Quelle place occupe dans le discours de l’altruisme efficace (AE) ce que Kahane et alii nomment (sans jugement de valeur) les aspects positifs et négatifs de l’utilitarisme ? C’est ce que nous allons explorer dans les pages qui suivent. L’aspect positif (bienfaisance impartiale) désigne le fait que l’utilitarisme approuve les actions consistant à se priver soi-même de quelque chose afin d’aider des tiers, et prescrit l’impartialité dans le choix des bénéficiaires (ne pas négliger les intérêts de ceux qui nous sont lointains). L’aspect négatif (mal instrumental) consiste à prescrire de priver de quelque chose des tiers non consentants, lorsque c’est la condition requise pour atteindre un total d’utilité supérieur. Nous distinguerons deux composantes du versant négatif : la nuisance instrumentale et la non-assistance instrumentale.
Voici l’évolution que l’on va s’employer à mettre en évidence. La bienfaisance impartiale a été dès le départ une composante forte des prescriptions éthiques de l’AE, et l’est restée jusqu’à nos jours. Mais alors que le mal instrumental était assez discret au début, il a pris plus de place au fil du temps : désormais, quand ils expliquent comment s’y prendre pour faire le bien, il est rare que les altruistes efficaces (AEs) omettent d’inclure un passage désignant qui doit être sacrifié pour être un bienfaiteur performant.
Dans la décennie 2000-2010, l’AE n’en était qu’à ses balbutiements. Il n’investissait alors qu’une unique cause : la pauvreté dans le tiers-monde. La composante « bienfaisance impartiale » de la psychologie utilitariste était quasiment la seule sollicitée dans les plaidoyers pour la générosité envers les plus démunis. Le livre de Peter Singer Sauver une vie (2009) est très représentatif de cette période. L’appel à l’impartialité est bien présent à travers l’invitation à fuir « l’esprit de clocher » qui nous pousse à négliger les besoins des étrangers. On y trouve aussi l’équivalence entre le malheur que l’on provoque en intervenant activement, et celui qu’on laisse perdurer en restant passif. Singer explique qu’il est mal de ne pas agir pour soulager des maux qu’on n’a pas causés : pour se comporter moralement, il ne suffit pas d’éviter de nuire à autrui et de prendre soin de sa famille. L’accent est beaucoup mis dans l’ouvrage sur l’invitation à se montrer plus généreux, et sur les initiatives susceptibles de développer une culture du partage. Le volet « bienfaisance impartiale » domine à tel point que Singer peut souligner à juste titre que le devoir de secourir les démunis concorde avec l’enseignement de nombreuses sagesses et religions du monde, et faire valoir que ses préconisations sont conformes à la règle d’or : « Traite autrui comme tu voudrais qu’on te traite. » (op. cit., p. 31)
Pour des raisons d’efficacité (exiger trop risque de décourager l’effort), le niveau de générosité suggéré dans Sauver une vie est très en deçà de ce qu’exigerait la norme utilitariste pure (ne pas accorder plus de poids à ses intérêts propres qu’à ceux de n’importe qui d’autre). Le barème de montant des dons recommandés que Singer fournit à titre d’illustration implique de donner plus que les gens ne le font habituellement. Mais une personne qui s’y plierait garderait un train de vie tout à fait confortable, et infiniment supérieur à celui des populations qui manquent de tout. La norme pure est bien évoquée (et discutée) comme étant celle qui serait juste ; il n’y a aucune dissimulation. Néanmoins, le livre est rempli d’exemples louables de progrès dans la générosité dont les protagonistes ne font qu’un effort modéré. On y trouve bon nombre d’annotations suggérant des changements de conduite qui, sans être totalement indolores, sont loin de requérir l’héroïsme : consommer de l’eau du robinet au lieu d’acheter de l’eau en bouteille (op. cit., p. 25) ; réduire le pur gaspillage : denrées jetées alors qu’elles sont consommables, vêtements achetés et jamais portés (op. cit., p. 26) ; résister aux suppliques de ses enfants quand ils réclament le dernier jeu vidéo ou des vêtements de marque (op. cit., p. 162)…
Les caractères qui étaient présents dans l’AE naissant ont perduré et se sont affirmés jusqu’à nos jours : valoriser l’impartialité, encourager la générosité, ne demander en pratique qu’un effort personnel modéré.
