Il y a moins de dix ans que l’altruisme efficace (AE) comporte des composantes spécifiquement dédiées à la question animale. Il s’est néanmoins déjà imposé comme l’un des acteurs qui comptent dans le mouvement animaliste. L’AE n’est présent que sur deux segments concernant les animaux. Le premier est l’intervention en faveur des animaux soumis à l’élevage industriel, et l’effort concomitant pour limiter la consommation humaine de produits d’origine animale. Le second segment – dont le développement est plus récent – est tourné vers le bien-être des animaux sauvages.
Dans ce chapitre, on rappellera que le milieu de l’AE est particulièrement ouvert à la prise en considération des animaux. On donnera un aperçu des organisations ou compartiments d’organisations de l’AE qui se consacrent à la question animale. Enfin, on évoquera le profil des altruistes efficaces (AEs) qui s’y intéressent.
L’altruisme efficace est un des rares courants à vocation généraliste dans lequel une place est systématiquement faite à l’amélioration de la condition animale. Dans les exposés présentant le mouvement aux non-initiés, le sort des animaux de ferme est toujours cité comme une des causes dignes d’intérêt.
Comment expliquer ce fait ? Il est probable que la présence de Singer parmi les fondateurs du mouvement, et le respect qu’inspire son œuvre aux AEs, en soient l’une des raisons. Le compartiment de l’altruisme efficace animalier (AEA) qui agit contre l’élevage industriel se situe dans la droite ligne de sa pensée. En revanche, Singer n’est pas l’inspirateur de l’action en faveur des animaux sauvages. Mais, là encore, les auteurs les plus influents du domaine appartiennent au cercle de l’AE. Il est au demeurant naturel, pour des utilitaristes, d’inclure les animaux dans la sphère de considération morale, du moment qu’il est reconnu qu’ils sont sentients, donc porteurs d’intérêts. Cela suffit à faire d’eux des objets de préoccupation légitime, d’autant que le principe d’impartialité interdit de considérer la proximité (sociale ou biologique) comme un critère pertinent pour privilégier les proches ou les semblables, au détriment des autres.
Est-ce à dire que les animaux sont abordés sur le même plan que les humains ? Pas vraiment. Ils ne sont les héros, ou les germes, d’aucune saga extraordinaire, à la manière dont les humains sont désignés comme une espèce précieuse à préserver de l’extinction, parce qu’elle pourra produire des merveilles d’intelligence et de bien-être si elle parvient à réaliser tout son potentiel technologique. Les animaux ne sont saisis qu’en tant qu’êtres à qui il faut éviter la souffrance. Concernant les animaux de ferme, le but poursuivi est de faire cesser leur venue au monde grâce au recul de la consommation de produits animaux ; en attendant, tout ce qui peut amenuiser leur mal-être grâce à l’évolution des conditions d’élevage, transport ou abattage est vu comme un progrès. Concernant les animaux sauvages, domaine dans lequel on est beaucoup moins avancé sur les interventions à promouvoir, la volonté de remédier à leur souffrance constitue l’axe principal autour duquel s’organise la réflexion.
Les participants et sympathisants du mouvement de l’AE dans son ensemble ont probablement surtout connaissance des préoccupations concernant les animaux destinés à l’alimentation humaine. En effet, c’est dans ce domaine qu’il existe depuis plusieurs années une action de l’AEA dont les contours sont facilement lisibles de l’extérieur. Les AEs sont-ils sensibles à cette thématique ? Oui, beaucoup d’entre eux le sont. Les informations recueillies par Rethink Priorities dans les réseaux de l’AE lors de l’enquête menée en 2018 le confirment. 39% des AEs qui ont répondu au questionnaire ont déclaré être végétariens ou véganes. Parmi les autres, beaucoup ont déclaré s’efforcer de réduire leur consommation de viande, et un nombre non négligeable dit consommer des poissons, mais pas d’animaux terrestres. Voici le détail des réponses recueillies :
Une partie (73%) des AEs interrogés en 2018 ont accepté de donner des informations sur leurs dons à des organisations soutenues par l’AE au cours de l’année précédente. Il apparaît que 10,8% du montant total des dons déclarés pour l’année 2017 était dirigé vers la cause « bien-être animal », et que 12,3% des donateurs avaient versé de l’argent pour soutenir cette cause. Le montant moyen du don alloué aux animaux atteignait presque 11 000 $.
Tant le comportement alimentaire personnel des AEs que la direction donnée à leurs dons montrent que la sensibilité à la condition animale est beaucoup plus élevée dans ce milieu que dans la population en général.
