Zoopolis n’est pas un traité de philosophie politique, et encore moins un traité de philosophie éthique. Cependant, l’arrière-plan intellectuel des auteurs joue un rôle dans leur façon de raisonner. Ce chapitre a pour but de donner une idée de ce qu’est cet arrière-plan à l’aide d’éléments puisés dans des écrits antérieurs de Kymlicka. Au préalable, nous ferons un détour par John Rawls car, comme le souligne Kymlicka (2002, p. 10), « On admet généralement que la renaissance récente de la philosophie politique normative trouve sa source dans la publication en 1971 de la Théorie de la justice de John Rawls ». Le fait est qu’une part conséquente de ce qui s’est écrit depuis les années 1970 en ce domaine consiste en commentaires, critiques, prolongements, comparaisons avec d’autres optiques… des écrits de Rawls. C’est dans cette ambiance intellectuelle que Kymlicka a mené ses propres travaux. Qui plus est, il s’inscrit lui-même dans le courant du libéralisme politique.
Avant de poursuivre, un avertissement s’impose. Une présentation approfondie des thèmes qui vont être abordés occuperait une place démesurée. Ce chapitre s’en tient à évoquer sommairement quelques points. Les pages qui suivent n’en disent pas assez pour permettre au lecteur de reconstituer le raisonnement des auteurs ou courants évoqués, et n’abordent pas les arguments échangés sur des sujets qui font débat. L’objectif est de permettre aux non-spécialistes de situer la tonalité de réflexions menées au cours des dernières décennies, qui ont nourri la pensée de Donaldson et Kymlicka, et auxquelles Kymlicka a contribué lui-même.
Historiquement, on peut considérer comme relevant du libéralisme politique les pensées qui se sont opposées à l’absolutisme, notamment en cherchant à fixer des limites à l’autorité exercée par le souverain grâce à des droits ou libertés reconnus aux individus. De nos jours, en particulier dans l’usage américain, cette expression a un sens moins englobant. Dans Le Droit des peuples, dont l’édition originale date de 1999, John Rawls caractérise comme suit les conceptions libérales de la justice (la sienne en étant une variante parmi d’autres) :
Il y a une famille de conceptions libérales de la justice raisonnables, chacune possédant les éléments caractéristiques suivants :
- le premier énumère les droits et libertés de base du genre de ceux qui sont familiers dans le régime constitutionnel ;
- le deuxième donne à ces droits, libertés et possibilités une priorité spéciale, en particulier par rapport aux revendications de bien général et aux valeurs perfectionnistes ;
- le troisième assure à tous les citoyens les biens primaires nécessaires pour leur permettre de faire un usage effectif et intelligent de leurs libertés.
Les principes de ces conceptions de la justice doivent aussi remplir le critère de réciprocité. Ce critère exige que, lorsque des termes sont proposés comme les plus raisonnables d’une coopération équitable, ceux qui en font la proposition doivent estimer au moins raisonnable que les autres les acceptent en tant que citoyens libres et égaux et non en tant qu’agents dominés ou manipulés du fait de leur position politique ou sociale inférieure. […] Chacun de ces libéralismes adopte les idées implicites des citoyens conçus comme des personnes libres et égales, et de la société comme un système de coopération équitable à travers le temps. (John Rawls, op. cit., p. 27-28)
Le libéralisme politique est, comme on le voit, un libéralisme par la prééminence qu’il donne à certaines libertés. Mais l’égalité (ou la limitation des inégalités) en est aussi une composante forte, à la fois à travers l’idée que chaque citoyen doit disposer des ressources suffisantes pour jouir effectivement de ses libertés, et à travers l’idée que les institutions doivent être acceptables par des citoyens en position d’égalité, et non pas résulter du fait que certains ont plus de pouvoir que d’autres de les modeler à leur profit. Une fois posées ces valeurs générales, on peut rencontrer des variations importantes dans le contenu qui leur est donné. Songez par exemple à la diversité d’interprétations que reçoit la notion d’égalité des chances.
Dans la version rawlsienne du libéralisme politique, l’idée d’égalité des citoyens dans le choix des principes régissant les institutions est exprimée à travers sa description de la « position originelle » exposée dans Théorie de la justice (1971). Il s’agit d’une fiction et non d’un événement supposé avoir eu lieu dans un passé lointain. Cette fiction est une manière d’illustrer le principe d’impartialité, ou de figurer l’état d’esprit dans lequel nous devrions être lorsque nous réfléchissons à ce que devraient être des institutions justes. Dans la position originelle, les agents (uniquement des humains) sont « sous le voile d’ignorance ». Ils ont accès à toutes les connaissances d’ordre général, mais sont privés de toute information sur eux-mêmes. Ils ignorent quels sont leurs atouts naturels (force, intelligence…), leur statut social, la génération à laquelle ils appartiennent, leurs traits psychologiques, leurs projets de vie, leurs convictions philosophiques, leurs croyances religieuses… Ces agents sont supposés rationnels et soucieux seulement d’atteindre au mieux leurs propres objectifs. Ils doivent choisir les principes de base régissant la société dans laquelle ils vont vivre. Comme ils sont rationnels et qu’ils sont privés de la connaissance de tout ce qui les sépare et les divise, ils aboutissent à un consensus. Selon Rawls, le contrat social conclu sous le voile d’ignorance conduirait à l’adoption de deux principes, le premier ayant priorité sur le second : principe de liberté (P1) et principe de différence (P2). P1 et P2 sont les principes de justice qui devraient s’appliquer dans les sociétés réelles.
Les droits inclus dans P1 sont les libertés et droits fondamentaux : protection contre l’agression physique et psychologique, contre l’arrestation arbitraire, liberté politique, liberté de pensée, de réunion, d’association, droit de propriété personnelle. Sous le voile d’ignorance, les agents choisiraient d’opter pour une société qui garantit ces droits également à tous, parce qu’ils sont un moyen essentiel de pouvoir poursuivre leurs propres buts (une fois qu’ils sauront ce que sont ces buts en entrant dans la vie réelle).
