L’idée selon laquelle les intérêts des animaux comptent moins que les intérêts des humains est-elle moralement justifiable ? Depuis la publication de Animal Liberation de Peter Singer, la réponse positive ne peut plus être considérée comme allant de soi. Le débat lancé au début des années 1970, et dont sont présentées ici quelques-unes des voix les plus significatives, place la charge de la preuve sur les épaules de ceux qui défendent l’exploitation actuelle des non humains.
La première partie de cet article a été publiée dans le numéro 2 des Cahiers antispécistes.
Titre original : Quanto contano gli animali ?, éd. Animus, G. Mercandalli, Milan, 1991.
À la différence des attaques considérées jusqu'ici, le défi que développe Edward Johnson n'est lié à aucune théorie normative particulière, mais se place à un niveau particulièrement abstrait et général. Soulignant le quasi-abandon par la moralité courante de l' « exclusion absolue » - qui, étant fondée sur une déformation particulière de la relation entre droits et devoirs, a pour résultat la coextensivité des classes des agents moraux et des patients moraux - Johnson se concentre directement sur la thèse diffuse selon laquelle les animaux comptent, mais comptent moins que les êtres humains [20]. Cette classification différente des êtres en question (et/ou de leurs intérêts) est-elle justifiable ?
Les tentatives d'attribuer un statut spécial aux êtres humains en particulier en tant qu'agents moraux peuvent généralement se ramener à deux idées principales : celle de contrat et la notion de respect. Johnson affronte chacune séparément.
Même si les théories contractualistes peuvent être globales [21] - en ce sens que le contrat fournit alors une base et une justification à toutes les obligations morales - la version forte récemment proposée par Rawls est une théorie contractualiste de la justice plus que de la moralité en général : le contrat n'épuise pas la sphère de la préoccupation morale. Néanmoins, argumente Johnson, étant donné que les bénéficiaires de la justice sont des candidats naturels à l'attribution d'un statut moral spécial, chez Rawls aussi le contrat sanctionne pour les contractants une condition de patient moral de première classe. Cela peut-il être justifié ? Le contrat peut-il remplir ce rôle ?
Dans sa réponse négative à cette question, Johnson souligne qu'il y a dans la théorie contractualiste quelque chose qui ne va pas. Le principe de réciprocité, sur lequel elle se fonde, entre en conflit avec un autre : l'impartialité [22]. Et, parce que nous tenons ce dernier principe moral pour plus fondamental - dans le cas du racisme, du sexisme, de l'esclavage et ainsi de suite, nous disons en effet qu'aux membres des groupes opprimés est due l'impartiale considération de leurs intérêts -, dans le cas présent aussi, l'impartialité doit prévaloir. La seule défense possible de la théorie contractualiste consiste à soutenir que la validité de l'accord se limite à celles des relations entre contractants qui n'impliquent pas d'autre partis - c'est-à-dire que l'accord serait une « question interne » : admettre le contraire serait laisser la réciprocité prendre le pas sur l'impartialité.
La théorie contractualiste en tant que position normative concernant les limites de la communauté morale ne peut donc, selon Johnson, justifier d'accorder un statut moral spécial aux humains. Il existe toutefois une autre interprétation possible. La théorie du contrat peut être vue comme une thèse métaéthique, portant sur la source de la moralité [23]. Les principes moraux, selon une telle perspective, refléteraient les intentions d'un groupe caractérisé par la reconnaissance mutuelle. À cela, Johnson objecte que ce qu'il nous intéresse de savoir n'est pas pour quels êtres les principes sont contraignants, mais à quels êtres doit être attribué de la considération sur la base des principes : et « le fait que les membres de cette communauté soient, en tant qu'agents moraux, la source de la moralité, ne leur donne pas, en soi, de titre à un traitement spécial quel qu'il soit en tant que patients moraux [24]. »
À cela on pourrait objecter que la délibération-en-commun exige du délibérant un certain type de « respect » pour ses propres compagnons, et que c'est ce respect qui donne aux agents moraux un statut spécial. Cette objection nous conduit directement au second genre que Johnson examine de justifications pour la condition de patients moraux de première classe. De même que les théories contractualistes proposent les humains comme seuls objets d'obligations de justice, lesquelles ne constituent pas simplement un genre différent d'exigence morale, mais plutôt un genre d'un relief particulier, les théories du respect proposent elles aussi les humains comme seuls objets d'un devoir de respect, qui n'est pas simplement une exigence différente, mais une exigence spécialement importante [25].