Parmi les composantes de l’AE dédiées aux animaux, on trouve le même type d’organisations et de manières de travailler que dans le reste du mouvement, à ceci près qu’il n’y a pas de centres de recherche universitaires. Avant d’entamer l’énumération des organismes, ajoutons qu’il ne faut accorder qu’une importance relative aux frontières qu’ils dessinent. Les contacts sont étroits entre les acteurs liés à différentes structures, et il n’est pas rare de voir des personnes passer de l’une à l’autre. De même, les frontières nationales n’ont pas grande signification quand il s’agit d’étudier les acteurs de l’AEA. Par commodité, nous allons dans ce qui suit distinguer les organismes qui travaillent principalement sur la question des animaux d’élevage et ceux tournés vers les animaux sauvages, mais nous aurons besoin de rappeler que des connexions existent.
Les AEs s’inscrivent en la matière dans le courant welfariste ou welfariste-abolitionniste. Ils ont commencé par s’intéresser à des sujets concernant l’élevage industriel d’animaux terrestres, et ont plus récemment étendu leurs préoccupations aux poissons d’élevage. Il n’y a pas à ce jour chez eux d’activité concernant spécifiquement la pêche, même si elle se trouve indirectement incluse à travers leur engagement pour la réduction de la consommation de produits animaux dans son ensemble.
Animal Charity Evaluators (ACE) est la première-née des organisations de l’AEA. (Parenthèse de pure forme : j’ai choisi d’associer le pronom personnel « il » à ACE, ce qui se discute, mais n’a aucune importance.) ACE a été créé à l’été 2012 dans le cadre de 80 000 Hours. En 2013, c’est devenu une association indépendante. Comme son nom l’indique, c’est un organisme d’évaluation. Il se donne pour mission d’aider les personnes qui consultent ses avis à orienter de façon efficace leurs dons pour les animaux. La force de travail d’ACE est composée de salariés permanents, d’étudiants en contrat temporaire, et de bénévoles. ACE passe en revue des associations animalistes. Un petit nombre d’entre elles sont classées en top charities (meilleures associations), et un petit nombre d’autres en standout charities (associations remarquables). C’est donc vers ces associations qu’ACE conseille de diriger en priorité nos dons, sans toutefois prétendre que les organisations (parmi celles examinées) qui ne sont pas au sommet du classement ne font pas œuvre utile. ACE émet aussi des avis sur quelques-unes de ces dernières, indiquant quels sont leurs points forts, tout en expliquant pourquoi elles ne sont pas jugées dignes d’entrer dans les catégories spécialement distinguées. Une façon moins formelle d’attirer l’attention sur d’autres associations consiste en des notes de blogs où les employés d’ACE disent chacun quels sont leurs coups de cœur dans le domaine associatif.
ACE n’est pas qu’une agence de notation. Il étudie les modes d’action du mouvement animaliste, et les attitudes de la société affectant le sort des animaux. Cette seconde activité n’est pas indépendante de la première : c’est par ce processus que l’équipe d’ACE acquiert au fil du temps les connaissances qui l’aident à mieux fonder ses recommandations. C’est aussi celle qui fait la richesse de son site : une fois sur celui-ci, c’est en allant lire le blog et les entrées non directement liées aux associations recommandées qu’on profite le mieux des recherches, réflexions et analyses de membres de l’équipe d’ACE, ou de personnes extérieures invitées à répondre à des interviews ou à publier des articles. Reste que la fonction d’évaluateur d’ACE importe : c’est elle qui lui confère le pouvoir de déplacer de l’argent vers les organisations qu’il distingue et les fonds qu’il met en place.
Effective Altruism Foundation (EAF) (Stiftung für Effektive Altruismus en allemand) est une organisation généraliste créée en 2013, opérant principalement dans des pays de langue allemande. Elle est basée à Bâle et à Berlin, mais dispose de relais ailleurs, en particulier à San Francisco. En 2014, est apparu en son sein un projet, ou think tank, baptisé Sentience Politics, centré sur la question animale et se définissant comme antispéciste. En 2016, il a été décidé de fractionner Sentience Politics en deux projets séparés, l’un gardant le nom de Sentience Politics et restant dans le giron de l’EAF, l’autre prenant celui de Sentience Institute et devenant indépendant. Sentience Politics a depuis lors la mission de promouvoir des initiatives politiques en faveur des animaux en Suisse. Par exemple, Sentience Politics a lancé courant 2018 un projet visant à tenter d’obtenir qu’un référendum fédéral d’inititiative populaire ait lieu afin que les citoyens se prononcent pour l’abolition de l’élevage intensif dans le pays.