Le principe de différence concerne les inégalités économiques et sociales. Celles-ci sont admissibles dans la mesure où elles profitent aux membres les plus défavorisés de la société et sont attachées à des positions auxquelles tous peuvent accéder dans des conditions d’égalité des chances. On peut saisir le sens de P2 en raisonnant comme suit : partant d’une situation de parfaite égalité entre tous, il n’est permis de rompre l’égalité que si, après ce changement, ceux qui se retrouvent au bas de l’échelle sont mieux lotis que dans la société égalitaire ; une fois une telle inégalité présente, un nouveau changement n’est admissible que s’il ne dégrade pas (ou qu’il améliore) la situation des plus défavorisés. Une des façon d’arguer que les agents opteraient pour le principe de différence dans la position originelle est que, du fait qu’ils ignorent quel sera leur statut social dans la vie réelle, ils sont particulièrement soucieux d’éviter d’être amenés à vivre dans un cadre où les plus défavorisés sont dans une situation intolérable.
Le libéralisme politique et la défense de la démocratie sont-ils associés à une doctrine éthique unique ? Non si l’on considère l’épanouissement de la pensée libérale depuis le XVIIIe siècle jusqu’à nos jours, auquel ont contribué des auteurs d’inspirations diverses. Ce n’est pas surprenant. On ne saurait déduire directement de l’adhésion à quelque(s) principe(s) premier(s), ou à une conception donnée de la nature de la pensée éthique, ce que doit être l’architecture politique ; il faut y adjoindre une foule d’éléments complémentaires. Par ailleurs, la réflexion sur les institutions n’est pas forcément menée en remontant à des valeurs ultimes propres à un courant de pensée clairement identifié comme tel.
Qu’en est-il si l’on s’intéresse plus spécifiquement à la version rawlsienne du libéralisme ?
Théorie de la justice (1971) est un ouvrage dont la dimension anti-utilitariste est évidente. L’auteur veut dénoncer les faiblesses de l’utilitarisme1 et proposer une alternative qui ne présente pas les mêmes défauts. Ce qu’il reproche principalement à l’utilitarisme est d’être une doctrine trop sacrificielle. Elle permet que les intérêts même fondamentaux (la vie, la liberté) de quelques-uns soient sacrifiés à l’intérêt général, puisque de telles opérations sont jugées bonnes du moment que ce que perdent les uns est surcompensé par ce que gagnent les autres. Du point de vue de Rawls, cette position est erronée sur le plan moral. Par ailleurs, des institutions fondées sur des principes utilitaristes auraient selon lui peu de chance d’être stables, faute d’adhésion des citoyens. Leur bon fonctionnement exigerait un degré d’altruisme et de disposition à négliger ses propres intérêts pour le bien commun dépassant ce dont les êtres humains sont ordinairement capables. L’alternative proposée par Rawls est que la structure de base de la société respecte les deux principes de justice énoncés plus haut. Ils garantissent à tous de larges possibilités de poursuivre leurs propres fins grâce aux libertés fondamentales. Certaines de ces libertés, ainsi que la sécurité apportée par le principe de différence, les mettent à l’abri d’être sacrifiés pour le bien des autres. Ainsi donc, en 1971, la théorie de la justice proposée par Rawls se présente comme étant elle-même une doctrine éthique (dont le domaine d’application est restreint à la structure de base de la société), doctrine destinée à concurrencer l’utilitarisme2.
Mais dans ses écrits ultérieurs, notamment Libéralisme politique, paru en 1993, l’anti-utilitarisme passe à l’arrière-plan. Il semble même devenir hors-sujet. (Pour autant, les principes de liberté et de différence, la thématique du contrat conclu sous le voile d’ignorance, et l’analyse de ce que doivent-être les caractéristiques générales d’une organisation sociale juste ne connaissent pas de modifications profondes.) Le fait nouveau est l’importance donnée à l’idée de pluralisme raisonnable. Dans une société, on trouve des personnes attachées à différentes doctrines compréhensives religieuses ou laïques : c’est-à-dire à différentes visions d’ordre assez général sur le monde, le sens de la vie, le bien et le mal… L’idée qui en vient à occuper une place centrale dans la réflexion de Rawls est qu’on ne doit pas s’attendre à ce que le pluralisme disparaisse et à ce que tous finissent par s’accorder sur le fait que telle doctrine est la vraie. Cette diversité ne peut être entièrement imputée à des formes d’ignorance obtuse ou à des préjugés intéressés. Du fait de la difficulté de jugement, même des personnes de bonne foi, usant au mieux de la raison, et se prêtant à la discussion libre, n’aboutissent pas forcément aux mêmes conclusions. « Certains jugements raisonnables et pourtant en conflit (particulièrement ceux qui découlent des doctrines compréhensives des gens) peuvent être vrais, d’autres faux, et il est concevable que tous soient faux. Tenir compte de ces difficultés de jugement est de la plus haute importance pour une conception démocratique de la tolérance. » (Libéralisme politique, p. 87). Pour Rawls, la Réforme protestante a été, à terme, une des causes majeures de l’apparition du libéralisme. À l’époque du christianisme médiéval il était naturel de penser que la concorde dans la société passait par l’adhésion de tous à une même doctrine compréhensive, et qu’il était à la fois possible et légitime d’imposer par tous les moyens la vraie foi3. Lorsque les chrétiens d’Occident se divisèrent entre catholiques et protestants, chacune des deux branches continua à penser de même, créant les conditions d’un conflit interne mortel. Comment pourrait-on admettre en effet des compromis sur des questions aussi sérieuses que le salut ou la damnation, et laisser le champ libre à la diffusion de versions fausses de la parole et la volonté divines ? Ce fut pourtant dans ce contexte qu’émergèrent les controverses sur la tolérance, et finalement les prémisses de la liberté de conscience et de pensée. La tolérance associée à ces libertés est autre chose que l’acceptation provisoire d’une trêve avec l’adversaire, faute de moyens suffisants pour l’anéantir. Elle est le fait de citoyens raisonnables, c’est-à-dire de citoyens qui reconnaissent l’existence de la difficulté de jugement, en acceptent les conséquences, et sont disposés à entrer dans des termes de coopération équitables entre eux dans une société qui est, et restera, pluraliste.
