Le courant RWAS a-t-il des propositions concrètes à avancer pour venir en aide aux animaux sauvages ? À ma connaissance, il ne s’intéresse pas aux associations, petites ou grandes, qui œuvrent dans ce domaine, fût-ce pour se livrer à un examen critique de leur travail. Il n’est pas organisé non plus pour tenter d’obtenir des institutions politiques ou des entreprises des évolutions dans un sens déterminé. Il est très rare en outre que des auteurs RWAS dispensent des conseils pratiques aux particuliers sur ce qu’ils pourraient faire pour des animaux sauvages qu’ils côtoient. C’est un mouvement militant (puisqu’il prescrit de se soucier des animaux sauvages), sans en être un, dans le sens où qui voudrait s’engager à ses côtés trouverait difficilement à s’employer, sauf à rejoindre la catégorie unique de personnes qui compose ses rangs, celle des « penseurs » sur le sujet. Peut-être cela changera-t-il à l’avenir avec des initiatives telles que la création du portail Wild-Animal Suffering Research à l’été 20171, encore que le texte de présentation du site indique qu’il s’agit surtout de poser des bases dans un domaine difficile et négligé, afin de permettre aux générations futures d’agir2.
On trouve néanmoins chez les auteurs RWAS des indications sur la direction à prendre. Une fois posé que la condition des animaux sauvages est atroce, qu’ils sont incompétents pour y remédier, et qu’il « nous » appartient de le faire à leur place, deux voies se présentent : d’une part, celle consistant à empêcher autant que possible la vie animale sauvage ; d’autre part, celle visant à réformer de fond en comble le fonctionnement de la nature, afin que la vie y devienne plaisante. Ce sont les deux seules options qui apporteraient une solution globale, ou du moins à grande échelle, au problème tel qu’il est formulé. Il existe des défenseurs de chacune des deux voies. On trouve aussi dans divers écrits la mention d’actions de portée plus limitée qui peuvent être entreprises à court terme.
Si l’objectif concernant les animaux sauvages est tout entier contenu dans l’énoncé « éliminer la souffrance dans la nature », alors il sera parfaitement atteint si l’on parvient à éliminer les animaux qui y vivent, car un animal mort ou non né ne souffre pas. Le maître de la promotion de cette voie est Brian Tomasik. Elle est conforme à sa position philosophique, puisqu’il se dit proche de l’utilitarisme négatif sous sa forme forte. De plus, il juge « douteux que les humains puissent à l’avenir beaucoup améliorer la vie des animaux sauvages, en particulier si la plus grande partie de la sentience dans la nature réside dans de petits animaux, comme de petits mammifères, des poissons ou des insectes, qui sont beaucoup trop nombreux pour pouvoir être gérés et soignés »3. Tomasik fait plus qu’afficher une position de principe. Il désigne un moyen efficace pour réduire le nombre de vies sauvages : favoriser tout ce qui réduit l’habitat des animaux. Et, bonne nouvelle, l’humanité fait déjà beaucoup dans ce sens :
Réduire la pousse de la végétation et éliminer entièrement les espaces naturels comptent parmi les moyens les plus sûrs par lesquels les humains réduisent durablement les populations animales. Ce faisant, ils causent en général une souffrance sévère à court terme, par exemple quand des forêts tropicales sont brûlées, que des zones marécageuses sont recouvertes par des immeubles, ou que des champs sont goudronnés pour créer des parkings. Mais, en réduisant les populations d’animaux sauvages pour les décennies à venir, la perte d’habitat réduit significativement et durablement la souffrance des animaux sauvages. […] Dans l’ensemble, il semble bien que l’activité humaine supprime plus de souffrance qu’elle n’en cause chez les animaux sauvages. (ibid.)
Le genre humain n’est pas massivement peuplé d’utilitaristes négatifs et apparentés, même si la question « le néant n’est-il pas préférable à la vie ? » est vieille comme le monde4. Cependant, en popularisant la thèse de l’écrasante prédominance de la souffrance dans la nature, Oscar Horta a créé un attracteur puissant vers le genre de solution finale charitable préconisé par Brian Tomasik. Si l’on vous persuade que l’existence est un supplice pour les vivants qui vous entourent, vous serez tenté de vous muer en ange de la mort. Horta et les auteurs appartenant à son cercle rapproché n’ont pourtant pas eux-mêmes franchi le pas. En termes de prescriptions, ils campent sur des généralités du type « dénoncer le spécisme », « enseigner que la vie dans la nature n’est pas idyllique », et « encourager la recherche pour trouver des formes d’intervention efficaces ». Mais, comme on pouvait s’y attendre, d’autres qu’eux n’ont pas manqué de (re)découvrir à répétition que « la solution c’est l’élimination ». C’est le cas de Magnus Vinding qui, dans son essai The Speciesism of Leaving Nature Alone (2016), estime que l’atrocité de la vie dans la nature justifie une intervention antinataliste radicale. Il précise toutefois que sa discussion du sujet reste à un niveau purement théorique, et qu’il reste beaucoup de recherches à mener pour savoir comment procéder en pratique, si tant est que l’objectif puisse être atteint.