Le Sentience Institute a récupéré la mission de l’ancienne branche internationale de Sentience Politics : être un organisme de réflexion sur l’AEA. Son démarrage a été facilité par une dotation de 60 000 $ d’EAF. Pendant l’intervalle précédant l’obtention de son statut juridique d’association, c’est le Centre for Effective Altruism qui l’a abrité. Au départ, l’équipe du Sentience Institute se réduisait à ses deux cofondateurs : Kelly Witwicki (antérieurement ingénieure chez Google) et Jacy Reese (antérieurement employé par ACE, puis par Sentience Politics). Elle s’est un peu étoffée depuis. Le Sentience Institute ne mène pas d’actions de terrain, ni ne s’occupe d’évaluer des associations animalistes. Sa production consiste en des textes publiés sur son site. Jacy Reese a mis à profit l’expérience acquise au Sentience Institute et dans ses emplois antérieurs dans l’AEA pour rédiger un livre intitulé The End of Animal Farming (2018).
Nous avons évoqué au chapitre 3, Open Philanthropy Project (OPP), une organisation née du partenariat entre GiveWell et Good Ventures, qui a pour mission d’être un organisme d’expertise et de conseil sur l’allocation de fonds charitables, dont le fournisseur principal est la fondation Good Ventures. OPP a créé en octobre 2015 en son sein un département, ou programme, spécifiquement dédié au bien-être des animaux d’élevage. Il est dirigé par Lewis Bollard, qui travaillait auparavant pour HSUS. On trouve sur le site d’OPP les noms des organismes qui ont bénéficié de financements d’OPP au titre du bien-être animal et les montants alloués à chacun. Si au départ l’effort était concentré sur les associations luttant contre l’élevage en cage des poules pondeuses aux États-Unis, au fil du temps les domaines inclus s’élargissent (poulets de chair, élevage piscicole, viande de culture et alternatives végétales à la viande, associations œuvrant pour les animaux de ferme en général…). Depuis qu’OPP a commencé à financer la cause animale (2016), le montant annuel des dons qu’il lui a affecté a été le suivant : 25 millions de dollars en 2016, 27 millions en 2017, 28 millions en 2018. Le département « bien-être animal » d’OPP compte parmi les pôles de l’AEA qui contribuent à la réflexion sur les stratégies du mouvement animaliste. Pour prendre connaissance de ces contributions, dont l’auteur est le plus souvent Bollard lui-même, consulter la page « Farm Animal Welfare Newsletter Archive » du site d’OPP.
Charity Entrepreneurship (CE) compte désormais parmi les pôles de l’AE qui produisent une réflexion sur la cause animale. CE n’existe que depuis 2016 ; il se donne pour mission de favoriser l’éclosion d’associations efficaces. Au départ, CE a travaillé dans le champ de la pauvreté humaine. En juillet 2018, il a annoncé qu’il allait pour un temps changer de thème et se concentrer sur la cause animale. Un aspect de son travail dans ce domaine a consisté à se demander sur quels sujets il serait utile de faire émerger des associations ou campagnes spécialisées, donc quels sont les sujets négligés où l’on peut espérer faire beaucoup de bien si des interventions se développent. Plus généralement, les sujets étudiés par CE sur la question animale, et les recommandations formulées suite à ces études, font l’objet d’articles publiés sur son blog. Pour les consulter, aller sur la page de son site qui énumère l’ensemble des textes publiés sur le blog, et parcourir ceux figurant sous le titre « Animal Research ». Ils concernent à la fois des animaux d’élevage et des animaux sauvages.
Une dernière entité (rattachée à l’association Rethink Charity) doit être mentionnée parmi les acteurs de l’AEA, bien qu’elle ne puisse être entièrement classée dans cette catégorie : Rethink Priorities (RP). RP est un centre de recherche (non universitaire) de l’AE qui compte une équipe d’une dizaine de chercheurs. Les travaux de RP portent sur divers domaines (méta, santé, futur lointain…). Le bien-être animal est l’une des thématiques abordées. En se reportant à la page « Publications » du site de RP, on peut constater que la liste des recherches menées sur ce thème est conséquente. Elles portent à la fois sur les animaux d’élevage et sur les animaux sauvages.
L’AEA présente la particularité de s’appuyer uniquement sur la pensée RWAS (reducing wild animal suffering) pour ce qui est des animaux vivant dans la nature. Bien que la thématique ait été inscrite dans le projet de l’AEA dès le début de son existence, ce n’est que depuis peu qu’elle est portée par des pôles dédiés.