L’attention portée par Rawls au fait du pluralisme le conduit à donner à la question du libéralisme politique une formulation qui l’éloigne nettement de la prise de position en faveur ou défaveur de telle doctrine compréhensive4 :
… le problème du libéralisme politique peut se formuler de la manière suivante. Comment est-il possible qu’existe et se perpétue une société juste et stable, composée de citoyens libres et égaux, mais profondément divisés entre eux en raison de leurs doctrines compréhensives, morales, philosophiques et religieuses, incompatibles entre elles bien que raisonnables ? C’est là un problème qui concerne la justice politique et non le souverain bien. (Libéralisme politique, p. 14)
Selon Rawls, des citoyens raisonnables, porteurs de doctrines compréhensives elles-mêmes raisonnables, peuvent accepter que le pouvoir politique, qui inclut un pouvoir de coercition, soit exercé dans un cadre démocratique, où les citoyens sont reconnus libres et égaux, et dans un contexte de réciprocité (obéir à des lois auxquelles les autres se plient aussi).
La possibilité d’une société pluraliste relativement stable et harmonieuse s’accroît avec le développement d’une culture politique publique qui fait que certains principes constitutionnels, ainsi que l’interprétation qui leur est donnée, notamment à travers les décisions de hautes juridictions, deviennent connaissance commune. Il se crée une sphère de la raison publique, faite des valeurs politiques sous-jacentes aux institutions, exprimées indépendamment de toute référence à une doctrine compréhensive particulière. À l’usage, les citoyens développent un attachement à ces valeurs et aux institutions qui les portent. « Les exemples de valeurs politiques comprennent celles que mentionne le préambule de la constitution des États-Unis : une union plus parfaite, la justice, la tranquillité intérieure, la défense commune, le bien-être général, les bienfaits de la liberté pour nous-mêmes et notre postérité. » (La Raison publique, p. 173) La raison publique inclut aussi une certaine façon de délimiter ce qui est admis dans la sphère publique en matière d’argumentation et de preuve. Certains citoyens – et en tout premier lieu les juges – ont le devoir de justifier leurs décisions en se référant uniquement à la raison publique. C’est tout particulièrement le cas lorsque de hautes juridictions sont saisies d’affaires ayant trait aux droits et libertés fondamentaux.
Les chances de stabilité d’une société libérale sont grandement accrues quand les lois ou principes fondamentaux régissant les institutions font l’objet d’un consensus par recoupement. Le consensus par recoupement est, comme son nom l’indique, un consensus, et non un simple modus vivendi. Ce n’est pas un état dans lequel les citoyens se résignent à subir un cadre institutionnel qu’ils n’approuvent pas vraiment, suite aux concessions nécessaires pour coexister avec les citoyens dont les conceptions diffèrent des leurs (auquel cas il s’agit d’un équilibre précaire qui risque d’être remis en cause au moindre changement du rapport de forces). Lorsqu’il y a consensus par recoupement, les citoyens adhèrent réellement aux principes fondamentaux régissant les institutions, parce qu’ils leur donnent sens à partir d’une argumentation issue de leur propre doctrine compréhensive. Ils approuvent alors le même cadre institutionnel, mais pour des raisons au moins partiellement différentes. Par exemple, les principe de liberté de pensée et d’expression peuvent être approuvés à la fois par des croyants qui y voient la condition d’exercice du libre-arbitre donné par Dieu à l’homme, par des utilitaristes qui, à la façon de Mill, estiment que la liberté est à a fois nécessaire à l’épanouissement personnel et favorable au progrès social, etc.
On trouve ainsi chez Rawls deux approches assez différentes et qui pourtant conduisent vers des formulations similaires des principes de base devant régir l’organisation des sociétés :
Ces jalons étant posés, revenons à Kymlicka.
Kymlicka n’est pas utilitariste mais il juge positivement le fait que l’utilitarisme valorise le bien-être, et le fait qu’il s’agisse d’un conséquentialisme (apprécier les actions ou institutions en fonction du bien qu’elles produisent). Cependant, l’utilitarisme ne parvient pas selon lui à intégrer correctement certains éléments, ou bien il n’y parvient qu’au prix de trop laborieux détours6. Ses objections concernent en particulier les deux points suivants.
1) Kymlicka estime que l’utilitarisme a du mal à donner une place correcte aux attachements, engagements, projets… auxquels chacun de nous accorde une importance particulière, parce que ces priorités vont à l’encontre de l’idée que le bonheur ou les aspirations de tous doivent compter également dans les actions entreprises. Pour Kymlicka, il faut reconnaître que certaines relations existant entre des individus sont une raison suffisante pour légitimer des droits et devoirs qui ne valent que pour eux, même si cela conduit à un traitement asymétrique des personnes incluses dans la relation par rapport à celles qui y sont extérieures. Cela vaut pour l’exemple canonique des promesses ou des contrats. « Si quelqu’un m’a prêté 10 $, il peut légitimement prétendre à ce que je lui rende 10 $, même si un autre usage de cette somme aurait maximisé le bonheur. » (Kymlicka, 2002, p. 23). Contrairement aux promesses, certaines des relations spéciales ouvrant des droits particuliers ne doivent rien à un acte volontaire. Nous en verrons un exemple à la section suivante avec l’appartenance nationale (la majorité des gens deviennent ressortissants d’un État à leur naissance et cessent de l’être à leur mort). La légitimité des priorités particulières vaut aussi pour bien des choses incluses dans le fait de « mener sa vie ». Poursuivre les buts et entrer dans les relations qui nous importent implique de ne pas accorder en permanence le même poids aux besoins et aspirations de quiconque qu’aux nôtres propres. Par exemple, le fait même d’être ami avec certaines personnes (on n’est pas ami avec le monde entier), implique de se montrer plus attentionné envers ses amis qu’envers d’autres gens.
On dit souvent de l’utilitarisme qu’il est « aliénant », dans le sens où il nous force à nous distancer des engagements et projets qui donnent sens à notre vie.