Impartialité. Les causes majeures soutenues par l’AE (autres que « méta ») satisfont toutes l’exigence de prendre en compte les intérêts de ceux qui nous sont lointains, d’une façon ou d’une autre, au lieu de privilégier indûment nos proches. La cause « pauvreté » concerne des humains étrangers. La cause « animaux » concerne des individus qui ne sont pas de notre espèce. La cause « futur lointain » concerne des êtres de natures diverses appartenant aux générations futures.
Culture du partage. Le devoir de se montrer altruiste, par ses dons ou d’autres manières, est défendu tant par Singer que par McAskill dans leurs livres respectifs de promotion de l’AE. Si l’on fréquente les réseaux de l’AE, on constate que l’usage y est établi de solliciter fréquemment les donateurs pour alimenter les caisses des œuvres soutenues par le mouvement. Ceci n’est certes pas original : tout le monde associatif fonctionne de la sorte. Mais on voit aussi, sur les forums de l’AE, des participants exprimer les questions qu’ils se posent sur l’opportunité de soutenir ou pas telle association ou tel domaine d’intervention, souvent en prenant la peine de poser une problématique. On trouve aussi des billets de blog où des salariés d’organisations de l’AE listent les organismes à qui ils ont eux-mêmes fait des dons, en expliquant pourquoi ils ont choisi ceux-là. Il arrive qu’ils y incluent des associations qu’ils jugent prometteuses à titre personnel, et qui ne sont pas (ou pas encore) recommandées par des méta-organisations de l’AE. Les AEs ont réussi à créer à l’intérieur du mouvement un climat où donner va de soi, et une ambiance qui favorise la discussion et la réflexion sur la destination de ses gestes altruistes.
Un effort limité sur soi. En théorie, la norme utilitariste de sacrifice de soi pour le bien des autres est extrêmement exigeante. Ne pas surpondérer ses intérêts propres implique de renoncer à l’utilité dont on jouit (en donnant ses biens, son argent, son temps, ses organes, sa vie…) tant que la perte d’utilité pour soi est inférieure au gain d’utilité qu’on apporte à des tiers. On constate que cette norme disparaît une fois le mouvement de l’AE pleinement constitué. Chez Singer, en 1972, dans « Famine, Affluence and Morality », et en 2009, dans Sauver une vie, la norme théorique est bien présente, à côté d’une norme pratique moins exigeante. En 2015, dans The Most Good You Can Do (L’Altruisme efficace), la norme haute est absente. Singer (comme beaucoup de moralistes de tous les temps) insiste sur l’idée que l’altruisme rend heureux (op. cit., chap 9). L’altruiste épanoui échappe à la transaction pénible : il ne sacrifie pas son utilité pour accroître celle des autres. On se doute cependant que cela ne vaut que tant que l’effort altruiste reste modéré ; pour la plupart d’entre nous, respecter la norme théorique impliquerait une perte massive d’utilité. L’incitation à se montrer plus (et mieux) altruiste est le fil conducteur de The Most Good You Can Do. Mais dès l’introduction, le lecteur est rassuré sur le fait qu’il ne s’agit pas de s’imposer de grands sacrifices, ni de se sentir gêné de ne pas le faire : « La plupart des altruistes efficaces ne sont pas des saints, mais des gens ordinaires, comme vous et moi, et très peu d’entre eux prétendent mener une vie pleinement éthique. Ils se situent en général entre le minimum acceptable et la vie pleinement éthique. Cela ne veut pas dire qu’ils se reprochent constamment de ne pas être moralement parfaits. Les altruistes efficaces ne voient guère d’intérêt à culpabiliser. » (Singer, L’Altruisme efficace, p. 16). Singer est au diapason de l’ensemble du mouvement de l’AE. Les AEs aiment beaucoup recourir aux concepts des économistes. Avec la norme de la vie « pleinement éthique », ils avaient une occasion en or de le faire : l’agent pleinement éthique maximise son impact positif sur le monde en allant jusqu’au point d’égalisation des utilités marginales (entre lui-même et les bénéficiaires de son action). Mais cette maximisation-là est absente des écrits du mouvement expliquant la bonne manière d’être altruiste.