Ole Martin Moen, dans « The Ethics of Wild Animal Suffering » (2016), en reste lui aussi sur le plan de la discussion de principe dans sa défense de l’élimination de la vie sauvage. Son argumentation ne présente guère d’originalité, si ce n’est qu’il se distingue par l’introduction d’une « arche de Noé ». Dans un monde futur où les humains pourraient libérer les animaux du malheur en leur évitant d’exister, ils pourraient néanmoins conserver des échantillons des différentes espèces, qui vivraient dans des parcs organisés de telle sorte que toute souffrance leur serait épargnée. Moen tient implicitement pour acquis que l’espèce humaine est destinée à régner pour les siècles des siècles, de sorte que la question du devenir des spécimens en cas de disparition des gardiens du zoo n’est pas soulevée.
Asher Soryl aboutit également à la conclusion que « l’extinctionnisme offre la meilleure solution théorique au problème de la souffrance animale », dans un billet de blog où il s’inspire beaucoup de Tomasik et emprunte aussi à Vinding5. Le problème, note-t-il, est qu’une théorie morale n’a de valeur que si l’on parvient à la mettre en pratique, et qu’il est improbable que l’extinctionnisme remplisse cette condition, du moins dans le futur proche : il risque en effet de s’avérer difficile de convaincre les gens que la vie des animaux sauvages est à solde négatif en termes de bien-être, ou même de les convaincre qu’ils ont des devoirs envers les animaux. Soryl suggère néanmoins de faire son possible pour réduire le nombre de vies animales sauvages. À l’échelle individuelle, on peut éviter d’acheter les produits issus de l’agriculture biologique (l’hypothèse implicite étant que l’agriculture conventionnelle est un moyen plus efficace de réduire les effectifs des populations sauvages). A plus grande échelle, Soryl se hasarde à avancer qu’il serait bon d’accélérer le réchauffement climatique ou tout autre processus susceptible de réduire l’habitabilité de la planète.
Thomas Sittler-Adamczewski compte parmi les adeptes des trois « plus » : il y a plus de souffrance que de bonheur dans la nature, les animaux sauvages souffrent plus que les animaux d’élevage, et ils sont plus nombreux que ces derniers. Il invite donc les « végétariens cohérents » à faire de la réduction du nombre d’animaux sauvages leur priorité et, parmi les mesures envisagées pour y parvenir, la destruction d’habitat lui paraît une bonne option. Nous savons déjà que l’auteur suggère que les végétariens feraient bien de consommer de la viande (à cause de l’effet destructeur de l’élevage sur l’environnement). Ils pourraient également selon lui se rendre utiles d’autres manières, par exemple « en soutenant la construction de grandes aires de stationnement, ou en effectuant des dons en faveur d’un lobby pro-déforestation » (Sittler-Adamczewski, 2016, p. 96).
Tomasik et consorts considèrent logiquement que l’on doit à l’inverse s’opposer aux projets de réensauvagement (rewilding) conduisant à rendre à la vie sauvage des espaces jusqu’alors occupés par des activités humaines.
Pour qui se range au point de vue de ces auteurs, il devrait être évident que la culture du mouvement de libération animale est à revoir de fond en comble, en particulier dans son rapport à l’écologie politique. Jusqu’ici, il y avait certes une conscience de la distance entre les deux approches, mais on n’y voyait pas un abîme interdisant toute collaboration. Chez tous les théoriciens des droits des animaux, on trouve des passages expliquant que la considération morale doit aller aux individus sentients, et non à des entités dénuées de subjectivité telles que les espèces ou les écosystèmes. Cette idée n’est pas le propre des auteurs RWAS, même si ces derniers détiennent sans conteste le record du nombre pages dédiées à marteler ce point. Il est des cas où il ne fait pas de doute que privilégier la conservation des espèces conduit à nuire sans nécessité à des animaux. On peut citer un exemple que donne Catia Faria dans sa thèse : la campagne d’éradication menée en Espagne contre l’érismature rousse, une espèce de canards originaire d’Amérique, au motif qu’elle peut s’hybrider avec l’érismature à tête blanche, une espèce de canards locale, qui de ce fait risquait de disparaître. Il y a ici clairement une différence d’appréciation sur ce qu’il convient de faire entre les tenants des droits des animaux, qui jugent inadmissible de condamner à mort des oiseaux pour cause de danger de métissage avec d’autres, et les partisans de la préservation de la biodiversité sous la forme héritée du passé. Mais de tels exemples ne doivent pas faire oublier que, sur le terrain, il y a souvent eu jusqu’ici convergence entre écologistes et animalistes, car préserver « l’environnement », c’est aussi préserver les moyens d’existence des êtres qui vivent dans les milieux menacés de dégradation ou de destruction. Les animalistes soutiennent volontiers, par exemple, les revendications visant à lutter contre la pollution des mers et rivières, ou encore contre la déforestation. Il est fréquent qu’ils voient d’un bon œil les formes d’agriculture (agroforesterie, présence de haies entre les champs, faible usage de pesticides…) qui favorisent la présence d’animaux sauvages sur les espaces cultivés. Ils approuvent la création de réserves marines où la pêche est interdite et où les populations animales peuvent se reconstituer. S’ils s’alignaient sur la position de Tomasik, ils deviendraient au contraire des adversaires acharnés des écologistes, puisque leur objectif serait de stériliser au maximum les espaces terrestres et aquatiques pour qu’ils deviennent impropres au développement de la vie animale. Ils ne rêveraient pas d’agriculture végane en plein champ, mais de bétonnage et goudronnage des espaces extérieurs. Ils préconiseraient que les besoins alimentaires des humains soient satisfaits par des végétaux cultivés dans des fermes verticales, ces milieux parfaitement contrôlés ou nul animal ne meurt parce qu’aucun animal n’y vit6.
