La réflexion sur la citoyenneté animale est la composante la plus novatrice de l’approche politique des droits des animaux de Donaldson et Kymlicka. Nous avons vu dans le chapitre 2 comment elle se présentait dans Zoopolis. Dans ce dernier chapitre, nous allons y revenir de façon à mettre en lumière des compléments apportés par les auteurs dans des articles postérieurs à la parution de leur livre1.
On sait que Zoopolis met fortement l’accent sur l’agentivité des animaux ; c’est l’élément essentiel autour duquel s’organisent les propositions des auteurs.
Par « agentivité », nous entendons l’action initiée par le sujet, voulue par lui, qui s’accompagne d’une attente d’efficacité. Sharon Krause, définit l’agentivité comme « l’affirmation de son existence subjective, ou de son identité, à travers l’action concrète dans le monde. Être un agent c’est affecter le monde de manières qui manifestent concrètement qui vous êtes, c’est vous voir vous-même et être vu par d’autres à travers les effets que vous avez, et reconnaître vos actes comme étant en un certain sens votre propriété » […]. L’agentivité ne requiert pas seulement que vous puissiez initier l’action, mais que votre action puisse avoir le résultat que vous visez. […] Dans bien des situations, cela suppose que les autres réagissent en vous considérant comme un agent. Par exemple, si la chatte saute sur mon clavier et miaule en ma direction pour avoir son dîner, et que je réponds en allant le lui servir, elle a exercé son agentivité. Si j’ignore ou ne comprends pas sa requête […] son agentivité a été contrecarrée. (Donaldson et Kymlicka, 2012b, note 9)
Peu de personnes de nos jours doutent que les animaux soient des agents dans le sens où ils sont les auteurs d’actions intentionnelles. C’est sur la question de l’agentivité morale que se manifeste ordinairement la conviction qu’il existe une frontière nette entre humains et animaux : les humains (sauf « cas marginaux ») sont des agents moraux, les animaux n’en sont pas. Donalson et Kymlicka soulignent au contraire que les comportements sociaux et moraux des humains et d’autres animaux présentent beaucoup de points communs. Nous allons nous arrêter sur ce qu’ils ont à en dire. Leur réflexion sur l’agentivité morale a effet un rapport étroit avec leur conception de la vie sociale et civique.
Selon Donaldson et Kymlicka, la psychologie sociale a montré que l’essentiel du comportement moral humain ne faisait pas intervenir la réflexion consciente, mais reposait sur l’émotion morale, ou le jugement intuitif ; il dépend d’habitudes ancrées et de l’adhésion à des normes qui sont rarement ou jamais questionnées.
Au fondement de ce comportement moral sans délibération morale, on trouve des éléments présents chez de nombreuses espèces : des tendances pro-sociales innées liée à des capacités innées à éprouver des émotions morales (amour, sollicitude, sens de l’équité ou de la réciprocité…) qui sont ensuite modelées par la socialisation et se traduisent par le respect spontané de normes. Considérer l’agentivité morale comme le fruit de l’exercice individuel de la raison émanant d’une sorte d’esprit désincarné est une vision fausse, ou pour le moins très pauvre. L’agentivité morale a une « vie corporelle » (expression que les auteurs empruntent à Sharon Krause) et une dimension sociale.
Donalson et Kymlicka illustrent cette idée à travers l’exemple des parcs publics. Quand ils sont bien socialisés, les usagers humains et canins des parcs accomplissent quantité de prouesses sans s’en rendre compte. Ils situent en permanence dans l’espace l’individu ou le groupe qui les accompagne, ainsi que les autres promeneurs environnants. Ils savent dans quelle mesure ils peuvent s’autonomiser par rapport à leur groupe (s’arrêter pour renifler des odeurs intéressantes, ou pour regarder une partie de pétanque, mais néanmoins répondre aux signaux des accompagnateurs quand ces derniers manifestent qu’ils s’impatientent et voudraient reprendre la marche). Ils ne se jettent pas sur les provisions d’usagers venus pique-niquer. Ils ne prennent pas les jouets des enfants ou des chiens qu’ils rencontrent. Ils se tiennent à une certaine distance des autres promeneurs. Lorsqu’ils croisent d’autres usagers sur une allée, ils ne posent pas intempestivement sur eux leurs mains ou leurs pattes, se saluent brièvement, ou manifestent l’indifférence qui permet à chacun de ne pas éprouver un sentiment d’intrusion bien que le lieu soit très fréquenté. Il savent aussi prendre des initiatives pour au contraire proposer un moment de convivialité à des passants, évaluer d’après leur réaction s’ils souhaitent donner suite ou non, et répondre aux avances qui leurs sont faites : saisir un bâton ou allonger les pattes avant au sol en gardant l’arrière train relevé pour appeler au jeu, adresser quelques mots anodins à une personne et mesurer d’après son langage corporel et verbal si elle a envie ou pas de poursuivre la conversation, accepter ou ignorer l’offre de gratouilles qu’un promeneur exprime en complimentant un chien ou en fléchissant les genoux et tendant la main pour voir s’il approche… Bien sûr, on pourrait s’appesantir sur la liste des maladresses et incivilités commises dans les parcs, mais globalement, l’attitude des promeneurs humains et canins est une remarquable illustration d’agentivité morale « en pilotage automatique ». A travers une multitude de réactions appropriées aux stimuli qui se présentent sur leur parcours, ils respectent sans y penser les normes de bon comportement acquises qui rendent cet espace public agréable pour tous.