Naturellement, nos projets et engagements doivent respecter les projets et engagements légitimes des autres. Mais la bonne façon d’y parvenir n’est pas de considérer qu’on doit leur consacrer le même temps et la même énergie qu’à nos propres projets. Une telle attitude est psychologiquement impossible, et serait indésirable si elle était possible. Presque tout le monde estime qu’une vie humaine digne d’être vécue se caractérise par une série d’attachements qui la structurent et lui donnent une direction. (Kymlicka, 2002, p. 26)
2) Kymlicka estime qu’un raisonnement utilitariste peut parfois conduire à des conclusions clairement injustes et discriminatoires, et cela bien que l’utilitarisme ait une dimension authentiquement égalitaire (puisque les plaisirs ou préférences des individus, de même intensité, comptent à part égale, quels que soient les individus concernés). Cela vient de son caractère agrégatif (maximiser le total du bonheur ou de la satisfaction des préférences), et du fait que l’agrégation est faite sans avoir au préalable exclu des joies ou des préférences illégitimes. Imaginez par exemple un pays où la majorité de la population est viscéralement hostile aux relations amoureuses entre personnes de même sexe. Il se peut que la persécution de la minorité homosexuelle soit la politique qui apporte le plus de satisfaction au total, même en tenant dûment compte de l’impact négatif sur les homosexuels. Nous sentons pourtant qu’une telle politique est immorale, ce qui devrait nous conduire à adhérer à l’idée suivante : « Le principe même qui nous prescrit de compter également les préférences de tous dans notre critère du bien [rightness] nous prescrit aussi d’exclure les préférences qui refusent l’idée que les préférences des gens doivent compter à égalité. Pour paraphraser Harsanyi7, les utilitaristes devraient réagir en "objecteurs de conscience" face à de telles préférences. » (Kymlicka, 2002, p. 38)
On voit que les réflexions précédentes s’appuient sur une perception intuitive de ce qui est normal ou juste, additionnée d’une recherche de cohérence entre diverses intuitions, pouvant conduire, à la réflexion, à en rejeter certaines qui en contredisent d’autres, ou dont il apparaît qu’elles résultent de jugements biaisés. La conception de Kymlicka de la méthode en philosophie éthique ou politique est voisine de ce que Rawls nomme la recherche d’un « équilibre réflexif » :
… je crois que le test ultime d’une théorie de la justice est qu’elle rend cohérentes nos convictions bien pesées en matière de justice et nous aide à les éclairer. Si, en y ayant réfléchi, nous partageons l’intuition que l’esclavage est injuste, alors le fait qu’une certaine théorie de la justice soutienne l’esclavage constitue une raison puissante de rejeter cette théorie. Inversement, si une théorie de la justice rejoint nos intuitions bien pesées, les structure de manière à en dégager la logique interne, alors cela constitue un argument puissant en faveur de cette théorie. Il est bien sûr possible que ces intuitions soient sans fondement et l’histoire de la philosophie est pleine de tentatives de défendre des théories sans faire le moindre appel à notre sens intuitif du bien et du mal. Mais je ne crois pas qu’il y ait une autre façon plausible de procéder. En tout état de cause, le fait est que nous avons un sens intuitif du bien et du mal, et il est naturel, et même inévitable, que nous tentions de travailler ses implications – que nous cherchions à faire « ce que nous pouvons pour rendre cohérentes et pour justifier nos convictions sur la justice sociale8 » (Kymlicka, 2002, p. 6)
Concernant l’utilitarisme, la position de Kymlicka est qu’il faut chercher à préserver ce que cette doctrine a de séduisant tout en la débarrassant de ce qu’elle a de problématique et que ce but est atteint en lui préférant une « théorie des justes parts ». Celle-ci est une meilleure façon d’intégrer le principe selon lequel chacun doit compter pour un, à égalité avec les autres, sans pour autant utiliser à mauvais escient la moulinette de l’égalité : elle ne doit pas servir à réduire en purée les priorités découlant des engagements ou relations spéciales liant certains individus, ni les priorités qui permettent à chacun de mener sa vie. Inversement, quand on cherche une « recette » conforme au principe d’égale considération, on doit éviter d’inclure parmi les ingrédients des éléments qui y sont contraires par nature. Les préférences égoïstes ou discriminatoires – celles qui consistent d’emblée à vouloir que certains aient plus que leur juste part en amputant la juste part des autres – ne doivent compter pour rien.
La « théorie des justes parts » n’est autre que le libéralisme politique que Kymlicka nomme aussi « égalitarisme libéral ». La Théorie de la justice de Rawls lui a donné une impulsion décisive parce que sa conception générale de la justice repose sur cette idée que Kymlicka qualifie de centrale : « Tous les biens sociaux primaires – liberté et opportunités, revenus et richesse, et les bases du respect de soi-même – doivent être répartis également à moins qu’une répartition inégale de certains de ces biens soit à l’avantage des plus défavorisés9. » Cela ne signifie évidemment pas que Rawls soit le seul contributeur notable au développement de cette approche, ni que Kymlicka approuve en tout point l’analyse de Rawls. Ainsi, Kymlicka voit-il plus d’inconvénients que d’avantages à renouer avec la tradition du contrat social, via la parabole de la position originelle. Par ailleurs, la construction de Rawls exclut les animaux, elle est bâtie comme si tous les humains étaient des adultes dotés de solides facultés mentales, et présente d’autres traits encore qu’on ne retrouve pas chez Kymlicka.
Ce qui est commun aux conceptions libérales de la justice, c’est la combinaison de l’idée de « justes parts » (que chacun dispose d’une part équitable des ressources nécessaires pour mener sa vie) et de l’idée de choix (que chacun dispose d’une large autonomie dans la façon de mener sa vie), à quoi on pourrait ajouter une réflexion sur ce qui est nécessaire pour assurer un niveau suffisant de cohésion sociale entre ces individus libres et égaux. Les « justes parts » devraient empêcher les inégalités entre individus dues aux circonstances (par exemple celles liées au fait de naître dans une famille plus ou moins dotée en capital économique ou culturel), mais pas les différences liées aux choix des individus et dont ils sont responsables. En pratique, les deux types de différences peuvent être malaisées à départager, et certaines inégalités dues aux circonstances ne peuvent pas être totalement compensées10.
Kymlicka (2002, p. 88) observe que beaucoup de gens considèrent les conceptions libérales de la justice comme « fournissant une justification philosophique aux États-providence démocratiques de l’après-guerre ». Elles sont volontiers assimilées à un libéralisme mainstream : à l’habillage philosophique qui séduit le sympathisant moyen du parti démocrate américain, pourrait-on dire. Cette situation est pour partie (mais pour partie seulement) imputable aux auteurs phare du libéralisme philosophique contemporain. Pour Kymlicka, c’est sous-estimer le fait que le libéralisme politique est une théorie de l’égalité qui appelle des réformes plus radicales que les politiques d’atténuation de certaines inégalités déjà pratiquées dans le cadre du welfare state. Les inégalités en cause ne sont pas seulement celles dues aux différences de ressources économiques ou de niveaux d’éducation, mais aussi les inégalités de statut liées à d’autres facteurs (le genre, la couleur de peau, l’origine nationale des ascendants, l’appartenance à une minorité ethnique ou religieuse, l’orientation sexuelle…).
