Dans ce chapitre, il sera question des animaux liminaux. Ceux-ci ont en commun avec les animaux sauvages de ne pas être membres des sociétés formées d’humains et d’animaux domestiques, au sens où ils ne sont pas partie prenante de l’ensemble des droits, obligations, normes, etc. qui associent étroitement les membres des communautés humanimales. À quelques nuances près, ils conduisent leur vie à leur manière et par leurs propres moyens, qu’il s’agisse de se procurer abri et nourriture, de se trouver des partenaires sexuels, d’élever leurs enfants, ou de se protéger tant bien que mal de la prédation ou des intempéries. À la différence des animaux sauvages, ils vivent sur des territoires habités (ou cultivés) par des humains, de sorte que leurs moyens et difficultés d’existence sont plus étroitement liés aux pratiques humaines.
Il peut s’agir d’animaux qui se sont trouvés acculés à vivre en zone urbaine ou péri-urbaine du fait de l’amenuisement des espaces sauvages, comme certains coyotes ou renards. On compte parmi les animaux liminaux des individus qui s’installent indifféremment dans une zone fréquentée ou non par des humains, du moment qu’elle convient à leurs besoins, tels que des oies ou canards qui élisent domicile près des lacs ou cours d’eau entourés de verdure. D’autres, dits animaux synanthropes, ont une prédilection pour les opportunités de logement ou de nourriture qu’offrent les environnements transformés par les humains : par exemple certains rats, pigeons, souris, goélands ou corvidés. On trouve aussi au voisinage des humains des animaux férals (descendants d’animaux domestiques qui ont été abandonnés), comme les chats et chiens de rue, ou encore des descendants d’animaux sauvages originaires d’autres continents qui furent introduits par l’homme, comme l’écureuil gris passé d’Amérique en Europe. Certaines espèces sont généralistes : elles peuvent s’adapter à des diètes variées et trouver abri dans des lieux et constructions divers (les animaux précédemment cités en font partie). À l’inverse, les espèces spécialisées sont plus vulnérables en raison de leur dépendance à une alimentation ou un type d’habitat très particulier, comme les muscardins des zones agricoles qui habitent et se nourrissent dans les haies, ou les râles des genêts qui nichent dans des dépressions à même le sol et dont l’existence est menacée par le fauchage plus précoce des prairies et la rapidité de récolte des céréales permise par la mécanisation. Si l’on raisonne en termes d’individus et non d’espèces, la moindre vulnérabilité des généralistes doit être relativisée : tous les rats et goélands qui se nourrissent sur une immense décharge d’ordures ménagères en plein-air ne trouveront pas de solution de remplacement si elle disparaît brutalement.
Pour les auteurs de Zoopolis, on ne peut se satisfaire de notre façon habituelle de classer les animaux en sauvages et domestiques. « Les animaux liminaux refusent obstinément de rentrer dans ces catégories, n’étant ni membres de la société ni extérieurs à elle ; ni pleinement dedans, ni totalement dehors. » (p. 230) Ils sont trop extérieurs pour pouvoir relever de la citoyenneté. Mais le fait qu’ils vivent dans l’environnement immédiat des humains et animaux domestiques fait qu’on doit chercher des règles équitables de coexistence dans des domaines qui ne concernent pas, ou moins, les animaux sauvages. C’est pourquoi Donaldson et Kymlicka proposent pour eux le statut de résident ou la « résidentialité » (nous utiliserons ce néologisme pour traduire le terme anglais deninzenship). Ils le font sans cacher qu’ils avancent en ayant peu de repères à leur disposition : alors que les écrits abondent sur la citoyenneté et la souveraineté, le thème de la résidentialité fait figure de parent pauvre dans la littérature. De plus, notent les auteurs, la condition de résident n’est pas dénuée « d’ambiguïté morale », elle est « plus susceptible d’être utilisée à mauvais escient, pour masquer la subordination ou la négligence » (Zoopolis, p. 251). Mais Donaldson et Kymlicka ne voient pas d’alternative et s’efforcent d’esquisser les conditions d’un usage honnête du statut de résident.
On peut tirer quelque inspiration de l’expérience que nous avons d’individus ou groupe humains qui se trouvent eux aussi en position hybride, c’est-à-dire dehors/dedans par rapport à une collectivité politique.
Donaldson et Kymlicka trouvent légitime qu’un État et sa population veuillent maîtriser les flux entrants par des politiques d’immigration restrictives. Le cas est cependant complexe parce que nombre de migrants ne se déplacent pas par goût pour l’expatriation, mais pour échapper aux mauvaises conditions d’existence là où ils sont nés. Dans le pays où ils se rendent, beaucoup de migrants sont plus exposés que la moyenne au risque d’être exploités du fait de leur pauvreté, ou de leur faible niveau d’éducation et qualification. Il est de surcroît fréquent qu’ils soient perçus comme des envahisseurs, taxés de toutes sortes de tares, et que leur contribution positive à la vie du pays soit sous-estimée. Idéalement, les barrières à l’entrée ou les procédures d’expulsion devraient être couplées à des politiques destinées à gommer ce qui rend un territoire attractif pour plus d’individus qu’il n’est disposé à en accueillir.