La conception des parcs peut par ailleurs présenter des caractères qu’on devrait retrouver dans la politique au sens large. L’environnement doit aider les usagers à faire preuve de civilité. Par exemple, la propreté sera plus facilement respectée si des poubelles et distributeurs de sacs ramasse-crottes sont présents en abondance. Il sera plus aisé aux chiens tentés par la récupération de restes de repas de s’abstenir d’opérations de fouille si les poubelles sont munies de couvercles sur les lieux de pique-nique. Par ailleurs, les préférences des usagers peuvent être prises en compte sans que cela passe par les méthodes classiques de vote ou sondage, ou par la représentation par des intermédiaires (associations d’usagers). Il arrive que la direction d’un parc revoie l’emplacement des allées en tenant compte des chemins qu’on voit se dessiner par piétinement là où des passages n’étaient pas initialement prévus. L’intérêt de cet exemple par rapport à la question de la citoyenneté animale est qu’il montre que des individus peuvent donner leur avis sans communication verbale, et participer de cette manière à modeler l’espace commun, pour peu que d’autres formes d’expression soient également prises en considération.
En élargissant notre vision de l’agentivité morale, Donaldson et Kymlicka ne cherchent nullement à disqualifier ce à quoi on la réduit parfois : la réflexion consciente sur le bien et le mal, la discussion et l’examen des arguments en présence afin de former un jugement, l’effort conscient pour choisir l’action jugée bonne dans les décisions de la vie privée, ou pour faire prévaloir les orientations jugées justes dans la vie sociale et politique.
Il importe que le cadre social permette de se livrer, individuellement et collectivement, à la délibération morale au sens classique, avec recours à des formulations verbales, effort pour convaincre (et se convaincre) en faisant le tri entre des arguments spécieux et d’autres plus solides, etc. En effet, il arrive que la réflexion rationnelle sur les normes sociales permette de détecter celles qui sont injustes, et qu’elle alimente un mouvement social conduisant à les renverser, bien que ces normes soient au départ solidement inscrites dans les pratiques, institutions ou traditions. C’est ainsi qu’on a pu abolir ou faire reculer les systèmes d’ordres ou de castes, l’esclavage, la subordination des femmes, la discrimination envers les homosexuels…
Il y a des miracles mais aussi des désastres de la raison. Donaldson et Kymlicka (2012a) parlent de « pathologies de l’intellectualisme ». Les humains peuvent s’enticher d’idéologies et se laisser séduire par des rationalisations au point de faire taire les sentiments moraux et penchants pro-sociaux qu’ils partagent avec d’autres animaux. C’est pourquoi reconnaître que le raisonnement éthique verbal peut favoriser le progrès ne doit pas conduire à tenir pour secondaires ou méprisables les autres ressorts du comportement moral.
Les idées de pureté de caste ou de race, d’hérésie religieuse, d’avant-garde du prolétariat, de pauvres indignes d’être secourus, de femmes déchues… ont pu prendre le pas sur les normes sociales de réciprocité et de tolérance, ou sur les sentiments moraux de confiance et de compassion. C’est à juste titre que Martha Nussbaum a souligné le problème que constitue le fait que les humains laissent leurs engagements idéologiques primer sur la compassion, et combien cela a joué dans les pires injustices humaines. (Donaldson et Kymlicka, 2013e)
Il arrive que la prise de conscience permise par la réflexion rationnelle joue un rôle inestimable dans la remise en cause de pratiques iniques, là où les routines de comportement et de pensée acquises par habituation contribuaient au contraire à les perpétuer. Mais une fois qu’un progrès moral a eu lieu, il est d’autant plus assuré de perdurer qu’il devient à son tour une composante du comportement social non réfléchi, comme l’était autrefois le respect des usages et normes qui ont été renversés. Plusieurs générations après qu’une mutation de ce type ait eu lieu, il arrive que les gens aient du mal à fournir une réponse argumentée si on leur demande d’expliquer pourquoi les nouveaux usages sont meilleurs que les anciens. « Pourquoi ne pratiquez-vous pas le cannibalisme ? » Face à cette question, il se peut que vous ne ressentiez qu’une émotion morale (l’horreur ou le dégoût à l’idée de manger un congénère). « Pourquoi n’avez-vous pas provoqué en duel le collègue qui vous a manqué de respect ? » La réponse la plus véridique n’est-elle pas : « L’idée que c’était une option envisageable ne m’a pas traversé l’esprit » ? Il n’y a pas lieu de déplorer ces réactions malgré la baisse d’acuité morale consciente dont elles témoignent. « L’indice le plus sûr que nous avons réussi à progresser moralement réside dans le fait que les nouveaux comportements et engagements deviennent habituels et irréfléchis pour la plupart d’entre nous, la plupart du temps. » (Donaldson et Kymlicka, 2013d, p.14) Si la société est devenue moins violente, ce n’est peut-être pas tant, ou pas seulement, parce que nous contrôlons mieux nos pulsions agressives, ou éprouvons plus d’empathie pour leurs victimes potentielles, ou sommes devenus plus experts en délibération morale, que parce que certaines pratiques violentes sont devenues impensables. Nous ne résistons pas vaillamment à la tentation de nous y livrer, elles ne nous viennent pas à l’esprit. « Une vie civique partagée est possible parce que, sur la plupart des questions, nous ne misons pas sur la délibération des gens pour éviter qu’ils ne fassent de nous des esclaves ou des sujets d’expérimentation ; nous misons plutôt sur le fait que nous sommes le type de gens à qui il ne viendra jamais à l’idée de faire des choses pareilles. » (ibid.)