Le mouvement RWAS est un courant intellectuel qui axe sa réflexion sur la condition des animaux sauvages. Il peut être sommairement caractérisé par les traits suivants :
La pensée RWAS moderne existe depuis les années 1980, mais n’a pas développé de revendications ou de propositions de réforme dont elle se ferait l’avocate auprès du public ou auprès des décideurs de divers ordres. Certains auteurs s’en tiennent à renvoyer au futur la question des actions à entreprendre. D’autres pensent que la solution est de réduire autant que faire se peut le nombre d’animaux sauvages (pour leur éviter une vie de misère). Parmi les solutions de long terme envisagées par les auteurs RWAS, figurent aussi des perspectives de type transhumaniste (ou plutôt transanimaliste) dont le pionnier a été David Pearce. L’idée est alors de procéder à une refonte des espèces afin de faire disparaître les prédateurs, ainsi que les espèces où la mortalité infantile est gigantesque, et « d’augmenter » les animaux de façon à les doter de capacités leur permettant de mieux satisfaire leurs besoins et de mieux résister aux dangers qui les menacent.
Les quelques points énumérés ci-dessus ne suffisent pas à rendre compte de la pensée RWAS. Son exposé extensif serait hors-sujet dans le présent ouvrage. Précisons de surcroît que le descriptif très global fourni dans cette section porte sur des traits généraux du milieu RWAS, et non sur le travail spécifique des associations de l’AEA travaillant dans ce domaine. La question de savoir si elles pourraient infléchir le style du discours RWAS ne sera abordée qu’au chapitre 12.
Les organisations propres à l’AEA tournées vers les animaux sauvages sont de création récente. En avril 2017 naît le site et l’association Utility Farm, dirigés par Abraham Rowe. Utility Farm lance en avril 2018 un autre site baptisé Nature Ethics. Les deux sites ont pour thème unique les animaux sauvages.
À l’été 2017, l’Effective Altruism Foundation crée un site et un projet, doté d’une équipe salariée dirigée par Persis Eskander, nommé Wild-Animal Suffering Research.
En janvier 2019, Wild-Animal Suffering Research et Utility Farm fusionnent pour former une nouvelle organisation nommée Wild Animal Initiative (WAI), dirigée par Abraham Rowe. Michelle Graham lui succède à ce poste en juillet 2019, tandis que Rowe reste associé à WAI en tant que conseiller.
À la rubrique « organisations », une autre association doit être mentionnée : Animal Ethics, gestionnaire du site multilingue du même nom. Elle est un vecteur important d’élaboration et de diffusion de la pensée RWAS, dans le style d’Oscar Horta – style que l’on retrouve chez plusieurs chercheurs plus jeunes qu’il a contribué à former. L’association Animal Ethics existe depuis 2012. Elle n’est pas née dans le giron de l’altruisme efficace et continue à ce jour à développer les deux axes qui lui sont chers : un plaidoyer généraliste pour les animaux axé sur la remise en cause du spécisme, et de nombreux textes et conférences centrés sur le sort des animaux sauvages. Si Animal Ethics n’est pas un produit de l’AE, il entretient des relations étroites avec lui. Ainsi, lors de la création de Wild-Animal Suffering Research, deux membres sur quatre du comité scientifique du programme venaient du vivier d’Animal Ethics : Oscar Horta et Catia Faria. À noter toutefois que ces derniers ne jouent plus aucun rôle dans la nouvelle organisation WAI.
Dans une interview donnée à Animal Charity Evaluators le 2 juin 20151, Peter Singer se montre plutôt réservé à l’idée de beaucoup investir sur la question de la souffrance des animaux sauvages :
Sur la base des informations disponibles aujourd’hui, la souffrance des animaux sauvages est très loin, à mon avis, de devoir éclipser la souffrance des animaux d’élevage en tant que cause sur laquelle concentrer nos efforts. Tout d’abord, nous n’en savons pas assez – je veux dire que nous ne savons pas à quel point les animaux souffrent dans la nature. Il serait bon que davantage de recherches soient menées sur ce sujet. D’autre part, nous ne savons pas vraiment comment prévenir la souffrance des animaux sauvages. Notre bilan en termes de « gestion » de la vie sauvage n’est pas très bon. De plus, les moyens probables de prévenir la souffrance des animaux sauvages conduiraient à une opposition frontale à des valeurs qui, pour beaucoup d’environnementalistes, ne sont pas moins importantes que la réduction de la souffrance animale. Nous pouvons penser que ces environnementalistes adhèrent à des valeurs erronées, mais si le mouvement animaliste et le mouvement écologiste consacraient toute leur énergie à se combattre, ce serait un désastre pour l’un comme pour l’autre.
