nonancourt (ingénieur général du génie rural et des eaux et forêts), François Roussel (inspecteur général de l'agriculture) et Gisèle Rossat-Mignod (chargée de mission au Conseil général vétérinaire).

[6] Des extraits de ce rapport (dont l'avant-propos est cité ici) sont reproduits dans Ministère de l'agriculture – Inspection générale de l'agriculture, Rapport [d'activité] 2005, mai 2006, pages 59-60, http://www.agriculture.gouv.fr/spip....

[7] Dans le rapport du ministère de l'agriculture, les 12 études citées (dans les sections « 2.3.3 Sciences du comportement et bien être des palmipèdes » et « 2.3.4 Les neurosciences ») pour appuyer la thèse selon laquelle les oiseaux ne souffrent pas du gavage sont toutes signées par MM. Guémené, Guy et/ou Faure de l'INRA : Guy et al. (1998) ; Guémené et Guy (2004) ; Faure et al. (1996) ; Guémené et al. (1996), (1998a), (2001) ; Faure et al. (2000) ; Mirabito et al. (2002) ; Faure et al. (2001) ; Servière et al. (2000), (2002), (2004).

[9] Le texte de l'amendement 354 et l'exposé des motifs sont consultables sur http://www.assembleenationale.fr/12.... Il n'y a pas eu un mais trois « amendements foie gras », de libellés identiques, portés par des groupes de députés différents : les amendements 354, 540 et 1001.

[10] Compte rendu du débat à l'Assemblée nationale : http://www.assemblee-nationale.fr/1.... Compte rendu du débat au Sénat : http://www.senat.fr/seances/s200511....

[11] Seuls quatre sénateurs Verts manifestent leur opposition en présentant un contre-amendement, qui est rejeté.

[12] Le texte de « l'amendement foie gras » constitue désormais un article du code rural : article L. 654-27-1 inséré dans ce code par l'article 74 de la loi n° 2006-11 du 5 janvier 2006 d'orientation agricole.

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