L’élimination de la vie animale sauvage n’est toutefois pas la seule solution envisagée par les RWAS. Il en existe une autre, de portée aussi ample, et qui, chronologiquement, est apparue avant la voie privilégiant l’élimination.
Comme on l’a évoqué au chapitre 4, l’idée qu’il appartient aux humains de réformer la nature au bénéfice des animaux est présente au moins depuis 1995 dans la pensée RWAS, avec la publication de The Hedonistic Imperative de David Pearce. Il est notable que la prise en compte des animaux dans la pensée transhumaniste7 ne se limite pas à cet auteur particulier. Dès sa première version, adoptée en 1998, et dans toutes les versions suivantes, la Déclaration transhumaniste8, inclut cette clause : « Nous sommes partisans du bien-être de tous les êtres sentients, qu’il s’agisse d’humains, d’animaux non humains, de futurs intellects artificiels, de formes de vie modifiées ou d’autres intelligences auxquels le progrès des sciences et des techniques pourrait donner naissance. »
Peu d’auteurs RWAS se réclament explicitement du transhumanisme. Ils sont néanmoins nombreux à présenter des traits de ce courant de pensée. Ils nourrissent l’espoir que les progrès de la connaissance permettront aux humains de mettre fin à un monde naturel hideux, issu des forces aveugles de la sélection darwinienne. La nature telle qu’on la connaît aujourd’hui serait remplacée par des espèces et des environnements qui auraient été délibérément pensés et construits afin d’assurer la félicité des êtres sentients. Dans les écrits sur la prédation figure souvent l’idée que les progrès de la génétique pourraient permettre à terme de convertir les carnivores en végétaliens. Avec l’essor de la littérature sur le caractère globalement calamiteux de la vie sauvage (plutôt que sur le problème de la prédation en particulier), c’est tout naturellement dans des directions plus variées qu’a été envisagé le nécessaire remodelage des espèces. Nous en avons vu un exemple (cf. § 4.1. supra) avec l’idée de Johannsen d’utiliser le forçage génétique pour réduire la fécondité et la mortalité infantile chez des stratèges r. David Pearce s’est lui aussi emparé du thème du gene drive, esquissant, entre autres, les possibilités qu’il ouvrait de rendre les animaux moins sensibles à la douleur (Pearce, 2016).
Pour l’heure, il ne s’agit que d’une vision futuriste qui n’a pas le moindre début d’application. C’est aussi un terrain sur lequel s’affrontent des opinions contradictoires sur la question de savoir s’il s’agit d’une perspective réaliste ou d’un mirage inconsistant. Car, à côté des optimistes, qui croient fermement qu’on pourra avancer par étapes et aboutir à terme à une réorganisation complète de la vie sur Terre9, on trouve des auteurs qui se montrent très dubitatifs sur les chances de parvenir à progresser de cette manière. Le forçage génétique, souvent cité dans les discussions entre personnes intéressées par la condition des animaux sauvages, fait notamment l’objet d’appréciations divergentes. Brian Tomasik compte parmi les sceptiques. Dans un article10 où il commente notamment la proposition de Pearce (mais aussi d’autres usages envisagés du gene drive), il note que la modification génétique réduisant la sensibilité à la douleur devrait être explorée espèce par espèce (avec moult expérimentation animale), et qu’à moins d’arriver à diffuser la génétique réductrice de douleur sur toutes les espèces à la fois, celles qui auraient été traitées en premier risqueraient fort de devenir moins compétitives et de disparaître. Dans le cas (improbable) où toutes les espèces pourraient être simultanément modifiées, il en résulterait des changements de comportements induisant des bouleversements des écosystèmes, dont il est impossible de prédire en quoi ils consisteraient, et s’ils seraient ou non bénéfiques pour les animaux sauvages.
Dans un article significativement intitulé « Wild Animal Suffering Is Intractable », Nicolas Delon et Duncan Purves développent longuement les raisons qui leur font penser que les interventions visant à réduire la souffrance animale à grande échelle11 sont impraticables : si on soumet ces interventions à la condition qu’elles ne doivent être tentées que si le risque est faible de faire plus de mal que de bien, alors on doit conclure qu’elles ne doivent pas être entreprises. Il est difficile de résumer les considérations qu’ils font entrer en ligne de compte, mais (en très gros) l’idée est que le comportement des écosystèmes est largement imprévisible, et par conséquent que rien ne permet de prédire si une intervention d’ampleur significative sera source d’amélioration ou de détérioration de la situation des animaux sauvages. Les auteurs font remarquer, par exemple, que les interventions imaginées par les RWAS (de même d’ailleurs que des interventions d’inspiration écologiste) sont pensées in situ, en raisonnant sur les espèces qui habitent un certain milieu, et en supposant qu’elles y resteront. Or, le changement climatique, dont on ignore aujourd’hui ce qu’il sera dans 100 ans, fait qu’on est incapable de dire quelles espèces auront migré et comment leur environnement aura évolué dans quelques décennies. Tant la complexité des écosystèmes que l’incertitude supplémentaire introduite par le changement climatique font qu’on est incapable d’anticiper ce que serait le résultat effectif d’interventions conçues pour prévenir la souffrance des animaux sauvages. De surcroît, les auteurs se montrent peu confiants dans l’idée que l’on pourrait surmonter la difficulté en commençant par des expérimentations à petite échelle. Certes, le risque est faible d’avoir des effets en cascade désastreux si l’on modifie une population spécifique de rongeurs vivant dans un environnement topographiquement isolé. Mais, une fois cette expérimentation menée, on ne sera pas plus avancé sur ce qui risque d’arriver si on essaie de transposer l’intervention à un cadre où existent des connections multiples entre des espèces et habitats divers.