Les 15 novembre 2016, Singer donne un cours à Princeton intitulé « La souffrance des animaux sauvages : devrions-nous faire quelque chose à ce propos, et si oui, quoi ? »2 Ce cours montre qu’il est au courant de ce qui s’écrit à propos des animaux sauvages (côté RWAS et côté environnementaliste). Il cite New-Kwang Ng et Oscar Horta. Il évoque les questions qui traversent la mouvance RWAS : la prédation, les modes de reproduction r et K... Il évoque l’hypothèse d’une prédominance de la souffrance dans la nature, mais en tant qu’hypohèse seulement, et non comme fait établi, comme tendent à le faire Horta et bon nombre de ceux qui le suivent. Il conclut sur l’objet annoncé dans l’intitulé du cours par ces mots : « Ce n’est pas un sujet sur lequel j’ai un avis clair et solidement établi (This is not something on which I have a clearly worked out view). »
La leçon de 2016 indique que Peter Singer est ouvert à la réflexion sur la condition des animaux sauvages et à la recherche sur les conclusions pratiques à en tirer lorsqu’on aura des bases solides pour le faire. Mais ce n’est pas lui qui a été le moteur de l’investissement de l’AEA dans ce domaine. Rien n’indique qu’il ait changé d’avis par rapport à ce qu’il déclarait en 2015 sur l’opportunité de continuer à diriger l’essentiel des ressources vers la défense des animaux d’élevage, ou sur les risques qu’il y aurait à mettre exagérément l’accent sur les désaccords avec les éthiques de l’environnement. L’impulsion portant à accorder une place de choix à la thématique RWAS dans l’AE vient d’autres personnes que lui. L’AE a dans ses murs, ou dans son cercle rapproché, beaucoup des auteurs qui comptent sur la thématique RWAS, que ce soit les leaders intellectuels du domaine, ou des personnes dotées d’une bonne visibilté dans le milieu animaliste et qui servent de relais en tant que vulgarisateurs. Citons quelques noms afin d’étayer cette affirmation.
Brian Tomasik, penseur RWAS de tout premier plan, fait partie de l’équipe salariée du Foundational Research Institute (FRI), dont il a été le cofondateur en 2014. Le FRI est un département de l’Effective Altruism Foundation dont le thème est la prévention des risques de souffrance, notamment ceux liés au futur lointain. Dans le vocabulaire interne de l’AE, les risques dits de souffrance astronomique sont nommés s-risques (tandis que les risques existentiels sont nommés x-risques). Les s-risques du futur sont notamment ceux liés à des scénarios dystopiques associés à l’intelligence artificielle, mais peuvent concerner aussi les animaux sauvages. Une préoccupation exprimée par Tomasik par exemple, est celle de voir les humains coloniser d’autres planètes et y introduire inconsidérément des animaux sauvages qui s’y multiplieraient, accroissant ainsi astronomiquement le nombre de vies misérables qui sont vécues. Tomasik est salarié du FRI avec le titre de « conseiller » ce qui, peut-on supposer, signifie qu’il est libre de consacrer son temps à étudier ce qu’il veut, plutôt que d’être assigné à une fonction précise. Pour s’informer de ses travaux, on peut consulter son site : « Essays on Reducing Suffering » qui comporte de nombreux articles portant sur les animaux sauvages. Parmi les conseillers non salariés du FRI, on peut noter la présence de deux auteurs qui écrivent sur la thématique RWAS : Ole Martin Moen et David Pearce.
Parmi les conseillers du Global Priorities Institute (centre de recherche de l’AE qui n’est pas spécialisé sur la question animale), on trouve deux auteurs qui n’ont publié que ponctuellement sur la question des animaux sauvages, mais dont les écrits ont été très marquants : le philosophe Jeff McMahan et l’économiste Yew-Kwang Ng. McMahan est l’auteur d’un article intitulé « The Meat Eaters » publié le 19 septembre 2010 dans le New York Times, qui est devenu un classique de la réflexion sur la prédation et la justification éthique de l’intervention dans la nature. Yew-Kwang Ng a publié en 1995 un article fondateur3 dans lequel il plaide pour la création d’une nouvelle discipline, la biologie du bien-être. Dans ce même article, il propose un modèle théorique qui, sous un certain nombre d’hypothèses, conduit à la conclusion qu’il y a plus de souffrance que de bonheur dans la nature. C’est lui qui est à l’origine de cette idée. Mais, dans son article de 1995, Ng évite de se montrer catégorique sur la validité du modèle pour décrire la réalité. Et ce n’est pas lui qui a fait de l’idée qu’il y a une écrasante prédominance de la souffrance dans la nature une croyance largement partagée dans le milieu RWAS. Cette évolution a eu lieu plus tard, du fait principalement d’Oscar Horta, de l’équipe d’Animal Ethics, et de jeunes chercheurs qui en sont proches.
Certaines des personnes qui œuvrent à l’intérieur de l ‘AE ont occasionnellement écrit sur la thématique RWAS, même si ce n’est pas leur domaine d’intervention principal : par exemple, Adriano Mannino, cofondateur de l’Effective Altruism Foundation et qui l’a présidée de 2012 à 2016. C’est le cas également de Jacy Reese, du Sentience Institute, que nous avons déjà présenté4. Tobias Leenaert (codirecteur du Center for Effective Vegan Advocacy) a publié sur son blog « The Vegan Strategist » plusieurs billets qui relèvent de l’approche RWAS. Même William McAskill, figure centrale de l’altruisme efficace, mais qui n’étudie pas spécialement la question animale, a commis en 2015 un article de type « anti-prédation »5.