Le biais consistant à sur-intellectualiser l’agentivité morale est comparable à celui consistant à sur-intellectualiser l’agentivité politique et citoyenne. Il repose sur une mauvaise compréhension de qui rend possible les relations intersubjectives et la vie en société. Il favorise une exclusion sans fondement des individus qui ne passent pas le test de possession de capacités cognitives qu’il n’est en fait pas nécessaire d’avoir pour s’insérer dans la vie sociale, et contribuer à la modeler. Il favorise la surdité face aux modes d’expression et de participation qui n’empruntent pas le canal de la discussion rationnelle verbale et entrave ainsi l’agentivité des individus qui n’utilisent pas ou peu ce canal.
On sait comment, dans Zoopolis, les auteurs récusent la vision qui assimile l’agentivité politique à la pratique de la délibération et du vote. Dans « Unruly Beasts » (2013e), ils indiquent que dans une certaine mesure cette vision appartient déjà au passé, non seulement à cause des écrits et luttes exprimant la revendication d’une participation active des enfants et handicapés mentaux aux affaires les concernant, mais par le fait que les institutions ont déjà évolué en direction d’une reconnaissance de leur citoyenneté. Par exemple, l’article 12 de la Convention internationale des droits de l’enfant (ONU, 1989), stipule que les États garantissent à l’enfant le droit d’exprimer son point de vue sur les questions l’intéressant, et que son point de vue doit être pris en considération. En France, la loi de 2005 rassemblant les dispositions relatives aux personnes handicapées est significativement intitulée « Loi pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». Un aspect (parmi beaucoup d’autres) de cette loi est que les établissements accueillant des personnes handicapées doivent organiser leur activité autour d’un « projet de vie » individualisé (expression des aspirations, choix, et de la projection de la personne dans l’avenir) établi avec chaque résident. Les propositions de Zoopolis relatives aux animaux domestiques se situent dans le prolongement de ces évolutions en cours. Elles s’inscrivent dans une conception inclusive de la citoyenneté. Les auteurs expriment de façon particulièrement claire ce qu’elle recouvre pour eux dans le passage suivant :
C’est une grave erreur de considérer l’agentivité démocratique comme une condition d’éligibilité pour être un citoyen. Si on dit que seuls les individus capables de délibération réflexive sont éligibles, alors on exclut non seulement les animaux, mais aussi les enfants, les personnes démentes ou présentant de profonds handicaps intellectuels, et d’autres encore. La citoyenneté est due à tous les membres de la société, quelles que soient leurs capacités cognitives. […] L’agentivité démocratique n’est pas une condition d’éligibilité pour la citoyenneté, mais plutôt une valeur qui gouverne la façon dont nous traitons nos concitoyens. Traiter autrui comme concitoyen, c’est le traiter de manières qui affirment et font respecter les valeurs démocratiques fondamentales d’autonomie, d’agentivité, de confiance, de coopération et de participation, et qui évitent autant que possible de recourir à la coercition et au paternalisme. (Donaldson et Kymlicka, 2012a, p. 3)
Dans une société qui traite ses membres conformément aux valeurs fondamentales précitées, l’agentivité politique peut s’exercer sans posséder certaines compétences intellectuelles. Par ailleurs, la citoyenneté ne se réduit pas à l’agentivité politique, entendue comme la participation aux processus d’élaboration des lois ou politiques gouvernementales. Plus largement, c’est une manière d’appréhender les relations entre membres d’une même société comme des rapports entre individus égaux et libres (c’est-à-dire dotés des moyens d’exercer leur autonomie). Ces relations sont largement faites des interactions de la vie courante, et des modalités que revêtent les événements ordinaires (comment on se déplace, se loge, se nourrit, apprend, communique…). Mettre en œuvre la citoyenneté inclusive suppose d’être plus attentifs à des formes de consultation et de prise de décision ancrées dans les activités du quotidien, et de moins se focaliser sur la capacité à énoncer et à comprendre des propositions verbales.
Pour bâtir la démocratie humanimale, il faudra chercher avec volonté et énergie la réponse aux questions suivantes. Quelles sortes de relations les animaux domestiques souhaitent-ils entretenir avec les humains et d’autres animaux ? Comment faire pour qu’ils soient authentiquement coauteurs de ces relations ? Comment éviter que le fait que des intermédiaires interviennent pour les représenter ne conduise à maintenir leur subordination ou exploitation par les humains, en leur donnant l’apparence du consentement ?