Nous avons vu dès le chapitre 1 que le droit positif incluait à la fois des droits universels et des droits différenciés (dits « droits relationnels » ou droits liés au fait « d’être membre ») et que Donaldson et Kymlycka déploraient que le mouvement de libération animale se soit si peu intéressé au second type de droits. Nous savons qu’un type de droit relationnel joue un rôle-clé dans la construction de Zoopolis : les auteurs se sont appuyés sur le fait que dans le monde actuel, les personnes ont des droits particuliers en tant que ressortissantes d’un pays donné, et qu’il existe par ailleurs des principes régissant les relations entre pays. Enfin, il a été rappelé ci-dessus que Kymlicka estimait, sur le plan éthique, qu’il fallait reconnaître la légitimité de certains liens existant entre des sous-ensembles d’individus – liens qui impliquent que les sujets inclus dans la relation ne se traiteront pas les uns les autres de la même manière qu’ils traitent les individus extérieurs. Nous allons ici apporter un éclairage complémentaire sur ce qu’il en est du lien d’appartenance nationale.
Dans Zoopolis (p. 51), Donaldson et Kymlicka illustrent leur propos par l’exemple des passagers qui descendent d’un avion. Tous ont les mêmes droits universels à ne pas subir certains préjudices. Mais par rapport au pays dans lequel ils arrivent, ils ont des droits très différents : certains y sont chez eux et jouissent de tous les droits de la citoyenneté ; d’autres ont un droit de séjour permanent ou temporaire mais ne peuvent pas participer à l’exercice de la souveraineté politique. On pourrait ajouter que des candidats au voyage n’ont pas pu monter dans l’avion faute de titre de séjour.
Bien des gens ne verront dans l’histoire des passagers que la description d’une situation courante et normale. Mais le récit du tri qui est fait parmi ces derniers va probablement mettre mal à l’aise certains lecteurs de l’ouvrage : ceux à qui l’idée de nation inspire surtout un sentiment négatif. Il leur vient à l’esprit le fait que les frontières, et barrières au passage des frontières, font que les gens nés dans un pays pauvre, ou soumis à un régime tyrannique, ou pratiquant une discrimination féroce envers les femmes ou certaines minorités… ont peu de chance d’en sortir. Comment pourrait-on dire alors qu’ils ont bénéficié, pour mener leur vie, d’une juste part des ressources et des libertés par rapport aux chanceux nés dans des pays où les conditions sont meilleures ? Il leur vient aussi à l’esprit les aspects peu reluisants que peut revêtir le sentiment national, entre autopromotion des merveilleuses qualités attribuées à la mère-patrie et à ses ressortissants, et xénophobie douce ou féroce.
Or, à travers l’exemple de l’avion, Donaldson et Kymlicka ne font pas que décrire la situation telle qu’elle est (Il y a des États différents et il y a des limites à la mobilité internationale). Ils approuvent le fait que l’espace mondial soit divisé en communautés politiques distinctes, et que ces communautés puissent mettre des seuils à l’entrée de migrants sur leur territoire. Dans la tradition politique libérale, la validation de la division de l’espace mondial en États distincts est la position la plus courante, soit que le fait ne soit pas questionné, soit qu’il y ait réellement adhésion à cette forme d’organisation politique. Un argument classique des tenants d’États séparés est de supposer que l’alternative consisterait en un État mondial centralisé. Ainsi, Rawls écrit :
Je suppose que ces principes [d’égalité entre les peuples] donneront une place aux formes variées d’associations et de fédérations entre les peuples, mais qu’ils n’affirmeront pas un État mondial. Je suis ici la voie tracée par Kant qui, dans son Projet de paix perpétuelle (1795), estime qu’un État mondial – j’entends un régime politique unifié doté des pouvoirs légaux normalement exercés par les États centraux – serait soit un despotisme global, soit un empire déchiré par une guerre civile permanente, dans la mesure où les régions et les peuples divers essaieraient de conquérir leur autonomie et leur liberté politique. (Le Droit des peuples, p. 51)
Dans Zoopolis, Donaldson et Kymlicka évoquent brièvement leurs raisons d’inclure dans les relations auxquelles il est légitime d’associer des droits particuliers celles ayant trait à l’appartenance nationale.
Les pratiques d’autogouvernement démocratique sont plus aisées là où les gens se considèrent comme membres d’une même nation, avec une langue nationale commune et un attachement à un territoire national partagé, plutôt que comme des globe-trotteurs qui se trouvent momentanément habiter là plutôt qu’ailleurs. La démocratie et l’État-providence requièrent des niveaux de confiance, de solidarité et de compréhension mutuelle qu’il pourrait être difficile de maintenir dans un monde sans frontières qui renoncerait au sens d’une citoyenneté politique enracinée et délimitée. (Zoopolis, p. 53)
En se reportant à ce qu’écrit à ce sujet Kymlicka dans Contemporary Political Philosophy (2002, p. 312-317), on pourrait ajouter qu’il est conscient de la nécessité de politiques supranationales. Il note qu’on reproche souvent le « déficit démocratique » avec lequel elles sont menées aujourd’hui : les citoyens n’ont aucun pouvoir direct de peser sur les institutions mondiales, qui ne fonctionnent qu’à travers des représentants délégués par les divers gouvernements. Mais, ajoute Kymlicka, le problème n’est pas qu’institutionnel. Les conditions d’un authentique débat démocratique ne sont pas réunies au niveau transnational, parce que les gens ne parlent pas la même langue, ne lisent pas les mêmes journaux, n’ont pas les mêmes partis politiques… Pour l’heure, c’est principalement au niveau national que les citoyens maîtrisent des modes de participation effectifs à la vie publique. D’où les réserves de Kymlicka envers des projets de renforcement de la démocratie transnationale qui auraient pour effet d’affaiblir l’intérêt pour l’exercice de la souveraineté populaire nationale.