Oscar Horta et Catia Faria qui travaillent de façon plus soutenue que les auteurs pré-cités sur la thématique RWAS, ont été associés comme on l’a noté plus haut à la création du programme Wild-Animal Suffering Research. Horta a par ailleurs été invité à présenter une conférence à l’Altruism Effective Global (AEG) de Londres en 2018 et 2019 sur le thème des animaux sauvages. Il compte parmi les conseillers du Sentience Institute.
Si les organisations de l’AE spécialisées sur la souffrance des animaux sauvages sont apparues il y a peu, on aurait tort de penser que l’intérêt pour la question constitue une nouveauté chez les acteurs de l’AEA. Oscar Horta est cité dans l’article décrivant les fondements philosophiques de l’action d’Animal Charity Evaluators6. ACE affirme dans ce texte « continuer à explorer le thème de la souffrance des animaux sauvages », ne pas être contre les interventions dans la nature, même si « pour le moment, ACE ne recommande pas d’actions qui perturbent les écosystèmes, dégradent les habitats, ou interfèrent significativement avec la nature d’autres manières » (le « pour le moment » laisse la porte ouverte à une évolution sur ce plan). Sur la page du site d’ACE intitulée « Cause Priorities for ACE » (les causes prioritaires selon ACE), la souffrance des animaux sauvages est rangée parmi les causes jugées primordiales (à la différence d’autres qui ne le sont pas). Une marque de la réalité de cet intérêt réside dans le fait que, dès 2015, ACE a procédé à une évaluation de l’association Animal Ethics, bien que cette dernière n’ait pas une longue durée d’existence sur laquelle fonder une estimation de son apport. Animal Ethics a même été incluse en 2015 dans la liste des « associations remarquables » (standout charities). Elle a perdu ce statut suite à la seconde évaluation intervenue en novembre 2017, ACE estimant qu’il n’y avait pas eu de progrès significatifs depuis 2015. Peut-être l’apparition, cette même année, d’organisations RWAS au sein même de l’AEA est-elle aussi pour quelque chose dans la non-reconduction de la distinction accordée à Animal Ethics. Quoi qu’il en soit, le rapport 2017 d’ACE sur Animal Ethics met néanmoins en valeur les aspects positifs du travail accompli par l’association et réitère qu’Animal Ethics « travaille dans un domaine négligé et potentiellement très important ».
On peut se demander si le profil des AEAs est similaire à celui des AEs en général. À vrai dire, les informations disponibles sont trop rares pour apporter une réponse précise et solidement fondée. Nous allons ici simplement rendre compte de quelques données qu’on peut glaner sur trois populations : le sous-ensemble des AEs qui juge la cause animale importante, les donateurs à des fonds recommandés par ACE, et le personnel d’ACE. Ici, comme dans les chapitres qui suivront, une place importante est donnée à des informations concernant spécifiquement ACE. La raison en est simplement que c’est la seule organisation de l’AEA qui présente simultanément deux propriétés : une durée d’existence relativement longue, et une abondante diffusion d’informations via son site.
Nous allons ici encore nous reporter à l’enquête de Rethink Priorities (2018). Elle nous informe d’abord d’une corrélation (peu surprenante) entre le régime alimentaire des répondants et leur classement de la cause « bien-être animal » : 80% des véganes classent la cause animale parmi les plus importantes ; c’est le cas de 44% des végétariens (non véganes) et de seulement de 19% des AEs qui consomment de la chair animale. Par ailleurs, parmi les répondants au questionnaire, la proportion des femmes qui se déclarent végétaliennes ou pescetariennes est plus élevée que chez les hommes. Inversement, chez les hommes la proportion de ceux qui déclarent manger de la chair et ne pas chercher à réduire leur consommation (18%) est plus élevée que chez les femmes (7%). En revanche, il n’y a pas de différence selon le genre dans la part relative des individus qui disent consommer de la viande mais s’efforcer de réduire cette consommation.
L’enquête montre aussi qu’il y a des différences selon le sexe dans les causes jugées prioritaires. La part des femmes qui dit accorder beaucoup d’importance à la cause animale est plus élevées que la part des hommes, mais ce n’est pas sur ce thème que l’écart est le plus fort selon le genre comme le montre le schéma suivant :
De façon générale, les hommes sont surreprésentés dans les causes de type « méta » et sur les risques existentiels, tandis que les femmes sont surreprésentées sur le changement climatique et les causes de souffrance affectant des individus vivant actuellement. Toutefois, l’écart peut se trouver accentué par le fait que les réseaux de l’AE qui discutent de risques existentiels attirent des gens de formation scientifique, et l’on sait qu’il y a nettement plus d’hommes que de femmes dans des filières telles que les mathématiques ou l’informatique.