Les AEs sont-ils de grands donateurs ? L’enquête 2018 de Rethink Priorities dans les réseaux de l’AE fournit quelques éléments de réponse puisque 73% des répondants ont accepté de fournir des informations sur les montants de leurs dons et de leurs ressources en 20171. Sans surprise, le montant donné augmente avec le revenu. La grande majorité des sondés donne nettement moins de 10% de son revenu. Même parmi les sondés qui occupent un emploi à plein temps (en excluant donc les étudiants et travailleurs à temps partiel), le ratio don médian/revenu médian2 ne se situe qu’à à 3,7%. Parmi les personnes occupant une activité professionnelle, 553 ont déclaré appartenir à la catégorie qui a choisi la voie « Gagner pour donner ». Curieusement, dans ce groupe, le ratio don médian/revenu médian n’est que de 2,9%, même si par ailleurs le don médian (1500 $) est supérieur en valeur absolue à celui des autres catégories. On peut se demander en outre si parmi les 27% de participants qui n’ont pas voulu remplir cette partie du questionnaire, il n’y aurait pas principalement des AEs qui donnent peu ou rien. Quoi qu’il en soit, il ressort de l’enquête qu’une forte majorité d’AEs sont donateurs, mais que la plupart d’entre eux ne consacrent qu’une fraction limitée de leurs ressources à financer de bonnes causes.
La nuisance instrumentale consiste, pour le sujet moral utilitariste, à causer activement (et non par simple passivité) un préjudice à certains individus, afin d’améliorer la situation d’autres. Le mal commis est le moyen de faire advenir un plus grand bien. La préconisation de la nuisance instrumentale émerge dans la littérature de l’AE une fois le mouvement pleinement constitué. Le cas qui a valu beaucoup de critiques aux AEs est leur éloge des personnes qui choisissent de faire une carrière très lucrative dans la finance afin d’être en mesure de donner beaucoup à de bonnes œuvres3. Opter pour ce genre de métier ne relève de la nuisance instrumentale que si l’on estime que les « requins de la finance » causent du tort à l’économie réelle. Singer discute ce qu’il en est dans cette hypothèse (sans l’endosser) au chapitre 4 de L’Altruisme efficace. Son propos a le mérite d’être tout à fait clair sur le fait que l’approbation d’une telle conduite exige d’être conséquentialiste, tandis que d’autres approches morales condamneraient le fait de se rendre complice de mauvaises actions. Singer note que même les utilitaristes de la règle seraient réticents à recommander cela. Quand ils approuvent ce type de choix, les AEs raisonnent en utilitaristes de l’acte, et ne prennent pas le temps de discuter les éventuels effets négatifs induits. (Quand on affiche ce type de recommandation dans des livres et des sites, on est sorti du cas évoqué par Sidgwick des utilitaristes aguerris qui se permettent de violer des règles de la morale commune, mais le font en secret, parce qu’il serait désastreux que les gens du commun se mettent à faire de même.) L’argument est alors que le trader qui choisit cette profession pour pouvoir donner à de bonnes causes agit de façon authentiquement morale, sans même augmenter la quantité de mal dans le monde, car s’il n’avait pas occupé cet emploi, un autre l’aurait fait à sa place. La seule différence, c’est que l’altruiste efficace, contrairement au remplaçant, donnera l’essentiel de ses gains et ainsi rendra le monde meilleur. Si vous doutez que l’activité professionnelle des as de la finance soit nuisible (vous jugez cette activité bénéfique, ou êtes sans opinion), transposez à un cas où il vous semble clair que l’activité qui procure un gain est nuisible pour bien comprendre de quoi il s’agit : imaginez un altruiste efficace qui s’enrichit pour donner en étant tueur à gages, ou fonctionnaire corrompu, ou trafiquant d’armes…
Dans l’hypothèse ci-dessus, l’altruiste efficace cause des torts qui auraient eu lieu de toutes façons. Mais le mal instrumental peut consister aussi à causer un préjudice qui n’aurait pas eu lieu sans notre intervention. Certaines des expériences de pensée chères à Tobias Leenaert poussent dans cette direction. Par exemple, celle où il demandait sur sa page Facebook aux véganes s’ils seraient prêts à accepter d’avaler un steak si quelqu’un leur offrait 10 000 € pour le faire. Si vous doutez qu’avaler un seul steak impacte le nombre d’animaux abattus, dites-vous que le marché proposé fonctionne exactement de la même manière si, pour toucher le pactole, vous devez tuer une poule (non destinée à la consommation) : avec les 10 000 € vous auriez de quoi, par exemple, éviter la fermeture d’un refuge en faillite et assurer la survie des animaux qui y résident.