Il n’y a donc pas consensus sur la faisabilité (future) d’interventions efficaces de remodelage de la vie sauvage. Mais laissons cette question de côté. Admettons que le projet de réformer en profondeur la nature soit réalisable et essayons de comprendre vers quoi il mène si on en pousse la logique à son terme.
Imaginons tout d’abord que la science progressant, elle permette de convertir les animaux carnivores et omnivores en végétaliens. Supposons que l’on réussisse parallèlement à revoir la génétique des plantes, de façon à ce qu’il pousse spontanément beaucoup plus de végétaux comestibles12. La perspective d’un monde où des loups et des saumons rendus végétaliens côtoieraient paisiblement les herbivores produits par l’évolution est évidemment séduisante. Mais, à la réflexion, on peut douter que ce projet relève d’une méthode plus pertinente et plus douce que celle consistant à éradiquer la prédation en tuant ou stérilisant les prédateurs. Car combien d’expériences traumatisantes et mortelles faudrait-il pratiquer sur les carnivores pour les convertir en herbivores, sachant que c’est toute leur morphologie et leur comportement qui est à revoir ? Et pourquoi leur infliger ce calvaire ? Il n’est pas nécessaire de fabriquer des loups végétaliens, en faisant porter à des générations de louves trafiquées des louveteaux monstrueux et non viables, avant d’éventuellement aboutir enfin au néoloup qui broutera gaiement dans les alpages. Car ce genre de loup végétalien existe déjà : ça s’appelle un bouquetin. Ainsi, pour qui s’attribue la mission de mettre fin à la prédation, l’idée de résoudre le problème par l’extermination des prédateurs revient par la fenêtre après avoir été chassée par la porte.
Admettons que, d’une manière ou d’une autre (reprogrammation, massacre, stérilisation), on ait réussi à faire disparaître tous les prédateurs (carnivores et omnivores, terrestres et aquatiques). Il resterait encore beaucoup à faire, notamment pour l’immense catégorie des espèces qui se reproduisent selon la stratégie r, et qui sont au sommet du malheur selon les RWAS. Comme dans le cas des carnivores, on pourrait chercher à les reprogrammer (dans leur cas, il s’agirait les reprogrammer en stratèges K), ou bien préférer la voie de l’élimination.
Admettons que, d’une manière ou d’une autre (reprogrammation, massacre, stérilisation), on ait réussi à faire disparaître les stratèges r de la planète. Supposons aussi que l’on ait su éviter que le bouleversement des écosystèmes consécutif à ce changement ait des conséquences négatives désastreuses. À ce stade de notre raisonnement, ces interventions massives semblent encore relever d’un scénario très différent de celui consistant à éliminer la vie sentiente sauvage. En effet, une multitude d’animaux continuent à vivre dans la nature (c’est-à-dire en dehors des sociétés formées d’humains et d’animaux domestiques). Seulement, ces animaux sont toujours accablés de maux auxquels ils ne savent pas faire face : incendies, inondations, périodes de froid ou de chaleur intenses, accidents, maladies, pénuries saisonnières de végétation, violences liées à la sexualité ou à des conflits territoriaux… Il n’est pas envisageable que des secouristes, policiers et vétérinaires humains pallient leurs insuffisances. Même en supposant les humains disposés à faire le maximum pour leur porter assistance, ils n’y suffiraient pas. Car il s’agit de produire des services, et une poignée de producteurs (les humains sont rares comparativement aux autres animaux) ne peut subvenir aux besoins d’une foule de bénéficiaires. Mais puisque, par hypothèse, la science peut faire des miracles, on voit à nouveau qu’elle offre une solution. Quel est le problème à la base ? Que les animaux sont trop… bêtes pour prendre soin d’eux-mêmes face à toute une série de menaces. Il faut donc reprendre le bricolage génétique et les doter d’une intelligence similaire à la nôtre. À moins qu’on ne soulève la même objection que pour la reprogrammation des carnivores en végétaliens. Pourquoi soumettre des lapins (et autres animaux) à des expériences traumatisantes destinées à remédier à leurs déficiences intellectuelles, afin de les rendre capables de pratiquer la médecine, de construire des terriers qui les protègent mieux des intempéries, de faire des conserves de nourriture pour la mauvaise saison, de lutter contre les incendies, de mettre en place une assurance-vieillesse… ? Ce genre de lapins existe déjà : ça s’appelle des humains. Le résultat recherché pourrait être atteint en éliminant par massacre ou stérilisation les lapins classiques (ceux qui sont bêtes). Mais quand bien même on passerait par la voie détournée de la « reprogrammation », à l’arrivée il ne resterait que des esprits humains dans des corps rappelant ceux des anciens lapins.