ACE s’efforce, comme le fait GiveWell, de chiffrer l’argent déplacé sous l’effet de ses recommandations. (Chercher « Giving Metrics » sur le site d’ACE pour trouver les rapports sur ce thème.) Sachant qu’ACE est une agence d’évaluation qui a pour vocation de diriger les dons vers les organismes qu’elle juge efficaces, c’est une façon de mesurer le degré auquel l’objectif est atteint. Depuis qu’ACE effectue cette mesure (2014), le rapport entre ses frais de fonctionnement et l’argent déplacé est resté à peu près constant, de l’ordre de 1 à 10, c’est-à-dire que pour 1 $ dépensé à payer le personnel et le matériel utilisé par ACE, l’association estime réussir à diriger 10 $ de dons vers les organismes qu’elle privilégie. Le montant d’argent déplacé par ACE a connu une croissance continue : en 2014, le total était de 147 000 $. En 2017, il dépassait les 7 millions7. ACE a donc réussi en peu d’années à orienter un montant significatif de dons. Jusqu’en 2016, la seule technique pour le faire consistait à recommander des associations (et ensuite à tenter de repérer quelle part des dons reçus par celles-ci pouvait être imputable aux conseils d’ACE). Au printemps 2017, ACE a mis en place un outil complémentaire : le Recommended Charity Fund (RCF). Les donateurs qui versent de l’agent sur ce fonds délèguent à ACE le soin de répartir le montant collecté entre les associations recommandées. En août 2018, ACE a créé un second fonds nommé Effective Animal Advocacy Fund (EAAF). Comme pour le précédent, la distribution de l’argent collecté revient à l’équipe d’ACE, la différence avec le RCF étant que les bénéficiaires ne sont pas uniquement désignés parmi les associations recommandées. Comme nous utilisons ici les données d’ACE pour l’année 2017 (publiées en 2018), l’EAAF n’intervient pas dans l’évaluation de l’argent déplacé.
Les « Giving Metrics » d’ACE n’apportent aucune information sur les caractéristiques socioprofessionnelles des donateurs. Par contre, elles indiquent leur nombre et fournissent des données sur les montants versés à la cause animale sous l’influence d’ACE. En 2017, ACE estime avoir influencé 1540 personnes à donner aux associations qu’il recommande, auxquelles s’ajoutent les 373 donateurs qui ont alimenté le fonds RCF. Le nombre de donateurs touchés n’est pas énorme, même s’il n’est pas négligeable. Un autre trait frappant est le poids écrasant des donateurs fortunés. L’argent directement versé par les donateurs aux associations recommandées représente l’essentiel de l’argent déplacé (environ 6 millions de dollars). On constate que 75% de ce montant provient de seulement 9 donateurs, dont les dons se situaient entre 100 000 et un million de dollars. À l’autre extrémité, les individus ayant versé moins de 1000 $ dans l’année (soit 81% des donateurs), n’étaient à l’origine que de 4% des 6 millions dirigés vers les associations recommandées. Quand on se tourne vers l’argent collecté par ACE en 2017 via le fonds RCF (presque 1,3 million de dollars), il y a certes 373 donateurs, mais 1 seul d’entre eux a fourni 49% de la collecte. À l’autre extrémité, les donateurs ayant versé moins de 1000 $ au RCF (soit 85% des personnes qui ont alimenté le fonds) n’étaient à l’origine que de 3,4% des sommes collectées par cette voie.