Pour les immigrants légaux, un statut de résident honnête doit corriger les facteurs de vulnérabilité, en leur reconnaissant notamment certains des droits dont jouissent les citoyens (par exemple l’accès à la même protection sociale ou le bénéfice effectif des lois nationales sur les conditions et la rémunération du travail). Dans tous les cas (migrants légaux ou illégaux) des politiques anti-discrimination devraient être mise en place.
Bien qu’admettant les barrières à l’immigration, Donaldson et Kymlicka n’approuvent pas des politiques aveugles d’expulsion des immigrants clandestins. Moins ils ont de perspectives d’avenir ailleurs et moins l’expulsion est admissible. La régularisation peut notamment être l’issue la plus juste pour les sans-papiers installés de longue date, qui ont fait leur vie dans le pays d’accueil, et qui se trouveraient démunis et coupés de leurs proches si on les renvoyait dans leur pays d’origine.
Limiter l’accès des immigrés à la citoyenneté n’est justifié que s’il y a de part et d’autre un désir de rester dans une relation plus lâche que la pleine intégration au pays d’accueil. Le statut de résident convient bien pour les individus qui s’expatrient pour une durée limitée, y compris les travailleurs saisonniers qui repartent périodiquement à l’étranger. Ils sont citoyens de leur pays d’origine, et c’est là que restent leurs attaches familiales et sociales les plus fortes. Il peut aussi arriver que des migrants, bien que devenus résidents permanents du pays d’accueil, souhaitent pour raisons affectives ou culturelles garder la nationalité du pays d’origine.
Les immigrés installés durablement dans un pays doivent pouvoir en acquérir la nationalité.
Parmi les ressortissants d’un État, et qui en sont natifs, on peut trouver des groupes dont l’imbrication dans la collectivité politique est plus faible que pour les citoyens ordinaires, et dont le droit de se soustraire partiellement aux lois, normes ou modes de vie communs est reconnu.
Donaldson et Kymlicka citent notamment l’exemple des Amish aux États-Unis, qui vivent à l’écart des autres Américains, ne recourent pas aux tribunaux publics, ne votent pas, et ne cotisent pas aux régimes sociaux (santé, retraite). Ils ne reçoivent pas non plus de prestations de ces régimes, ont leur propre façon de régler les différents entre membres de la communauté, et se chargent eux-mêmes de l’éducation des enfants.
On peut sans doute considérer les statuts d’autogouvernement de certains peuples autochtones, tels que des Amérindiens ou Inuits, comme une autre illustration d’une extériorité partielle par rapport à l’État de rattachement (Canada, États-Unis, Danemark).
Certains citoyens sont parfois dispensés de se conformer à telle loi ou règlement au titre du respect de la liberté de conscience. L’écart par rapport au schéma général prévalant dans la société est alors plus ponctuel que dans les cas précédents. Par exemple, plusieurs pays autorisent le port du turban pour les policiers sikhs, ou permettent aux objecteurs de conscience de remplacer le service militaire par un service civil.
Il n’y a pas de règle simple permettant de déterminer jusqu’à quel point il est souhaitable de permettre l’existence de régimes spéciaux pour certains groupes d’habitants. Les facteurs suivants, entre autres, sont à prendre en considération :
Pour les immigrés, Donaldson et Kymlicka parlent de « résidentialité opt-in » (des personnes choisissent de passer à l’intérieur en traversant une frontière). Symétriquement, la situation des groupes originaires du pays qui choisissent de se mettre partiellement à l’écart de la société globale est qualifiée de « résidentialité opt-out », du moins quand la distance prise est importante. (Une clause spéciale ponctuelle telle que l’autorisation du port du turban dans la police est plutôt une mesure qui permet aux personnes concernées de jouir pleinement des attributs des citoyens – en l’occurrence en cessant d’être exclues de l’accès à un type de fonction publique.)
L’examen de statuts hybrides concernant des humains a permis de dégager quelques critères délimitant les conditions de bon usage de la résidentialité. Dans leurs grandes lignes, ils valent aussi pour les animaux liminaux : le statut de résident doit apporter une sécurité à ses titulaires par rapport à une situation de non-droit ; la condition de résident convient pour des individus qui entretiennent des liens plus faibles avec une société que ceux qui en sont citoyens ; la moindre affiliation à une société doit se faire dans des conditions d’équité ou de réciprocité (moins de droits implique moins d’obligations) ; il est légitime pour une société de fixer des limites à la présence d’individus qui n’en sont pas pleinement membres. On trouve aussi dans les propositions avancées par les auteurs de Zoopolis pour les animaux liminaux des éléments rappelant leur réflexion sur les animaux sauvages.