Mais, demande Johnson, sur quoi se fonde le respect envers les personnes ? Après avoir examiné les réponses qu'avance normalement la tradition kantienne, il fait ressortir que, si nous ne voulons pas que le principe du respect se fonde en dernier lieu sur l'affirmation que « nous » attribuons en réalité la valeur intrinsèque la plus élevée à la possession de caractéristiques typiquement humaines, ce qu'il nous reste est la relation entre ce principe et le principe d'universalisabilité [26] - relation déjà présente chez Kant. Mais, alors que chez Kant il n'y avait pas de contradiction entre les deux principes étant donné que la classe des personnes et la communauté morale étaient coextensives, une fois que l'on admet, comme le fait la morale courante, que les animaux sont des patients moraux, il se produit encore une fois une tension entre le respect pour les personnes et ce que nous voyons comme la pierre angulaire de notre tradition éthique, la règle d'or. En effet, les théories du respect déforment l'utilisation du test de l'inversion des rôles - qui consiste à s'imaginer dans la situation de l' « autre » - en en restreignant l'emploi à l'intérieur d'une zone privilégiée (la classe des personnes), au lieu de recourir à lui pour déterminer à quels êtres doit être attribué une considération impartiale de leurs intérêts. Et il ne sert à rien, fait remarquer Johnson, de soutenir que puisque le test n'accorde pas aux personnes un statut spécial, il est nécessaire de le compléter par un principe supplémentaire de respect pour les personnes : cette conclusion ne peut naître que si nous présupposons que les humains doivent avoir un statut spécial, et constitue par conséquent une pétition de principe. La conclusion correcte est, pour Johnson, que si le test de l'inversion des rôles doit être appliqué à « chaque créature » dans chaque cas, il doit être appliqué à toutes les créatures dans tous les cas [27].
Si les principales tentatives faites pour attribuer un statut moral spécial aux humains du fait qu'ils sont agents moraux échouent, conclut Johnson, nous devons commencer à prendre au sérieux les intérêts des animaux. Cela peut rendre les choses plus compliquées, « mais ceci ne doit pas nous dérouter : le fait de prendre au sérieux la moralité rend presque toujours les choses plus difficiles [28]. »
Comme Edward Johnson, Steve Sapontzis choisit de partir non d'une théorie normative particulière, mais plutôt de l'univers de la moralité occidentale, telle qu'elle s'est formée tout au long de notre histoire. Son défi toutefois est de caractère plus interne. Au lieu de souligner l'injustifiabilité abstraite du traitement différent des humains et des animaux, Sapontzis met en lumière les tensions internes du système de la moralité traditionnelle, retournant dialectiquement ce système contre lui-même. La sienne est une critique morale de la moralité : creusant dans ce que nous considérons comme progrès éthique, Sapontzis individualise quelques lignes de préoccupation qui, tels un fil rouge, parcourent notre passé, et, les poursuivant jusqu'à leurs conséquences ultimes, s'en sert comme étalon pour juger la moralité courante [29]. Sapontzis ne prétend donc pas fournir des thèses conclusives, et, citant avec approbation Rorty, il déclare que son but est de déplacer la charge de la preuve depuis les épaules des partisans de la libération animale vers celles de ceux qui voudraient continuer à consommer les non humains.
La position qu'il entend réfuter peut s'énoncer ainsi : nous sommes rationnels, et les animaux ne le sont pas ; il s'agit là d'une différence fondamentale du point de vue moral ; elle justifie notre exploitation des animaux [30]. L'attaque contre cette perspective diffuse, qui lie la rationalité à la condition d'agent moral, et la condition d'agent moral à un statut privilégié en tant que patient moral, est développée progressivement. Chaque affirmation est traitée séparément, mais la critique est ordonnée par ordre d'importance croissante, et la validité de chaque niveau reste indépendante de celle du niveau inférieur.