Ce à quoi il faudrait parvenir pour les animaux (sans que l’on puisse dès à présent en décrire précisément les modalités) peut se comprendre par analogie avec ce qu’il en est des humains. Ces derniers ne maîtrisent pas tout dans leur existence. Ils ne sont pas à l’origine des « pages blanches » sur lesquelles le texte qui viendrait s’inscrire résulterait du pur exercice de leur volonté libre et indéterminée. Ils sont soumis à des caractéristiques biologiques qu’ils ne peuvent pas modifier. Le cadre social dans lequel ils grandissent leur rend le monde intelligible, mais aussi façonne leur personnalité d’une manière qui les prédispose à prendre certaines orientations plutôt que d’autres. Il n’en reste pas moins vrai que dans une société démocratique plusieurs chemins s’ouvrent devant eux et qu’ils ont un pouvoir de faire des choix sur leur mode de vie, leurs réseaux d’amis, leur activité professionnelle, leurs engagements politiques, leurs partenaires intimes… Ils exercent une « macro-agentivité » parce qu’un large éventail d’options s’ouvre à eux et qu’ils sont en position de pouvoir chercher ce qui est le plus conforme à leur bien subjectif. Dans un régime où, à l’inverse, leur métier, leur conjoint, leur religion, leur lieu de résidence, etc. leur seraient imposés par l’État, la famille ou la tradition, ils n’auraient plus qu’une « micro-agentivité », c’est-à-dire de petites marges de manœuvre dans un cadre qui leur est globalement imposé, voire dans lequel ils n’arrivent même pas à imaginer qu’il puisse être autre. La plupart des animaux domestiques sont précisément dans cette situation aujourd’hui. Le comment et le pourquoi de leurs relations avec les humains a été déterminé exclusivement par ces derniers. Reste à la poule en cage le choix d’utiliser ou pas le minuscule « grattoir », d’alterner entre les moments où ses pattes reposent sur le sol grillagé et ceux où elle se perche sur la barre placée à quelques centimètres du sol, et à négocier comme elle peut les rapports avec ses congénères dans la promiscuité forcée. Même dans des conditions moins extrêmes, il arrive que les interactions humains-animaux soient entièrement conçues pour faire faire aux animaux ce que d’avance on a décidé pour eux (dressage par des méthodes douces), sans à aucun moment tester s’ils ont envie de continuer à participer à une activité, ou les mettre dans les conditions où ils peuvent voir que d’autres options s’offrent à eux.
Une démocratie humanimale doit au contraire favoriser la macro-agentivité des animaux comme celle des humains. Pour les animaux aussi plusieurs modes d’existence doivent être perceptibles et accessibles. Par exemple, un large éventail d’options allant d’une vie dans laquelle les relations avec des humains (ou des animaux d’autres espèces que la leur) sont intenses et permanentes, à une vie semi-férale dans un groupe de congénères, voire un passage à l’état sauvage. Évidemment, la gamme d’options, et les possibilités de passer progressivement de l’une à l’autre, sont plus ou moins larges selon les cas. Pour des chevaux, l’environnement peut-être tel (en termes simplement de lieux et individus accessibles), qu’ils puissent opter pour une fréquentation intensive de compagnons humains, ou bien pour une vie où ils sont pour l’essentiel entre eux. Il en va de même pour des cochons, des moutons ou des chèvres. Pour des souris nées domestiques, il n’est sans doute pas évident de créer un contexte où l’option de sortie de la société humanimale est choisie en connaissance de cause et dans des conditions non suicidaires. Mais dans tous les cas, c’est bien la possibilité de peser significativement sur le déroulement de sa propre existence et sur le cadre social dans lequel on vit qui fait qu’on est membre d’une communauté des égaux. C’est cela qui accroît les chances de mener une vie épanouissante, qui amenuise le risque d’être soumis à des utilisations abusives, à un paternalisme étouffant, ou à des mesures bien intentionnées mais mal dirigées faute d’avoir pris la peine de comprendre qui est le bénéficiaire.
Pour donner corps à la citoyenneté animale, on a besoin d’accorder beaucoup plus d’importance à la compréhension de ce que les animaux ressentent, et à ce qu’ils expriment et font pour modeler leurs relations avec les autres. L’intérêt porté à la vie mentale des animaux a considérablement progressé au cours des dernières décennies. Cependant, Donaldson et Kymlicka estiment que d’importantes lacunes demeurent, particulièrement dans les domaines qui importent pour le projet de citoyenneté animale. Ils pointent un certain nombre de facteurs qui selon eux font qu’on tarde à les combler.
Quand on vit avec des animaux et qu’on prête attention à eux, on est tout à fait capable de comprendre la signification de leurs attitudes, de discerner leurs préférences, d’entendre ce qu’ils attendent de nous, même s’il est vrai qu’il est nécessaire d’acquérir certaines connaissances pour ne pas commettre d’erreurs (par exemple, parce que chez certaines espèces la douleur est muette, et qu’on risque de ne pas se douter que l’animal souffre si l’on s’attend à des gesticulations ou vocalisations quand il a mal). Nous avons une aptitude naturelle à communiquer avec les animaux et eux cherchent à communiquer avec nous, à moins que nous ne manifestions une surdité telle qu’ils finissent par y renoncer. S’inspirant de K. Smith2, Donaldson et Kymlicka suggèrent que cette surdité est une conséquence de la suprématie humaine. Étant en position dominante, les humains n’ont pas besoin de prêter attention à ce que veulent les animaux. Leur incapacité à comprendre les animaux n’est pas naturelle mais acquise.