Une façon connexe (et partiellement redondante) de percevoir l’importance des donateurs fortunés dans les ressources mobilisées par ACE réside dans l’observation de ses matching challenges. Le matching challenge est une façon de stimuler les dons par un appel à la générosité ainsi formulé : « Les sommes que vous verserez dans telle période seront doublées dans la limite de tel montant. » Lancer un matching challenge n’est possible qu’avec l’appui d’un (ou plusieurs) généreux donateur(s), qui s’engage(nt) à verser à l’association une somme égale au total de ce que les petits donateurs verseront dans la période indiquée. C’est grâce à cette contrepartie que se produit le « miracle » du doublement des sommes versées. En général, le généreux donateur qui permet le lancement de l’opération fixe une limite au montant qu’il est prêt à verser (donc au montant des dons qui seront doublés). Cette pratique du matching challenge devient courante dans les techniques de collecte de fonds. Ce qui est particulier, dans le cas d’une petite association de création récente comme ACE, c’est les sommes qu’elle met en jeu pour ses matching challenges. Pour celui lancé en 2017 pour alimenter le Recommended Charity Fund, un seul donateur jouait le rôle de contrepartie (d’agent chargé du doublement) et il n’avait pas fixé de limite à la somme qu’il acceptait de doubler. Pour le matching challenge lancé par ACE en novembre 20188, l’association annonçait que les dons seraient doublés jusqu’à hauteur d’un million de dollars, et que cela était permis par un seul donateur. En fait, on retrouve au niveau d’ACE le phénomène observable ailleurs dans l’AE : une très forte dépendance aux ressources fournies par quelques donateurs fortunés9. Ceci peut amener à se poser la question du rôle des méta-organisations de l’AE qui s’adressent aux donateurs. Leur activité de pourvoyeuses de financements aux organismes distingués ne serait pas significativement moindre si elles se contentaient de dispenser des conseils personnalisés à une poignée de riches individus que le label « altruisme efficace » met en confiance10. Mais ACE, considère que sa mission est aussi, voire d’abord, de partager ses connaissances et convictions sur la façon de faire avancer la cause animale. C’est pourquoi le site est régulièrement alimenté et le nombre de visites est enregistré dans les bilans d’activité. En 2017, ces visites s’élevaient en moyenne à 28 500 par mois.
On peut s’informer de la composition de l’équipe sur la page « Meet Our Team » du site d’ACE. Comme les mouvements sont très fréquents dans sa composition, je précise l’avoir consultée le 8 juillet 2019.
Le conseil d’administration (8 membres auxquels s’ajoutent deux conseillers) est assez classique. Ces 10 personnes appartiennent toutes au mouvement de l’AE. L’une d’elle travaille à OPP (Persis Eskander), et une autre au Centre for Effective Altruism (Robert Wiblin, conseiller). Jon Bockman, qui fut le premier salarié d’ACE en 2012 et resta plusieurs années à la tête de l’association, compte parmi les administrateurs. Peter Singer, un fondateur du mouvement moderne de libération animale, fait partie des conseillers. La page « Top Donors » du site d’ACE nous apprend que, de plus, il soutient financièrement l’association.
Mais le travail concret d’ACE est surtout le fait des salariés, stagiaires (interns) et bénévoles qui contribuent aux évaluations et recherches de l’association. On ne sait rien du profil des bénévoles. Concernant les travailleurs rémunérés, on trouve, comme dans la plupart des équipes de l’AE, des personnes jeunes. Même en excluant les étudiants en contrat temporaire, on constate que la plupart des membres de l’équipe ne sont là que depuis 2017 ou 2018, et qu’il ne reste plus aucun des salariés des débuts d’ACE. Un autre trait frappant est l’écrasante prédominance des femmes : elles constituent 12 des 14 salariés en poste. Trois des quatre stagiaires sont cependant des hommes.
Nous nous en sommes tenus dans ce chapitre-ci à présenter l’architecture des organisations de l’AEA et à indiquer les grands thèmes sur lesquels elles interviennent. Les chapitres suivants devraient permettre de mieux comprendre ce que font les AEAs et l’esprit dans lequel ils travaillent. Dans le chapitre 9, il sera question d’exercices moyennement convaincants de quantification de l’utilité ou du bien accompli pour les animaux. Dans le chapitre 10, on verra comment les valeurs éthiques communes à l’ensemble de l’AE se manifestent dans l’AEA : on retrouvera le socle utilitariste et ses deux versants (bienfaisance impartiale et mal instrumental) ; on évoquera aussi l’importance accordée aux valeurs inclusives ou de non-discrimination. Le récit de certains épisodes liés à ce dernier thème sera l’occasion de mentionner des associations, parmi celles recommandées par ACE, qui sont particulièrement proches, ou intégrées, au cercle de l’AE. Dans le chapitre 11, il sera question d’un autre marqueur de l’AE : la volonté de se fonder sur une bonne connaissance des faits. Ce chapitre permettra aussi d’évoquer des modes d’action en faveur des animaux d’élevage sur lesquels les AEAs sont engagés de longue date, et de montrer que l’AEA est pleinement héritier, et partie prenante, du mouvement animaliste au sens large. Dans le chapitre 12, on se demandera quelles inflexions du courant RWAS pourraient être impulsées par les associations de l’AEA spécialisées sur les animaux sauvages. Dans le chapitre 13, on reviendra sur le thème sur lequel l’AEA engage le plus de moyens – le sort des animaux d’élevage et l’effort pour limiter la consommation de produits animaux – mais en se concentrant sur des secteurs d’intervention dont le développement est relativement récent et qui devraient prendre de l’ampleur à l’avenir.