La première prémisse est évidemment attaquée au niveau factuel. Étant donné que, non seulement l'opinion d'auteurs qui vont de Hume à Darwin ainsi que le bon sens lui-même, mais aussi les études éthologiques, suggèrent que, pour ce qui est de la raison, entre les humains et les autres animaux existe un continuum, et non une nette séparation, cette prémisse devient : nous sommes d'autres manières que ne le sont les animaux des êtres rationnels [31].
Quant à la seconde prémisse, partant du fait que les animaux sont des patients moraux - et ils le sont, argumente Sapontzis, parce qu'ils ont des intérêts [32] (chose qu'admet la moralité courante, qui exige de la bienveillance à leur égard) - est-il possible de soutenir que notre rationalité fait de nous des patients moraux de première classe parce qu'elle fait de nous les seuls agents moraux ? Sapontzis repousse l'équation rationalité = condition pour être agent moral. Creusant dans notre conception de la moralité, il souligne qu'il est possible d'être au moins agent « vertueux » sans que n'entre nécessairement en jeu la rationalité. Le raisonnement moral abstrait, bien qu'essentiel pour construire des théories morales, n'est pas nécessaire pour l'action morale directe et intentionnelle. Les actions vertueuses, courageuses et/ou mues par la compassion que commettent certains animaux montrent qu'en ce qui concerne la condition d'agent moral c'est là aussi un continuum qui existe à la place de l'abîme présumé [33]. Les animaux, comme les enfants, peuvent donc être des agents vertueux. Ainsi, la différence entre nous-mêmes et les non humains est moins importante que ne le pensaient les philosophes qui se sont concentrés sur le rôle de la raison en éthique, et la seconde prémisse s'affaiblit en : « il s'agit là d'une différence moralement importante ».
Mais - et ici prend forme la décisive critique faite de l'intérieur à la moralité courante - cette différence, qu'elle soit grande ou petite, autorise-t-elle les humains à exploiter les animaux, comme le déclare la troisième affirmation ? Cette thèse a souvent été considérée comme évidente, relève Sapontzis, à cause d'une confusion : entre l'objectif qu'assigne une éthique et la façon dont cet objectif doit être atteint, entre la chose et la manière [34]. Mais le fait qu'une éthique qui ne se soucierait pas d'influencer les buts des agents moraux serait privée de sens n'implique pas qu'une éthique dotée de sens doive reléguer tout autre patient moral à un statut de seconde classe.
À part cela, toutefois, et à part le fait que - comme cela a été souligné - les animaux sont pour Sapontzis, au moins partiellement, des agents moraux, la critique arrive plus au fond. La thèse remise en cause pourrait en effet être considérée comme un enthymème, dont la prémisse manquante serait un principe général du genre : ceux qui sont supérieurs sont autorisés à exploiter les inférieurs. Ce principe est-il moralement acceptable ? L'histoire entière de ce que nous considérons comme progrès moral, soutient Sapontzis, nous porte à le refuser, quelle que soit la façon dont on l'interprète.
Si par « supériorité » on entend une capacité supérieure à dominer et à contrôler, alors ce qu'en pratique nous affirmons là est que quiconque est assez fort pour dominer les autres est moralement autorisé à le faire [35]. Mais alors, la force est le droit. Étant donné que nous considérons que l'abolition du féodalisme, de l'esclavage, etc., a constitué un progrès moral, il est incohérent - pour employer un euphémisme - de défendre la pratique par laquelle le plus fort sacrifie de façon routinière les intérêts du plus faible quand il s'agit des animaux.
Si, par ailleurs - continue Sapontzis - ce à quoi nous nous référons est une supposée supérieure capacité morale à produire les biens moraux en tant qu'agents moraux, au vu de nos habitudes destructives et oppressives cette prétention factuelle doit au mieux être considérée comme une question ouverte [36].