Le premier facteur de sécurité apporté par le statut de résident tient à sa nature même : il signifie que les animaux liminaux ont le droit de résider sur un territoire également occupé par une société humaine. Ils n’ont pas vocation à être déportés ailleurs, ni à être considérés comme des intrus qu’on peut exterminer à loisir. Ce droit de résidence est dû aux animaux présents de longue date, et à ceux qui n’ont pas de possibilité de vivre autre part ; le statut de résident permanent convient ainsi particulièrement pour les individus qui ne disposent pas d’alternative viable.
Les immeubles, infrastructures, et diverses pratiques doivent être pensés de façon à réduire les dangers qu’ils présentent pour les animaux liminaux. Il peut s’agir par exemple de concevoir les bâtiments de façon à limiter le risque d’impact des oiseaux sur les vitres, de limiter les accidents de la circulation (corridors permettant d’éviter de traverser des routes, signaux d’alerte…), de prévenir le risque de noyade dans les piscines, ou de tenir compte du risque d’empoisonnement des animaux dans les règlements régissant l’utilisation de pesticides. Le progrès peut aussi passer par des transformations plus lentes des lieux qui fournissent habitat ou nourriture à des animaux pour leur laisser une chance d’en réchapper, ou encore par un meilleur choix du moment auquel opérer un bouleversement (une coupe d’arbres fait plus de victimes quand elle a lieu à la période où ils abritent de nombreux nids remplis d’oisillons).
Un environnement plus sûr suppose aussi des politiques éducatives destinées à faire reculer la stigmatisation dont les animaux liminaux font l’objet (en étant surtout désignés comme sources de nuisances). Une meilleure connaissance de leurs mœurs peut favoriser le recul de préjugés (tels que l’exagération des dangers sanitaires ou autres qu’ils présentent), amener davantage de personnes à se réjouir de pouvoir les observer, rappeler qu’ils sont les auteurs de contributions jugées positives2, et faire prendre conscience que, dans bien des cas, ce sont les humains qui, par leur comportement, attirent en grand nombre des animaux qu’ensuite ils trouvent indésirables.
Il ne s’agit pas d’affirmer que les animaux liminaux ne sont jamais un danger ou une gêne. Il s’agit de chercher les dispositifs permettant de limiter les risques et désagréments, et d’aller vers une répartition plus équilibrée des dangers et inconvénients résiduels de part et d’autre : sortir du système où la moindre gêne causée par les animaux liminaux aux humains peut déclencher des représailles d’une extrême violence, tandis que presque rien n’est fait pour protéger ces animaux des dangers auxquels les exposent les activités humaines.
Reconnaître que les animaux liminaux sont eux aussi chez eux sur un territoire habité par des humains n’interdit pas de mettre des limites à leur présence. Celles-ci favorisent la coexistence pacifique entre résidents et citoyens.
Un premier aspect de ces limites consiste en des restrictions d’accès à certaines zones. Les clôtures, filets, bâtiments soigneusement clos, et autres répulsifs peuvent être employés pour tenir des animaux liminaux à l’écart des maisons ou des cultures.
Un second aspect consiste à limiter le nombre d’animaux liminaux présents sur le territoire. Une première façon d’y parvenir est de décourager les nouveaux entrants. Donaldson et Kymlicka donnent l’exemple d’une technique déjà utilisée pour dissuader des oies bernaches de s’installer dans des parcs et terrains de golf : laisser les chiens domestiques y batifoler sans laisse. Mais la méthode la plus efficace consiste à prévenir l’immigration en veillant à ne pas multiplier les lieux où nicher, ou les sources de nourriture, qui fonctionnent comme de véritables aimants : poubelles ou lieux de stockage d’aliments facilement accessibles, jardins non protégés remplis d’appétissants végétaux… Les barrières à l’entrée deviennent plus admissibles quand les individus refoulés ont une solution alternative. Reconnaître la souveraineté des animaux sauvages aidera à accroître les alternatives disponibles avec le coup d’arrêt mis à l’amputation des espaces sauvages et la possible extension de ceux-ci.
Une seconde façon de limiter le nombre de résidents animaux consiste à contrôler la reproduction de ceux qui sont déjà sur place. On peut s’inspirer des expériences positives déjà menées et en imaginer d’autres du même ordre. Ainsi, les pigeonniers contraceptifs offrent une résidence aux pigeons ; les personnes soucieuses de leur bien-être peuvent se rendre là où ils se trouvent pour nourrir les oiseaux, et la population reste stable grâce à la stérilisation d’une partie des œufs. De même, il existe des particuliers et associations qui nourrissent des chats de rue tout en mettant en place des programmes de stérilisation.