Néanmoins, la préconisation de la nuisance instrumentale n’est pas une caractéristique décisive de l’AE. Dans le passage évoqué plus haut, où Singer évoque le cas de la carrière lucrative dans la finance, on sait que lui-même approuve ce choix, mais il ajoute : « Il n’est pas incompatible de soutenir d’une part le principe général de l’altruisme efficace, et de l’autre l’utilitarisme de la règle ou toute autre conception de la complicité qui ne soit pas conséquentialiste. Auquel cas, et si l’on considère par ailleurs que les banques d’investissement et autres entreprises de ce genre sont nuisibles, ce peut être une raison suffisante pour ne pas se lancer dans la finance. » (Singer, L’Altruisme efficace, p. 80)
Il est cependant trop tôt pour conclure que les dilemmes sacrificiels sont peu présents dans le discours de l’altruisme efficace, car on y trouve à haute dose quelque chose qui, à mon sens, peut être psychologiquement ressenti de la même manière, et que je désignerai par l’expression « non-assistance instrumentale ».
La non-assistance instrumentale consiste, pour le sujet moral utilitariste, à refuser sciemment de porter secours à des individus en difficulté, afin de venir en aide à d’autres individus plus nombreux, ou dont la détresse est plus grande4. Supposons par exemple qu’on se trouve être la seule personne à pouvoir sortir des gens d’une maison en feu, et qu’on n’ait pas le temps de les sauver tous. Un conséquentialiste recommandera au sauveteur de ne pas céder aux suppliques d’une victime isolée qu’il voit et entend dans une pièce proche, et de courir vers une pièce plus éloignée où l’on sait que sont coincées trois personnes. Je formule l’hypothèse5 que la recommandation de la non-assistance instrumentale peut-être psychologiquement perçue de la même manière que la recommandation de nuire activement (pour éviter des maux plus grands) dans les dilemmes sacrificiels. Elle le sera quand le sujet moral perçoit vivement l’individu qu’on l’enjoint d’abandonner. Ce peut être le cas parce qu’il a une plus claire conscience de son existence que de celle de bénéficiaires alternatifs de son aide ; ou parce qu’il était déjà engagé dans le geste de lui porter secours avant que le moraliste n’intervienne pour l’en dissuader ; ou du fait même que le moraliste décrit de qui il s’agit au moment où il prononce la sentence poussant à le délaisser.
Dans le dilemme du tramway, le sujet moral voit de tout près l’homme sur le pont (imaginez en plus qu’on lui donne des détails sur la vie de cet homme, sa famille…) au moment où l’éthicien conséquentialiste vient lui dire : « Rationnellement, tu dois le faire tomber » (afin d’arrêter le tramway qui menace d’écraser 5 personnes). Ce cas, qui relève de la nuisance instrumentale, n’est pas très différent de cet autre qui relève de la non-assistance instrumentale : le sujet moral est à côté de l’homme sur le pont ; cet homme perd l’équilibre et tend désespérément la main parce qu’il va basculer dans le vide, et l’éthicien conséquentialiste souffle au sujet moral : « Rationnellement, tu ne dois pas le rattraper. »
Les prescriptions de l’AE se composent de deux volets : la recommandation de dégager des ressources pour rendre le monde meilleur, et la recommandation d’allouer rationnellement ces ressources de façon à les diriger là où elles font le plus de bien. Les deux volets contribuent à maximiser l’utilité produite, mais seul le second nous intéresse ici, car c’est dans celui-là qu’intervient le mal instrumental, dont la non-assistance instrumentale est l’une des expressions. Cette dernière est présente dans le discours de l’AE sous la forme de la désignation explicite des causes à ne pas soutenir.