Mais admettons pourtant, pour les besoins de la discussion, que les humains soient de fait moralement supérieurs aux animaux dans ce sens : ce serait une ironie cruelle, souligne Sapontzis, de se référer à une capacité supérieure à mettre de côté l'égoïsme pour évaluer impartialement ce que l'on doit faire, comme justification du fait d'ignorer les intérêts d'êtres plus faibles et - supposés - moralement inférieurs, comme les animaux. En outre, une telle vision hiérarchique du monde concernant les animaux, loin d'être évidente, a besoin d'être défendue [37], et c'est là une lourde charge de la preuve qui retombe sur les épaules de ses défenseurs, puisque l'histoire de ce que nous retenons comme évolution morale peut, dans une large mesure, être vue comme la substitution d'une vision hiérarchique par une présomption en faveur de formes d'égalitarisme.
Il existe néanmoins (comme nous l'avons déjà vu lors de l'examen de la position de Johnson) une autre façon de justifier l'attribution aux êtres « supérieurs » d'une position plus élevée dans la communauté morale : à savoir l'interprétation contractualiste de la qualité d'agent moral, comme capacité à la réciprocité. Et c'est en référence à cette interprétation que Sapontzis met à nu l'intensité de la contradiction entre la moralité courante et tout ce que nous considérons comme précieux dans notre tradition morale. En effet, soulignant comment l'accent mis sur la condition de réciprocité est liée à notre idée d'équité, il fait observer qu'elle ne peut fonctionner de cette façon que quand il s'agit d'êtres de force analogue ; quand les faibles ont affaire avec les forts, l'appel à cette condition ne répond pas à l'exigence que nous avons de protéger du puissant celui qui est désarmé [38]. Si un des buts premiers du principe de justice est de corriger « l'arbitraire de ce monde », l'exigence de réciprocité, qui confond la moralité avec la prudence et n'est pas en mesure de fonder l'obligation du fort vis-à-vis du faible, exprime une vision machiavélique de la morale, selon laquelle seul celui qui est assez fort pour constituer pour nous une menace verrait ses propres intérêts protégés.
Ainsi, travaillant dialectiquement sur notre tradition éthique, Sapontzis argumente que la thèse selon laquelle, en tant qu'êtres (plus) rationnels, nous serions autorisés à consommer les autres animaux, est une rationalisation de notre exercice égoïste de la force ; rationalisation étrange, en outre, étant donné que nous mettons en avant notre capacité à juger et à agir de façon désintéressée pour justifier le sacrifice que nous faisons d'autres êtres à notre bénéfice. Et le terme de machiavélisme appliqué à une morale qui, au lieu de protéger « les moindres d'entre nous », justifie leur exploitation, peut bien résumer le noyau du défi de Sapontzis contre la moralité courante.
Sous certains aspects, l'attaque que mène Stephen Clark dans The Moral Status of Animals [39] contre ce qu'il définit (sur un ton critique) comme l' « orthodoxie » morale occidentale est assez proche de celle de Sapontzis. Une seule observation sarcastique suffit à donner une idée de cette affinité : « Nous sommes absolument meilleurs que les animaux parce que nous sommes en mesure de donner de la considération à leurs intérêts : par conséquent, nous ne le ferons pas [40]. » Les deux ont en commun la thèse selon laquelle il n'existe pas entre les humains et les animaux de ligne nette de séparation pour ce qui est ni de la rationalité ni de la capacité à agir moralement, ainsi que l'idée qu'une telle ligne, même si elle existait, ne justifierait pas moralement notre exploitation des animaux. Néanmoins, les perspectives générales à l'intérieur desquelles ces positions sont développées sont différentes. Avec Clark - dont l'approche est post-aristotélicienne et néo-platonicienne - ce qui entre en scène est un autre élément important de la morale occidentale : l'éthique de la vertu. Du point de vue de Clark, l'orthodoxie morale, qui légitime notre utilisation actuelle des animaux comme nourriture et, de bien d'autres façons encore, comme moyens pour nos fins, est le fruit pervers de la déviation de la philosophia perennis qui voyait, avec Aristote, dans la bonne vie, que l'homme bon vit naturellement et facilement, une vie « de joie partagée, libre de tout fantasme psychotique, dans un monde dont la beauté et la générosité ne peuvent être maintenues et accrues qu'en employant généreusement nos dons nombreux et divers au service de tous. » [41]