Les animaux liminaux sont menacés par la faim, la prédation, la maladie et autres calamités naturelles. Ont-ils des droits à être secourus face à ces maux ? La réponse de Donaldson et Kymlicka est négative. Avec un argument identique à celui avancé pour les animaux sauvages (soulevant donc les mêmes éventuelles objections). Cet argument est que les animaux liminaux sont très faiblement liés à la société formée par les humains et les animaux domestiques. Leur niche écologique se trouve être sur le territoire qu’elle occupe, et parfois faite des transformations qu’elle y a apportées, mais ils ne sont pas intégrés à cette société et sauf exception ne manifestent pas de désir de l’être. L’argument est donc que les protéger contre les maux naturels supposerait une atteinte considérable à leur autonomie, alors qu’ils sont compétents pour organiser leur propre existence – laquelle comporte d’inévitables dangers. On peut ici se remémorer l’image du zoo. Dans les villes et les champs, les chats férals chassent les souris et les faucons tuent des moineaux. Mais vaudrait-il mieux enfermer chacun bien en sécurité dans une cage et les déposséder tous de la conduite de leur vie ? L’opinion des auteurs de Zoopolis est qu’en l’occurrence, dans l’alternative entre sécurité et liberté, il faut opter pour la liberté.
Les auteurs ajoutent qu’il est normal que la question se présente sous un jour différent pour les étrangers humains. Eux doivent être secourus face aux mêmes menaces, mais eux sont socialisés, de sorte que la protection apportée ne suppose pas de les soumettre à un niveau de contrainte insupportable.
Par ailleurs, les formes d’assistance qui respectent l’autonomie des animaux liminaux peuvent être mises en place, sous réserve de bien mesurer les éventuels effets négatifs induits.
Lorsque des animaux liminaux établissent des relations plus étroites avec des humains, qu’ils apprennent à communiquer avec eux, et que des rapports de confiance mutuelle s’établissent, il est naturel de considérer que ces animaux optent pour la citoyenneté et de leur reconnaître ce statut. Mais il s’agit là de trajectoires individuelles qui ne touchent qu’une minorité.
A plus grande échelle, il est impossible de prédire comment les relations évolueront à long terme entre les sociétés humanimales et leurs voisins immédiats. On ne peut pas exclure qu’un jour on doive envisager pour ces derniers, ou certaines catégories d’entre eux (rappelons l’extrême diversité des animaux liminaux) un statut plus proche de la citoyenneté. La plus grande sécurité apportée par le statut de résident peut en effet induire un affaiblissement de la crainte à l’égard des humains et produire une modification des comportements qui change la donne.
Pour le futur proche cependant, Donaldson et Kymlicka préconisent plutôt que les humains minimisent les interactions qui favorisent la confiance. La raison en est qu’ils redoutent surtout que ces opérations de rapprochement soient entreprises sans bien mesurer les effets indésirables qui risquent d’en résulter. Il est fréquent que des humains nourrissent des animaux liminaux qui les émeuvent, mais qu’ensuite eux ou leurs voisins ne supportent pas qu’ils se multiplient, ou qu’ils aient une attitude de rejet face à des animaux d’autres espèces attirés par la nourriture. Un oiseau ou rongeur qui fréquenterait dans son enfance un chien domestique amical et inoffensif risquerait de devenir une proie facile pour les prédateurs liminaux qui lui ressemblent. Une plus grande familiarité peut aussi accroître le danger présenté par certains animaux liminaux, et à terme entraîner un regain d’hostilité envers eux. Des coyotes moins apeurés à proximité des habitations humaines peuvent faire plus de victimes parmi les animaux domestiques, et on peut craindre qu’il devienne moins exceptionnel qu’ils attaquent des enfants.
En résumé, Donalson et Kymlicka proposent d’établir des relations plus équitables avec les animaux liminaux, mais pas forcément des relations plus étroites. L’équité réside dans une répartition plus équilibrée des droits et des contraintes : d’un côté, les sociétés humaines reconnaissent que les animaux liminaux ont un droit de résidence permanent et doivent être mieux protégés des dangers que présentent pour eux les activités humaines ; de l’autre, les humains se réservent le droit de limiter le nombre de résidents animaux présents sur le territoire, et de restreindre leur accès à certaines zones à l’intérieur de celui-ci.
La prédation peut aussi protéger certains animaux, mais au détriment d’autres. Les auteurs rapportent ainsi le fait qu’on a observé que les oiseaux étaient plus nombreux dans les zones habitées par des coyotes que là où ils sont absents. La raison en est que les coyotes dévorent des chats férals et poussent les chats domestiques à limiter leurs sorties, si bien que moins d’oiseaux finissent entre leurs griffes.