Au moment de la création de GiveWell (2007), ou de la parution de Sauver une vie (2009), l’accent était mis sur la recommandation de restreindre sa propre consommation pour aider les pauvres du monde. Néanmoins, l’idée qu’il y a un autre moyen d’augmenter l’aide privée au tiers-monde était déjà présente : réorienter des ressources philanthropiques déjà existantes vers la lutte contre la pauvreté, en reprochant à des tiers la mauvaise allocation de leurs dons, et en les invitant à faire mieux à l’avenir. Les deux exemples de mauvaise allocation mis en avant à cette période (et que Singer reprendra ensuite dans plusieurs articles et interviews jusqu’à nos jours) sont les dons destinés aux arts et aux universités. Ce n’est pas le soutien à la pratique des arts, ou l’aide à l’éducation en général, qui sont dans le viseur. C’est l’usage, bien établi chez les ultra-riches étasuniens, de déverser une pluie de millions sur les universités prestigieuses où eux-mêmes ont étudié, ou sur des institutions renommées liées aux arts (le New York Museum, le Carnegie Hall…). On peut discuter de la question de savoir jusqu’où il ne faut pas aller trop loin dans l’assèchement des ressources des établissements d’excellence. Mais pour notre sujet, il suffit de constater ceci : ce cas n’a rien à voir avec un choix à faire entre deux tragédies. Les éventuels perdants (si le conseil de Singer est suivi) sont des institutions déjà richement dotées, et essentiellement fréquentées par les catégories les plus privilégiées de la population. Bien qu’il s’agisse effectivement de pousser des donateurs à retirer leur aide à des bénéficiaires, on n’est pas en train de leur désigner qui ils doivent laisser souffrir ou mourir pour le plus grand bien d’autres. Il n’y a rien ici qui puisse être ressenti psychologiquement comme un dilemme sacrificiel.
Le climat va notablement changer dans les années 2010. Désormais, on trouve à profusion des conseils de non-assistance instrumentale dans les textes ou conférences de présentation du mouvement. Ils sont devenus partie intégrante de la signature de l’AE. Il s’agit, comme à l’étape précédente, de dissuader des donateurs de financer certaines causes, pour mieux en alimenter d’autres. Mais cette fois les individus qu’on recommande de délaisser sont socialement ou physiquement défavorisés ; ils peuvent même être dans une situation critique ou en danger de mort. En voici des exemples empruntés à trois auteurs.
Scott Alexander est l’auteur d’un article publié sur le site Less Wrong6 en 2010, puis repris dans The Centre for Effective Altruism’s Effective Altruism Handbook. Ce texte intitulé « Efficient Charity – Do Unto Others » figure aussi parmi les premières lectures proposées aux visiteurs du site du CEA qui désirent en savoir plus sur l’altruisme efficace. Alexander rappelle que, selon les estimations de GiveWell (de l’époque), il est moins cher de sauver un enfant du paludisme (grâce à la prévention permise par le financement de moustiquaires) que de sauver un enfant risquant de mourir de diarrhée. L’auteur en conclut que « donner à une organisation luttant contre le paludisme plutôt qu’à une organisation luttant contre la diarrhée est la bonne réponse, à moins que le critère qui vous guide ne soit pas celui de l’aide apportée aux enfants. » Les enfants risquant de mourir de diarrhée sont désignés comme ceux qu’il est préférable de négliger.
Lors d’une conférence donnée à Oxford le 25 mars 2013, Toby Ord, donne un exemple qui deviendra un classique, maintes fois repris : celui du chien guide d’aveugle7. Faut-il donner aux associations qui forment des chiens et les mettent à la disposition de personnes non voyantes ? Non, c’est un usage inefficace de l’argent, car avec ce que coûte un chien guide, on peut financer la guérison de nombreuses personnes du tiers monde atteintes de trachome, et leur éviter la cécité. Les aveugles dont l’autonomie serait augmentée s’ils disposaient d’un chien guide sont désignés comme les individus qu’il est préférable de négliger.