La barbarie de l'orthodoxie consiste à avoir substitué à ce modèle harmonieux et plein d'être humain l'image d'un psychopathe qui garde le monde sans tension émotive et qui est devenu incapable de voir rien de mal au fait de faire dommage aux autres pour atteindre ses propres buts - un être qui, en poursuivant un fantasme selon lequel ceux qui sont rationnels sont séparés de la nature, oublie d'être ce qu'il est, à savoir, « un mammifère placentaire avec un don pour la rhétorique [42]. »
Ainsi, pour le type particulier de naturalisme que soutient Clark [43], tout comme pour Aristote, le critère à partir duquel on peut affirmer que notre attitude actuelle envers les animaux et le monde naturel est aliéné et, en dernière analyse, dépravé, est la personne saine, ou normale, ou décente, à l'identification de laquelle les plus récents résultats de la recherche éthologique apportent aussi leur contribution [44]. C'est sur la base de la structure des désirs et des besoins de ce modèle qu'il est possible de défendre le « principe minimal » sur lequel repose partiellement le défi de Clark, ce principe étant qu'il est mal d'être la cause d'un mal évitable [45]. Pour Clark, un mal est « évitable » s'il peut simplement être omis, sans que son omission ne produise un autre mal. Nous ne devons pas, affirme-t-il, peser ensemble directement les peines et les plaisirs : si nous le faisions, toute forme de torture pourrait être justifiée par les plaisirs raffinés que ceux qui s'adonnent à cette occupation peuvent en dériver. Les plaisirs assez dispensables pour que leur absence n'implique aucune perturbation sérieuse (ou aucune perturbation qu'un homme décent ne prendrait au sérieux) ne peuvent l'emporter sur les peines infligées pour les obtenir. Seuls les plaisirs qui sont nécessaires, dont l'absence est en elle-même une douleur, sont pertinentes. La souffrance que peut éprouver A à être agressé peut sans doute être inférieure à la souffrance que peut éprouver B si son agression est empêchée : mais cela, suggère Clark, est une raison pour rééduquer B, et non pour approuver son agression [46].
C'est une telle rééducation qui constitue le but de The Moral Status of Animals. Étant persuadé que l'argumentation morale peut être parfois assez convaincante pour que seuls les philosophes et les fous puissent douter de sa validité, Clark soutient que, pour peu que soit accepté seulement le principe minimal, il n'existerait plus d'autre possibilité honnête que le rejet immédiat de toute alimentation carnée et de la majeure partie de la recherche biomédicale [47].
Mais nous ne devons pas nous limiter à cela. Ce qui est nécessaire, selon Clark, est une véritable gestalt shift qui nous permet de réaliser que nous sommes beaucoup plus semblables aux autres espèces que nous ne le supposions, et que nos affections naturelles, si nous leur donnions libre cours, nous conduiraient à reconnaître à tous les animaux le droit de développer leur potentialité génétiquement programmée. Pour ces « affections du coeur », Clark réclame une place dans la moralité à côté de la raison [48] ; prenant leurs racines dans le fait que nous sommes des animaux sociaux, ces affections non seulement sont partie intégrante du système complexe de la moralité, mais sont aussi une garantie contre une attitude aliénée face au monde.
Dans le cours des innombrables controverses dans lesquelles il s'engage, pénétrant délibérément sur le terrain de ses adversaires, Clark soutient en effet que ce n'est qu'en réprimant ces affections qu'il est devenu possible de concevoir des visions comme celle pour laquelle les animaux sont des instruments dans nos mains et non des créatures semblables avec leur vie à vivre. Et c'est par cette répression, conclut Clark, que nous avons été en mesure de créer un idéal culturel comme celui d'une science « objective », dont les adeptes estiment que tout ce qui existe est du matériel pour eux. Le rêve de la raison peut produire des monstres : « C'est une des fautes les plus graves à retenir à l'encontre des philosophes moraux modernes que d'avoir sans scrupules ni commentaires permis que cela arrive [49]. »
[20] Species and Morality, thèse de doctorat, Princeton University, 1976, pp. 18 et suiv. Voir aussi « Treating the Dirt », dans Earthbound, dirigé par T. Regan, éd. Temple University Press, Philadelphie, 1984, pp. 338 et 339.
[21] Species and Morality, op. cit., pp. 123 et suiv. Une version revue du chapitre IV, « Contracts », est parue sous le titre « Contratto e status morale » dans Etica & Animali, II (1989), pp. 81 à 95.