Selon une vision dépassée mais rémanente, la vie des animaux serait rigidement fixée par leur nature : l’instinct conduirait les bêtes à exécuter des comportements préprogrammés, chacune selon son espèce. On trouve aussi des conceptions invoquant un déterminisme historique, qui se serait superposé et aurait dévoyé les déterminismes naturels : les animaux domestiques ont vu leur nature altérée par la domestication ; ils sont devenus irrémédiablement dépendants des humains ; le processus est irréversible. Ces approches empêchent de penser la pluralité des manières dont peut se dérouler l’existence d’un animal, elles font trop peu de cas des différences de personnalité entre membres d’une même espèce, et portent donc à négliger l’importance pour chaque animal de choisir la voie qui lui convient.
Les travaux consacrés à la vie mentale des animaux ont certes énormément augmenté, mais certains thèmes se taillent la part du lion. Les sujets les plus étudiés sont d’une part la douleur animale, et d’autre part les capacités cognitives (cartes mentales, reconnaissance des formes ou visages, mémoire, résolution de problèmes, etc.). On trouve aussi une masse de travaux sur le bien-être. Cependant la plupart d’entre eux portent sur des questions très ponctuelles, se fondent sur des indicateurs facilement observables et mesurables, et sont étroitement liés aux aménagements à la marge qui peuvent être envisagés dans les industries d’exploitation animale. Par exemple : mesure du taux de cortisol dans le sang de bovins au cours d’un long transport en camion, et comparaison des résultats selon que le voyage est entrecoupé ou non de pauses. La littérature est finalement assez pauvre sur les aspects réellement importants pour bâtir la citoyenneté animale. Très peu de travaux cherchent à répondre à la question : quelles sortes de rapports les animaux cherchent-ils à établir avec les humains quand ils sont en position d’être cocréateurs de la forme prise par ces relations ? Trop peu de travaux se centrent sur le ressenti subjectif, la conscience phénoménologique. Trop peu d’études portent sur l’expérience vécue des sujets dans sa globalité, alors que l’on trouve une profusion de tests destinés à étudier des mécanismes mentaux spécifiques, et dans lesquels les animaux se trouvent placés dans un environnement entièrement défini par les chercheurs.
On aurait pu s’attendre à ce que la théorie des droits des animaux3 (TDA) soit la première à souligner les insuffisances précitées de la recherche et à pousser à en élargir le champ. Selon Donaldson et Kymlicka, elle s’est au contraire trop longtemps contentée de « l’approche parcimonieuse de l’éthique animale » qu’ils décrivent en ces termes :
En simplifiant à l’excès, on pourrait dire qu’une hypothèse typique de la TDA traditionnelle mainstream a consisté à supposer que le corpus existant de connaissances scientifiques sur l’esprit des animaux suffisait pour théoriser les principes fondamentaux de l’éthique animale. Nous n’avons pas besoin d’en savoir plus sur l’expérience subjective des animaux ou sur leur capacité d’agentivité dans leurs relations avec les humains. Foncièrement, la seule chose qui importe, c’est que les animaux ont la capacité d’éprouver la douleur et la souffrance. Cela suffit pour établir leur statut moral intrinsèque, et suffit donc pour condamner les usages existants des animaux dans les élevages, les laboratoires ou ailleurs. Aller plus loin et se mettre à spéculer sur leur vie intérieure ou leur capacité à établir et être coauteurs de relations avec les humains (ou pire, aller parler de citoyenneté à leur propos), c’est s’exposer aux accusations d’anthropomorphisme et de sentimentalisme, sans le moindre gain stratégique en contrepartie. Pour développer l’éthique animale, il nous faut seulement établir la capacité des animaux à souffrir (et dresser une liste des besoins fondamentaux dont la non satisfaction engendre la souffrance), combiner cela avec une théorie éthique montrant que l’intérêt à ne pas souffrir est moralement significatif, et voilà, nous avons une argumentation en béton ! Reportons à des jours meilleurs les questions sur la subjectivité animale plus spéculatives et plus sujettes à controverse. (Donaldson et Kymlicka, 2012a, p. 7)
On peut comprendre que cette stratégie ait été adoptée dans le contexte des années 1970, au début du mouvement contemporain pour la libération animale. Mais pour Donaldson et Kymlicka, la TDA s’est trop longtemps contentée de « l’approche parcimonieuse ». S’il est exact en théorie que l’argument de la sensibilité à la souffrance suffit à justifier la condamnation éthique des pratiques d’exploitation animale, politiquement, ça n’a pas fonctionné. Quarante ans plus tard, le mouvement des droits des animaux a obtenu quelques avancées ponctuelles mais, globalement, les industries fondées sur la maltraitance et la mise à mort des animaux font plus de victimes que jamais. L’expérience a montré que les gains en termes d’efficacité d’une description minimaliste (supposée plus consensuelle) de la vie mentale des animaux étaient illusoires. En revanche, l’approche parcimonieuse a un coût. À trop se focaliser sur la souffrance, on néglige le versant positif de la sentience et la recherche des conditions permettant aux animaux de mener une bonne vie. On ne met l’accent que sur le côté passif (les animaux sont des réceptacles de sensations négatives) et on ne montre pas assez que les animaux ont besoin d’être acteurs de leur propre existence.