Dans Zoopolis, les auteurs précisent que ce n’est pas seulement pour les raisons précitées, d’ordre pratique ( « soyons réalistes, regardons ce qui a des chances de fonctionner »), qu’ils ne partagent pas le sentiment de ceux qui jugent moralement contestable de ne pas donner les mêmes droits (de séjour, de travail, de vote) à tous les passagers qui descendent de l’avion alors que tous sont des êtres humains ayant une égale dignité morale. Ils le font aussi pour des raisons d’ordre éthique :
L’aspiration à s’auto-gouverner au niveau national reflète un attachement profond à une communauté et un territoire particuliers, et cet attachement est légitime et digne de respect. Respecter les gens inclut le fait de respecter leur capacité à développer des attachements et relations moralement significatifs, dont des attachements à des individus et communautés particuliers, à un territoire, à un mode de vie, à des schémas de coopération et d’auto-gouvernement. (Zoopolis, p. 53)
Ces réflexions sont à rapprocher d’idées que défend Kymlycka dans La citoyenneté multiculturelle, où il soutient que contrairement à ce qu’ont longtemps pensé les libéraux, il ne suffit pas de garantir des droits fondamentaux individuels à tous pour assurer un traitement équitable des minorités (libre à chacun ensuite de se servir au mieux de ses droits pour faire vivre des traits culturels particuliers auquel il est attaché). Sans rempart offert à certains groupes pour préserver des mœurs, une langue… ils se trouvent sous l’emprise de la culture dominante, simplement parce qu’elle est majoritaire et marque les actes de la vie quotidienne (les documents administratifs, l’enseignement scolaire, la définition des jours fériés…). On pourrait estimer que ce n’est pas grave : après tout, il suffit aux minorités de se fondre dans la culture dominante. Mais pour la plupart des gens, le processus d’assimilation est coûteux et ils ne le réussissent qu’imparfaitement. L’idée que cela a du sens de défendre des droits collectifs dans une société libérale est liée à la notion de culture sociétale. « Je crois qu’il n’y a pas de liberté individuelle sans cultures sociétales et que les libéraux devraient par conséquent s’intéresser à la viabilité des cultures sociétales » écrit Kymlicka (2001, p. 121). Une culture sociétale, c’est un ensemble assez vaste d’éléments qui font que des gens possèdent un lexique commun (des usages et conventions concernant diverses activités de la sphère publique et privée, une mémoire faite de récits mythiques ou historiques, une langue…). La familiarité d’un individu avec sa culture sociétale ( « une appartenance établie sans effort », op. cit., p. 133) lui permet de donner sens à ce qui l’entoure, de comprendre et saisir les opportunités qui se présentent, ce qu’il fait beaucoup moins bien confronté au « lexique » d’une culture différente.
Kymlicka observe que l’attachement à ces cultures sociétales ne doit pas être confondu avec l’attachement à des valeurs ou des doctrines compréhensives. S’il en était ainsi, on aurait observé leur recul avec la libéralisation et l’uniformisation des sociétés (le fait qu’elles présentent un pluralisme interne sur le plan des valeurs et une reconnaissance de ce pluralisme dans leurs institutions, devenant à cet égard de plus en plus semblables). Et pourtant, ce n’est pas le cas. Les Québécois continuent à vouloir préserver leur spécificité culturelle, alors qu’ils ont cessé d’être une société rurale, conservatrice et catholique, nettement distincte des Canadiens anglophones. Les Catalans rêvent d’indépendance sans que leurs valeurs soient significativement différentes de celles du reste des habitants de l’Espagne, et l’on pourrait multiplier les exemples du même type de vitalité des revendications autonomistes dans le monde.
Dans La Citoyenneté multiculturelle, il est question des cultures minoritaires à l’intérieur d’un même État, mais les raisons avancées pour soutenir qu’elles méritent considération sont du même ordre que celles avancées pour soutenir le droit des habitants d’un État pris dans leur ensemble à se défendre contre ce qui risque d’éroder les bases de la vie commune, y compris une arrivée trop rapide et massive d’immigrants.
En rappelant les points précédents, j’ai simplement cherché à situer la pensée de Donaldson et Kymlicka sur la question des appartenances nationales, ou infra-nationales. Mon propos n’est pas de dissuader les personnes à qui les sentiments nationalistes, régionalistes, ou d’attachement à des particularismes divers, inspirent une forte défiance de renoncer à défendre leur point de vue. Comme le notent les auteurs de Zoopolis eux-mêmes (2013 b, p. 144) il serait bon que des auteurs plus proches du cosmopolitisme développent des théories alternatives des droits politiques des animaux. « Nous avons besoin d’avoir un ensemble plus vaste de théories sur la table, pour tester leurs forces et faiblesses relatives. »
Les considérations précédentes vous ont peut-être laissé perplexe. Est-il nécessaire de se repérer dans la jungle des « ismes » (utilitarisme, conséquentialisme, cosmopolitisme…) pour se forger une opinion ? On peut se sentir d’autant plus facilement perdu que beaucoup d’entre nous n’ont pas le sentiment d’adhérer à une « doctrine compréhensive » bien délimitée, et de s’y référer systématiquement pour former leurs jugements. D’autre part, même pour des personnes informées sur divers courants de pensée, il n’est pas facile de déterminer quand et pourquoi ils conduisent à des conclusions différentes, ni d’aboutir à une certitude sur qui est dans le vrai quand ils le font.
Il n’y a pas de baguette magique permettant de contourner la difficulté. Dans le cas spécifique Zoopolis, il peut y avoir cependant relative convergence à partir de points de vue divers. Sans entrer dans une discussion exhaustive ni approfondie de cette question, nous allons donner ici quelques indications allant dans ce sens. Plaçons-nous du point de vue d’une personne qui souhaite que le monde devienne meilleur ou plus juste pour les animaux non humains11. Si cette personne partage l’arrière-plan théorique de Donaldson et Kymlicka, elle pourra s’approprier tel quel l’apport de Zoopolis. Et sinon ? Nous avons vu au chapitre 1 que Donalson et Kymlicka affirmaient leur ferme adhésion à une théorie des droits. Il est intéressant de noter que dans le même passage de leur livre, ils écrivent ceci :
Même si vous êtes partisan de l' « utilitarisme pour les animaux, kantisme pour les humains », ou partisan de l’utilitarisme à la fois pour les humains et pour les animaux (ou de toute autre théorie) – nous espérons que vous trouverez néanmoins dans ce livre un plaidoyer attirant en faveur d’une approche plus politique et relationnelle des droits des animaux » (Zoopolis, p. 21)
Il y a effectivement des raisons de penser que Zoopolis intéressera les sympathisants de la cause animale, y compris ceux qui sont de sensibilité plus cosmopolite et/ou plus utilitariste que les auteurs, ou qui sont méfiants à l’égard des exceptions à l’universalité – positions qui peuvent conduire à considérer avec suspicion les droits relationnels, quand on leur donne une valeur normative (éthique). D’autre part, le tout n’est pas de mesurer la plus ou moins bonne adéquation entre les convictions des auteurs et les siennes propres. S’agissant de changement social, une question essentielle est de savoir si une proposition a des chances d’apparaître crédible et engageante dans la société à laquelle elle s’adresse. Vu sous cet angle, Zoopolis présente des atouts certains.