[22] Ibid., pp. 133 et suiv. Il s'agirait d'un conflit entre « la règle d'or, et, pour ainsi dire, celle d'argent » (p. 134).
[23] Ibid., pp. 168 à 173.
[24] Ibid., p. 173.
[25] Ibid., p. 175.
[26] Ibid., pp. 215 et suiv. Pour une critique ultérieure de la tentative de baser l'éthique sur une quelconque forme d'auto-affirmation, voir aussi « Life, Death, and Animals », dans Harlan B. Miller et William H. Williams dir., Ethics and Animals, Humana Press, Clifton, New Jersey, 1983, pp. 125 et 126.
[27] Ibid., p. 230. La référence entre guillements est à S. I. Benn et R. S. Peters, The Principles of Political Thought, Free Press, New York, 1965, p. 55, cité antérieurement dans le texte. Pour Johnson, la zone de considération morale que le test amène à identifier coincide avec la classe des êtres sensibles. Une justification de cette position est fournie supra, pp. 84 et suiv. Voir aussi « Animal Liberation versus the Land Ethic », dans Environmental Ethics, 3 (1981), pp. 268 et suiv.
[28] Species and Morality, op. cit., p. 243.
[29] Sapontzis considère en fait que la tâche des discussions morales est de « clarifier les valeurs morales traditionnelles, de les perfectionner, d'en éliminer les contradictions, de résoudre leurs conflits internes, et de déterminer les priorités entre elles » (communication personnelle).
[30] Morals, Reason and Animals, Temple University Press, Philadelphia, 1987, p. xiv.
[31] Ibid., pp. 33 et suiv.
[32] Ibid., pp. 129 et suiv. Pour une analyse des formes diverses que peuvent prendre les intérêts sans que n'en varie la pertinence morale, voir aussi The Moral Significance of Interests, dans Environmental Ethics, 4 (1982), pp. 245 à 258.
[33] Ibid., pp. 36 à 44. Voir aussi « Are Animals Moral Beings ? » dans American Philosophical Quarterly, 17 (1980), pp. 45 à 52.
[34] Morals, Reason and Animals, op. cit., p. 146. L'argument présente des analogies avec celui avancé par Johnson : voir supra, note 24.
[35] Ibid., p. 216. Voir aussi pp. 225 et 226.
[36] Ibid., pp. 222 et 223.
[37] Ibid., p. 107. Voir aussi « Moralité commune et droits des animaux », dans le présent numéro 3 des Cahiers antispécistes lyonnais, pp. 31 à 45.
[38] Morals, Reason and Animals, op. cit., p. 107.
[39] The Moral Status of Animals, Oxford University Press, Oxford, 1984 (la première édition date de 1977).
[40] Ibid., p. 108.
[41] Ibid., p. 185.
[42] Ibid., p. 144.
[43] Voir en particulier Mary Midley et Stephen R. L. Clark, The Absence of a Gap between Facts and Values, II - Stephen Clark, dans Proceedings of the Aristotelian Society, vol. suppl. 54 (1980), pp. 225 à 240. Clark résume ainsi sa position à la fin de l'essai (p. 240) : « La moralité peut en vérité être naturaliste, et prendre son origine dans les pulsions et besoins de notre hérédité de mammifères : que ce qui s'est développé à partir de telles racines soit vrai, objectivement, n'est crédible que si notre évolution a été dirigée à sa découverte. »
[44] The Moral Status of Animals, op. cit., pp. 183 et suiv. ; pour une réflexion ultérieure sur la relation entre notre morale et notre histoire évolutive en tant que mammifères, et en général sur les thèmes sociobiologiques, voir aussi Good Dogs and Other Animals, dans In Defence of Animals, Basil Blackwell, Oxford, 1985, pp. 41 à 51 ; et, de façon plus extensive, The Nature of the Beast, Oxford University Press, Oxford, 1984.
[45] The Moral Status of Animals, op. cit., p. xiii.
[46] Ibid., pp. 78 et suiv. ; p. 48.
[47] Ibid., p. xiii.
[48] Ibid., p. 93 ; pp. 133 et suiv.
[49] Ibid., p. 151.