On admet volontiers que l’épanouissement des êtres humains requiert qu’ils puissent poursuivre les conceptions différentes qu’ils ont chacun de leur bien subjectif. On sait que certains choisissent de s’exposer plus que d’autres au danger (source potentielle de souffrance) pour atteindre des buts et vivre des expériences qui leur importent. On admet qu’il y a un arbitrage entre réduction de l’exposition au risque et obtention d’autres biens, et qu’une certaine latitude doit être laissée à chacun pour mettre le curseur où cela lui convient. Il y a bien des limitations sociales à la prise de risque (par exemple avec des systèmes obligatoires d’assurance-maladie ou l’interdiction de commercialiser certaines drogues), mais personne ne vous empêche de devenir reporter de guerre, ou de traverser le désert en solitaire, ni ne vous y oblige non plus.
La description minimaliste de l’esprit animal favorise le biais consistant à négliger que les animaux eux aussi ont des personnalités différentes, certains très curieux, actifs et aventureux, d’autres désireux avant tout de rester dans un cadre familier, confortable et rassurant. Elle porte à ne les voir que comme des « éviteurs de souffrance ». Comme de surcroît, elle n’explicite aucune des compétences qu’ils possèdent (hormis la faculté de se sentir mal), elle risque de conduire à penser que se soucier de leur bien, c’est mettre en place des politiques protectrices hautement paternalistes.
Tous les facteurs énumérés convergent vers une méconnaissance ou une sous-estimation de l’agentivité animale, alors que c’est sa compréhension et sa prise en compte qui permettront de bâtir les démocraties humanimales. Plutôt que de se désoler de cet état des lieux, on peut le voir comme une invitation à redresser la barre, et se réjouir que les lacunes d’aujourd’hui « ouvrent la perspective d’un agenda de recherche et d’action militante excitant et ambitieux, […] demandant un haut degré de collaboration entre de nombreuses disciplines ». (Donaldson et Kymlicka, 2012a, p. 15). On doit se souvenir aussi qu’aucun mouvement pour la justice n’a jamais eu lieu en ayant d’avance toutes les données en main, et que sauf à ne jamais se lancer, on doit accepter de le faire sans avoir éliminé tous les éléments d’incertitude sur ce qui en résultera. « Adopter l’approche de la citoyenneté c’est, en partie, reconnaître que nous ne contrôlons plus tous les leviers du pouvoir, que nous ne savons pas comment ces nouveaux citoyens exerceront leur droit d’être coauteurs de la vie sociale, et quelles sont les formes de coexistence ou de coopération dont ils seront demandeurs ou auxquelles ils résisteront. » (ibid.)
Bien des humains estiment que leur vie serait amputée d’un élément infiniment précieux s’ils étaient privés de la présence d’animaux compagnons4. Contrairement à une idée reçue, ils ne se recrutent pas spécialement parmi des personnes isolées qui combleraient ainsi, faute de mieux, l’absence de relations avec leurs congénères. Il est difficile de mettre des mots sur l’attrait bien réel qu’exercent sur nous des animaux d’autres espèces. Quand on tente de le faire, le propos est souvent trop cérébral, ou trop gnangnan, ou trop cousu de formules toutes faites, et donne un rendu faux de ce que nous ressentons. Kent Baldner s’essaie à cet exercice dans un article dont voici un extrait :
J’aime être une personne qui aime les chiens. Je pense que c’est une des aspects les plus gratifiants, les plus chargés de sens, et réellement les plus nobles de ma vie. Quand on passe du temps avec des compagnons canins, on en vient à apprécier l’ouverture et la générosité d’esprit qu’il y a chez eux, et quand je pense aux chiens que je considère comme des exemples sur lesquels modeler ma vie, Félix arrive en haut de la liste. […] Le cœur de Félix est aussi gros que ses pattes sont courtes et rien ne peut venir à bout de son enthousiasme. Félix est résolu à vivre le moment présent et à le vivre au maximum […] Je suis là, dit-il quand il entre dans la pièce. Je vois le monde et il est bon. Et comment aller contester cela ?
L’enthousiasme de Félix, son inépuisable présence et sa foi sans réserve dans la bonté [goodness] du monde est ce que j’admire le plus. […] Souvent, Félix interrompt mon travail. Alors que je suis absorbé à lire de la philosophie ou à tenter de comprendre l’absence de subjectivité dans un monde qui est le mien, Félix chasse mes rêveries et insiste pour que je vienne le rejoindre dans la vie, pour que je participe avec lui à cette bonté expansive qui est le socle fondamental de l’être. Et là encore, que pourrais-je bien objecter à cela ? (Baldner, 2004, p. 1-2)
Le charme joue-t-il aussi en sens inverse ? Autant que je puisse en juger, cela fait peu de doute. Des animaux choisissent de venir vivre auprès de nous : ce n’est pas toujours nous qui allons les chercher. Il est faux qu’ils ne se résignent à fréquenter d’autres espèces que parce qu’ils sont privés de congénères. Des poules ayant des compagnes, abri et nourriture viennent tout de même toquer à la fenêtre, et apprécient pour certaines d’être caressées ou qu’on leur fasse la conversation. Ce n’est pas parce que des chiens sont plusieurs dans un même foyer qu’ils ignorent les chats ou se détachent des humains…
Certes, les interactions entre humains et animaux domestiques peuvent conduire à la subordination des seconds aux premiers. La conclusion à en tirer est qu’il faut chercher les conditions pour que cela n’ait pas lieu, et non que les relations doivent cesser. Nous avons vu (chapitre 2, section 3) que c’est dans cette optique que Donaldson et Kymlicka discutent dans Zoopolis la contribution que peuvent apporter les animaux à la société en tant que fournisseurs de biens ou services. Celle-ci ne doit pas être catégoriquement exclue a priori ; poser un tel principe reviendrait à écarter les animaux de la coopération, qui est une dimension importante de la vie en société. C’est dans le même esprit que doivent être pensées l’ensemble des relations sujettes à dérives potentielles.