Dans L’Altruisme efficace, on trouve plusieurs appels à la non-assistance instrumentale. Singer décrit la joie de Mile Scott, un enfant de 5 ans atteint d’un cancer qui, grâce au don d’une fondation, a pu défiler en Batmobile à San Francisco, jouant le Batkid aux côtés de Batman (un acteur), applaudi par une foule de spectateurs. À la suite de quoi, Singer rappelle que l’argent dépensé pour organiser cet événement aurait pu servir à sauver les vies de plusieurs enfants du tiers-monde, alors qu’il n’a même pas permis à Mile Scott de guérir (op. cit., p. 24-25). L’auteur décrit une opération coûteuse financée par des donateurs qui a permis de séparer deux fillettes siamoises venue du Costa Rica dans un hôpital californien, pour conclure qu’il aurait mieux valu employer cette somme à sauver des centaines d’enfants dans les pays pauvres en les protégeant de la rougeole (op. cit., p. 148-149). Singer rappelle que les Étasuniens les plus pauvres ont accès à l’eau potable, à l’aide médicale, à une allocation monétaire de 4 $ par jour (s’il s’agit de résidents légaux) et que leurs enfants sont scolarisés gratuitement. C’est beaucoup plus que ce dont jouissent les pauvres des pays en développement. L’altruiste efficace évitera donc de venir en aide aux pauvres des pays riches, car il a conscience qu’il peut faire plus de bien en réservant sa générosité aux personnes dont la misère est plus grande dans les pays pauvres (op. cit., p. 150-155). Singer évoque aussi le cas des associations qui se donnent pour objectif la prévention du viol. Il observe qu’on ne dispose pas de chiffres sur combien il faut dépenser par viol évité. Si cette somme s’avérait élevée, il faudrait en conclure qu’ « éviter le viol ne devrait pas être notre priorité », parce que l’argent non consacré à la prévention du viol pourrait être plus utilement employé à sauver plusieurs vies dans le tiers-monde (op. cit., p. 178-179).
On pourrait discuter ces exemples « de l’intérieur », en restant dans le cadre éthique de l’AE. Il peut y avoir désaccord, ou doute, sur les propositions ci-dessus, parce que tous ne font pas les mêmes hypothèses sur des faits imparfaitement connus. Certains pourraient faire valoir que le fait de croire qu’on a une chance (pas une certitude) d’être soigné si on contracte une maladie mortelle contribue positivement au solde hédonique de tous, et que cette croyance serait altérée si les ressources philanthropiques allaient toutes à la maladie la moins chère à combattre du moment, suivant les prescriptions d’Alexander. Certains pourraient craindre un sévère pourrissement du climat social et politique aux États-Unis, voire une déstabilisation du pays, et partant de là, de l’ensemble du monde, si le filet de « sécurité sociale privée » disparaissait du fait d’une réorientation de la philanthropie vers les pauvres du tiers monde, auquel cas cette réorientation ne serait pas forcément bénéfique. Certains pourraient demander si le doute formulé par Singer sur l’opportunité de soutenir des organisations luttant contre le viol est bien compatible avec l’espoir qu’il exprime de voir l’état du monde s’améliorer grâce à l’émancipation des femmes (L’Altruisme efficace, p. 231). Etc.
Mais pour le sujet qui nous occupe, il suffit de retenir que la préconisation de la non-assistance instrumentale est bien présente dans le discours de l’altruisme efficace. Les exemples sont construits de telle sorte que vous visualisez très distinctement qui il ne faut pas aider (au bénéfice d’autres). On sait que les conséquences seront graves pour les individus qu’on renoncera à secourir. Le discours n’a la portée recherchée que s’il persuade précisément les personnes qui donnaient déjà aux bénéficiaires qu’il s’agit d’abandonner, ou qui envisageaient de le faire. Ces personnes sont clairement placées face à des scénarios de dilemmes sacrificiels.
L’altruisme efficace est utilitariste. Le discours est souvent conforme à l’utilitarisme hédoniste de l’acte, voire à l’utilitarisme hédoniste de l’acte version total view. C’est la variante la plus pure de l’utilitarisme, mais aussi la version où les zones de friction sont les plus importantes avec d’autres éthiques, ou avec des intuitions morales communes. Dressons le bilan des observations rassemblées dans ce chapitre au regard de l’analyse psychologique de l’utilitarisme proposée par Kahane et alii (cf. chapitre 6), et de leur partition de l’adhésion à cette doctrine en deux types de composantes : l’approbation de la bienfaisance impartiale et l’approbation du mal instrumental.