Il semble donc que la deuxième voie envisagée pour remédier à la souffrance dans la nature ne soit pas foncièrement différente de la première. Dans tous les cas, le remède consiste à éliminer les animaux, soit en ne laissant subsister que les humains, soit en convertissant les animaux en des êtres dotés des qualités qui font la supériorité humaine13.
Comme indiqué plus haut, l’école espagnole ne donne aucune indication du tout sur la nature de la direction à prendre pour apporter une solution à grande échelle aux maux naturels. Il ne fait pas de doute qu’elle aspire à découvrir des remèdes à la hauteur du mal gigantesque qu’elle ne se lasse pas d’exposer. Mais, pour l’heure, elle en reste prudemment à préconiser d’étudier la question plus avant. Par ailleurs, les auteurs de ce courant ne manquent jamais d’insérer dans leurs écrits un passage indiquant des actions qui peuvent être entreprises dès à présent. D’autres qu’eux, comme Jacy Reese, Ole Martin Moen ou Philipp Ryf font de même. Ils évoquent alors des opérations dont il existe déjà de nombreux exemples. Elles ne permettent de secourir qu’un nombre limité d’animaux, ce qui n’ôte rien à leur valeur inestimable pour les individus sauvés. Sur la page « Helping animals in the wild » du site Animal Ethics14, on cite les types d’interventions suivants comme exemples d’actions à encourager : secourir des animaux pris au piège (secourir un animal embourbé, menacé de noyade, pris dans une clôture…), vacciner et soigner des animaux malades ou accidentés, secourir des animaux victimes d’incendies et autres catastrophes naturelles, aider des animaux souffrant de la faim et de la soif, prendre soin d’animaux orphelins.
Il se peut que ce type d’action éveille en vous des sentiments très différents de ceux que vous inspirent les solutions globales évoquées plus haut. Il n’y a rien d’étonnant à cela, car ces interventions ne sont pas des versions miniaturisées de ces solutions globales. On remarque tout d’abord qu’on est sorti du cadre où les personnes compétentes se réduisent au cercle des experts en éthique, prospective, et sciences diverses. Ici, Madame Toulmonde conçoit des manières de participer. On est loin par ailleurs d’une prise de contrôle totale sur l’existence des bénéficiaires. Il s’agit plutôt « d’action animalitaire » très comparable à l’action humanitaire. Il est question d’aide apportée à des êtres dont on perçoit la détresse, et qui correspond au type d’aide dont on aimerait bénéficier soi-même si on se trouvait dans la même situation. Les interventions citées sont peu intrusives ; ce sont des gestes accomplis envers des individus en difficulté que l’on croise, et qui poursuivront leur route indépendamment de nous : comme lorsque l’on donne à une collecte pour des réfugiés, ou que des riverains se mobilisent pour des automobilistes coincés sur une autoroute enneigée. Ce type de solidarité exige de percevoir les animaux sauvages comme des semblables, en ce qu’ils éprouvent des émotions, mais n’empêche pas de les considérer par ailleurs comme des êtres dotés d’esprits dont on ne percera jamais totalement le mystère. Cette combinaison de proximité et de distance infranchissable peut d’ailleurs être l’une des raisons de l’attrait qu’ils inspirent.
La liste des actions qui peuvent être développées dès à présent nous place ainsi sur un terrain qui peut recevoir une audience large, et dont on imagine sans peine comment il pourrait être décliné en campagnes spécifiques au-delà de ce qui se fait déjà. La raison en est que l’expression « aider des animaux sauvages » renvoie ici à ce que le sens commun entend par « aider quelqu’un », hors cas complexes donnant lieu à des controverses sans fin sur les « grands problèmes éthiques » qu’ils soulèvent. Aider consiste dans les cas listés à permettre à des individus identifiés de vivre mieux ou de rester en vie, en leur fournissant quelque chose qui les satisfait. Les aidants acceptent en quelque sorte d’être les moyens au service des fins des aidés. Il semble donc qu’avec les actions qu’une partie des RWAS recommandent comme possibles et souhaitables dès à présent, on dispose d’une manière d’aborder la solidarité avec les animaux sauvages qui peut être bien accueillie par beaucoup de gens. On est de surcroît dans un cadre qui correspond aux caractéristiques des sociétés humaines : elles représentent une part négligeable de l’ensemble des êtres sentients, et n’ont ni la taille ni les connaissances requises pour gérer la vie de tous mieux qu’ils ne le feraient eux-mêmes. Elles disposent néanmoins de ressources, savoirs et techniques qui peuvent rendre ponctuellement des services précieux à des animaux sauvages. (Les services ne sont « ponctuels » que rapportés à l’échelle de l’ensemble, ils peuvent néanmoins bénéficier à un grand nombre d’individus.) Mais l’action animalitaire relève-t-elle vraiment de la logique RWAS ? Une page du site Animal Ethics qui dispense des conseils sur la manière d’éviter aux animaux de souffrir de la soif livre un indice à ce sujet. On y lit ceci :
L’absence d’accès à de l’eau propre est une cause de souffrance et une menace sérieuse pour la santé et la vie des animaux sauvages. On peut aider les animaux qui ont besoin d’eau, et il est souvent aisé de le faire. […] [O]n l’a déjà fait pour des animaux sauvages en construisant des étangs et des systèmes de phytoépuration par des roseaux.