De façon générale, on sait que les auteurs estiment que la parade la plus sûre réside dans une vraie possibilité de sortie pour l’individu qui se trouve dans un contexte ne correspondant pas à ses aspirations, c’est-à-dire dans l’existence de réelles alternatives se présentant à lui. Un des cas où la question des risques liés aux interactions se pose particulièrement est celui des activités dont l’exercice demande un apprentissage. Il est discuté par les auteurs dans « Citizen Canine ». Lorsqu’un apprentissage est nécessaire, on ne peut pas simplement placer un animal (ou autre individu) devant le choix de faire ou ne pas faire telle chose. Spontanément, il ne sait pas faire. Il peut s’agir de travail mais aussi de sports et loisirs, comme lorsque des chevaux font des promenades avec des cavaliers, lorsque des cochons jouent à des jeux vidéo, ou lorsque des chiens tirent des traîneaux, font du pistage ou pratiquent l’agility avec des humains. Les précautions à prendre relèvent pour beaucoup du sens commun. Ne pas imposer l’apprentissage à des individus qui manifestent de forts comportements de refus ou dont le caractère laisse présager que cela ne correspond pas à leurs aspirations. (Un cheval très distant avec les humains n’est pas a priori un bon candidat pour des activités demandant une étroite coordination avec eux. Un chien attentif, réactif, aimant beaucoup se dépenser, a plus de chances qu’un autre d’apprécier l’agility.) Ne pas imposer des exercices si prenants et intensifs que l’animal n’a plus le temps pour se livrer à d’autres activités (ou inactivités) qu’il aime, ou est tellement conditionné qu’il devient incapable d’imaginer faire autre chose. Pour stimuler l’élève et rendre attractif l’apprentissage, il est normal de recourir à des encouragements et à des récompenses. Mais une fois que l’animal a acquis les bases, il est temps de tester s’il en tire une satisfaction ou pas. C’est un peu comme quand on dit à un enfant « Prends quelques leçons de piano, et après tu verras si tu as envie de continuer ou pas. » Les cochons jouent-ils encore aux jeux vidéo s’ils sont dans un environnement où une large palette d’autres activités s’offre à eux ? (On sait qu’ils s’intéressent aux écrans tactiles lumineux quand cette distraction se présente dans un morne élevage en batterie.) Jouent-ils encore si, quand ils gagnent à des jeux plus complexes, ils n’obtiennent pas une friandise ? Le chien sur le terrain d’agility est-il concentré et excité par le parcours à effectuer avec son humain, ou saisit-il la moindre occasion d’aller plutôt s’amuser avec d’autres chiens présents ?
Il est sage d’insister sur les précautions sachant d’où nous partons. Mais cela ne doit pas faire perdre de vue la satisfaction que chacun peut éprouver en pratiquant une activité qui sollicite « juste comme il faut » des capacités qu’il possède et aime exercer : assez difficile pour que réussir soit gratifiant, mais pas difficile au point d’être mis systématiquement en situation d’échec.
Parce que nous vivons dans une société multi-espèces, nous pouvons faire des rencontres, nouer des amitiés, acquérir des connaissances, avoir des occupations… auxquelles nous n’aurions jamais accès si nous ne fréquentions que des congénères. Notre univers mental et les opportunités qui se présentent à nous sont plus vastes parce que notre monde est fait de l’entrecroisement de plusieurs mondes. Dans les sociétés humanimales, c’est déjà vrai pour les humains et ce le sera pour les autres animaux quand des rapports de justice auront été établis avec eux, comme c’est déjà le cas pour les plus chanceux d’entre eux.
Quand un chien, un cheval ou un cochon est membre d’une société humanimale, c’est son droit de pouvoir y participer en utilisant son potentiel à plein. Nous devons permettre à chaque individu animal de réaliser son propre bien, au moins en partie, à travers ses relations avec un humain qui facilite sa participation à des activités dans lesquelles il ne pourrait pas s’engager sans cela. […] En quoi de telles activités sont-elles un bien pour lui ? Comme on l’a dit plus haut, une chienne peut développer des savoir-faire spécifiques […] et l’exercice de ces compétences peut lui procurer plaisir, satisfaction, confiance en soi, et peut-être un sentiment d’accomplissement. Elle peut acquérir des connaissances (la structure du réseau social de sa compagne humaine, les routines quotidiennes, les étranges manières des chats…) qui agrandissent et enrichissent son univers mental.
De même que les humains aiment le frisson de l’amitié inter-espèces –l’étrange combinaison de connexion et de mystère, le défi mental de la communication, les opportunités de surprise, de respect et d’humour – ces mêmes satisfactions peuvent importer à des animaux domestiques.