Les auteurs de Zoopolis proposent des dispositions différentes pour les animaux en fonction de leur situation d’appartenance ou d’extériorité (partielle ou totale) par rapport aux sociétés humanimales.
Par définition, les droits relationnels ne sont pas universels. Quand ils sont liés à des appartenances sur lesquelles les sujets n’ont pas de prise, ils créent des différences, qui peuvent être des inégalités, dues aux circonstances. Un enfant né en Centrafrique est plus exposé au risque de malnutrition et a une espérance de vie plus basse qu’un enfant né en Suède. Dans le système esquissé dans Zoopolis, un lapin né sauvage sera exposé à la faim et à la prédation, contrairement au lapin né domestique.
Quand on se place sur le plan normatif, il est possible que le fossé soit difficile à combler entre d’un côté ceux qui reconnaissent facilement une légitimité morale aux droits relationnels, et de l’autre ceux qui les voient surtout comme des anomalies suspectes par rapport au principe fondamental d’égale considération. Cependant, on peut sans doute parvenir à un relatif consensus tant que les exceptions à l’universalité sont justifiées par des raisons d’opportunité ou d’efficacité (par exemple : « ne pas renoncer à améliorer le sort de quelques-uns sous prétexte qu’on ne sait pas le faire pour tous », « privilégier les objectifs qu’on a le plus de chances d’atteindre », « ne pas fixer trop haut la barre de ce qui est exigé des agents moraux, sous peine de les décourager au point qu’ils renonceront même à des efforts plus modestes »). Ces raisons peuvent suffire pour ne pas placer la plupart des lapins sauvages sur le même plan que les lapins domestiques.
Ajoutons que pour les animaux extérieurs aux sociétés humanimales, Donaldson et Kymlicka n’utilisent pas le droit relationnel au sens normatif. Ils ne disent pas : « il est normal (juste) que les animaux sauvages n’aient pas de soins médicaux ou la garantie d’une alimentation suffisante, contrairement aux animaux domestiques, parce qu’ils ne sont pas membres de notre société. » Ils recourent à d’autres arguments pour proposer des droits différenciés pour les deux groupes : les arguments de l’autonomie et de la faillibilité. Ces arguments renvoient à l’intérêt des animaux sauvages eux-mêmes. Par ailleurs, même si l’on estime que ces arguments présentent certaines faiblesses, la discussion menée au chapitre 3 (section 5) nous avait conduit à conclure 1) que des formes institutionnalisées d’assistance aux animaux sauvages n’étaient pas incompatibles avec la reconnaissance de leur souveraineté, et 2) que si de telles interventions avaient lieu elles resteraient d’échelle nécessairement très limitée.
Au total, il semble que des personnes ayant, sur le plan éthique, une aversion pour les exceptions à l’universalité (de façon générale ou sous certaines de leurs formes) puissent néanmoins considérer qu’au regard de ce qui est techniquement faisable et socialement acceptable aujourd’hui, il est raisonnable de ne pas faire relever du même régime les animaux domestiques et sauvages.
Maintenant, tournons-nous vers le regard que pourrait avoir un utilitariste sur la dimension relationnelle de Zoopolis. Il raisonnerait en termes de conséquences, et constaterait qu’elles sont très différentes selon le régime dont relèveraient les animaux. Pour les animaux domestiques, le résultat de l’accès à la citoyenneté est qu’ils deviennent moins nombreux qu’aujourd’hui et que leur qualité de vie individuelle connaît un progrès spectaculaire. Cela sera certainement vu comme un bien, sachant que la majorité de ces animaux ont actuellement des conditions d’existence déplorables. Pour les animaux sauvages, le résultat de l’accès à la souveraineté est qu’ils deviennent plus nombreux qu’aujourd’hui. Leur qualité de vie individuelle ne se détériore pas, mais rien ne permet d’affirmer qu’elle s’améliore. Pour considérer cette évolution comme un bien, un utilitariste a besoin de supposer que, globalement, la vie sauvage est bonne, au sens de ne pas être pénible au point qu’il vaudrait mieux ne pas être né que d’avoir cette vie-là. Ou à défaut (si la vie sauvage est supposée exécrable), il lui faut supposer que des facteurs internes (évolution biologique et sociale des animaux), ou externes, feront qu’elle deviendra bonne pour les générations futures. Parmi les facteurs externes, un utilitariste (non convaincu par l’argument de la faillibilité, et confiant dans les avancées futures des sciences et leur application à des fins éthiques) pourrait inclure ceci : l’adoption par les sociétés humanimales de mesures destinées à réduire les torts qu’elles causent aux animaux sauvages créera un état d’esprit portant à se soucier du bien de ces animaux ; celui-ci les portera à vouloir remédier aussi aux maux d’origine non humaine qui les accablent ; et dans quelques décennies ou siècles on aura découvert les moyens de faire beaucoup mieux en la matière que le peu qui est réalisable aujourd’hui.
Il semble que l’on puisse déduire de ce qui précède qu’un utilitariste jugerait lui aussi que l’application des propositions de Donaldson et Kymlicka serait bénéfique pour les animaux, y compris sauvages, sous la réserve cependant qu’il estime plausible l’hypothèse que la vie des animaux sauvages est bonne ou qu’elle est améliorable.
Quand Donaldson et Kymlicka parlent d’approche plus politique, ils pensent au schéma d’insertion des animaux dans la trame institutionnelle qu’ils développent dans Zoopolis. (C’est d’ailleurs d’abord sous cet angle que leur approche est relationnelle.) Comme on l’a vu, les auteurs montrent comment les principes fondamentaux de droit régissant les rapports entre humains à l’intérieur d’un État (démocratique), et les rapports des États entre eux, tels qu’on les connaît aujourd’hui, pourraient offrir un support adéquat pour intégrer les animaux non humains dans la société politique. Cela avait été très peu fait jusqu’ici. Rendre cette intégration pensable est un pas décisif pour la rendre possible. C’est pourquoi dans l’ensemble, cette contribution sera sans doute jugée précieuse dans le mouvement animaliste. Mis à part une petite minorité, personne ne croit que la libération animale puisse avoir lieu sans toucher au cadre institutionnel, par « simple » basculement de l’ensemble des consommateurs vers des comportements plus vertueux (devenir végane, ne pas mettre de taupicide dans son jardin…). Il faut trouver une manière d’inscrire l’égalité animale dans le droit. Donaldson et Kymlicka en proposent une qui va au-delà de ce qui avait été imaginé jusqu’ici.