Toutefois, en faisant cela, on devrait être attentif à ne pas accroître la souffrance d’autres animaux. Lorsque l’on crée des étangs, des animaux peuvent se noyer ; on risque de favoriser la multiplication d’animaux qui se reproduisent dans l’eau et qui en parasitent d’autres ; ou bien on risque d’accroître la reproduction de stratèges r tels que les moustiques et autres insectes, alors que beaucoup d’entre eux ne viennent au monde que pour mourir peu après par manque de ressources15.
En caricaturant à peine, on peut dire qu’on a sous les yeux un texte qui conseille de créer des étangs, à condition que ne s’y développent ni des insectes, ni des amphibiens, ni des poissons (si l’étang est alimenté par un cours d’eau), c’est-à-dire qui déconseille de créer des étangs. Et si l’on se remémore les autres passages du site Animal Ethics qui expliquent que la plupart des stratèges K ont également une vie courte et misérable, on se demande bien pourquoi ce site préconise de donner à des animaux les moyens de s’abreuver en période de sécheresse, en leur offrant une ressource qui leur permettra de survivre et de se multiplier. Et ce qui vaut pour les étangs vaut pour les autres actions qui aident les animaux sauvages à vivre. Sauver des animaux de la noyade ? Madame Toulmonde peut avoir un geste de compassion pour la guêpe ou la mouche en perdition qui s’épuise à nager sans trouver de prise pour s’extraire de l’eau. Mais il est aberrant que le site Animal Ethics recommande un tel geste à ses lecteurs, après avoir posé un cadre de pensée qui incite à décalquer le raisonnement de Malthus dans son Essai sur le principe de population (1803) : on ne doit pas venir en aide aux pauvres car, ce faisant, on les aide à se multiplier, de sorte qu’on ne fait qu’étendre la misère au lieu d’y remédier.
L’école espagnole a beaucoup fait pour forger et populariser la thèse de la « prévalence de la disvaleur dans la nature ». Une masse de RWAS se sont engouffrés sur l’autoroute ainsi ouverte, colportant avec entrain l’idée que la plupart des animaux vivent la plupart du temps en enfer. Avec un aveuglement réel ou feint, ils ont fait comme si, ayant posé cela (et les autres pierres composant le canevas RWAS typique), ils pouvaient applaudir des interventions ponctuelles permettant à des animaux sauvages de vivre et de se reproduire, et reporter à un futur indéterminé (quand la recherche aura avancé, quand le spécisme sera mort…) la définition et la mise en œuvre d’actions de plus grande portée.
En fait, le canevas RWAS ne pointe pas indifféremment vers des directions variées d’interventions dans la nature. Même si seule une minorité d’auteurs le dit, les pièces assemblées portent à privilégier la voie de l’élimination des animaux sauvages. Ces pièces quelles sont-elles ?
Considérons la prémisse 3. Les humains considèrent déjà de leur devoir d’assurer une vie décente à certaines personnes handicapées. Mais avancer qu’une fois le spécisme terrassé, les animaux sauvages pourraient être inclus parmi les bénéficiaires de ce devoir relèverait de l’illusion ou du mensonge. Le fait 2 en est l’une des raisons. Utilisons une analogie. On peut supposer que dans la principauté d’Andorre (ou tout autre petit pays), les familles font de leur mieux pour leurs proches atteints de la maladie d’Alzheimer, avec l’appui de services sociaux. Pour autant, les Andorrans n’ont aucune envie de prendre en charge tous les déments de la Terre. Ils n’en ont pas non plus la capacité. Imaginons qu’il existe, dans la principauté, des associations se dédiant à l’accueil de malades ne disposant d’aucun soutien dans leur pays d’origine. Ces associations pourraient éventuellement bénéficier de ressources plus importantes si leur travail était mieux mis en valeur, mais elles continueraient à ne traiter qu’une fraction négligeable des déments étrangers. Il est par ailleurs probable qu’une grande majorité de la population désire voir le nombre de personnes atteintes de démence, et autres handicaps sévères (que ce soit de naissance ou suite à des accidents ou maladies), diminuer drastiquement à l’avenir, que ce soit grâce à des progrès de la prévention ou par la mise au point de moyens de guérison16.
Transposons aux animaux sauvages. Il résulte de notre analogie avec Andorre (dans le rôle de l’humanité) et les déments humains du monde (dans le rôle des animaux sauvages) que seule une petite minorité des animaux peut être adoptée et placée dans un cadre artificiel garantissant sa sécurité, à la manière des élus de l’arche de Noé de Moen. Ces animaux continuent de vivre, mais cessent d’exister en tant qu’animaux sauvages pour devenir les résidents d’un zoo confortable. Les 99,99 % restants sont toujours dans la nature (et cela ne peut pas être imputé au spécisme, même si la petite minorité protégée serait légèrement moins petite si les humains se souciaient davantage des animaux, de même que l’accueil de déments étrangers en Andorre pourrait s’accroître quelque peu). Mais laisser 99,99 % des animaux dans la nature est inacceptable au vu des prémisses 1 et 4 ( « la vie dans la nature est atroce » et « Il appartient à l’humanité d’intervenir dans la nature pour remédier à la souffrance. »). Dès lors, il est clair qu’il ne reste que deux voies pour accomplir la mission attribuée à l’humanité (celles parcourues aux sections 5.1. et 5.2. supra) :
La première voie demande des techniques qui ne sont pas encore disponibles, et dont on ignore si elles le seront un jour au niveau du défi à relever. La seconde est dès à présent accessible, sinon au point de permettre l’élimination intégrale des animaux sauvages, du moins assez pour parvenir à les raréfier plus encore : on peut certainement faire davantage pour supprimer ou dégrader des habitats naturels. Il sera toujours temps de « reprogrammer » les survivants quand on saura comment faire17.