Un animal qui vit uniquement dans un monde bovin ou chevalin expérimente un type de monde social avec ses opportunités spécifiques d’amitié, sollicitude, leadership, compétition, etc. Un animal qui vit dans un monde multi-espèces expérimente différents mondes sociaux imbriqués les uns dans les autres. Ces mondes lui ouvrent davantage de choix et d’opportunités. Prenons le cas d’une poule qui est au bas de l’échelle dans l’ordre social du picage et qui est souvent ostracisée par les membres de son groupe. Si c’est là son seul monde social, elle n’a pas de réelle alternative. Si par contre le groupe de ses congénères est inclus dans une société humanimale et qu’elle a aussi des interactions avec des humains (ou d’autres animaux), plutôt que de végéter aux marges du groupe de poules, elle peut choisir de se lier d’amitié avec un humain, un chien ou un cochon de la famille. Vivre dans une société humanimale peut accroître l’agentivité des animaux en élargissant leur monde social. […] De nos jours, beaucoup d’études intéressantes portent sur la dimension créative de la vie inter-espèces. (Donaldson et Kymlicka, 2012b, p. 15)
Vivre dans une société multi-espèces est une chance. Il se pourrait bien que l’apport le plus précieux de Donaldson et Kymlicka au mouvement des droits des animaux réside précisément dans le fait d’avoir mis le projecteur sur cette chance, et sur la manière de faire en sorte qu’elle profite à tous les ressortissants des communautés mixtes.
À mon sens, il serait faux de dire qu’aujourd’hui le mouvement de libération animale prône la disparition des animaux domestiques (hormis dans une région bien particulière de celui-ci). Mais il est exact que l’essentiel du travail militant consiste à montrer l’injustice et l’horreur de ce que vivent les animaux utilisés comme objets de consommation, de divertissement ou d’expérimentation, de sorte que le seul ou le principal message que reçoit le public est : « Ces pratiques doivent disparaître. »
Il serait également faux ou excessif, selon moi, de dire qu’aujourd’hui le mouvement des droits des animaux dépeint ces derniers uniquement sous les traits passifs de victimes souffrantes. Les associations diffusent des vidéos, résumés de recherches scientifiques, ou récits de faits divers montrant la richesse de la vie affective des animaux, l’étendue de leurs capacités cognitives ou leurs tentatives de résistance (évasions hors des camions de transport ou des abattoirs par exemple). Mais une fois rapportés à la thématique « Mettons fin à l’élevage et à l’expérimentation », ces éléments ont finalement pour seule fonction de stimuler l’empathie du public pour les victimes de ces activités. La référence à la dimension active, créative, décisionnelle, affective, de la vie mentale des animaux sert d’abord à faire comprendre la frustration qu’on crée chez eux en les plaçant dans des conditions où elle ne peut pas s’exercer. Tout au plus peut-on y lire en creux une évocation de ce que ces animaux auraient pu faire de leur existence si elle n’avait pas été si dramatiquement entravée et écourtée. Certes, il n’est pas rare que des associations diffusent des reportages avant/après réalisés chez des particuliers ou dans des refuges qui accueillent des animaux venant de laboratoires ou d’élevages. Cependant, même alors, il reste un blanc. On a l’exposé d’une situation particulière, dont les acteurs sont parfois suivis dans la durée : par exemple, un porcelet soustrait à un élevage arrive dans une famille, on le voit jouer avec le chien, grandir, se prélasser sur le sofa à côté d’un humain, partager avec lui des amuse-gueule d’apéritif, se faire des amis, découvrir avec curiosité qu’il a neigé dehors… Mais si, au-delà du cas particulier, quelque chose est dit d’ordre plus général, ce sera une invitation à changer ses habitudes alimentaires (Go vegan), à s’engager aux côtés d’une association œuvrant à la disparition de l’élevage, ou à soutenir un refuge qui accueille des animaux sauvés de la boucherie. Finalement, l’idée que ces expériences pointent vers la forme future que pourraient prendre les sociétés humanimales demeure implicite, ou au mieux se réduit à une brève exclamation généralisant le cas particulier présenté.
Jusqu’ici, le mouvement des droits des animaux n’a eu aucun discours structuré sur ce que pourraient être des rapports justes entre habitants des sociétés multi-espèces, sinon pour dire ce qu’ils ne seraient pas. Et c’est en cela que Zoopolis peut changer la donne. Il ne faut pas attendre d’avoir fermé les abattoirs pour parler de citoyenneté animale. C’est maintenant qu’il faut réfléchir et communiquer sur la manière de bâtir les communautés des égaux que seront les sociétés multi-espèces. Se projeter dans un futur enthousiasmant, imaginer comment l’odyssée humanimale commencée sous un jour si désastreux peut déboucher sur un avenir attrayant aidera à en finir avec l’ère des abattoirs. Construire collectivement cet avenir n’est-il pas un projet qui sollicite « juste comme il faut » les capacités que nous possédons et aimons exercer ? Ce projet est assez prometteur et assez exigeant pour que la perspective de réussir si nous nous y engageons soit gratifiante. Et cependant l’objectif n’est pas trop difficile, il reste à notre mesure. Après-tout, il ne s’agit que de la petite fraction du monde que nous connaissons le mieux parce que nous y vivons, et tant les humains que les animaux domestiques ont les compétences requises pour y organiser ensemble une vie meilleure et plus juste.