La notion d’approche politique peut aussi être comprise au sens plus large d’approche ayant vocation à influer sur le débat public et sur l’évolution de la société. À cet égard, le fait d’en appeler à des valeurs couramment admises est un atout, de même que le fait de se référer à des expériences concrètes et positives d’amélioration des rapports entre humains et animaux.
Sur le plan des principes, Donaldson et Kymlicka utilisent, en les étendant aux animaux, des éléments qui non seulement sont inscrits dans le droit (droits de l’homme, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes), mais qui sont largement considérés comme des progrès dans l’opinion. « Aujourd’hui, l’idée que les humains possèdent des droits inviolables est largement acceptée, bien que le débat philosophique sur ce qui en constitue le fondement se poursuive. » (Zoopolis, p. 20) Ils se servent de ce que nous ont appris des réflexions, luttes et avancées contre des inégalités et discriminations intra-humaines, en particulier celles qui ont élargi la notion de citoyenneté à des personnes n’ayant pas le profil-type de l’humain adulte discourant et votant dans l’agora (humains handicapés mentaux et enfants). En cela, ils sont sur la même ligne que le mouvement des droits des animaux, ou du moins la majeure partie de celui-ci, ce qui n’est pas sans importance puisque c’est lui qui, au quotidien, fait entendre les revendications animalistes dans le débat public. Le mouvement de libération animale se perçoit en effet lui-même comme un mouvement pour la justice s’inscrivant dans le prolongement de luttes antérieures (abolition de l’esclavage, mouvement des droits civiques, égalité hommes-femmes, etc.).
Donaldson et Kymlicka recourent aussi à des préceptes de la morale commune : éviter de porter préjudice à des tiers, réparer les torts causés, ne pas abusivement tirer la couverture à soi (dans la répartition des risques, du pouvoir, des ressources)… Zoopolis est un ainsi ouvrage qui peut inspirer l’action et favoriser le changement, parce qu’il fait appel à une gamme de valeurs largement partagées à la fois dans le public en général et dans le mouvement qui porte les revendications animalistes.
Un autre facteur contribue à rendre le propos crédible et attractif. Les propositions des auteurs concernant les animaux domestiques, liminaux ou sauvages, s’appuient sur des expériences et savoir-faire qui existent déjà et dont on arrive à imaginer qu’ils puissent être étendus : on connaît par exemple des méthodes pour limiter la mortalité routière des crapauds ; les échelles à poissons permettent aux saumons et à d’autres espèces de franchir les obstacles créés par les humains sur les cours d’eaux ; on sait faire des vitres visibles par les oiseaux qui évitent qu’ils les percutent en vol ; des villes et associations mettent en place des pigeonniers contraceptifs ; on a déjà créé des zones de non-pêche où se reconstitue la vie marine ; des refuges accueillent et soignent des animaux sauvages blessés ; il existe une foule de personnes ayant recueilli des animaux pour leur éviter l’abattoir et qui ont créé avec eux les conditions d’une cohabitation heureuse, etc. Donaldson et Kymlicka sont très attentifs à ce type d’expériences dont les acteurs dépassent largement le cercle des militants des droits des animaux. « Pour nous, ces expériences peuvent être vues comme les matériaux de construction d’une future zoopolis, et notre but a été en partie de fournir un cadre théorique qui leur donne sens » écrivent-ils (Zoopolis, p. 256).
Pour en revenir à notre question de départ, il semble bien que Zoopolis puisse séduire des lecteurs au-delà du cercle qui se reconnaît exactement dans la philosophie éthique et politique de Donaldson et Kymlicka. Les auteurs ont en effet réussi à avancer des propositions à la fois ambitieuses et pragmatiques. L’approche est pragmatique dans le sens où les perspectives qu’ils ouvrent peuvent inspirer l’action, sont tournées vers la pratique, et se fondent sur l’expérience acquise. En l’occurrence une expérience collective, celle de nos sociétés à l’étape où elles en sont de leur histoire, avec les croyances, valeurs et savoirs qui sont les leurs.
Faire ce constat ne signifie pas que les doctrines éthiques, et les écarts entre elles, n’ont au fond aucune importance et qu’il ne vaut pas la peine d’y réfléchir. L’attrait de Zoopolis tient au fait qu’il dessine un avenir possible qui semble à la fois désirable (car conforme à des valeurs largement partagées) et réalisable. Rien ne garantit que ces bases suffisent, ou soient les plus adaptées, pour relever le défi formidable de l’établissement de relations plus équitables entre les êtres sentients. (Et qu’en sera-t-il quand sera clairement mise en défaut, comme cela pourrait bien arriver, l’hypothèse commune selon laquelle « il est probable que les insectes ne sont pas conscients » ?) Personne n’a la capacité intellectuelle d’inventer de toutes pièces un modèle alternatif. Le modèle et les valeurs qui servent de référence se déformeront sans doute chemin faisant. Il est possible qu’en cours de route deviennent plus saillantes des réflexions soulignant qu’il ne suffit pas de transposer les droits de l’homme, ou ce qui a bien fonctionné pour faire reculer l’autoritarisme, les systèmes d’ordres ou de castes, le racisme, le colonialisme12, etc. pour dessiner une conception de la justice intégrant l’ensemble des habitants sensibles de la planète. Mais de là où nous sommes, il est difficile de faire mieux que de se projeter dans l’avenir sur la base de l’expérience acquise. Une des forces de Zoopolis est de ne s’appuyer, au fond, que sur des repères qui nous sont à la fois familiers et sympathiques, tant en termes de valeurs que de réalisations concrètes, et de rendre visible qu’ils suffisent pour aller très loin dans la réorganisation des rapports entre humains et autres animaux. En cela, les auteurs de Zoopolis sont à la fois pragmatiques et visionnaires.