Il peut sembler surprenant que des intellectuels à la pointe de la pensée antispéciste aient produit le cadre théorique idéal pour faire de la disparition des animaux sauvages un horizon désirable. Ou peut-être ne l’est-ce pas tant que cela. Le penchant à saisir les animaux à travers leurs déficiences est latent dans les exposés habituels de la dénonciation du spécisme (indépendamment du traditionnel passage sur les « cas marginaux »). En témoigne le fait qu’immédiatement après avoir posé la pierre A de la démonstration ( « ce qui importe pour la prise en considération éthique, c’est la possession de la sentience »), on ne manque jamais de poser la pierre B ( « ceci n’implique pas l’identité de traitement entre les humains et les animaux »). Et l’illustration de la pierre B est presque toujours une référence aux insuffisances intellectuelles des animaux par rapport aux humains adultes typiques : les poules n’ont que faire du droit de vote, les cochons n’ont pas besoin du droit de fréquenter l’école… La pente conduisant à penser les animaux à travers les facultés humaines qui leur manquent est perceptible dans cette habitude bien ancrée de choisir des exemples renvoyant à ce que les animaux ne peuvent pas faire (contrairement aux humains), l’inverse étant beaucoup plus rare. Dans le courant RWAS, ce penchant se traduit par le fait qu’il y a à la fois « antispécisme maximal » dans l’exigence de prendre en compte les intérêts de tous (y compris les animaux sauvages pour les aspects de leur vie qui ne doivent rien aux sociétés humanimales), et asymétrie maximale dans la désignation de qui est chargé de peser les intérêts et de décider du devenir des animaux : « nous » sommes qualifiés pour régler leur sort, eux ne le sont pas. Le tableau extrêmement sombre qui est dressé de leur condition favorise un certain état d’esprit : il nous persuade de l’incompétence des animaux, cette foule d’indigents structurels ; il polarise notre attention sur l’impérieuse nécessité d’agir et la détourne de la réflexion sur les conditions à poser pour ne pas nous muer en despotes ; enfin, il nous prédispose à accepter des méthodes d’intervention brutales (plus l’étendue d’une catastrophe est considérable, plus notre tolérance à sacrifier de nombreuses vies pour en sauver ou en améliorer d’autres augmente). Partant de là, on a en quelque sorte un mouvement en deux temps :
De sorte que les faiseurs de bien sont appelés à se muer en faiseurs de vide. « Si la Terre doit un jour devenir un jardin, ce sera de notre fait » écrit Yves Bonnardel18. « Et ce sera un jardin zen » devrait-on ajouter.
Note : cette annexe ne se trouve là que parce que l’expression « faiseurs de vide » m’a rappelé l’histoire ci-dessous.
C’était un jour où je faisais un trajet en voiture. À la radio, Jocelyne Porcher était l’invitée d’une émission. Elle disait ce qu’elle dit d’habitude : que les tenants de la libération animale veulent rompre le lien avec les animaux, et qu’ils sont les alliés objectifs du grand capital et de l’agrobusiness. Ce jour-là, une fois arrivée au chapitre grand capital, elle a parlé des GAFA et de leurs liens avec les transhumanistes. Et elle a conclu que tous ces gens (véganes et transhumanistes) étaient tellement obsédés par la volonté d’éliminer la mort qu’ils éliminaient la vie – ou quelque chose de ce genre (je n’étais pas très attentive). Mon cerveau s’est saisi de bribes de cette interview, les a mélangées à d’autres choses qui me revenaient, et a mixé le tout pour fabriquer une petite histoire de type prospective-fiction ; c’était une fabrication involontaire, comme quand on rêve. En fait, ce n’était pas la première fois que cette histoire se fabriquait à mon insu. Alors je vais la poser ici. Comme ça ; pour rien. Pour qu’elle cesse de jouer les rêves récurrents.
Les paroles de Porcher rappellent ce que nous savons tous : que la « libération animale » ne consiste pas à ouvrir les portes des élevages, mais à faire que les animaux élevés pour être mangés cessent de naître. Projetons-nous dans le futur en partant de cette base. Décennie après décennie, les opposants à l’exploitation animale gagnent du terrain, si bien que, finalement, l’objectif est atteint : il ne reste plus d’animaux à l’intérieur des sociétés humaines19. Dans les premiers temps du processus, le recul de l’élevage permet une augmentation des populations d’animaux sauvages terrestres, tandis que mers et rivières se repeuplent avec le recul de la pêche. Chemin faisant cependant, les animalistes réalisent que leur projet initial restait d’un anthropocentrisme étriqué, et que le véritable antispécisme exige de surcroît d’aider les animaux sauvages. Ils comprennent aussi qu’étant donné le nombre de ces derniers, leur situation désespérée, et leur bêtise congénitale, les aider consiste à les éliminer. Alors, ils se retroussent les manches et, ça aussi, ils le font. C’est ainsi que sont finalement abolis à la fois l’esclavage et la souffrance des animaux, ainsi que le spécisme. Ils le sont totalement, radicalement, définitivement, irrévocablement, par abolition des animaux eux-mêmes. En l’an 2524.