L’appel à la bienfaisance impartiale est depuis l’origine une composante forte du discours de l’altruisme efficace. Au fil du temps, il a été de plus en plus clairement affiché qu’on n’était pas tenu de s’imposer à soi-même un niveau d’exigence très élevé en matière de générosité ; parallèlement, de nouvelles catégories d’êtres lointains étaient ajoutées à la liste des destinataires de notre action altruiste.
L’encouragement à pratiquer le mal instrumental a émergé plus tard dans le discours de l’AE : un peu sous la forme de la nuisance instrumentale, beaucoup sous la forme de la non-assistance instrumentale. Dans l’AE pleinement constitué, les deux composantes de l’utilitarisme sont pleinement visibles pour les personnes qui prennent connaissance de ce qu’est ce mouvement. Il n’est pas nécessaire que le mot « utilitarisme » soit présent pour que la proximité ou la distance ressentie avec cette doctrine joue sur la façon dont l’AE est perçu.
Les études de Kahane et alii (2015 et 2018) suggèrent que les personnes à tendance proto-utilitariste marquée sont rares dans la population, et que les personnes qui sont portées à approuver la bienfaisance impartiale ont souvent des traits de caractère différents, voire opposés, à ceux des personnes qui approuvent le mal instrumental. Les AEs défendent les deux aspects, et se comportent comme s’ils tenaient pour évident qu’il suffit de faire de la pédagogie pour que les deux soient largement acceptés. Ils font grand cas de la rationalité, identifient assez spontanément utilitarisme et rationalité, et croient au progrès dans l’usage de la raison chez les humains.
Plaçons-nous, par hypothèse, dans le cas où les deux conditions sont réunies : il y a effectivement progrès dans l’usage de la raison chez les humains, et mieux ils raisonnent plus ils approuvent l’éthique utilitariste. C’est le scénario idéal du point de vue de l’AE : le mouvement assure une cohésion interne forte grâce à des principes éthiques partagés, et il peut espérer une vaste expansion de sa popularité (donc de son impact) puisque, progressivement, ces principes seront adoptés par tous.
Maintenant, plaçons-nous dans une hypothèse différente, qui est une possibilité envisagée par Kahane et alii : la possibilité « qu’une adhésion pleine et entière à l’utilitarisme reflète pour partie des traits psychologiques pré-philosophiques inhabituels chez une minorité d’individus, plutôt que d’être l’aboutissement d’un processus de raisonnement philosophique dont le point de départ serait une base psychologique commune partagée par les non-utilitaristes ». La sympathie ou l’antipathie envers l’utilitarisme résulterait de traits de personnalité stables des individus, et peu d’entre eux seraient dotés du caractère portant à approuver les deux versants de l’utilitarisme (bienfaisance impartiale et mal instrumental). Les implications de cet état de fait pour l’AE iraient dans deux directions opposées, selon qu’on regarde le mouvement dans sa dynamique interne, tel qu’il est composé actuellement, ou comme un pôle ayant l’ambition de persuader à terme un large public de se conduire selon ses prescriptions. Si l’on considère l’AE comme un mouvement à recrutement étroit, et destiné à le rester, il constitue tel qu’il est un espace d’expression privilégié pour des personnes à profil psychologique et philosophique particulier. Dans ce cadre, ces personnes peuvent donner la pleine mesure de leur créativité, parce qu’elles sont dans un contexte conforme à leur véritable façon de penser. Vue sous cet angle, l’étroite association entre AE et utilitarisme est un facteur contribuant à sa productivité. En revanche, ce caractère ferait obstacle à l’ambition des AEs d’exercer à terme une influence significative sur une fraction importante de la population. Trop de goût pour les leçons d’efficacité prodiguées via la désignation des victimes de dilemmes sacrificiels ferait fuir le public bien disposé à entendre les leçons d’efficacité faisant appel à sa générosité envers les plus souffrants. Les AEs seraient face à leur propre dilemme (un peu) sacrificiel en quelque sorte, puisqu’il y aurait un arbitrage à faire entre creuser le sillon qui leur paraît juste en restant entre utilitaristes, et s’ouvrir à différentes façons de penser pour accroître leur audience.