Des festivités somptueuses sont organisées pour célébrer cette avancée politique et morale majeure – la plus grande de toute l’histoire. Des savants expliquent qu’elle a été rendue possible par l’exercice de la raison humaine. La raison, disent-ils, est issue de la sélection naturelle, comme tout autre caractère. Les individus qui la possédaient ont pu la transmettre à leur descendance, parce qu’elle leur permettait d’agir de façon intelligente, ce qui favorisait leur survie et leur reproduction. Mais petit à petit, la raison s’est autonomisée, de sorte qu’elle a pu produire aussi d’autres effets, sans valeur adaptative pour ses possesseurs. Le plus extraordinaire de ces effets a été de conduire les humains à produire une morale objective, universelle et désintéressée, et à se donner les moyens de l’appliquer. C’est pourquoi est venu un temps où, au lieu de ne pratiquer que l’altruisme de parentèle, ou l’altruisme réciproque, ils ont remué ciel et terre pour mettre fin à la misère qui accablait les animaux non humains, bien que la proximité génétique de ces derniers avec les humains fût faible, et que les animaux n’aient rien à leur offrir en retour.
À l’écart des réjouissances et colloques officiels, une petite minorité d’hérétiques s’accroche à une interprétation alternative de ce qui s’est passé. Ce sont les derniers adeptes de la sociobiologie, telle qu’elle s’était constituée à la fin du XXe siècle. Ils croient fermement à ce qu’écrivaient Ruse et Wilson en 1986, à savoir que la morale est un produit de l’évolution comme un autre, qu’elle a été sélectionnée en raison de son caractère adaptatif. Elle a ceci de particulier qu’elle fonctionne d’autant mieux que nous avons l’illusion, en nous y pliant, d’obéir à des lois objectives sur le bien et le mal. Alors qu’en réalité, la morale nous pousse à servir au mieux nos intérêts génétiques. Voilà qui colle parfaitement avec l’histoire, tant ancienne que récente, de l’espèce Homo sapiens, disent les hérétiques. La prétendue autonomisation de la raison échappant aux lois de l’évolution n’a jamais eu lieu. Selon eux, la morale n’a jamais perdu sa fonction adaptative ; elle a évolué en la remplissant de mieux en mieux. Au début, l’espèce n’a produit qu’une éthique concernant les relations internes aux groupes humains, mais déjà très efficace. Celle-ci a facilité la transmission du patrimoine génétique, en favorisant la coopération ou la santé (règles de solidarité familiale et tribale, punition des tricheurs, interdiction de l’inceste…). Puis a émergé la morale dite antispéciste, dont les partisans, de plus en plus nombreux, ont cru sincèrement agir pour le bien des autres animaux, avec les conséquences que l’on sait. Si l’on pouvait filmer à l’intérieur de l’ADN humain, assurent les hérétiques, on verrait des gènes égoïstes pliés de rire, en train de boire des bières, lancer des confettis, et danser sur les tables ; surtout, on les entendrait raconter, encore et encore, l’histoire impayable de comment ils ont manipulé leurs « véhicules » jusqu’à faire émerger l’antispécisme, et comment les bons petits soldats et soldates qui les transportent de génération en génération ont alors fait le ménage, en détruisant méthodiquement tous les véhicules porteurs de gènes concurrents dans le règne animal, leur laissant toute la place à eux, rien qu’à eux, pour se répliquer bien à l’aise.
En 2524, les nanotechnologies ne sont pas encore assez avancées pour pouvoir réaliser des interviews filmées des gènes humains, de sorte que les hérétiques n’ont rien de tangible à avancer à l’appui de leurs dires. Et il faut bien avouer que les réjouissances officielles, avec les projections saisissantes d’hologrammes géants de lézards, hirondelles et mulots attirent davantage l’intérêt des foules que les controverses scientifiques. Les bruitages sont très bien faits. Les gens sont émus aux larmes d’entendre les hologrammes déclarer en chœur : « Merci, merci, merci, de nous avoir évité de venir au monde. » Ils adorent quand surgissent les hologrammes trop craquants des marcassins, faons, alevins, oursons, poussins, et bébés escargots, et qu’ils chantent tous ensemble la comptine « Ouf ! Ouf ! Ouf ! On n’existe pas ! ». Puis, les hologrammes s’élèvent dans les airs en devenant très lumineux à mesure qu’ils s’éloignent. Enfin, pouf ! ils disparaissent tandis que des feux d’artifice féeriques inscrivent en lettres colorées « libération animale » dans le ciel.
En 2524, on n’a pas les moyens de trancher scientifiquement le débat sur les raisons pour lesquelles les humains ont éliminé les autres animaux. Parmi la petite minorité qui connaît la controverse, les plus sages finissent par persuader les autres : « De toutes façons, maintenant c’est fait. Autant choisir l’interprétation optimiste du pourquoi, et nous sentir fiers de ce qu’a accompli l’espèce humaine. » C’est ainsi que quelques générations plus tard, 100% de la population croit à la version officielle de l’histoire. Dopés à l’estime de soi, les gens vivent très heureux et ont beaucoup d’enfants.